mercredi 17 décembre 2014

Adieu




C’est le mot de la musique, celui qu’elle profère en ne parvenant pas, sauf parfois dans l’accompagnement du texte qui ne lui ajoute pas grand-chose, à le prononcer. Le dernier mot, le fin mot ?  Mais aussi bien et autant le premier, qui l’engage tout entière. Ce mot de la fin et du commencement, en effet, marque l’épuisement au long duquel elle s’écoule et l’apothéose vers laquelle elle tend.

La palette de la musique est sans doute plus étroite que celle des autres arts. Certes, il est possible de tout « mettre en musique ». Car, qu’est-ce qui, dans la réalité comme dans le sentiment et la pensée, ne se prêterait pas à la musique ou qui ne se laisserait traiter par elle ?  C’est comme si, en vérité, la musique était un art si resserré qu’elle aurait un objet. On devrait comprendre que cet objet elle ne l’a pas élu, mais qu’il lui est originairement échu. La musique est d’emblée son propre objet. La musique, donc, comme Adieu, soit la musique qui dit l’Adieu, la musique qui dit Adieu, et encore la musique qui se dit Adieu.
Les autres arts, si l’on peut se permettre de généraliser en mettant hors-champ les formes de préférences, toutes légitimes sous un certain angle, touchent eux aussi à un objet, mais au terme d’un très long processus au cours duquel il se dégage pour ainsi dire chimiquement. Alors, il se présente. Ainsi, au regard des arts traditionnels, la littérature, généralisons encore la pratique de l’écriture, tend vers sa pure possibilité, et même jusqu’à ses conditions de possibilité qui sont également celles de son impossibilité dont elle vit et survit, se nourrit et se relance ; la peinture, de son côté, découvre tout au long de l’histoire l’acte même de peindre, la pure peinture, jusqu’à son effacement, cette autre et très nouvelle peinture. Reste la danse, impensable sans la musique – laissons indécidée la question  de l’antécédence de l’une sur l’autre ou celle du déclenchement de l’une par l’autre –, qui spatialise l’existence et la mime en manifestant le surgissement qui lui est consubstantiel. Mais la musique semble posséder d’emblée son objet auquel a immédiatement rapport. En d’autres termes, elle laisserait entendre l’émotion de l’aire qu’elle a quittée et dans un autre retournement elle s’évanouirait comme si elle était absorbée par une aimantation qui lui enjoint de quitter le lieu où elle s’est pourtant produite.
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La musique est originellement en partance, portant comme un Wanderer (un voyageur) sous son bras son objet. Plus originellement encore, faire de la musique, écrire de la musique, la composer, certes, mais d’abord chanter, tambouriner, souffler dans la tige d’un végétal, parler d’une certaine manière furent et sont toujours les manières dont l’existence se joue elle-même, dont elle se représente les origines et les pertes autant que les projections, aspirations et désirs. Assurément, et on peut l’estimer, dans tous les sens du terme, la musique est extatique en ce qu’elle s’écarte du lieu où elle a lieu, tout en imprégnant son contenu d’un espace et d’un temps qu’elle n’a pourtant jamais connus. Cependant, ne doit-on pas se rendre à l’idée que la musique, en elle-même, sait où elle veut nous porter alors que nous, qui la produisons, ignorons tout de ce savoir ? Alors, c’est un peu comme si nous empruntions un cheval qui connaît sa destination. Et ne doit-on pas aussi, dans cet ordre d’idées, reconnaître l’incroyable confiance que nous accordons toujours à la musique ? Ainsi, l’usage intense et hautement spriritualisé qu’en ont fait certaines religions en témoigne certainement : messes, messes pour les morts, cantates sacrées, psalmodies et répons sont autant de prières adressées que la musique porte, emmène avec soi. Ce que l’on appelait « l’âme » s’y trouve non plus incarnée, mais allégée et libérée, ailée par conséquent, et on l’entend pour ainsi dire, à défaut de la voir, s’en aller dans les airs comme le battement d’ailes d’une colombe. Qu’elle soit toutefois présente dans la musique est alors une évidence palpable. Née avec la naissance dans les corps, la musique en prend congé, très vite, même quand le corps continue à jouer, à rythmer et à danser. À même les corps, elle advient comme spiritualité et comme l’Esprit. La difficulté proprement conceptuelle qu’éprouve Hegel à définir l’Esprit auquel est pourtant suspendue toute réalité dans le langage du concept tient à sa vaporisation dont il est le souffle inaugural et l’agent actif et producteur, c’est-à-dire de la vie, mais aussi de la mort et de la résurrection. Celle-ci, au demeurant, comme l’entrée dans la mort, ne peut-être que musicale. Mahler l’a prodigieusement exprimé dans le finale de sa II° Symphonie, qui porte le titre de « Résurrection » (Auferstehung), hélas sur des mots de Klopstock qui ne sont guère du même niveau que la musique (Mahler n’était pas sans l’ignorer, mais quels mots eurent pu supporter cette musique ?).
Et la prière ?  Justement, on apprenait dans la jeunesse que chanter, c’était prier deux fois. Et jeunes nous chantions plus que devenus une fois adultes, comme si en vérité la musique comprenait le mouvement léger de la vie dont on ne sait quelle bifurcation aura tétanisé, plus tard, les ailes du chant. Restent la musique et l’enfance, la musique qui regrette l’enfance, qui ne parle que d’elle et qui en désire en quelque sorte une nouvelle. S’agissant cependant de la prière, à laquelle la notion d’adresse est consubstantielle, elle se soutient de la même structure que la musique, en ce que sa destination est à la fois connue (Dieu) et si difficile à formuler et à figurer. Ce qu’on demande ou implore, la supplication le plus souvent, se soustrait au langage, si bien que le destinataire Tout-puissant de l’appel dans l’extériorité sonore comme dans la vibration intérieure s’efface devant le contenu même du désir que la musique seule peut porter et exprimer. Dieu est bien moins infigurable que ne l’est, malgré les mots d’Augustin, si forts, mais tellement traversés par la psalmodie musicale qui leur est en ce sens nécessaire – qu’un musicien, enfin, s’y essaie! –, la prière elle-même, dont en définitive, les mots employés s’effondrent vite en se diluant dans le vertige musical qui permet au message de se poursuivre.
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Adieu, l’Adieu. On dira toujours que la musique est un art du temps, et que tout naturellement, elle apparaît et disparaît avec le temps et comme lui. Mais s’agit-il effectivement et seulement de cela ?  Une première nuance en tout cas s’impose : la musique voudrait dire, d’un vouloir si peu voulu, Adieu au temps dans le temps ; elle soupirerait avec lui jusqu’à s’achever avec lui. L’étranglement et le sanglot s’épuiseraient dans un dernier épanchement, une ultime décharge avant de s’abandonner au silence (ainsi, la toute fin de la X° Symphonie de Mahler). Tout cela est incontestable et on en trouverait de très nombreuses illustrations. Sauf, qu’en cette occurrence, la musique se dit Adieu, en se dessaisissant d’elle-même et en se soustrayant à toute saisie.

Mais pourquoi donc « Adieu » ?  Pourquoi ce mot si complexe, aux usages souvent dramatiques (le dernier Adieu, Adieu pour toujours) et parfois banalisés : dans certaines régions de France, on dit Adieu pour signifier une simple salutation ou un au revoir ?  Toutefois, le sérieux de l’expression demeure même dans l’échange de salutations, le mot de Dieu y imposant sa puissance, en laissant peser dans la queue de sa prononciation et jusque dans le silence qui s’ensuit l’idée confuse d’un irrémédiable et pourtant d’une sorte de confiance. Car en disant Adieu, je confie celui ou ceux auxquels je m’adresse à Dieu. Dire « Adieu », ce serait donner, confier en mains propres, céder ce que l’on avait en sa possession ; ou encore, peut-être plus exactement, confier à Dieu ce qu’on n’a pas soi-même la force de pouvoir garder ou protéger. C’est alors un abandon, mais assuré, le don à une Personne digne d’une absolue confiance, et non pas la séparation hasardeuse d’avec quelqu’un qui le livrerait au risque et au danger. Et s’impose aussitôt cet autre ordre d’idées qui évoque d’une part une nécessité douloureuse qu’il faut lier à une délivrance (de la maladie, de la souffrance insupportable), et par conséquent, d’autre part, un apaisement nourri par l’espoir que la séparation se fait pour le meilleur et que l’on peut aller en paix. La musique rend toutes ces dispositions, elle en explore tous les plis, jusqu’à devenir la consolation même. Dans la Passion selon Saint-Matthieu de Bach, la musique accompagne le Christ mort dans la Résurrection. Cependant, la solennité de la musique n’a rien de triomphal. Dans son effusion, elle regorge de mélancolie à l’égard de ce qui vient d’avoir lieu ; elle garde en elle l’imperfection et même le désastre de la Création, en somme de tout ce qu’il aura fallu racheter. La musique sauve les événements, en partant, en se présentant comme en partance, emportant avec elle la mémoire et s’en allant vers une destination bienheureuse. Dans Parsifal de Wagner, dont le thème principal est tiré, ne l’oublions pas, de la Symphonie “Résurrection” de Félix Mendelssohn, la musique emporte tous les mirages et toutes les illusions. Et même la fin du Crépuscule des dieux – les Adieux de Brünnhilde – délivre une musique d’après la fin du monde, selon la leçon de Schopenhauer qui veut que la musique, encore du côté de l’Être comme Volonté, dont elle constitue la première et fidèle copie, survive au monde des phénomènes au point qu’elle peut les abandonner et per-exister à leur dissolution. À chaque fois, comme une confirmation, s’impose ceci, que la musique, dans son déploiement, fait retour à soi, que par conséquent sa loi est de dire Adieu. Dans son absolu déchirement (l’expression, si on est attentif, est un pur pléonasme!), elle se donne à elle-même, après nous avoir été confiée, après être passée en nous et à travers nous. C’est pourquoi la musique n’est pas d’essence proprement humaine, elle fend plutôt l’essence de l’existence et en exprime la césure. Sa présence en nous, au sein de la différence que nous éprouvons dans notre être, et sa présence parmi nous, là où nous pouvons l’entendre, dans la nostalgie et l’espérance, nous fait pressentir sa loi, à défaut de son identité, à savoir qu’elle dit non seulement l’Adieu, mais qu’elle est l’Adieu, nécessairement.

On pourrait, il est vrai, se contenter de dire que la musique dit seulement que l’existence s’en va, toujours, et qu’elle s’en est depuis toujours allée, et encore  qu’elle constituerait de ce mouvement le son et le glissement, la courbe mélodique et le pas. Pas seulement le sonore, donc, mais le rythme surtout, la nécessité en effet du mouvement. On en trouverait une indication certes générale ou allusive, sinon une confirmation, dans Jaccottet (Observations II) : « Je note aujourd’hui seulement quelque chose qui m’a frappé cet été à Lausanne : que le premier mouvement de la symphonie dite des “Adieux” de Haydn me rappelait le Nachsommer de Stifter, à la fois la mélancolie et la transparence de l’air en automne. » L’automne et la mélancolie, on comprend bien, mais aussi l’allègement et la transparence de l’air, le départ, la fin d’un monde dont parle Stifter dans son roman, que Nietzsche vénérait comme la plus belle prose allemande.
On doit relever une fois de plus la nécessité, c’est-à-dire la loi innocente qui régit tout ce qui existe et que la musique révèle au sein de toutes ses manifestations. Que la musique traduise la douleur des départs, donc des Adieux, cette vérité ne trouve la plénitude de son sens que si on la relie à la consolation, bien peu faible ou médiocre en l’occurrence, de la nécessité qui la commande. Ce qui nous amène à l’idée que la musique n’est qu’une contradiction majeure, dont il n’existe aucun dépassement, aucune relève, si ce n’est celle d’un monde, cette fois-ci en sa plate et brutale nécessité, qui ne connaîtrait pas la musique. La musique, cette joie dans la douleur, dont Schubert fait part dans le Lied An die Musik, cette confiance au creux de l’Adieu insupportable, nous expose à l’inintelligible par la pensée, mais que l’existence elle-même sent et comprend dans la mesure où, dans les circonstances les plus décisives de son parcours, elle éprouve le besoin d’y recourir.
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Dans l’Adieu, dans ce mot si définitif, qui suscite la crainte et le tremblement, tout semble privatif : la séparation, le départ, l’abandon, la privation. C’est au point qu’on peut se demander si l’absentement ne concernerait pas seulement l’existence, sous toutes ses formes, qui doit déposer là et ses moments heureux et pour finir la vie qui la soutient, mais aussi celui (Celui) auquel paradoxalement on se confie. Dans « Adieu », n’entendons-nous pas surtout, à notre corps défendant, la seule privation, le « sans », la négativité, comme dans « a-théisme » (ce terme si difficile, si dépendant de Dieu et qui en toute rigueur dit le retrait, le détournement du dieu et non sa négation pure et simple) ?  Mais il reste la privation, un mouvement négatif…
Par conséquent, la musique, dans le tracé de l’existence, rythme l’absentement, et en même temps elle s’absenterait pour ce qui – en réalité ou comme un trait majeur d’époque – signifie l’absence, quelque chose comme un congé pris. L’adresse à Dieu possédait ce privilège de l’interlocution et cet avantage de phraser musicalement autour de ce Nom. Mais désormais et quant à toutes les formes de musiques, n’est-ce pas le sentiment d’un congé pris par l’adresse elle-même qui prend le pas sur la confiance ?  La musique n’en devient-elle pas plus douloureuse et, en définitive, plus incompréhensible que jamais ?  Et par conséquent encore plus musicale ! Mahler, que nous avons déjà évoqué, semble pris dans cette contradiction au sein de la contradiction majeure qu’est la musique. Il suffit d’entendre une fois dans sa vie la douleur de l’Abschied qui conclut le Chant de la terre (la voix de Kathleen Ferrier n’y est pas pour rien dans l’interprétation mythique de 1952 sous la direction de Bruno Walter, lorsqu’elle-même disait son propre Adieu, à la scène et au monde, redoublant ainsi la vocation de la musique, c’est-à-dire l’affirmant et l’achevant pour l’éternité : Ewig…Ewig…), ou bien encore le dernier mouvement, expiré (donc en repli et en négatif, quoique pris dans l’affirmation de la musique), de la IX° Symphonie, qui n’en finit pas de partir, de saluer encore, de se tenir à la vie comme un mourant retient par on ne sait quelles forces sa couverture, pour comprendre que l’Adieu ne se supporte plus, et que par conséquent il est devenu le thème exclusif, en tant que tel, de la musique. S’il s’abandonne à sa litanie – dont la tradition musicale est du reste attestée par un genre –, l’Adieu porte le fer douloureux de son ciseau jusque dans la raison d’être de la musique.

À tout le moins, la musique ferait de l’Adieu sa marque, au titre de sa condition comme de celle de sa destination. S’il n’y a de musique que dans l’existence, il ne s’ensuit pas qu’elle s’y épuise, car ce serait négliger sans doute l’essentiel, à savoir qu’elle la déborde de part en part, en amont comme en aval – elle lui vient tout comme elle lui survit dans une sorte d’échappée au-delà du dernier soupir, comme la voix et son accompagnement sonore qui lui succèdent encore à la manière d’un point d’orgue qu’on n’entend pas finir. Cette aura de l’existence qu’il faut accorder à la musique, en son annonciation comme dans son départ, a pour présence, c’est-à-dire pour modalité de mouvement de la manifestation la teneur ondulatoire ou vibratoire de ce qu’il faut bien nommer une lumière, aussi faible et chancelante soit-elle. On s’accordera en tout cas à dire que, quelle que soit l’expérience musicale, c’est cet excès sur l’existence brute que la musique rend palpable, et encore qu’elle porte l’existence et en décide le mouvement. Tout cela d’emblée, naturellement, avant même que l’existence ne se déploie dans le langage et la technè. Mais s’insinuerait aussi, depuis ces considérations, l’idée, ou plutôt la sensation et le sentiment bien réels que l’existence ne vient pas de rien et qu’elle ne meurt pas sans reste. Et l’on songe aussitôt à une intrication semblable des hommes et des dieux que la tragédie grecque, en sa première lueur, chez Eschyle, explore, musicalement précisément, derrière et dans le chœur, juste sur la limite de ce qui se fait voir en se manifestant sur la scène par des mots mais qui est porté sensiblement par son envers invisible. À telle enseigne que la musique serait le sentiment de l’en deçà et de l’au-delà de l’existence, ces dimensions que certes les religions ont tenté de figurer, mais que la musique en sa primitivité comme dans ses plus extrêmes élaborations n’aura cessé, par sa souveraineté forte et fragile en même temps, de déjouer et d’écarter afin d’approfondir encore et de creuser davantage (« La musique creuse le Ciel », écrit Baudelaire), et précisément et en somme de faire ressentir, comme si, sans chercher la moindre preuve, elle était pour elle-même l’épreuve incontestable de ces dimensions.

La musique serait expirante, toujours et depuis toujours, même là où, pensons à son expression immédiate dans la danse et comme la danse, elle ne fait qu’inspirer, que reprendre le souffle qui pourtant la nourrit. Certes, il existe de faux adieux, des adieux de comédie, comme ceux que font les deux protagonistes à leurs compagnes dans Cosi fan tutte. Il existe aussi des adieux circonstanciels (ainsi Beethoven, qui aura survécu à tant d’Adieux, au Testament d’Heiligenstadt comme à sa Sonate « Les Adieux »), qui se croient définitifs, mais qui ne le furent pas, relançant ainsi leur contenu dans la musique et comme musique. Le dionysisme de Beethoven (La VII° Symphonie, la Missa Solemnis, la IX° Symphonie, l’éclat musical lui-même (« Apothéose de la danse »), disait Wagner de la VII°) est conduit, et non depuis un simple regard rétrospectif, par le halètement et les spasmes du XVI° Quatuor et surtout par le piano soupirant et expirant, reprenant encore et encore, et refaisant le geste du dernier Adieu dans l’ultime Sonate pour piano, ce chant suprême et incomparable de la douleur et de l’Adieu. L’impression est que la musique cherche son mot, qu’elle se situe enfin devant la prononciation décisive d’un Nom. C’est pourquoi – et Nietzsche n’était-il pas sans le savoir – l’apollinien n’est pas l’inverse du dionysisme musical, mais son image conquise à défaut de pouvoir en prononcer le Nom, l’image qui permet de sinon de le regarder du moins d’en entendre l’éternelle et inconcevable douleur.
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L’expiration, si on y réfléchit et déjà lorsqu’on en fait l’expérience banale, est plus sonore que l’inspiration. Elle est le geste de la désappropriation, à la fois originaire et celui-là même qui remet entre les mains d’on ne sait qui ou quoi l’inspiration qu’on croyait sienne, le mouvement de rapport à soi qu’on estimait constituer proprement la subjectivité existante. Plus sonore est donc l’expiration, plus musicale au sens où l’on pourrait inversement registrer la parole, du moins ce qu’on prend pour telle, à l’inspiration, à la subjectivation, au rassemblement de « soi » comme soi. Dans l’expiration, la subjectivité se vide, après avoir éprouvé une tout autre convocation subjective dans et par la musique, autour d’un centre introuvable, qui, précisément ne se trouvait pas en « soi », mais dehors, ailleurs, par-delà soi. Et la musique au demeurant prononce ce vide rassembleur, auquel elle aspire dans son expiration. On pourrait déjà reconnaître ce souffle repris, étiré et infiniment relancé dans l’écart que creuse la voix dans sa propre profération, si ce n’est que la musique qui s’y fait entendre, dans une césure très réelle, donc aussi dans un silence très spécial, va en profondeur, arrachant les mille peaux de l’âme, ainsi que le disait Nietzsche, sans jamais aboutir à quoi que ce soit que l’on pourrait appeler le « moi ». Et la vérité est que celui-ci, si l’on tient à conserver son nom, se situe dehors, en hauteur, dans le ciel – à jamais! –, bien loin d’un lieu assignable au tréfonds de nous-mêmes, dans les vapeurs et les nuages qui passent de la musique. C’est qu’il y a dans la musique une expiration infinie, une impossibilité de mourir que ses Adieux portent, Adieu et Adieux par conséquent, dont l’haleine et le halètement font vibrer toute l’existence au-delà de son épuisement et qui en constituent au demeurant le flottement.  Dans la pâle lueur de la bougie et dans l’odeur qu’elle laisse monter, la musique se consume, elle comme toute chose, et c’est ainsi qu’elle survit au monde.

André Hirt
Chronique du 16

(Décembre 2014)

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