vendredi 16 janvier 2015

Le mal et autres passions obscures





La logique des passions a été classiquement mise en tension avec le mal. Un nom qui suscite crainte et soupçon. Machiavel ou Spinoza n’échappent pas à l’accusation d’avoir conclu un pacte avec des forces obscures. Il est question, dans cette accusation, d’une catégorie déshonorante, d’un épouvantail qui cache sans doute des relations plus complexes. Il suffit apparemment de dénoncer, de montrer des coupables pour en produire, sans même examiner les chefs d’accusation. Nous ne savons pas franchement si le mal correspond à un état de chose ou s’il s’agit d’un énoncé sans consistance. Peut-être faut-il supposer, en son fond, une espèce de trouée, comme celle de Nietzsche, placée « par-delà le bien et le mal » ? Ce qui n’est pas très éloigné de Hegel, lui dont l’analyse refuse tout manichéisme. Trop souvent le mal se décide non plus selon des actes avérés mais par des mots au sens fluctuant. Le mal, quand il reste le nom d’une condamnation, est invoqué pour inculper des coupables qui n’en sont guère. Le « bien » et le « mal » inversent finalement leur position, leur détermination, sachant que c’est au nom de l’opinion publique que se décident le bien, le convenable, les règles de bienséance. Le mal, quant à lui, sera dénoncé comme révolte et transgression. Que nous refusions cette relativité de l’opinion, cela ne nous laissera pas gagner pour autant par des comportements abjects. Il y a des actes odieux dont chaque jour comporte son lot absurde. Mais entre les formes bestiales de l’existence et la condamnation d’un acte incompris, le mal n’est pas de même nature. Baudelaire pouvait le dire d’une façon plus intelligente : le mal a ses fleurs qui sont aussi des vertus. Des vertus qui réclament une position marginale, une extériorité par rapport aux normes en usage. Où commence alors cette région funeste, cette ligne rouge à partir de laquelle celui qui pense entre dans le mal, se risque à recevoir un coup de poignard, des critiques interminables, une excommunication comme cela fut le cas de Spinoza ?
Le mal est une expérience étrange. Il est une descente vers une contrée que le philosophe traverse seul pour s’acquitter de ses créations, de ses concepts inédits. Celui-ci n’y fera d’ailleurs que de rares rencontres. Des mauvaises rencontres, celles de ses prédécesseurs qui survivent en lui dans un retour et une répétition qui prennent l’allure d’une mystique. Celles tout autant des héros dantesques de la littérature que cet essai convoquera pour repenser ce qu’il en est de rencontres si insolites. Qu’est-ce qu’une rencontre ? Une mauvaise rencontre ? N’est-ce pas Spinoza qui donne à ce concept ses clefs les plus étonnantes quand le mal et le bien ne sont plus que des approximations, l’expression de notre faiblesse ou parfois de notre puissance d’agir ?[1] Le bien se définit donc non plus comme une chose plutôt que par une force, un effort qui augmente la résonance de l’action, mais tout en étant dénoncé politiquement comme un mal. Et cette condamnation est aveugle à la dynamique des passions qui témoigne de certaines rencontres, rencontres qui exigent de répondre à la question : qu’est-ce qu’un ami, un intercesseur, un allié possible dans la tourmente des passions ? Cette question de la philosophie, celle de Spinoza, de Descartes, de Pascal dont il sera traité dans cet ouvrage, ne trouvera peut-être ses véritables acteurs que du côté de la littérature, des héros qui nous entraînent vers une région dont la philosophie avait tracé la frontière et activé les dangers.
La littérature et le mal, cette confrontation déjà formulée par Bataille, en effet, réclame une pensée, des concepts dont les personnages se manifestent dans l’existence comme des compagnons funestes en apparence. En vérité, ce seront des complices pour ceux qui déplacent les lignes de partage, s’aventurent dans la zone interdite. Il s’agit de ces exaltés que David Strauss avait fustigés comme des égarés et que Nietzsche reconnaît comme les siens, considérant que « tout ce qui est vraiment fécond est scandaleux »[2].  Et Nietzsche de poursuivre à l’adresse des philistins prompts à dénoncer le mal : « c’est en dépit de vous que les grands génies ont créé leurs œuvres, contre vous qu’ils ont dirigés leurs attaques et grâce à vous qu’ils ont sombré prématurément, laissant leur tâche inachevée, brisés ou assommés par les luttes »[3].
Sous cette zone d’exclusion, parfois aveugle, la philosophie prend tout son sens. Elle y interroge avec des yeux neufs ceux qu’elle croise selon la lecture d’une tragédie qui dramatise la frontière d’un destin exceptionnel. C’est dans cette solitude que Spinoza réinterroge l’idée de « rencontre » par laquelle s’organise d’une certaine manière l’Ethique et que Descartes réfléchit aux passions quand Pascal ourdit un choix radical, pris à la diable, selon une roulette russe. Il nous faut donc reprendre ces rencontres, interroger entre Spinoza et Deleuze, Derrida et Blanchot, ce qu’il en est de « l’amitié philosophique ». Il y a des amis et des démons, des mauvais carrefours sans éclairage, nous entraînant, sous cette obscurité, à reposer la question du mal. Une question activée par les héros de la littérature selon des vertus nouvelles, celles de Sade ou Stendhal en passant par toutes les femmes de la littérature, dans la littérature : non plus le héros Cornélien ou Racinien mais l’héroïne qui se prolonge de la Princesse de Clèves vers Justine, Emma Bovary, ou d’autres femmes à venir.

J.-Cl. Martin




[1] « En ce qui concerne le bien et le mal, ces termes n’indiquent rien de positif (...) dans les choses, considérées en elles-mêmes, et le bien et le mal ne sont rien d'autre que des modes du penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. Une seule et même chose peut être en même temps bonne et mauvaise, et aussi indifférente. Par exemple, ma musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour le malheureux, mais pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise » SPINOZA, Ethique IV, préface, §3.
[2] NIETZSCHE, Œuvres complètes, Ed Colli et Montinari, Vol. II, 1. Gallimard, p. 72
[3] Ibid. p. 52.

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