vendredi 5 décembre 2014

Variantes, autour d'Aurélien Barrau / Jean-Clet Martin




A la question de savoir pourquoi ce monde existe, on pourrait répondre de façon évidente que s’il est, c’est bien qu’il devait être. Il existe nécessairement, c’est pour le moins évident même à celui qui pose la question et en parle. Il n’y a que des philosophes pour en douter. Et qu’ils en doutent autant qu’ils voudront, cela ne peut qu’en affirmer l’être, en renforcer l’évidence. Cette nécessité témoigne en faveur de sa régularité, sa constance, comme s’efforce de le montrer la physique au travers d’un jeu de lois complexes qui en fonde l’effectivité. Mais la nécessité est une chose, la possibilité en est une autre... On pourrait, comme le fait Aurélien Barrau, interroger non seulement la nécessité des lois de la nature, mais encore leur possibilité. Comment sont-elles possibles ? Une telle question déplace considérablement les perspectives. Ce déplacement de la pensée a connu un préalable dans l’histoire, un épisode comparable dans l’ordre des mathématiques. Leibniz, créateur du calcul infinitésimal, devait répondre déjà au 17e siècle qu’il ne suffit pas que le monde soit nécessaire, encore faut-il qu’il soit possible avant même d’être réel… Voltaire n’avait pas saisi l’enjeu de ce déplacement, se moquant comme chacun sait du caractère un peu candide de cette possibilité. Il s’agirait selon Voltaire de l’idée un peu naïve du meilleur des mondes possibles. Or ce que n’entend pas Voltaire dans cette formule, où il accentue le seul optimisme de Leibniz, ce qu’il ne perçoit pas, c’est le pluriel, la pluralité des mondes.
 Aurélien Barrau, me semble-t-il, nous réinvite à tester l’idée de possibilité. Que veut dire en effet une telle possibilité par opposition à la nécessité ? Cela veut dire au moins que le nécessaire se confond trop facilement avec ce qui est, avec l’habitude, la régularité de ce qui est déjà donné, ou de ce qui se pense de toute éternité mais seulement depuis un modèle particulier. Ce modèle particulier correspond au volume de Hubble, c’est-à-dire à l’ensemble de ce que nous pouvons saisir selon des moyens techniques et des investigations sophistiquées, mais dont il faut supposer un horizon, une limite, comme c’est le cas du navigateur qui du haut d’un mât ne saurait voir plus loin, même en disposant d’un moyen optique parfait, ultimement perfectionné. Un Dieu ne saurait lui venir en aide devant la butée de cette limite. Aussi, sous une telle frontière, essentiellement indépassable, il se pourrait que la nécessité qui caractérise cette sphère d’influence ne s’exerçât point au-delà de cette limite et qu’elle la reçoive d’ailleurs, sans pouvoir en préjuger. Le rétrécissement de l’horizon nous pousse à ressentir avec Leibniz que le nécessaire n’était pas si possible que cela : il aurait pu se faire qu’il n’y ait rien. Pourquoi rien serait-il au demeurant moins probable que ce quelque chose dont nous connaissons la régularité locale? C’est la grande idée leibnizienne et mathématique d’un monde possible.
Un monde possible au lieu de se satisfaire de l’être, de sa nécessité, va entraîner notre regard vers le magma quasi-numérique sur lequel repose la moindre suite nécessaire. Telle courbe va montrer l’inclinaison que nous lui connaissons dans ce monde. Elle prend l’allure d’un reptile, le serpentement d’un fleuve… Sur cette courbe, nous pouvons déterminer un point, un rapport infinitésimal dont on peut trouver la pente. Mais ce point pourrait se prolonger suivant une tout autre inflexion : une infinité d’autres inflexions auraient pu se dessiner, une autre courbe, une autre aventure pour elle et dont l’embranchement existe certainement dont un autre monde. Chaque courbe est comme dans une variété de Calabi-Yau : un nœud de serpents dont elle s’extrait, avec telle figure dans ce monde donné mais avec un profil différent en d’autres mondes. Je dirais, comme Aurélien Barrau aime bien les reptiles, qu’entre tous ces mondes, cette tête de méduse est tiraillée avec, partant du même point, des avenirs multiples pour chacun des serpents particuliers partant de son front. Et on peut supposer un point commun, point de bifurcation. Par exemple, le point P. On pourra lui supposer une valeur commune sur des feuillets différents. Il se recoupe au même endroit quel que soit l’axe à partir duquel on l’approche. Ce sera le même point avec la même valeur. Mais, dans l’un des mondes, il va s’associer au point Q qui sera placé sur un autre axe que le point Q’ ou Q’’ pris dans un autre monde. A Altkirch ou à Grenoble, cette courbe dessine tel sommet d’une montage, mais dans un autre monde, prolongera une autre géographie physique. Ce qui est vrai des courbes peut se dire des différents mondes possibles. Et la physique quantique ne s’en privera pas en prenant avec Schrödinger un chat qui bifurque sur plusieurs univers, l’un où il meurt, l’autre où il survit. Notre univers, ce qu’Aurélien Barrau nomme le volume de Hubble, est en fait nimbé d’une aura de complexité, d’un magma de possibilités que Leibniz appellera l’infinité des mondes possibles. Le monde que nous connaissons vous et moi, que nous partageons à l’instant, en est peut-être, aux dires des physiciens, la « meilleure » variante parce que la plus conforme à nos attentes. Mais cette conformité n’en évacue pas pour autant la difficulté de sa possibilité. Pourquoi ce monde et non un autre ? Ce dernier n’atteste-t-il pas, en raison même de sa perfection, d’un coup de dés qui comporte dans sa dissémination et avant de tomber sur la table quelques préalables, quelques multiples qui témoignent de la combinaison de celui-ci et qu’on nommera des variantes?
Dans son grand livre sur La théodicée, le monde, pour Leibniz, n’est que la pointe d’une pyramide dont la base nous échappe d’après une fantastique saga, une extension aussi gigantesque que notre univers lors de l’inflation cosmique capable de distendre sa vertigineuse provenance. Sous cette pointe que je puis isoler comme un volume de Hubble, il y a une base infinie avec d’autres triangles dans lesquels le tout s’obscurcit. Dans l’un de ces volumes, César franchira le Rubicon, dans un autre au contraire, il restera embourbé sous le fleuve. Mais, ce qui nous apparaît comme une nécessité à la pointe, au sommet de la pyramide, n’est qu’un rebond, le résultat le plus favorable culminant dans un ensemble de mondes avortés. Des avatars d’univers où les lois ne règnent pas selon les mêmes ordres, ni les mêmes formes d’efficiences. Il fallait pour un monde apparemment cohérent une infinité d’essais, de simulacres, de tentatives biscornues dont l’inventaire serait monstrueux. Il y a, me semble-t-il, un raisonnement comparable chez Aurélien Barrau et qui nous conduit à envisager la fin, la fin d’un univers seulement nécessaire comme je l’avais également suggéré dans Plurivers sous l’idée de fin du monde. Il s’agit pour moi d’une grande complicité et proximité dont le signe me parait loin d’être arbitraire, même s’il ne suffit pas de miser sur une ressemblance pour fonder une pensée. Aurélien Barrau, les multivers que son dernier livre cherche à inscrire dans la rationalité même de ce qui est, nous reconduit à relativiser le monde dans lequel nous vivons et dont rien ne nous assure qu’il soit le seul ni le meilleur. Ce que nous avons appelé l’être, son corps de lois, ne peut s’abstraire de l’horizon des mondes possibles dans lesquels il s’indure. Tout l’ordre, toute la régularité observée qui tient si solidement debout, prennent en réalité appui sur l’échevelé de circonstances incroyables qui, d’un coup de dés stellaire nommé Big Bang pouvait engendrer le monde régulier décrit par la physique à partir de variantes pour lesquelles il reste des échos, des fantômes et des développements parallèles.
On pourrait raisonner comme ferait Von Uexküll en interrogeant les mondes animaux. Non pas le chat de Schrödinger qui vit ou succombe au même coup de fusil. Mais en cherchant dans son univers la présence de formes antérieures ou concurrentes. Il est possible que l’embryon humain ne soit pas différent dans un premier temps de celui du chat, de la tortue ou du lapin. Si l’on tient compte du fait que dans ses premières palpitations l'embryon de la tortue est exactement le même que l'embryon du lapin et de l'homme, il faut bien dire qu'à ce state primordial la différenciation n'est pas advenue et que cet embryon chevauche des mondes multiples, divergents. Je suis tout cela au début de l’impulsion initiale, à la fois sur plusieurs mondes. L’embryon mord sur des univers qui bifurquent et qu'il traverse vraiment, qu'il aura à sélectionner dans son mouvement de spécification. C'est réellement que la tortue jouxte les mondes du lapin, du cheval... dont elle s'écarte soit parce qu'elle ne va pas au-delà de la forme qui la qualifie dans l'évolution des espèces, soit parce qu'elle se différencie sur une autre ligne. Elle emprunte un autre chemin que le nôtre à partir d’un point déterminé que partagent d’autres espèces. Et, ce faisant, elle passe un labyrinthe de mondes qui empoigne tout le vivant. Ce labyrinthe, ces embranchements ne sont sans doute plus là pour la tortue que je caresse en ce moment, dépassée par Achille, mais ils insistent ou existent virtuellement, ils subsistent affirmait Deleuze dans Différence et répétition. On pourrait considérer qu'il en va de l'univers, de son rebond, comme de l'embryon: il concrète avec un ensemble de mondes qu'il chevauche et laisse derrière lui dans le mouvement de son actualisation. Le plurivers n'est pas actuel pour nous, pour nos outils, mais virtuel; une virtualité qui laisse des traces néanmoins dans l'actualisation qui nous restitue comme dirait Derrida quelques fantômes -ce que j'avais nommé relique un jour, ou reliquat d'univers. Ce sont ces reliquats que recherche la physique en recevant de très loin des informations, des informations que ce monde partageait avec les autres, au moment de la bifurcation. Il y a dans notre univers des points communs avec d’autres, mais qui se sont spécifiés selon d’autres lignes le long de ce cône vertigineux que l’inflation cosmologique éloigne de cette singularité. Et ce sont ces lignes qu’Aurélien Barrau dessine dans son dernier livre, des lignes qui prennent des aspects absolument étranges mais tout à fait rigoureux.


Jean-Clet Martin 

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