La logique des passions a été classiquement mise en tension
avec le mal. Un nom qui suscite crainte et soupçon. Machiavel ou Spinoza
n’échappent pas à l’accusation d’avoir conclu un pacte avec des forces obscures.
Il est question, dans cette accusation, d’une catégorie déshonorante, d’un épouvantail
qui cache sans doute des relations plus complexes. Il suffit apparemment de
dénoncer, de montrer des coupables pour en produire, sans même examiner les
chefs d’accusation. Nous ne savons pas franchement si le mal correspond à un
état de chose ou s’il s’agit d’un énoncé sans consistance. Peut-être faut-il
supposer, en son fond, une espèce de trouée, comme celle de Nietzsche, placée « par-delà
le bien et le mal » ? Ce qui n’est pas très éloigné de Hegel, lui
dont l’analyse refuse tout manichéisme. Trop souvent le mal se décide non plus
selon des actes avérés mais par des mots au sens fluctuant. Le mal, quand il reste
le nom d’une condamnation, est invoqué pour inculper des coupables qui n’en
sont guère. Le « bien » et le « mal » inversent finalement
leur position, leur détermination, sachant que c’est au nom de l’opinion
publique que se décident le bien, le convenable, les règles de bienséance. Le mal, quant à lui, sera
dénoncé comme révolte et transgression. Que nous refusions cette relativité de
l’opinion, cela ne nous laissera pas gagner pour autant par des comportements
abjects. Il y a des actes odieux dont chaque jour comporte son lot absurde.
Mais entre les formes bestiales de l’existence et la condamnation d’un acte
incompris, le mal n’est pas de même nature. Baudelaire pouvait le dire d’une
façon plus intelligente : le mal a ses fleurs qui sont aussi des vertus.
Des vertus qui réclament une position marginale, une extériorité par rapport
aux normes en usage. Où commence alors cette région funeste, cette ligne rouge
à partir de laquelle celui qui pense entre dans le mal, se risque à recevoir un
coup de poignard, des critiques interminables, une excommunication comme cela
fut le cas de Spinoza ?
Le mal est une expérience étrange. Il est une descente vers
une contrée que le philosophe traverse seul pour s’acquitter de ses créations,
de ses concepts inédits. Celui-ci n’y fera d’ailleurs que de rares rencontres.
Des mauvaises rencontres, celles de ses prédécesseurs qui survivent en lui dans
un retour et une répétition qui prennent l’allure d’une mystique. Celles tout
autant des héros dantesques de la littérature que cet essai convoquera pour
repenser ce qu’il en est de rencontres si insolites. Qu’est-ce qu’une rencontre ? Une mauvaise
rencontre ? N’est-ce pas Spinoza qui donne à ce concept ses clefs les plus
étonnantes quand le mal et le bien ne sont plus que des approximations,
l’expression de notre faiblesse ou parfois de notre puissance d’agir ?[1]
Le bien se définit donc non plus comme une chose plutôt que par une force, un
effort qui augmente la résonance de l’action, mais tout en étant dénoncé
politiquement comme un mal. Et cette condamnation est aveugle à la dynamique
des passions qui témoigne de certaines rencontres, rencontres qui exigent de
répondre à la question : qu’est-ce qu’un ami, un intercesseur, un allié
possible dans la tourmente des passions ? Cette question de la
philosophie, celle de Spinoza, de Descartes, de Pascal dont il sera traité dans
cet ouvrage, ne trouvera peut-être ses véritables acteurs que du côté de la
littérature, des héros qui nous entraînent vers une région dont la philosophie
avait tracé la frontière et activé les dangers.
La littérature et le mal, cette confrontation déjà formulée
par Bataille, en effet, réclame une pensée, des concepts dont les personnages
se manifestent dans l’existence comme des compagnons funestes en apparence. En
vérité, ce seront des complices pour ceux qui déplacent les lignes de partage,
s’aventurent dans la zone interdite. Il s’agit de ces exaltés que David Strauss
avait fustigés comme des égarés et que Nietzsche reconnaît comme les siens,
considérant que « tout ce qui est vraiment fécond est scandaleux »[2]. Et Nietzsche de poursuivre à l’adresse des
philistins prompts à dénoncer le mal : « c’est en dépit de vous que
les grands génies ont créé leurs œuvres, contre vous qu’ils ont dirigés leurs
attaques et grâce à vous qu’ils ont sombré prématurément, laissant leur tâche
inachevée, brisés ou assommés par les luttes »[3].
Sous cette zone d’exclusion, parfois aveugle, la philosophie
prend tout son sens. Elle y interroge avec des yeux neufs ceux qu’elle croise
selon la lecture d’une tragédie qui dramatise la frontière d’un destin
exceptionnel. C’est dans cette solitude que Spinoza réinterroge l’idée de « rencontre »
par laquelle s’organise d’une certaine manière l’Ethique et que Descartes réfléchit aux passions quand Pascal ourdit
un choix radical, pris à la diable, selon une roulette russe. Il nous faut donc
reprendre ces rencontres, interroger entre Spinoza et Deleuze, Derrida et
Blanchot, ce qu’il en est de « l’amitié philosophique ». Il y a des
amis et des démons, des mauvais carrefours sans éclairage, nous entraînant,
sous cette obscurité, à reposer la question du mal. Une question activée par
les héros de la littérature selon des vertus nouvelles, celles de Sade ou
Stendhal en passant par toutes les femmes de la littérature, dans la
littérature : non plus le héros Cornélien ou Racinien mais l’héroïne qui
se prolonge de la Princesse de Clèves vers Justine, Emma Bovary, ou d’autres
femmes à venir.
J.-Cl. Martin
[1]
« En ce qui concerne le bien et le mal, ces termes n’indiquent rien de
positif (...) dans les choses, considérées en elles-mêmes, et le bien et le mal
ne sont rien d'autre que des modes du penser ou des notions que nous formons parce
que nous comparons les choses entre elles. Une seule et même chose peut être en
même temps bonne et mauvaise, et aussi indifférente. Par exemple, ma musique
est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour le malheureux, mais pour le
sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise » SPINOZA, Ethique IV, préface, §3.
[2]
NIETZSCHE, Œuvres complètes, Ed Colli
et Montinari, Vol. II, 1.
Gallimard, p. 72
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