A la question de savoir pourquoi ce monde existe, on
pourrait répondre de façon évidente que s’il est, c’est bien qu’il devait être. Il existe
nécessairement, c’est pour le moins évident même à celui qui pose la question et
en parle. Il n’y a que des philosophes
pour en douter. Et qu’ils en doutent autant qu’ils voudront, cela ne peut qu’en
affirmer l’être, en renforcer l’évidence. Cette nécessité témoigne en faveur de sa régularité, sa constance, comme s’efforce de le montrer la physique au travers d’un jeu de lois
complexes qui en fonde l’effectivité. Mais la nécessité est une chose, la
possibilité en est une autre... On pourrait, comme le fait Aurélien Barrau,
interroger non seulement la nécessité des lois de la nature, mais encore leur
possibilité. Comment sont-elles possibles ? Une telle question déplace
considérablement les perspectives. Ce déplacement de la pensée a connu un
préalable dans l’histoire, un épisode comparable dans l’ordre des
mathématiques. Leibniz, créateur du calcul infinitésimal, devait répondre déjà
au 17e siècle qu’il ne suffit pas que le monde soit nécessaire, encore
faut-il qu’il soit possible avant même d’être réel… Voltaire n’avait pas saisi
l’enjeu de ce déplacement, se moquant comme chacun sait du caractère un peu
candide de cette possibilité. Il s’agirait selon Voltaire de l’idée un peu
naïve du meilleur des mondes possibles. Or ce que n’entend pas Voltaire dans
cette formule, où il accentue le seul optimisme de Leibniz, ce qu’il ne perçoit
pas, c’est le pluriel, la pluralité des mondes.
Aurélien Barrau, me
semble-t-il, nous réinvite à tester l’idée de possibilité. Que veut dire en effet une
telle possibilité par opposition à la nécessité ? Cela veut dire au moins
que le nécessaire se confond trop facilement avec ce qui est, avec l’habitude,
la régularité de ce qui est déjà donné, ou de ce qui se pense de toute éternité
mais seulement depuis un modèle particulier. Ce modèle particulier correspond
au volume de Hubble, c’est-à-dire à l’ensemble de ce que nous pouvons saisir
selon des moyens techniques et des investigations sophistiquées, mais dont il
faut supposer un horizon, une limite, comme c’est le cas du navigateur qui du
haut d’un mât ne saurait voir plus loin, même en disposant d’un moyen optique
parfait, ultimement perfectionné. Un Dieu ne saurait lui venir en aide devant
la butée de cette limite. Aussi, sous une telle frontière, essentiellement
indépassable, il se pourrait que la nécessité qui caractérise cette sphère
d’influence ne s’exerçât point au-delà de cette limite et qu’elle la reçoive
d’ailleurs, sans pouvoir en préjuger. Le rétrécissement de l’horizon nous pousse
à ressentir avec Leibniz que le nécessaire n’était pas si possible que
cela : il aurait pu se faire qu’il n’y ait rien. Pourquoi rien serait-il
au demeurant moins probable que ce quelque chose dont nous connaissons la
régularité locale? C’est la grande idée leibnizienne et mathématique d’un
monde possible.
Un monde possible au lieu de se satisfaire de l’être, de sa
nécessité, va entraîner notre regard vers le magma quasi-numérique sur lequel
repose la moindre suite nécessaire. Telle courbe va montrer l’inclinaison que
nous lui connaissons dans ce monde. Elle prend l’allure d’un reptile, le serpentement
d’un fleuve… Sur cette courbe, nous pouvons déterminer un point, un rapport
infinitésimal dont on peut trouver la pente. Mais ce point pourrait se
prolonger suivant une tout autre inflexion : une infinité d’autres
inflexions auraient pu se dessiner, une autre courbe, une autre aventure pour
elle et dont l’embranchement existe certainement dont un autre monde. Chaque
courbe est comme dans une variété de Calabi-Yau : un nœud de serpents dont
elle s’extrait, avec telle figure dans ce monde donné mais avec un profil
différent en d’autres mondes. Je dirais, comme Aurélien Barrau aime bien les
reptiles, qu’entre tous ces mondes, cette tête de méduse est tiraillée avec,
partant du même point, des avenirs multiples pour chacun des serpents
particuliers partant de son front. Et on peut supposer un point commun, point de bifurcation. Par
exemple, le point P. On pourra lui supposer une valeur commune sur des
feuillets différents. Il se recoupe au même endroit quel que soit l’axe à
partir duquel on l’approche. Ce sera le même point avec la même valeur. Mais,
dans l’un des mondes, il va s’associer au point Q qui sera placé sur un autre
axe que le point Q’ ou Q’’ pris dans un autre monde. A Altkirch ou à Grenoble,
cette courbe dessine tel sommet d’une montage, mais dans un autre monde, prolongera
une autre géographie physique. Ce qui est vrai des courbes peut se dire des
différents mondes possibles. Et la physique quantique ne s’en privera pas en
prenant avec Schrödinger un chat qui bifurque sur plusieurs univers, l’un où il
meurt, l’autre où il survit. Notre univers, ce qu’Aurélien Barrau nomme le volume
de Hubble, est en fait nimbé d’une aura de complexité, d’un magma de
possibilités que Leibniz appellera l’infinité des mondes possibles. Le monde
que nous connaissons vous et moi, que nous partageons à l’instant, en est
peut-être, aux dires des physiciens, la « meilleure » variante parce
que la plus conforme à nos attentes. Mais cette conformité n’en évacue pas pour
autant la difficulté de sa possibilité. Pourquoi ce monde et non un
autre ? Ce dernier n’atteste-t-il pas, en raison même de sa perfection,
d’un coup de dés qui comporte dans sa dissémination et avant de tomber sur la
table quelques préalables, quelques multiples qui témoignent de la combinaison
de celui-ci et qu’on nommera des variantes?
Dans son grand livre sur La
théodicée, le monde, pour Leibniz, n’est que la pointe d’une pyramide dont
la base nous échappe d’après une fantastique saga, une extension aussi
gigantesque que notre univers lors de l’inflation cosmique capable de distendre
sa vertigineuse provenance. Sous cette pointe que je puis isoler comme un
volume de Hubble, il y a une base infinie avec d’autres triangles dans lesquels
le tout s’obscurcit. Dans l’un de ces volumes, César franchira le Rubicon, dans
un autre au contraire, il restera embourbé sous le fleuve. Mais, ce qui nous apparaît
comme une nécessité à la pointe, au sommet de la pyramide, n’est qu’un rebond,
le résultat le plus favorable culminant dans un ensemble de mondes avortés. Des
avatars d’univers où les lois ne règnent pas selon les mêmes ordres, ni les
mêmes formes d’efficiences. Il fallait pour un monde apparemment cohérent une
infinité d’essais, de simulacres, de tentatives biscornues dont l’inventaire
serait monstrueux. Il y a, me semble-t-il, un raisonnement comparable chez Aurélien Barrau et qui nous conduit à envisager
la fin, la fin d’un univers seulement nécessaire comme je l’avais également
suggéré dans Plurivers sous l’idée de
fin du monde. Il s’agit pour moi
d’une grande complicité et proximité dont le signe me parait loin d’être
arbitraire, même s’il ne suffit pas de miser sur une ressemblance pour fonder
une pensée. Aurélien Barrau, les multivers que son dernier livre cherche à
inscrire dans la rationalité même de ce qui est, nous reconduit à relativiser
le monde dans lequel nous vivons et dont rien ne nous assure qu’il soit le seul
ni le meilleur. Ce que nous avons appelé l’être, son corps de lois, ne peut
s’abstraire de l’horizon des mondes possibles dans lesquels il s’indure. Tout
l’ordre, toute la régularité observée qui tient si solidement debout, prennent en
réalité appui sur l’échevelé de circonstances incroyables qui, d’un coup de dés
stellaire nommé Big Bang pouvait
engendrer le monde régulier décrit par la physique à partir de variantes pour
lesquelles il reste des échos, des fantômes et des développements parallèles.
On pourrait raisonner comme ferait Von Uexküll en
interrogeant les mondes animaux. Non pas le chat de Schrödinger qui vit ou
succombe au même coup de fusil. Mais en cherchant dans son univers la présence
de formes antérieures ou concurrentes. Il est possible que l’embryon humain ne
soit pas différent dans un premier temps de celui du chat, de la tortue ou du lapin. Si l’on
tient compte du fait que dans ses premières palpitations l'embryon de la tortue
est exactement le même que l'embryon du lapin et de l'homme, il faut bien dire
qu'à ce state primordial la différenciation n'est pas advenue et que cet embryon chevauche des mondes multiples, divergents. Je suis tout cela au début
de l’impulsion initiale, à la fois sur plusieurs mondes. L’embryon mord sur des
univers qui bifurquent et qu'il traverse vraiment, qu'il aura à sélectionner
dans son mouvement de spécification. C'est réellement que la tortue jouxte les
mondes du lapin, du cheval... dont elle s'écarte soit parce qu'elle ne va pas
au-delà de la forme qui la qualifie dans l'évolution des espèces, soit parce
qu'elle se différencie sur une autre ligne. Elle emprunte un autre chemin que
le nôtre à partir d’un point déterminé que partagent d’autres espèces. Et, ce
faisant, elle passe un labyrinthe de mondes qui empoigne tout le vivant. Ce
labyrinthe, ces embranchements ne sont sans doute plus là pour la tortue que je
caresse en ce moment, dépassée par Achille, mais ils insistent ou existent virtuellement,
ils subsistent affirmait Deleuze dans Différence
et répétition. On pourrait considérer qu'il en va de l'univers, de son
rebond, comme de l'embryon: il concrète avec un ensemble de mondes qu'il
chevauche et laisse derrière lui dans le mouvement de son actualisation. Le
plurivers n'est pas actuel pour nous, pour nos outils, mais virtuel; une
virtualité qui laisse des traces néanmoins dans l'actualisation qui nous
restitue comme dirait Derrida quelques fantômes -ce que j'avais nommé relique
un jour, ou reliquat d'univers. Ce sont ces reliquats que recherche la physique
en recevant de très loin des informations, des informations que ce monde partageait
avec les autres, au moment de la bifurcation. Il y a dans notre univers des points
communs avec d’autres, mais qui se sont spécifiés selon d’autres lignes le long
de ce cône vertigineux que l’inflation cosmologique éloigne de cette
singularité. Et ce sont ces lignes qu’Aurélien Barrau dessine dans son dernier
livre, des lignes qui prennent des aspects absolument étranges mais tout à fait
rigoureux.
Jean-Clet Martin
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