Alain Badiou, Parménide - Figure ontologique, Le Séminaire, Editions Fayard
« Comme le dit de lui-même le capitaine Achab dans Moby Dick de Melville, ‘ici se tient
quelqu’un’ » (p. 114). Quelqu’un n’est pas chacun. Ou, en tout cas, chacun
n’est pas quelqu’un, ne suit pas le parcours héroïque de l’Un, du Même ou de
l’Etre. Il y a toujours beaucoup de figurants, plusieurs prétendants autour de
ce carrefour dont Platon avait énuméré tous les rôles, tous les possibles. Et
dans cette énumération, on voit tout de suite que tous ne consistent pas selon
une Figure. Parménide est une figure, "L’étranger", qui par exemple s'oppose à Socrate, en est une autre
nommément sous les traits déguisés de Platon. Mais la ribambelle des figurants ne pourra
prétendre à la voie de la Figure. Il en
va toujours ainsi. Tous ne seront pas conviés à figurer dans le cénacle des Figures. On en dira de même à chaque embranchement de la philosophie, notamment aujourd'hui entre Deleuze, Derrida, Badiou : il faudra bien que s’impose une figure,
que le théâtre tragique se perpétue, comme c’est le cas encore pour nous, pour
ceux qui montent derrière la scène et qui tournoient dans la virevolte des
prétendants. A chaque époque se rejoue la scène du Parménide, du Sophiste,
du Théétète. Mais avec des aspects
comiques dans le régime démocratique des prétendants. Il faudra rien moins
qu’un texte pour nouer l’intrigue d’un tel conflit qui, comme chez Platon, ne
va pas sans parricide. D’où peut-être l’aspect conquérant du style de Badiou.
Il lui fallait au moins la figure d’Achab pour peser dans la balance. Achab
dont la figure est celle d’un sujet, de ce qui« se tient là », campe
dans les parages d’un danger extrême et donne à Badiou l’occasion d’interroger
cette tenue, la sienne autant que la tenue de Parménide lui-même, lequel aura
perdu peut-être sa jambe sur la voie du non-être mais que rien ne fera
reculer pour autant. Une seule jambe fermement posée dans l'être, sans boiter, tout en refusant
de suivre la voie du néant dans laquelle l’autre est perdue.
L’aventure de l’Etre auquel le nom de Paménide sert de
personnage ne peut se comprendre sans une forme de fuite sévère. Il n’y a d’expérience
de l’Etre que dans la fuite. Et le long de cette fuite, les prétendants se
raréfient. Parménide nous exhorte à le suivre. Mais qui le peut ? Qui peut
suivre le char terrible qu’il conduit ? On imaginera qu’au bord du précipice,
les noms se débinent… Rares sont ceux qui pourront s’en tenir là, à la croisée
d’une errance, d’une fuite capable de révéler le roc de ce qui tient bon, de ce
qui dans la fuite se dispose à celui qui serre la route, celle de
l’être. Nous voici donc au bord d’une tenue qui constitue, dans les aléas d’un
voyage, quelque chose comme une figure
et une vertu. Il ne s’agit pas de
n’importe quelle figure. Il s’agit d’une figure où se rassemblent les points
conducteurs de l’ontologie, des vecteurs donnés dans des enquêtes particulières
menées par Aristote, et sur lesquels adviennent les crimes signalés par Platon,
avec tout le fond affolant interrogé par Heidegger... Des fils qui sont autant de chemins ou de
lignes qui supposent bien une cavale, cavale peut-être immobile comme cela
est le cas de ce qui fuit, du bateau d’Achab sur lequel le mouvement accède à
son immobilité, immeuble dans sa fuite elle-même, rien ne bougeant sur le bord,
les tribords d’une coque toujours en vue du néant qui pointe aux abords.
Ce n’est pas moi qui convoque ici la figure d’Achab comme
seul personnage comparatif dans l’évocation de Parménide. Ce n’est pas moi qui
parle le langage de la fuite. C’est Badiou lui-même qui organise cette ligne
qui est celle dit-il d’un Sujet. Un sujet que Platon avait posé dans l’ombre
des pères dont il faut verser le sang. Il s’agit d’un sujet qui ne se rencontre
pas, que Socrate jeune n’a jamais rencontré comme cela est mis en scène par
Platon. Il faut supposer entre Socrate et Parménide un seuil infranchissable,
Parménide comme la baleine blanche montrant toujours un pas de trop, un pas
d’avance, un pas immobile, éléatique d’une certaine manière en ce que, quoi
qu’on fasse, la figure de Parménide restera inassignable, supplémentant le
récit d’une vérité qui ne se laisse intégrer dans aucune situation. Toujours,
avec ses chevaux, dans son char, Parménide nous est montré comme injoignable,
visible seulement dans l’écart, dans l’excès de ce qui se nomme vérité. Il est
d’une certaine manière « le premier terme évanouissant d’une mise en
perspective » (p.115) qui fait de lui un arrivant sur le départ. Qui
connaît Parménide ? Qui peut en accueillir l’événement autrement que
« par ceci que quelqu’un connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un, qui
connaît un éléate de la troisième génération…». Une chaîne d’aléas qu’on ne
remonte pas sans voir s’évanouir la perspective et qui confectionne proprement
la figure de Parménide, figure défigurée toujours par un point d’excès qui rend
impossible la présentation de son unité.
Il y a quelque chose de dévastateur chez Parménide, quelque
chose de destructif qui mène la cavale à sa perte. Du moins permet-elle de
faire le tri dans l’ordre des prétendants décimés qui se pressent à la file dans le récit de Platon. On dirait que sur les
chemins de Parménide, on mesure une perte pour l’histoire, pour le récit
capable de le ramener à une situation initiale ou à une situation finale. Entre
ces deux sites, Parménide est présenté par toutes les approches qui traitent
son sujet comme un point irrécupérable,
un point de bifurcation perturbateur. Perturbant la situation initiale dont il
part, entraîné sur la voie de l’être, rien ne vient restaurer le site, rien ne
peut comme dans la figure d’Ulysse faire retour, et c’est sans doute ce qui
oppose, amicalement je dois dire, la lecture Homérique de Barbara Cassin à
celle d’Alain Badiou qui sera plus proche de Melville, de l’organisation qui
lui fait monter un équipage, maîtriser un abordage, suivre l’endroit où passe une baleine qui n’est jamais là où
on l’attend. Achab, c’est la figure de l’impasse sur les trois chemins de
l’être, du néant et du devenir. Il est le nom de celui qu’on ne suit pas. Et
dans cette triple organisation de l’impasse, obstinément, le capitaine avec
lequel se confond Parménide fixe le cap, l’unique cap qui est celui de l’être,
seule voie tragique contre le comique des situations.
Alain Badiou, il faut le suivre patiemment dans ce climat
« de suspense, d’enquête policière, de contestation raisonnée (…) des
quelques témoins importants comme Platon ou Heidegger » (p. 11). Ne peuvent effectivement se rencontrer sur
une telle ligne suspendue que de rares aventuriers, comme s’il s’agissait en
cela d’une épreuve sélective, une épreuve plus forte que celle que Nietzsche
devait attribuer à la pensée de l’éternel retour. La pensée de Parménide est
une pensée sélective pour les temps démocratiques où chacun se dit sujet, sujet
et philosophe. Qui peut prétendre cependant à un tel chemin, qui peut
l’entreprendre et quels sont les noms capables de reprendre l’énigme et
l’épreuve ? En-dehors de Badiou, le seul nom de notre temps qui soit
également entré dans la "clameur de l’Etre" est celui de Deleuze, même s’il n’en
est pas question dans ce séminaire et que son nom sera destiné à réapparaître
ailleurs. Au point que la figure d’Achab sera également reconnaissable dans le
parcours de Deleuze qui peut ainsi figurer dans le théâtre platonicien d’Alain Badiou,
d’autres pouvant sans doute faire l’affaire pour un panthéon portatif de
moindre envergure. C’est que la philosophie sur la voie de l’être se mesure à
la fuite qu’elle organise du côté de l’événement. Il n’est pas seulement
question de l’Etre, de l’ontologie pour les sujets de la philosophie mais de ce
que Deleuze nommait ligne de fuite et Badiou ligne d’erre.
Ce qui affleure alors dans l’affrontement que Parménide nous
propose, c’est un espace de rivalité où l’on retrouve Socrate, Platon, Aristote
et bien d’autres, dans la
« déroute» de l’ontologie. Et dans ce conflit, dans ce rapport à la
répartition de l’être, la philosophie ne se tient debout que par la sélection
difficile et rare qui va au vide. Une voie qui met « cap au pire »,
une voie qui dans l’être se place au bord de l’autre, de l’étranger, du
non-être qui en constituent l’exception ou ce que j’appellerais son Enfer. De cette déroute, de cet enfer,
il me semble bien que se noue une complicité avec Badiou, une espèce de malice
à le lire, alors que nos concepts ne sont pas les mêmes comme en témoignent des
différends qu’il m’est arrivé d’exposer selon mes vocations plurielles. Au-delà
de ces différends, cette complicité maligne, cette tenue des figures dont le nom aussi m’est commun,
tourne autour de la transgression et de cette « espèce de science joyeuse
qui l’anime » (4e de couv.). Cette science joyeuse, quelle
est-elle ? Elle n’est certes pas celle de l’être. Elle n’est pas celle de
l’être en tant que, précisément, la philosophie dans le chemin de l’être en
montre comme une dépression, y aménage un trou autant et plus qu’il ne le
balise. Il y a une trouée dans l’être
qui prend le nom de philosophie depuis Parménide. Et c’est au voisinage de
cette trouée que se rencontrent les sujets qui nous intéressent, sujets pour
lesquels la philosophie n’est pas qu’un jeu, si par jeu on entendait une simple
adresse dans la manipulation des questions et des réponses données comme
savantes.
Il y va de quelque chose de bien plus crucial pour les
sujets de la philosophie, en raison de ce qui les perd, de ce qui les rend
inassignables. Dans la philosophie telle que Badiou la définit, ayant peut-être
dépassé un peu l’idée de « procédure », dans la philosophie, il est toujours question
d’une question, d’une question qui n’est pas posée. Autrement, la philosophie
serait en effet pour tous, s’il suffisait de suivre ce qui est posé. Achab est
une figure pour la philosophie quand ce qui fait question n’est pas posé, que
le sillage n’est pas visible. Ce qui ne veut pas dire que la philosophie
n’aurait pas d’objet discernable. La philosophie se concentre bien autour
d’objets mais dont la discernabilité fuit. Elle fuit au point d’entraîner la
question dans une région qui n’est plus tout à fait celle de l’ontologie,
l’ontologie étant soudainement menacée par le non-être que, d’une manière ou
d’une autre, Parménide montre dans l’être comme sa limite. Devant ces objets
rares, troublants, que sont le « sans un », le « non-être »,
on pourra dire qu’on sera saisi comme sujet, le sujet étant l’unique
détermination de la philosophie, une forme de subjectivation très spéciale dont
la vérité n’est pas celle de la fondation, de l’égalité, de la numération
possible comme on pourrait s’y attendre.
Un sujet est une instance paradoxale qui vient interrompre
toutes les répartitions de l’ontologie. Il y a une obstination du sujet, une
vocation du sujet qui peut s’entêter de façon telle qu’on le reconnaîtra bien
comme une figure, comme un
tempérament, celui d’Achab, celui de Parménide, de Platon, celui de Deleuze, de
Badiou… Et ce qui est Un dans Achab, c’est sa détermination, sa détermination à
se tenir encore et toujours dans le paradoxe. Et c’est une telle détermination
pour ainsi dire héroïque qui fera de son obstination un point forcément
surnuméraire quant à la loi de l’être. Un sujet, ce n’est pas du tout un point
bien rangé dans un ensemble ordonné, il est un point d’interruption de l’ordre,
il est « en plus » avec des effets tout à fait excroissants et d’une
certaine manière révolutionnaires. Cette
façon pour un sujet de s’obstiner hors les champs gravitiques de l’ordre
numéraire, cette singularité reconnaissable au point de la nommer Achab ou Saint
Paul sont entièrement dans la mise en forme impossible de leur excès par une
image, par exemple celle du Christianisme ou encore de la Critique, du Savoir
absolu, de la Déconstruction, etc. Voici donc que les philosophes, portés sur
une ligne qui leur appartient comme sujet, se reconnaissent des images au nom
desquelles d’ailleurs ils vont être contestés, disqualifiés par des disciples
acerbes quand « l’ordinaire disqualification de la philosophie consiste en
un épinglage des images où elle se représente ». (p. 28).
Quelle image on obtient relativement à Parménide dans la
dramaturgie de Platon, quelle image on peut dégager du portrait historique
qu’en établit Aristote ou quelle image sourd de la césure ontologique qu’en
dessine Heidegger ? Autant de questions qui conduisent à un relevé précis, de la part de Badiou, pour en faire émerger le point vide, ce qui en même temps
ne se laisse pas absorber par les différentes images qui tâchent de s’en
approprier la force subjective. Et le sujet est ici ce qui résiste à ce qui en
est dit, à ce qui est diagnostiqué. Il n’est pas une cause fondatrice du
discours qu’il tient. Il apparaît plutôt dans les points d’effondrement de
l’image qui s’en approprie le genre de sorte que le sujet sera quelque chose
qui ne colle pas avec l’imposition d’un tout, en défaut sur le système qui le
repère et le pose comme référent. Et ce n’est que sur ces points que se
rencontrent les véritables sujets, la rencontre étant d’une certaine manière
tapie dans le coin diagonal où elle n’était pas marquée. Non pas ce qui s’est
proposé de nous rencontrer de façon convenue, attendue dans le peuplement des
images et des clichés, mais ce qui se rencontre sans nous faire rien rencontrer
de reconnu, la baleine blanche qui fait chavirer le navire.
Il y a sans doute chez Parménide des vecteurs pour une
lecture qui n’est pas celle, assez attendue, d’Aristote l’intégrant dans une
histoire de la philosophie qu’au contraire il déborde de partout. Parménide, ce
qui passe de lui dans l’image de sa philosophie, comporte bien des impasses qui
sont autant de vecteurs pour un pensée plus rebelle, un « processus sujet »
extraordinairement erratique dans son cas. Cette ingestion impossible de ce
qu’il pense, les formidables machines
qui le reprennent et qu’il fait capoter le montrent sans l’affaiblir. Alors la « figure
sujet » de Parménide montre un mode d’apparition dans l’image, un négatif
dans lequel quelque chose a été soustrait à tout compte, se met à défaillir
dans une ligne erratique, irrécupérable et qu’on pourra bien nommer un
événement, indécidable quant à sa retombée. Il ne faut donc pas s’étonner du
caractère fragmentaire, de l’errance qui a porté le texte de Parménide. Cette
dilapidation excessive est visible dans l’histoire tout à fait déroutante de sa
transmission : une transmission déroutante et constamment réinventée. Et
il en va ici du statut des textes, qui
ne sont pas du tout accueillis par une actualité qui leur ouvrirait les
bras mais qui creusent d’incroyables chemins à travers l’histoire, un chemin
qui n’a rien à voir avec la notoriété, la recevabilité d’un auteur, passant par
des aléas qui tiennent à sa stricte vérité bien mieux qu’au champ publicitaire
de sa mise en vente.
Il n’y a, ce que nous croyons, de sujet de la philosophie
que par « une légende conceptuelle qui le met en position
originaire » (p. 42). Une légendation dont Deleuze aussi avait touché
quelque mots dans ses livres sur le cinéma et qui font de chaque œuvre un coup
de poker. Pourquoi Parménide alors que son texte est lacunaire ? Pourquoi
pas un autre ? La réponse à cette question tient d’une vérité dont l’aléa
n’est pas celui de la diffusion commerciale,
ni du marketing des critiques capables d’en retirer quelque bénéfice secondaire.
Elle tient à l’indécidable de l’événement et du sujet qui défaille à tous les
comptes, à toutes les récupérations, dans la force créatrice d’une vérité
construite en-dehors de toute attente et de toute recevabilité. Il est possible
que, sous ce rapport, Parménide apparaisse en effet comme un Héros qui passe
par-dessus les modes, en tant que légende et contre-légende comme son ombre
portée et pour ainsi dire hors la loi. A la philosophie, il faut toujours une
condition supplémentaire aux systèmes de sa diffusion, aux lois de sa
distribution, aux écoles de sa réputation ne pouvant se qualifier que depuis
son exception, exception qui en fera un
sujet exceptionnel mais toujours erratique. En ce sens, les trois chemins de
Parménide se relancent jusque dans la Logique
de Hegel comme l’indécision sur le chemin de l’être, du non-être et du devenir,
une tension que rien ne saurait fermer, donnant au sujet qui s’y tient la force
de survivre à l’histoire du monde.
Jean-Clet Martin
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