Des univers
multiples,
écrit par l’astrophysicien Aurélien Barrau, expose les conséquences des
théories et modèles de la physique contemporaine concernant nos représentations
de l’univers. Si les développements de la physique rendent pensable l’idée
d’une pluralité d’univers différents, cette idée implique une transformation de
notre pensée, de nos cadres intellectuels et perceptifs, de notre expérience du
monde et de nous-mêmes. Relativiser la notion d’univers, valoriser celle de
multivers, appelle une nouvelle façon de penser, un nouveau mode général de la
pensée.
Aurélien
Barrau rappelle que l’idée d’une multiplicité d’univers traverse l’histoire de
la pensée depuis au moins Anaximandre, l’atomisme de Démocrite et des
épicuriens, en passant par Giordano Bruno, Fontenelle, Leibniz, ou encore David
Lewis, Nelson Goodman, Jean-Clet Martin. Cette idée n’est pas une et identique
à travers le temps mais suit des inflexions diverses, se déploie selon des
configurations variables, elles-mêmes multiples. Dans l’histoire de la philosophie,
cette lignée est loin d’être majoritaire : l’idée d’un multivers serait
plutôt une possibilité minoritaire de la pensée, une zone du pensable presque
marginale, tant semble s’y opposer une forte « obsession de la mise en ordre » et de la « réduction à l’unité » allant de
pair avec une « hantise du multiple
et du désordre ».
Pourtant,
comme le souligne Aurélien Barrau, une autre façon de penser s’est développée
dans les marges de l’idée de cosmos, relativisant l’Un, l’Ordre et l’Etre. Jacques
Derrida, par exemple, produit une philosophie par laquelle l’ordre devient
fuyant, par laquelle l’identité perd son évidence à l’intérieur des mouvements
de la différance. Et Nelson Goodman
invente une pensée où des mondes différents prolifèrent, multiples et
coextensifs, selon un pluralisme éloigné de toute unité du monde. Par-delà
l’ordre espéré et l’unité désirée, ce qui semble s’affirmer ici est un « relativisme radical » que la
physique contemporaine conduit à développer et radicaliser davantage. Loin de
tomber dans le relativisme au sens habituel, ce relativisme à la fois radical
et engagé se présente non comme une défaite de la pensée mais comme une
exigence qui « intègre la fragilité
des constructions » et « invite
à penser l’étranger et l’étrangeté ».
Ce
relativisme radical, propre à irriguer une pensée morale, éthique et politique,
semble impliqué par la cosmologie qui se dessine à partir des développements
théoriques et expérimentaux de la physique contemporaine. Celle-ci conduirait à
repenser l’univers tel que nous le comprenons et à nous repenser nous-mêmes à
travers l’idée que nous en formons. Cette nouvelle façon de penser l’univers –
et donc l’Homme, sa pensée, sa « nature » –, de le penser au pluriel,
s’inscrit dans une série de décentrements qui, depuis le passage à
l’héliocentrisme, conduit maintenant à la possibilité d’un « a-centrisme radical » par lequel
« l’univers lui-même (…) serait
aujourd’hui réinterprété comme un simple exemplaire dans un ensemble plus vaste
et peut-être infini ». Freud soulignait que la pensée rationnelle ne
cesse d’infliger des blessures au narcissisme de l’Homme en le forçant à
abandonner l’idée qu’il est le centre et le maître de la création. C’est sans
doute une nouvelle blessure que la cosmologie actuelle inflige au narcissisme
humain – en tout cas au narcissisme de l’homme blanc occidental – en remettant
en question le cosmocentrisme par
lequel nous nous raccrochons encore à la représentation d’une place privilégiée
de notre humanité : « Il est
tout à fait possible que notre propre univers ne soit pas représentatif de
l’ensemble du multivers. De la même manière que notre planète, la Terre, n’est
évidemment pas représentative de l’ensemble de notre univers. La nécessité
d’une mise à distance anthropocentrique se dessine ici avec insistance. Elle
s’impose même à notre représentation globale ».
Si,
aujourd’hui, la « pensée dite
rationnelle fait face à une diversité sans précédent », cette
multiplication de la diversité implique une remise en question critique de
notre idée d’univers et de l’idée privilégiée que les hommes se font
d’eux-mêmes au sein de cet univers. L’enjeu est autant scientifique,
philosophique, qu’anthropologique. Il s’agirait, par la fin du cosmocentrisme, par la dissémination de l’univers, de décentrer
aussi l’Homme lui-même, de le disséminer non pas pour une désintégration mais pour
une ouverture effective à ce qui n’est pas lui : par exemple à ce qui, au
sein de l’humanité, n’est pas considéré comme suffisamment humain pour que sa
vie soit digne et protégée, comme à ce qui au sein du monde vivant – l’animal –
n’est pas jugé digne de compassion et de droits.
C’est
de cette dissémination de l’univers – et de l’Homme – dont Aurélien Barrau expose
les grandes lignes, en expliquant de manière claire et précise les conséquences
possibles de la relativité générale d’Einstein ou de la mécanique quantique, comme
celles que le travail sur les nouveaux objets de la cosmologie conduit à
penser. Ce qui devient alors envisageable est un bouleversement du concept de
monde et plus largement de celui d’univers : des univers multiples « où les phénomènes varient d’un monde à
l’autre mais où les lois restent les mêmes », ou bien, de manière plus
neuve encore, des univers-bulles non régis par les mêmes principes physiques.
Si l’on appelle univers « la zone
spatiale qui nous est causalement liée », si l’univers est donc en
fait notre univers, alors la
représentation d’autres univers possibles relativise et décentre l’univers qui
est le nôtre, et ouvre la pensée à un au-delà de ce qu’elle est et de ce
qu’elle pense, à une altérité qui la force à se repenser, à s’ouvrir perpétuellement
à l’ailleurs, à l’autrement, et par là à devenir elle-même autre dans un
devenir qui ne cesse pas.
Ainsi,
la pensée, aussi géniale soit-elle, ne peut que prendre conscience de son
étroitesse, de ses conditions limitées et limitatives. La pensée est appelée à
parcourir un multivers qui lui fait violence et dont le parcours la
transformerait elle-même en un espace dont le centre est partout et la
circonférence nulle part. Une pensée orientée vers le pensable plus qu’ancrée
dans le pensé, une pensée du possible plus que de l’Etre, du multiple plus que
de l’un et de l’ordre, du contingent plutôt que du déterminisme, de l’autre
plus que de soi. Une pensée qui, par-delà ces dualismes, s’orienterait
différemment et produirait de nouveaux dynamismes propres à inscrire le
relativisme au cœur de ces alternatives qui, dès lors, doivent elles-mêmes être
déconstruites. Une pensée autre,
multiple, c’est-à-dire aussi un monde autre, essentiellement multiple.
Par
cette rencontre du multivers, ce n’est pas seulement la physique qui est
appelée à se penser autrement et ce n’est pas seulement la connaissance qui
traverse une nouvelle frontière : c’est l’ensemble des modes de pensée –
science, philosophie, art, etc. – qui est conduit à transformer son paysage,
reflet d’un anthropocentrisme périmé. « L’Homme commence à prendre conscience de l’existence d’une strate de
pluralité qui dépasse radicalement toutes les précédentes en portée, en
immensité et en densité. Elle concerne bien évidemment le champ scientifique,
qui la dessine et l’assied, mais également les sphères philosophiques et
esthétiques. Ce qui se joue ici dépasse la simple ambition descriptive et
normative de la physique : l’ensemble de nos être(s)-au(x)-monde(s) est
convoqué et, certainement, infléchi ».
Si l’intérêt du livre
d’Aurélien Barrau est d’introduire le lecteur dans le monde le plus
contemporain de la physique et de l’astrophysique, il réside aussi dans le fait
de décentrer la science elle-même pour en faire non pas le socle à partir
duquel il faudrait penser, le domaine à partir duquel produire un nouvel ordre
unitaire du monde, mais un opérateur à l’intérieur d’une transformation plus
large de la pensée et de notre rapport au monde, transformation qui inclut
autant un autre rapport à nous-mêmes qu’aux animaux ou au politique, et qui,
intégrant l’idée et l’exigence d’un relativisme radical, confère à la pensée la
tâche de penser sans cesse par-delà l’horizon, de s’orienter toujours vers l’au-delà
de n’importe quel univers
Jean-Philippe Cazier
(Article publié au préalable dans les colonnes de Médiapart)
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