JCM/ Vous abordez
Deleuze en invoquant des concepts assez surprenants pour le lecteur que je suis
: mouvement, encyclopédie, logique... des concepts assez Hégéliens, je
dirais... Mais, il s'agit de mouvements aberrants pour une encyclopédie qui ne
revient pas sur elle-même, ni autour d'un centre et selon une logique qui
évidemment n'a rien de dialectique. Comment ce concept, ce titre, a-t-il surgi
dans votre lecture de Deleuze, entre bien d'autres. Anne Sauvagnargues s'était
penchée sur l'idée d' "empirisme transcendantal", je m'étais
intéressé au concept de "multiplicités", vous, vous entrez par une
porte qui donne le sentiment d'une "philosophie mineure". Comment percevez-vous
le mouvement de ce concept dans l'œuvre de Deleuze? Où le repère-t-on pour la
première fois sous sa plume?
DL/ Je ne sais plus trop bien comment le motif des
mouvements aberrants m’est apparu central chez Deleuze. Il est vrai que la
notion de mouvement aberrant peut paraître « mineure » comme vous le
dites, dans la mesure où elle n’a pas la charge philosophique de notions comme celles
d’immanence, de virtuel, d’événement, d’expression dont on connaît l’importance
chez Deleuze. Ce qui renforce cette impression, c’est qu’elle n’apparaît nommément
qu’assez tard dans son œuvre, avec les livres sur le cinéma, semble-t-il. Mais
n’est-ce pas comme la notion de « pli » tel que Deleuze la repère
chez Leibniz ? C’est un terme mineur chez Leibniz, mais que Deleuze transforme
et utilise comme concept. De la même manière, je me suis servi des « mouvements
aberrants », non pas comme concept, mais comme opérateur conceptuel. À mes
yeux, la notion est présente partout, dès les premiers textes, dès le texte sur
les îles désertes. Le mouvement qui consiste pour le naufragé à recréer l’île
pour en dégager la « pure conscience » est déjà un mouvement
aberrant.
Vous invoquez l’empirisme transcendantal ou la théorie des
multiplicités comme entrées possibles chez Deleuze. Bien sûr, et sans doute y a-t-il
beaucoup d’autres entrées possibles dans son œuvre, comme dans un terrier. Mais
la plupart de ces entrées se font, pour ainsi dire, de l’intérieur de la pensée
de Deleuze. C’est comme un deleuzianisme du dedans. Mon but est différent,
quoique tout aussi « deleuzien », je l’espère : il ne s’agit pas
de montrer comment sa pensée se déploie comme empirisme transcendantal,
philosophie de l’immanence, théorie des multiplicités, etc., mais de montrer autour
de quel foyer elle se problématise, quel problème la constitue.
Or une des conditions dégagée par Deleuze, c’est que la
pensée ne peut pas énoncer le problème qui pourtant la fait penser. Le problème
qui anime de l’« intérieur » une philosophie lui échappe
nécessairement, lui est nécessairement « extérieur » en ce sens qu’il
n’apparaît pas explicitement dans l’œuvre, qu’il n’y est énoncé nulle part. Le
problème est toujours intérieur/extérieur, sur la limite qui les rapporte l’un
à l’autre. À ce titre, ni l’empirisme transcendantal ni la théorie des
multiplicités ni le concept d’événement ne peuvent constituer le problème de sa
philosophie puisqu’ils sont l’objet de définitions explicites, répétées chez
Deleuze. C’est un deleuzianisme du dehors, si l’on veut, puisqu’il s’agit de
partir d’un problème « extérieur » à sa philosophie, mais dont j’essaie
de montrer qu’il l’anime de l’« intérieur » et qu’il traverse toute
son œuvre, celle écrite seule et celle co-écrite avec Guattari.
L’autre point, c’est que j’ai toujours cru que, pour une
certaine lignée de penseurs dont Deleuze fait partie, un problème a quelque
chose d’affectif ou de vital, de « non-philosophique ». Le problème
d’une philosophie ne peut pas être seulement philosophique. Une philosophie ne
peut pas seulement consister dans l’exposé d’une doctrine, dans la volonté de
surmonter ou d’instaurer un monisme, un dualisme, un pluralisme, de construire
un système, ou d’en renverser un autre. Cette conviction, je la tiens bien sûr
de Deleuze, mais d’abord de Nietzsche et de sa « psychologie ». Il faudrait
« deviner » les auteurs au sens où Nietzsche demande : « T’ai-je
bien deviné, Spinoza ? ». Il n’y a là rien de psychologique au sens
ordinaire du terme ; il s’agit plutôt de remonter vers ce qu’il y a de
vital dans la position d’un problème philosophique. Je n’ai certes pas la
prétention d’avoir « deviné » Deleuze, seulement d’avoir indiqué que
le problème de sa philosophie est un problème vital.
Certes, les mouvements aberrants chez Deleuze ne
constituent pas un problème par eux-mêmes, mais ils sont les signes du problème.
Pourquoi Deleuze a-t-il besoin d’en passer par la fêlure chez Fitzgerald, la
généalogie détraquée des Rougon-Macquart, par la perversion du Robinson de
Tournier, par le juridisme étrange de Masoch, par la perversion de Rousseau,
par la logique paradoxale de Lewis Carroll, par la schizophrénie d’Artaud, par
l’« inorganisation réelle » du désir de Lacan, par les
déterritorialisations nomades, par l’acte si étrange de plier, déplier, replier
chez Leibniz, par les figures défigurées de Bacon ? À quel problème cela
renvoie-t-il ? Cela permet-il de « deviner » le problème de
Deleuze ? À quelle nécessité vitale, avant d’être théorique, cette sorte
d’encyclopédie renvoie-t-elle ? Telles sont les questions d’où partent mon
livre. Les mouvements aberrants sont à la fois un opérateur conceptuel et les
signes ou symptômes d’un profond problème. En un mot, la notion de
« mouvement aberrant » est une notion à la fois mineure et centrale.
JCM/ Vous cherchez donc le point d’extériorité
qui d’une certaine manière force à penser et dessinerait la ligne d’affrontement
de la philosophie de Deleuze en tant que problème, problème vital qui fait la
difficulté de penser propre à cet auteur. Impossible du coup d’invoquer le
déterminant absolu ou encore ce qui se trouverait déterminé complètement - un calcul
d’historien de la philosophie pour en rendre raison... Mais si les déterminités ne sont pas clairement posées, il y a une
détermination, un souffle qui dessine la carte d’un tel champ d’exploration. Il y a un
problème deleuzien disons qui vous lance à sa poursuite. Lequel ?
Qu’est-ce précisément qu’un mouvement aberrant ? Et comment se conjugue et
se décline le problème que Deleuze rencontre et qu’il partage avec
Guattari ?
DL/ Deleuze
a toujours dit que, s’il n’avait pas fait de la philosophie, il aurait fait du
droit. C’est dans L’Abécédaire qu’il
évoque sa passion pour la jurisprudence. Mais en réalité, la philosophie ne
s’est-elle pas confondue pour lui avec la question : de quel droit ? Quid juris ? N’est-ce pas cette
question qui revient sans cesse dans son œuvre ? On objectera que ce
problème n’a rien de proprement deleuzien puisqu’on le rencontre déjà chez Kant
et chez les néo-kantiens. Mais, en réalité, Deleuze lui trouve une origine plus
lointaine encore. L’histoire de cette question commence avec Platon. C’est
Platon qui, le premier, dresse une vaste machine destinée à distribuer le droit
qui revient à chacun en fonction de son mérite. En ce sens, il est le
premier à poser la question : quid
juris ? Deleuze voit dans le platonisme une rivalité entre des
prétendants dont les droits sont légitimés en fonction de leur degré de soumission
à un fondement supérieur. C’est en effet l’instauration d’un fondement qui
permet de légitimer le droit revendiqué par chaque prétention. La question quid juris ? se confond avec celle
de l’instauration d’un fondement.
La question
devient proprement deleuzienne lorsqu’il s’agit de renverser tout fondement,
mais au nom même de la question : de quel droit ? Car cette question
doit être adressé au fondement lui-même. D’où le fondement tire-t-il sa
légitimité ? De quel droit prétend-il distribuer le droit ? C’est
toute la perversion de la démarche deleuzienne : le fondement doit être
renversé au nom même de la question qui permettait de l’instaurer. Il en
résulte alors deux tâches : une tâche critique qui consiste à renverser les
pensées du fondement (c’est le leitmotiv du « renversement du
platonisme » dans Différence et
répétition) et une tâche positive, créatrice qui consiste à instaurer une
« nouvelle image de la pensée », une pensée sans fondement — dont
témoignent justement les mouvements aberrants.
On jugera
peut-être que ce sont des questions très classiques qui disparaissent ensuite
lors de la collaboration avec Guattari. Mais d’abord, Deleuze s’est toujours
senti un philosophe classique, comme il vous l’a d’ailleurs écrit dans une lettre.
Ensuite, je crois que cette question persiste tout au long de l’œuvre, y
compris dans les livres écrits avec Guattari. Quand, dans Mille plateaux, ils opposent l’arbre et le rhizome, n’est-ce pas
avant tout une opposition entre la pensée-fondement et la pensée sans
fondement ? Lorsqu’ils critiquent Œdipe, n’est-ce pas parce que la
psychanalyse veut fonder l’inconscient sur une structure triangulaire,
elle-même fondée sur la loi du signifiant ? Inversement, les processus
schizos ne sont-ils pas des expérimentations libérés de tout fondement ?
On pourrait multiplier les exemples, comme je le fais dans le livre en espérant
montrer la persistance de cette question. La lutte contre le fondement est
constante et la question quid
juris ? n’est pas seulement épistémologique, elle est éthique,
politique, esthétique, ontologique : elle traverse tout. Deleuze et
Guattari lui donnent une extension considérable.
Alors si les
« mouvements aberrants » sont si importants, c’est justement parce
qu’ils témoignent d’un nouveau droit, le droit de ce qui se dérobe à l’action
du fondement et à sa rationalité. Les mouvements aberrants obéissent en effet à
deux exigences : d’une part, ils sont inexplicables d’un point de vue
rationnel, ils n’ont aucun fondement ; mais d’autre part, ils sont
absolument nécessaires, « forcés », ils obéissent à une logique
impérieuse. C’est même l’un des traits les plus essentiels de la philosophie de
Deleuze : produire, créer les logiques irrationnelles de ces mouvements
aberrants. Bref, les mouvements aberrants sont porteurs d’un nouveau droit en
même temps que d’une nouvelle image de la pensée.
JCM/ En quittant cette ligne du fondement, en
effondant le fondement, se lève une nouvelle géographie de la pensée qui
éprouve des événements au découpage bien réel, avec des singularités tout à
fait remarquables. Au point de rendre possible
l’expérience de quelque chose que Deleuze appelle encore l’Idée, qui
n’est pas un pur désordre, mais tout autant une formation sensible. S’agit-il alors
dans cette épreuve d’une conscience, d’un sujet correspondant pour accompagner
ces mouvements dangereux ? Quels procédés de subjectivation ?
DL/ Deleuze
conserve la notion de sujet, mais à condition de le concevoir comme sujet
d’expérimentation. Cela ne veut pas dire que le sujet mène des expériences,
mais qu’il est lui-même une expérimentation, qu’il se vit comme un processus d’expérimentation.
C’est en ce sens que Deleuze parle, dans Différence
et répétition, d’un « sujet larvaire », apte aux
métamorphoses, aux transformations, dont le caractère informel le rend apte aux
mouvements aberrants, à la limite du vivable, du pensable, de l’imaginable, du
mémorable, etc. Cela ne vaut que pour la part informelle de nous-mêmes, et non
pour la part organisée, déjà formée, pour laquelle il est « trop
tard ». En ce sens, il y a deux conceptions du sujet chez Deleuze :
le sujet en tant que forme organisée classique et le sujet informel, le
« sujet » des mouvements aberrants qui nous traversent et nous
entraînent dans des devenirs. Il y a le sujet constitutif de l’expérience et le
sujet constitué par ses expérimentations.
Avec
Guattari, il me semble que cette conception se déplace et s’énonce en termes
nouveaux ; c’est manifeste dans L’Anti-Œdipe
à travers la distinction entre le sujet œdipianisé et le
« schizo » ; mais cela devient encore plus manifeste dans Mille plateaux où l’on n’a plus tant
affaire à des sujets qu’à des agencements de populations. Le sujet se comprend
à partir des populations qui le composent. Un sujet, c’est un mode de peuplement.
Ce sont des populations qui se territorialisent, se fixent sur des
territorialités pour s’organiser et se former, et qui se déterritorialisent,
migrent, favorisent dans le meilleur des cas des devenirs comme autant de
mouvements aberrants. Chaque monade est conçue comme une peuplade, comme une
multiplicité de multiplicités. On sait bien que, dans Mille plateaux, le sujet tend à être conçu à partir des
multiplicités qui le composent et des territorialités qu’elles se créent par
leurs agencements. Toute la question est alors de savoir comment ces
multiplicités productrices, libidinales se distribuent. Pour qui ou pour quoi
travaillent-elles ? À quoi sont-elles asservies et assujetties ?
À quelle forme-sujet sont-elles soumises ? Dans quelles formes
d’expériences organisées, quels types d’espaces-temps segmentarisés les
processus d’expérimentations entrent-ils ? Et quelles sont les
multiplicités qui échappent à ces formes d’asservissement et
d’assujettissement ? Quelles nouvelles territorialités, quels nouveaux
espaces-temps créent-elles pour échapper — autant qu’il est possible — à la
forme-sujet ? Ce sont ces questions — familières aux lecteurs de Mille plateaux — qui traversent
l’ouvrage.
Qu’il
s’agisse d’une épreuve comme vous le suggérez, c’est évident puisqu’il s’agit
d’expérimentations. Les expérimentations, ce n’est pas nous qui les décidons,
ce sont plutôt elles qui décident de nous et de ce que nous devenons, suivant
un amor fati d’inspiration stoïcienne
et nietzschéenne. Bien plus, ces expérimentations sont inséparables de
processus d’autodestruction. On invoque souvent le vitalisme de Deleuze et
l’affirmation de la joie corrélative, mais ce vitalisme est inséparable des
morts partielles par lesquelles les mouvements aberrants nous font passer. Ce
qui se voit détruit, ce sont précisément les formes-sujet qui nous
territorialisent, au risque de tout emporter et de tout détruire.
Disons qu’il
faudrait, là encore, distinguer deux types d’autodestructions : d’un côté,
une autodestruction négative, celle qui nous emporte dans une « passion
d’abolition » mortifère et, de l’autre côté, une autodestruction positive,
l’autre nom des métamorphoses par lesquelles nous font passer les variations
intensives du désir. C’est ce qui explique, me semble-t-il, l’importance donnée
à l’instinct de mort dans Différence et
répétition, comme instance à la fois positive et négative, suivant le sens
de nos expérimentations. Je tente de montrer dans le livre que l’instinct de
mort ne disparaît pas, mais subit une transformation avec Guattari : il
devient machine de guerre. La machine de guerre nomade de Mille plateaux, c’est l’instinct de mort de Différence et répétition. La machine de guerre est une machine de
destruction tantôt positive (lorsqu’elle est au service des populations
nomades), tantôt négative (lorsqu’elle passe au service des appareils d’État et
du capitalisme). Elle est comme la mort de Différence
et répétition, libératrice lorsqu'elle est au service des puissances de
vie, mortifère lorsqu’elle entraîne les puissances de vie dans un trou noir où
tout s’abolit.
JCM/ Sortons alors
du trou noir pour des lignes et des cartes vitales. L'œuvre de Deleuze dans mon
esprit s'est recomposée selon un itinéraire particulier. Une ligne qui
va de "Différence et Répétition" en direction de Kant et Bergson pour peupler un
espace qui se caractérise par des expressions, des plis leibniziens, des
mouvements de clarté et d'obscurité dont "L'Image-mouvement" et "L'Image-temps" caractérisent le régime de perception. C'est la perception qui m'a toujours
intéressé et c'est avec elle que j'ai continué partout pour des formes
contemplatives qui ne sont plus celles de l'intuition, de l'esthétique,
anesthétiques en un certain sens. Je suppose qu'Anne Sauvagnargues aurait sans
doute élaboré une autre cartographie, avec Proust, Nietzsche, Spinoza...
Zourabichvili quant à lui reprend la question de l’événement… Voilà, j'aurais envie de vous demander votre
cartographie deleuzienne... Comment se compose-t-elle, par où elle passe ?
J'ai le sentiment en vous lisant qu'il y a quelque chose de plus politique dans
votre approche. Vous en pensez quoi?
DL/ Je ne
raisonne pas trop en ces termes. Je sais qu’on peut faire des livres sur
l’esthétique de Deleuze, sur sa politique, son ontologie, sa métaphysique, etc.
Et sans doute chaque étude suit-elle une cartographie distincte des autres,
comme vous le dites. Je prends très au sérieux la transversalité qu’ils ont mis
en place avec Guattari : la manière dont une question traverse des domaines,
migre et se transforme d’un champ à un autre : art, politique, science,
philosophie. Les problèmes, les Idées ne cessent de migrer. Cela ne veut pas
dire que le concept préexiste, mais qu’il est créé, modulé selon les
rencontres, les domaines qu’il traverse. Un des impératifs de Deleuze et
Guattari, c’est que la migration du concept ne se fasse pas par métaphore. On
sait bien que la métaphore est un moyen de transport, mais ce n’est pas celui
qu’ils utilisent. Il faut au contraire s’en remettre à la littéralité comme l’a
montré François Zourabichvili dans de très belles pages. On voit bien dans L’Abécédaire, la jubilation qu’éprouve
Deleuze de voir que le problème du pli déborde du livre, de la stricte
philosophie pour migrer ailleurs, avec la fameuse « rencontre » avec
les surfeurs. Mais déjà Le Pli
faisait travailler le concept de pli dans toutes les directions,
épistémologique, esthétique, ontologique et même politique, sans qu’il y ait
rien de métaphorique. Il s’agit plutôt de suivre la puissance morphogénétique
d’un concept, parcourir sa zone de survol, se laisser déterritorialiser et
reterritorialiser par ses coordonnées mouvantes.
Alors vous
dites que mon livre suit une carte plutôt politique. C’est vrai, et sans doute
l’époque actuelle y est-elle pour beaucoup, mais cela tient au fait que je ne
dissocie pas politique et esthétique. À partir d’un certain moment, en parlant
de « politique » chez Deleuze, j’ai l’impression de parler tout
autant d’« esthétique » si on tient à conserver ces distinctions — et
justement à propos de la question de la perception dont vous parlez. Vous
invoquez votre intérêt pour cette question chez Deleuze. Mais justement la
perception ne devient-elle pas un problème de plus en plus politique chez
Deleuze ? C’est comme ce que dit Kaurismäki au sujet du film Le Havre. Il ne peut pas faire un film
engagé mais, précise-t-il aussitôt, il a passé l’âge de faire un film
apolitique. Les livres sur le cinéma, la disjonction qu’ils introduisent entre
voir et parler, et qui sera reprise dans le Foucault,
ne sont-ils pas profondément politique en ce sens ? C’est ce que je tente
de montrer dans le chapitre « Fendre la monade », le lien profond
entre voir/parler et agir. Toute perception est politique, même si son fond est
non-politique. C’est la grande leçon du cinéma des Straub ou de Syberberg qui
se raccorde au texte sur les sociétés de contrôle dans Pourparlers. Ce n’est ni une esthétisation du politique, ni une
politisation de l’esthétique, mais une inséparabilité en droit dont témoignent
les actes de perception — que Deleuze définit comme « voyance » — et
les actes de fabulation comme créations de nouvelles populations. Dans les deux
cas, il s’agit de rendre audibles et visibles des populations
« minoritaires », qu’elles soient picturales, musicales, politiques
ou sociales. Tout ne se mélange pas, tout n’est pas au même niveau, mais les
deux processus sont inséparables. Ce sont les perceptions qui engendrent de
nouvelles formes de lutte, de « résistance » et de création,
conformément à l’empirisme deleuzien, pourvu qu’il soit conçu comme
expérimentation des puissances de vie.
David Lapoujade, propos recueillis par J.Cl. Martin.
J'ai bien aimé ce livre! Parfois il y aura un autre point de vue aussi puissant que celui de Zourabichvili...
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