C’est le mot de la musique,
celui qu’elle profère en ne parvenant pas, sauf parfois dans l’accompagnement
du texte qui ne lui ajoute pas grand-chose, à le prononcer. Le dernier mot, le
fin mot ? Mais aussi bien et autant le
premier, qui l’engage tout entière. Ce mot de la fin et du commencement, en
effet, marque l’épuisement au long duquel elle s’écoule et l’apothéose vers
laquelle elle tend.
La palette de la musique
est sans doute plus étroite que celle des autres arts. Certes, il est possible
de tout « mettre en musique ». Car, qu’est-ce qui, dans la réalité
comme dans le sentiment et la pensée, ne se prêterait pas à la musique ou qui
ne se laisserait traiter par elle ? C’est
comme si, en vérité, la musique était un art si resserré qu’elle aurait un
objet. On devrait comprendre que cet objet elle ne l’a pas élu, mais qu’il lui
est originairement échu. La musique est d’emblée son propre objet. La musique,
donc, comme Adieu, soit la musique qui dit l’Adieu, la musique qui dit Adieu,
et encore la musique qui se dit Adieu.
Les autres arts, si l’on
peut se permettre de généraliser en mettant hors-champ les formes de
préférences, toutes légitimes sous un certain angle, touchent eux aussi à un objet,
mais au terme d’un très long processus au cours duquel il se dégage pour ainsi
dire chimiquement. Alors, il se présente. Ainsi, au regard des arts
traditionnels, la littérature, généralisons encore la pratique de l’écriture,
tend vers sa pure possibilité, et même jusqu’à ses conditions de possibilité
qui sont également celles de son impossibilité dont elle vit et survit, se
nourrit et se relance ; la peinture, de son côté, découvre tout au long de
l’histoire l’acte même de peindre, la pure peinture, jusqu’à son effacement,
cette autre et très nouvelle peinture. Reste la danse, impensable sans la
musique – laissons indécidée la question
de l’antécédence de l’une sur l’autre ou celle du déclenchement de l’une
par l’autre –, qui spatialise l’existence et la mime en manifestant le
surgissement qui lui est consubstantiel. Mais la musique semble posséder
d’emblée son objet auquel a immédiatement rapport. En d’autres termes, elle
laisserait entendre l’émotion de l’aire qu’elle a quittée et dans un autre
retournement elle s’évanouirait comme si elle était absorbée par une aimantation
qui lui enjoint de quitter le lieu où elle s’est pourtant produite.
*
La musique est
originellement en partance, portant comme un Wanderer (un voyageur) sous son bras son objet. Plus originellement
encore, faire de la musique, écrire de la musique, la composer, certes, mais
d’abord chanter, tambouriner, souffler dans la tige d’un végétal, parler d’une
certaine manière furent et sont toujours les manières dont l’existence se joue elle-même, dont elle se
représente les origines et les pertes autant que les projections, aspirations
et désirs. Assurément, et on peut l’estimer, dans tous les sens du terme, la
musique est extatique en ce qu’elle s’écarte du lieu où elle a lieu, tout en
imprégnant son contenu d’un espace et d’un temps qu’elle n’a pourtant jamais
connus. Cependant, ne doit-on pas se rendre à l’idée que la musique, en
elle-même, sait où elle veut nous
porter alors que nous, qui la produisons, ignorons tout de ce savoir ? Alors,
c’est un peu comme si nous empruntions un cheval qui connaît sa destination. Et
ne doit-on pas aussi, dans cet ordre d’idées, reconnaître l’incroyable
confiance que nous accordons toujours à la musique ? Ainsi, l’usage intense et
hautement spriritualisé qu’en ont fait certaines religions en témoigne
certainement : messes, messes pour les morts, cantates sacrées, psalmodies
et répons sont autant de prières adressées que la musique porte, emmène avec
soi. Ce que l’on appelait « l’âme » s’y trouve non plus incarnée,
mais allégée et libérée, ailée par conséquent, et on l’entend pour ainsi dire,
à défaut de la voir, s’en aller dans les airs comme le battement d’ailes d’une
colombe. Qu’elle soit toutefois présente dans la musique est alors une évidence
palpable. Née avec la naissance dans les corps, la musique en prend congé, très
vite, même quand le corps continue à jouer, à rythmer et à danser. À même les
corps, elle advient comme spiritualité et comme l’Esprit. La difficulté
proprement conceptuelle qu’éprouve Hegel à définir l’Esprit auquel est pourtant
suspendue toute réalité dans le langage du concept tient à sa vaporisation dont
il est le souffle inaugural et l’agent actif et producteur, c’est-à-dire de la
vie, mais aussi de la mort et de la résurrection. Celle-ci, au demeurant, comme
l’entrée dans la mort, ne peut-être que musicale. Mahler l’a prodigieusement
exprimé dans le finale de sa II°
Symphonie, qui porte le titre de « Résurrection »
(Auferstehung), hélas sur des mots de
Klopstock qui ne sont guère du même niveau que la musique (Mahler n’était pas
sans l’ignorer, mais quels mots eurent pu supporter cette musique ?).
Et la prière ? Justement, on apprenait dans la jeunesse que
chanter, c’était prier deux fois. Et jeunes nous chantions plus que devenus une
fois adultes, comme si en vérité la musique comprenait le mouvement léger de la
vie dont on ne sait quelle bifurcation aura tétanisé, plus tard, les ailes du
chant. Restent la musique et l’enfance, la musique qui regrette l’enfance, qui
ne parle que d’elle et qui en désire en quelque sorte une nouvelle. S’agissant
cependant de la prière, à laquelle la notion d’adresse est consubstantielle,
elle se soutient de la même structure que la musique, en ce que sa destination
est à la fois connue (Dieu) et si difficile à formuler et à figurer. Ce qu’on
demande ou implore, la supplication le plus souvent, se soustrait au langage,
si bien que le destinataire Tout-puissant de l’appel dans l’extériorité sonore
comme dans la vibration intérieure s’efface devant le contenu même du désir que
la musique seule peut porter et exprimer. Dieu est bien moins infigurable que
ne l’est, malgré les mots d’Augustin, si forts, mais tellement traversés par la
psalmodie musicale qui leur est en ce sens nécessaire – qu’un musicien, enfin,
s’y essaie! –, la prière elle-même, dont en définitive, les mots employés
s’effondrent vite en se diluant dans le vertige musical qui permet au message
de se poursuivre.
*
Adieu, l’Adieu. On dira
toujours que la musique est un art du temps, et que tout naturellement, elle
apparaît et disparaît avec le temps et comme lui. Mais s’agit-il effectivement
et seulement de cela ? Une première
nuance en tout cas s’impose : la musique voudrait dire, d’un vouloir si
peu voulu, Adieu au temps dans le temps ; elle soupirerait avec lui jusqu’à
s’achever avec lui. L’étranglement et le sanglot s’épuiseraient dans un dernier
épanchement, une ultime décharge avant de s’abandonner au silence (ainsi, la
toute fin de la X° Symphonie de
Mahler). Tout cela est incontestable et on en trouverait de très nombreuses
illustrations. Sauf, qu’en cette occurrence, la musique se dit Adieu, en se
dessaisissant d’elle-même et en se soustrayant à toute saisie.
Mais pourquoi donc
« Adieu » ? Pourquoi ce mot si
complexe, aux usages souvent dramatiques (le dernier Adieu, Adieu pour
toujours) et parfois banalisés : dans certaines régions de France, on dit
Adieu pour signifier une simple salutation ou un au revoir ? Toutefois, le sérieux de l’expression demeure
même dans l’échange de salutations, le mot de Dieu y imposant sa puissance, en
laissant peser dans la queue de sa prononciation et jusque dans le silence qui
s’ensuit l’idée confuse d’un irrémédiable et pourtant d’une sorte de confiance.
Car en disant Adieu, je confie celui ou ceux auxquels je m’adresse à Dieu. Dire
« Adieu », ce serait donner, confier en mains propres, céder ce que
l’on avait en sa possession ; ou encore, peut-être plus exactement, confier à
Dieu ce qu’on n’a pas soi-même la force de pouvoir garder ou protéger. C’est
alors un abandon, mais assuré, le don à une Personne digne d’une absolue
confiance, et non pas la séparation hasardeuse d’avec quelqu’un qui le
livrerait au risque et au danger. Et s’impose aussitôt cet autre ordre d’idées
qui évoque d’une part une nécessité douloureuse qu’il faut lier à une
délivrance (de la maladie, de la souffrance insupportable), et par conséquent,
d’autre part, un apaisement nourri par l’espoir que la séparation se fait pour
le meilleur et que l’on peut aller en paix. La musique rend toutes ces
dispositions, elle en explore tous les plis, jusqu’à devenir la consolation
même. Dans la Passion selon
Saint-Matthieu de Bach, la musique accompagne le Christ mort dans la
Résurrection. Cependant, la solennité de la musique n’a rien de triomphal. Dans
son effusion, elle regorge de mélancolie à l’égard de ce qui vient d’avoir lieu
; elle garde en elle l’imperfection et même le désastre de la Création, en
somme de tout ce qu’il aura fallu racheter. La musique sauve les événements, en
partant, en se présentant comme en partance, emportant avec elle la mémoire et
s’en allant vers une destination bienheureuse. Dans Parsifal de Wagner, dont le thème principal est tiré, ne l’oublions
pas, de la Symphonie “Résurrection”
de Félix Mendelssohn, la musique emporte tous les mirages et toutes les
illusions. Et même la fin du Crépuscule
des dieux – les Adieux de Brünnhilde – délivre une musique d’après la fin
du monde, selon la leçon de Schopenhauer qui veut que la musique, encore du
côté de l’Être comme Volonté, dont elle constitue la première et fidèle copie,
survive au monde des phénomènes au point qu’elle peut les abandonner et
per-exister à leur dissolution. À chaque fois, comme une confirmation, s’impose
ceci, que la musique, dans son déploiement, fait retour à soi, que par
conséquent sa loi est de dire Adieu. Dans son absolu déchirement (l’expression,
si on est attentif, est un pur pléonasme!), elle se donne à elle-même, après
nous avoir été confiée, après être passée en nous et à travers nous. C’est
pourquoi la musique n’est pas d’essence proprement humaine, elle fend plutôt l’essence
de l’existence et en exprime la césure. Sa présence en nous, au sein de la
différence que nous éprouvons dans notre être, et sa présence parmi nous, là où
nous pouvons l’entendre, dans la nostalgie et l’espérance, nous fait pressentir
sa loi, à défaut de son identité, à savoir qu’elle dit non seulement l’Adieu,
mais qu’elle est l’Adieu, nécessairement.
On pourrait, il est vrai,
se contenter de dire que la musique dit seulement que l’existence s’en va, toujours,
et qu’elle s’en est depuis toujours allée, et encore qu’elle constituerait de ce mouvement le son
et le glissement, la courbe mélodique et le pas. Pas seulement le sonore, donc,
mais le rythme surtout, la nécessité en effet du mouvement. On en trouverait
une indication certes générale ou allusive, sinon une confirmation, dans
Jaccottet (Observations II) :
« Je note aujourd’hui seulement
quelque chose qui m’a frappé cet été à Lausanne : que le premier mouvement
de la symphonie dite des “Adieux” de
Haydn me rappelait le Nachsommer de
Stifter, à la fois la mélancolie et la transparence de l’air en automne. »
L’automne et la mélancolie, on comprend bien, mais aussi l’allègement et la
transparence de l’air, le départ, la fin d’un monde dont parle Stifter dans son
roman, que Nietzsche vénérait comme la plus belle prose allemande.
On doit relever une fois de
plus la nécessité, c’est-à-dire la loi innocente qui régit tout ce qui existe
et que la musique révèle au sein de toutes ses manifestations. Que la musique
traduise la douleur des départs, donc des Adieux, cette vérité ne trouve la
plénitude de son sens que si on la relie à la consolation, bien peu faible ou
médiocre en l’occurrence, de la nécessité qui la commande. Ce qui nous amène à l’idée
que la musique n’est qu’une contradiction
majeure, dont il n’existe aucun dépassement, aucune relève, si ce n’est
celle d’un monde, cette fois-ci en sa plate et brutale nécessité, qui ne
connaîtrait pas la musique. La musique, cette joie dans la douleur, dont
Schubert fait part dans le Lied An die
Musik, cette confiance au creux de l’Adieu insupportable, nous expose à
l’inintelligible par la pensée, mais que l’existence elle-même sent et comprend
dans la mesure où, dans les circonstances les plus décisives de son parcours,
elle éprouve le besoin d’y recourir.
*
Dans l’Adieu, dans ce mot
si définitif, qui suscite la crainte et le tremblement, tout semble
privatif : la séparation, le départ, l’abandon, la privation. C’est au
point qu’on peut se demander si l’absentement ne concernerait pas seulement
l’existence, sous toutes ses formes, qui doit déposer là et ses moments heureux
et pour finir la vie qui la soutient, mais aussi celui (Celui) auquel
paradoxalement on se confie. Dans « Adieu », n’entendons-nous pas
surtout, à notre corps défendant, la seule privation, le « sans », la
négativité, comme dans « a-théisme » (ce terme si difficile, si
dépendant de Dieu et qui en toute rigueur dit le retrait, le détournement du
dieu et non sa négation pure et simple) ? Mais il reste la privation, un mouvement
négatif…
Par conséquent, la musique,
dans le tracé de l’existence, rythme l’absentement, et en même temps elle
s’absenterait pour ce qui – en réalité ou comme un trait majeur d’époque –
signifie l’absence, quelque chose comme un congé pris. L’adresse à Dieu
possédait ce privilège de l’interlocution et cet avantage de phraser
musicalement autour de ce Nom. Mais désormais et quant à toutes les formes de
musiques, n’est-ce pas le sentiment d’un congé pris par l’adresse elle-même qui
prend le pas sur la confiance ? La
musique n’en devient-elle pas plus douloureuse et, en définitive, plus
incompréhensible que jamais ? Et par
conséquent encore plus musicale ! Mahler,
que nous avons déjà évoqué, semble pris dans cette contradiction au sein de la
contradiction majeure qu’est la musique. Il suffit d’entendre une fois dans sa
vie la douleur de l’Abschied qui
conclut le Chant de la terre (la voix
de Kathleen Ferrier n’y est pas pour rien dans l’interprétation mythique de
1952 sous la direction de Bruno Walter, lorsqu’elle-même disait son propre
Adieu, à la scène et au monde, redoublant ainsi la vocation de la musique,
c’est-à-dire l’affirmant et l’achevant pour l’éternité : Ewig…Ewig…), ou bien encore le dernier
mouvement, expiré (donc en repli et
en négatif, quoique pris dans l’affirmation de la musique), de la IX° Symphonie, qui n’en finit pas de
partir, de saluer encore, de se tenir à la vie comme un mourant retient par on
ne sait quelles forces sa couverture, pour comprendre que l’Adieu ne se
supporte plus, et que par conséquent il est devenu le thème exclusif, en tant que
tel, de la musique. S’il s’abandonne à sa litanie – dont la tradition musicale
est du reste attestée par un genre –, l’Adieu porte le fer douloureux de son
ciseau jusque dans la raison d’être de la musique.
À tout le moins, la musique
ferait de l’Adieu sa marque, au titre de sa condition comme de celle de sa
destination. S’il n’y a de musique que dans l’existence, il ne s’ensuit pas
qu’elle s’y épuise, car ce serait négliger sans doute l’essentiel, à savoir
qu’elle la déborde de part en part, en amont comme en aval – elle lui vient
tout comme elle lui survit dans une sorte d’échappée au-delà du dernier soupir,
comme la voix et son accompagnement sonore qui lui succèdent encore à la
manière d’un point d’orgue qu’on n’entend pas finir. Cette aura de l’existence qu’il faut accorder à la musique, en son
annonciation comme dans son départ, a pour présence, c’est-à-dire pour modalité
de mouvement de la manifestation la teneur ondulatoire ou vibratoire de ce
qu’il faut bien nommer une lumière, aussi faible et chancelante soit-elle. On
s’accordera en tout cas à dire que, quelle que soit l’expérience musicale,
c’est cet excès sur l’existence brute que la musique rend palpable, et encore
qu’elle porte l’existence et en décide le mouvement. Tout cela d’emblée, naturellement,
avant même que l’existence ne se déploie dans le langage et la technè. Mais s’insinuerait aussi, depuis
ces considérations, l’idée, ou plutôt la sensation et le sentiment bien réels
que l’existence ne vient pas de rien et qu’elle ne meurt pas sans reste. Et
l’on songe aussitôt à une intrication semblable des hommes et des dieux que la
tragédie grecque, en sa première lueur, chez Eschyle, explore, musicalement
précisément, derrière et dans le chœur, juste sur la limite de ce qui se fait
voir en se manifestant sur la scène par des mots mais qui est porté
sensiblement par son envers invisible. À telle enseigne que la musique serait
le sentiment de l’en deçà et de l’au-delà de l’existence, ces dimensions que
certes les religions ont tenté de figurer, mais que la musique en sa
primitivité comme dans ses plus extrêmes élaborations n’aura cessé, par sa
souveraineté forte et fragile en même temps, de déjouer et d’écarter afin
d’approfondir encore et de creuser davantage (« La musique creuse le Ciel », écrit Baudelaire), et précisément
et en somme de faire ressentir, comme si, sans chercher la moindre preuve, elle
était pour elle-même l’épreuve incontestable de ces dimensions.
La musique serait expirante, toujours et depuis toujours,
même là où, pensons à son expression immédiate dans la danse et comme la danse,
elle ne fait qu’inspirer, que reprendre le souffle qui pourtant la nourrit.
Certes, il existe de faux adieux, des adieux de comédie, comme ceux que font
les deux protagonistes à leurs compagnes dans Cosi fan tutte. Il existe aussi des adieux circonstanciels (ainsi
Beethoven, qui aura survécu à tant d’Adieux, au Testament d’Heiligenstadt comme
à sa Sonate « Les Adieux »),
qui se croient définitifs, mais qui ne le furent pas, relançant ainsi leur
contenu dans la musique et comme musique. Le dionysisme de Beethoven (La VII° Symphonie, la Missa Solemnis, la IX°
Symphonie, l’éclat musical lui-même (« Apothéose de la danse »), disait Wagner de la VII°) est conduit, et non depuis un
simple regard rétrospectif, par le halètement et les spasmes du XVI° Quatuor et surtout par le piano
soupirant et expirant, reprenant encore et encore, et refaisant le geste du
dernier Adieu dans l’ultime Sonate pour piano, ce chant suprême et incomparable
de la douleur et de l’Adieu. L’impression est que la musique cherche son mot,
qu’elle se situe enfin devant la prononciation décisive d’un Nom. C’est
pourquoi – et Nietzsche n’était-il pas sans le savoir – l’apollinien n’est pas
l’inverse du dionysisme musical, mais son image conquise à défaut de pouvoir en
prononcer le Nom, l’image qui permet de sinon de le regarder du moins d’en
entendre l’éternelle et inconcevable douleur.
*
L’expiration,
si on y réfléchit et déjà lorsqu’on en fait l’expérience banale, est plus
sonore que l’inspiration. Elle est le geste de la désappropriation, à la fois originaire et celui-là même qui remet
entre les mains d’on ne sait qui ou quoi l’inspiration qu’on croyait sienne, le
mouvement de rapport à soi qu’on estimait constituer proprement la subjectivité
existante. Plus sonore est donc l’expiration, plus musicale au sens où l’on
pourrait inversement registrer la parole, du moins ce qu’on prend pour telle, à
l’inspiration, à la subjectivation, au rassemblement de
« soi » comme soi. Dans l’expiration, la subjectivité se vide, après
avoir éprouvé une tout autre convocation subjective dans et par la musique,
autour d’un centre introuvable, qui, précisément ne se trouvait pas en
« soi », mais dehors, ailleurs, par-delà soi. Et la musique au
demeurant prononce ce vide rassembleur, auquel elle aspire dans son expiration.
On pourrait déjà reconnaître ce souffle repris, étiré et infiniment relancé
dans l’écart que creuse la voix dans sa propre profération, si ce n’est que la
musique qui s’y fait entendre, dans une césure très réelle, donc aussi dans un
silence très spécial, va en profondeur, arrachant les mille peaux de l’âme,
ainsi que le disait Nietzsche, sans jamais aboutir à quoi que ce soit que l’on
pourrait appeler le « moi ». Et la vérité est que celui-ci, si l’on
tient à conserver son nom, se situe dehors, en hauteur, dans le ciel – à
jamais! –, bien loin d’un lieu assignable au tréfonds de nous-mêmes, dans les
vapeurs et les nuages qui passent de la musique. C’est qu’il y a dans la
musique une expiration infinie, une impossibilité de mourir que ses Adieux
portent, Adieu et Adieux par conséquent, dont l’haleine et le halètement font
vibrer toute l’existence au-delà de son épuisement et qui en constituent au
demeurant le flottement. Dans la pâle
lueur de la bougie et dans l’odeur qu’elle laisse monter, la musique se consume,
elle comme toute chose, et c’est
ainsi qu’elle survit au monde.
André Hirt
Chronique du 16
(Décembre 2014)
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