La philosophie pluraliste n’est pas sans unité. Elle refuse
simplement que, parmi les unités du réel, certaines puissent en représenter d’autres
pour les récupérer sous leur pouvoir, sous leur coupe qui rêve de totalité.
Est-ce à dire que chaque élément qui
n’est pas partie d’un tout soit pour autant suffisant à lui-même ? La
position de l’individu est-elle préalable dans la floraison des multiplicités
qui font la diversité du réel ? N’est-elle que revendication égoïste
redonnant à l’individualisme la part de vérité qui lui aurait été retirée par
le tout ? Il me semble que la philosophie pluraliste n’affirme rien de
tel. Il n’existe en son fond nul élément qui serait indivis. Tout élément bien
mieux n’a de sens que dans la relation qui le rapporte à d’autres éléments, le
pluralisme affirmant de surcroît que ces relations sont bien plus nombreuses
que les termes, qu’elles s’en autonomisent comme pour les régimes de signe,
quand le signe ne se réduit plus du tout à la position d’un référent.
Il est notable que tout élément n’est peut-être que le signe
composite d’une pluralité. Chaque atome se divise en particules. Et celles-ci
n’ont-elles-mêmes rien d’élémentaire, déjà composées par des relations dont
l’unité n’était que le signe remarquable. Le pluralisme vaut donc bien comme un
régime de différences. Mais ces différences sont tout à fait rigoureuses. Une
courbe toujours se distingue d’une autre par des points. Et chaque point, s’il
vaut par lui-même selon une valeur donnée, exprimable, pourrait-être le lieu
d’embranchement pour une autre courbe qui va intégrer ce point comme un élément
de sa propre sommation. Le point P peut avoir une valeur constante et occuper
la même position balisée par y et x. Mais on peut supposer qu’en ajoutant une
dimension supplémentaire, celle de la profondeur, ce point qui compose telle
courbe pourra se placer au croisement d’une autre courbe qui le traverse selon
une nouvelle répartition, une autre intégration, une géographie qui appartient à
un autre monde. P disons se prolonge alors vers Q sur l’un des feuillets, mais
tout autant vers Q’ sur un autre ou Q’’ ailleurs: autant de points dont les
valeurs ne seront pas équivalentes. Il en va ainsi d’un neurone qui pourrait
entrer dans plusieurs chaînes d’association. Est-il alors « Un » et « unique »,
valant par sa seule position ou faut-il dire qu’il est multiple en se
prolongeant selon plusieurs enchaînements ?
On dira que ce point n’est ni un ni multiple. On dira qu’il
est une bifurcation, une pluralité capable de se prolonger dans d’autres jeux
de signes, sur d’autres feuillets, selon d’autres mondes. Il ne s’agit plus
seulement de considérer les éléments comme le lieu d’une ontologie
relationnelle. Les éléments, depuis Aristote, sont pris dans une ontologie
relationnelle, notamment à travers une attribution, une relation hiérarchique
qui permet de les saisir comme des substances ou des accidents, comme des actes
ou des puissances, comme des sujets ou des objets. Pluralité veut dire au
contraire que ce qui est sujet dans tel régime d’attribution pourrait être
objet dans un autre régime, dans un autre espace de distribution, dans un autre
jeu de signes. Où l’on verra rapidement que le pluralisme n’est pas un
relativisme. Que tel élément se présente sous telle fonction dans un système
donné n’est pas du tout arbitraire. Sur une courbe particulière, chaque point
sera déterminé de façon absolue. Mais sur une autre courbe qui le croise son
prolongement ne sera pas du tout comparable. Il ne sera pas affecté par le même
pli. Ce qu'un individus croise sur le plan moral ne l'affecte pas aux mêmes lieux ni de manière comparable à ce qu'il éprouve du côté politique, esthétique ou encore dans l'étonnement qui le pousse à penser. Sous ce rapport la distinction Kantienne des intérêts de la raison et des domaines hétérogènes où elle s'exerce n'est sans doute pas stupide même si nous ne croyons plus aux formes catégoriques du jugement.
Pluralisme veut dire non pas que tout est possible, mais
qu’il existe des fils différents, des paquets de relations qui vont modifier le
profil de l’élément, profil qui l’affecte d’un sens qui justement ne peut
s’échanger ici avec ce qui se produit là. Peu de choses au demeurant sont
possibles. L’impossible est souvent de mise. De la philosophie de la
différence, celle de Derrida, celle de Deleuze, celle de Foucault, le
pluralisme retient bien l’idée d’une formation lacunaire où il n’y a pas de
substance, de sens propre, de fondement. Est-ce à dire pour cela qu’il n’y a
que des accidents, du non-sens, des effets de surface ? Est-ce à dire que
le pluralisme est la prolifération capitaliste d’énoncés qui se valent et qui
s’échangent en fonction de l’intérêt
spéculatif qu’ils promettent ? Point du tout ! Le pluralisme propose
un sens des distinctions extrêmement rigoureux. De ce qu’un élément ne puisse
être déterminé en soi, ni comme chose, ni comme sujet, cela ne veut pas dire
qu’il manque de détermination. Mais cette détermination, cette part
parfaitement déterminable n’occupera pas la même fonction lorsque ce point se
trouve coordonné d'après un autre système. Une ontologie relationnelle n’est pas
relative si on y ajoute l'idée de complexité. Elle est prise dans un tissu en lequel chaque point s’est noué selon
tel fil, mais qui pourrait encore se nouer avec bien d’autres pro-fils qui
témoignent d’un tissu différent.
Cette multiplicité que je nomme « plurivers», n’est pas
du tout arbitraire comme si tout était pareil, comme si tout se valait, le même
et l’autre, le tout et son contraire. Le pluralisme requiert simplement une
intelligence multiple capable d’envisager chaque terme dans les bifurcations
qu’il promet, dont il est capable, témoignant de sa richesse et de sa
cohérence. Nous avons donné assez d’exemples dans nos différentes recherches
pour ne pas en rajouter. Mais on pourrait néanmoins considérer que le
pluralisme radical trouve son expression la plus décisive dans l’idée de
variation. Une variation, telle que Mahler commence à en créer la sonorité,
consiste à prendre le même motif, la
même thématique, par exemple un élément du folklore pour progressivement en
décentrer le retour, la valse. Ce motif identique sera poussé vers des
contextes fort différents dans lesquels il ne revient pas sans devenir
soudainement méconnaissable, comme
pour changer de chromatisme. Autre, il est pourtant le même. Voilà, il s’agit
de la Cinquième de Mahler, plurale et pourtant singulière. Ce sont pour moi des
éléments de style qui n’ont rien d’absurde et qui permettent au mieux de
qualifier l’idée de variation continue. Tout pluralisme prend son sens dans une
variation dont il faut découvrir la continuité. Et c’est la l’enjeu de mon
livre sur Deleuze qui cherche la continuité dans le divers, c’est l’enjeu également
de mon livre sur Derrida en ce qu’il varie la
différence dans le retour des mêmes éléments. Ce qui vaut me semble-t-il pour
formule de l’ensemble de ce que j’écris : une surface de Poincaré dont les
bords se modifient. Il s’agit d’une transformation continue le long d’une
distance croissante qui métamorphose la courbure des mêmes éléments.
JCM
Dessin de Combas
Dessin de Combas
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