samedi 6 décembre 2014

Le pluralisme: un sophisme de l'individualisme?




La philosophie pluraliste n’est pas sans unité. Elle refuse simplement que, parmi les unités du réel, certaines puissent en représenter d’autres pour les récupérer sous leur pouvoir, sous leur coupe qui rêve de totalité. Est-ce à dire que chaque élément qui n’est pas partie d’un tout soit pour autant suffisant à lui-même ? La position de l’individu est-elle préalable dans la floraison des multiplicités qui font la diversité du réel ? N’est-elle que revendication égoïste redonnant à l’individualisme la part de vérité qui lui aurait été retirée par le tout ? Il me semble que la philosophie pluraliste n’affirme rien de tel. Il n’existe en son fond nul élément qui serait indivis. Tout élément bien mieux n’a de sens que dans la relation qui le rapporte à d’autres éléments, le pluralisme affirmant de surcroît que ces relations sont bien plus nombreuses que les termes, qu’elles s’en autonomisent comme pour les régimes de signe, quand le signe ne se réduit plus du tout à la position d’un référent.
Il est notable que tout élément n’est peut-être que le signe composite d’une pluralité. Chaque atome se divise en particules. Et celles-ci n’ont-elles-mêmes rien d’élémentaire, déjà composées par des relations dont l’unité n’était que le signe remarquable. Le pluralisme vaut donc bien comme un régime de différences. Mais ces différences sont tout à fait rigoureuses. Une courbe toujours se distingue d’une autre par des points. Et chaque point, s’il vaut par lui-même selon une valeur donnée, exprimable, pourrait-être le lieu d’embranchement pour une autre courbe qui va intégrer ce point comme un élément de sa propre sommation. Le point P peut avoir une valeur constante et occuper la même position balisée par y et x. Mais on peut supposer qu’en ajoutant une dimension supplémentaire, celle de la profondeur, ce point qui compose telle courbe pourra se placer au croisement d’une autre courbe qui le traverse selon une nouvelle répartition, une autre intégration, une géographie qui appartient à un autre monde. P disons se prolonge alors vers Q sur l’un des feuillets, mais tout autant vers Q’ sur un autre ou Q’’ ailleurs: autant de points dont les valeurs ne seront pas équivalentes. Il en va ainsi d’un neurone qui pourrait entrer dans plusieurs chaînes d’association. Est-il alors « Un » et « unique », valant par sa seule position ou faut-il dire qu’il est multiple en se prolongeant selon plusieurs enchaînements ?
On dira que ce point n’est ni un ni multiple. On dira qu’il est une bifurcation, une pluralité capable de se prolonger dans d’autres jeux de signes, sur d’autres feuillets, selon d’autres mondes. Il ne s’agit plus seulement de considérer les éléments comme le lieu d’une ontologie relationnelle. Les éléments, depuis Aristote, sont pris dans une ontologie relationnelle, notamment à travers une attribution, une relation hiérarchique qui permet de les saisir comme des substances ou des accidents, comme des actes ou des puissances, comme des sujets ou des objets. Pluralité veut dire au contraire que ce qui est sujet dans tel régime d’attribution pourrait être objet dans un autre régime, dans un autre espace de distribution, dans un autre jeu de signes. Où l’on verra rapidement que le pluralisme n’est pas un relativisme. Que tel élément se présente sous telle fonction dans un système donné n’est pas du tout arbitraire. Sur une courbe particulière, chaque point sera déterminé de façon absolue. Mais sur une autre courbe qui le croise son prolongement ne sera pas du tout comparable. Il ne sera pas affecté par le même pli. Ce qu'un individus croise sur le plan moral ne l'affecte pas aux mêmes lieux ni de manière comparable à ce qu'il éprouve du côté politique, esthétique ou encore dans l'étonnement qui le pousse à penser. Sous ce rapport la distinction Kantienne des intérêts de la raison et des domaines hétérogènes où elle s'exerce n'est sans doute pas stupide même si nous ne croyons plus aux formes catégoriques du jugement.
Pluralisme veut dire non pas que tout est possible, mais qu’il existe des fils différents, des paquets de relations qui vont modifier le profil de l’élément, profil qui l’affecte d’un sens qui justement ne peut s’échanger ici avec ce qui se produit là. Peu de choses au demeurant sont possibles. L’impossible est souvent de mise. De la philosophie de la différence, celle de Derrida, celle de Deleuze, celle de Foucault, le pluralisme retient bien l’idée d’une formation lacunaire où il n’y a pas de substance, de sens propre, de fondement. Est-ce à dire pour cela qu’il n’y a que des accidents, du non-sens, des effets de surface ? Est-ce à dire que le pluralisme est la prolifération capitaliste d’énoncés qui se valent et qui s’échangent en fonction de l’intérêt spéculatif qu’ils promettent ? Point du tout ! Le pluralisme propose un sens des distinctions extrêmement rigoureux. De ce qu’un élément ne puisse être déterminé en soi, ni comme chose, ni comme sujet, cela ne veut pas dire qu’il manque de détermination. Mais cette détermination, cette part parfaitement déterminable n’occupera pas la même fonction lorsque ce point se trouve coordonné d'après un autre système. Une ontologie relationnelle n’est pas relative si on y ajoute l'idée de complexité. Elle est prise dans un tissu en lequel chaque point s’est noué selon tel fil, mais qui pourrait encore se nouer avec bien d’autres pro-fils qui témoignent d’un tissu différent.
Cette multiplicité que je nomme « plurivers», n’est pas du tout arbitraire comme si tout était pareil, comme si tout se valait, le même et l’autre, le tout et son contraire. Le pluralisme requiert simplement une intelligence multiple capable d’envisager chaque terme dans les bifurcations qu’il promet, dont il est capable, témoignant de sa richesse et de sa cohérence. Nous avons donné assez d’exemples dans nos différentes recherches pour ne pas en rajouter. Mais on pourrait néanmoins considérer que le pluralisme radical trouve son expression la plus décisive dans l’idée de variation. Une variation, telle que Mahler commence à en créer la sonorité, consiste  à prendre le même motif, la même thématique, par exemple un élément du folklore pour progressivement en décentrer le retour, la valse. Ce motif identique sera poussé vers des contextes fort différents dans lesquels il ne revient pas sans devenir soudainement méconnaissable, comme pour changer de chromatisme. Autre, il est pourtant le même. Voilà, il s’agit de la Cinquième de Mahler, plurale et pourtant singulière. Ce sont pour moi des éléments de style qui n’ont rien d’absurde et qui permettent au mieux de qualifier l’idée de variation continue. Tout pluralisme prend son sens dans une variation dont il faut découvrir la continuité. Et c’est la l’enjeu de mon livre sur Deleuze qui cherche la continuité dans le divers, c’est l’enjeu également de mon livre sur Derrida en ce qu’il varie la différence dans le retour des mêmes éléments. Ce qui vaut me semble-t-il pour formule de l’ensemble de ce que j’écris : une surface de Poincaré dont les bords se modifient. Il s’agit d’une transformation continue le long d’une distance croissante qui métamorphose la courbure des mêmes éléments. 

JCM
Dessin de Combas

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