De la grammatologie
use souvent du vocabulaire du déchet, de l’invasion, de la pandémie, voire de
la souillure [1].
D’après des restes, des virus qui développent une forme de résistance à toute
assimilation. Il s’agit d’un mouvement monstrueux –encore un mot fréquent chez
Derrida- qui survit à toute suppression. Cette monstruosité se déchaîne selon
des reliquats, des transplants qui procèdent par déplacements. Le moyen âge
parlait de translation, translation de restes, « translation de reliques ». L’écriture
elle-même d’ailleurs offre de tels transports, transformations, greffes, photocopies, sérigraphies... dont la première feuille n'a sans doute jamais été autre chose qu'une lithographie, quelque chose dont le premier numéro serait déjà une copie. Et
cela n’a rien de commun avec la traduction qui veille forcément à une analogie.
La translation est précisément sans analogie. Elle montre plutôt des restes qui ne se
remplissent d’aucune origine assignable et par conséquent ne s’achèvent selon aucune
finalité prévisible. L’écriture, on le verra progressivement, fuit, transperce
autrement sur les différents feuillets d’un palimpseste. Elle est un cas de
bifurcation, un cas de transplant, cas tératologique d’une invasion. Comme si
toute œuvre était marquée d’une contagion constitutive, elle qui naît de la
monstruosité, du contact avec l’étranger, avec certaines traces virales qui
forment les éléments, les éléments d’une grammatologie.
Nous voici donc devant l’élément,
l’élément d’une écriture, l’élément d’un espace déchiré, page décomposée en marges, colonnes, morcellements,
faite de morceaux -le plus plein des
morceaux, le plus arrondi étant déjà un biface, un double, une partie
incomplète inquiétée par la trace de son autre. Il y a dans l’espace de
l’écriture des éléments et chez
Derrida toute une analytique de l’élément. Des éléments qui ne sont ni eau, ni terre,
ni air, ni feu ; des éléments qui ne sont pas des corpuscules, ni des
choses en soi. Ce sont plutôt des traces tout à fait réelles, des traces différemment
friables. Comment l’élément peut-il alors se composer, s’agglomérer, se
métaphoriser, se signaliser ? Pour le moment, je vais essayer de m’en
tenir à De la grammatologie pour entrer
un peu dans cette « élémentarité » de la trace.
Cela suppose une redéfinition de l’élément. Qu’il y ait des
éléments, cela renverrait classiquement à des données de principe, des
composants minimaux, normalement pleins comme lorsqu’on se réfère aux phonèmes
ou encore aux atomes, indivisibles, briques élémentaires. Descartes est assez
exemplaire dans cette approche si classique de l’élémentaire. Pour lui, les éléments
de l’étendue sont autre chose évidemment que des atomes. Ce sont déjà des
parties, et chaque partie peut se diviser en fragments insubstantiels quoique substituables. Toute une logique ventilée partes extra partes. Des "corpuscules" eux-mêmes divisibles en
éléments plus fins, etc. On comprend donc que la matière, si discontinue, ne
tienne pas ensemble, qu’il lui faut un principe autre, une altérité radicale
pour rendre compte de sa solidité, un lien, une force qui impliquent l’existence
de Dieu, de sa « création continuée ». Un argument ontologique par la
matière… L’élément cartésien est comme la cendre ; il est affecté d’un
vide, d’une faille pour ainsi dire infinie. Il en va de même de l’élément selon
Derrida mais avec Dieu en moins, avec un Dieu mort. Si l’élément est une trace,
cette trace ne montre finalement jamais le sceau primordial qui réduirait l’écart
par un contact. La trace est pour cela même « architrace », et
l’écriture une écriture élémentaire dont le lien n’est pas prescriptible. Il
n’en reste que des tangences ou des touches différemment infléchies, dans un
milieu stochastique.
L’écriture des éléments nous inscrit,
pour toutes ces raisons évoquées, dans ce vertige, dans cette dissémination
d’une étendue à laquelle on soustrait le lien, le vinculum divin comme accord des parties. Il n’y a donc plus aucun
rapport qui soit immédiat. Le rapport le plus proxime aux choses sera déjà
médiatisé par un intermédiaire. Et cet infini vient faire éclater la perfection
définie de la présence à soi, de ce qui aurait en soi-même son fondement.
L’œuvre, élémentaire par principe, est donc essentiellement ouverte. Tout un texte,
une texture, une tessiture, un tissu entre des régimes disparates dont l’architrace
constitue l’origine sans origine. Mais, dans cette mort de l’œuvre qui ne se
réunit plus par la « création continuée », dans cette dissémination, se
met en place une résistance. Le reste est résistance. Il se brise, se double,
se réplique de façon automatique, "machinique" pour reprendre ici le beau mot de Deleuze/Guattari… Je cite Derrida qui parle à ce
propos d’ « une survie quasi-machinale de l’œuvre ». Comme si l’œuvre
entrait dans un automatisme, se muait en une machine corporelle, un animal-machine.
Elle suppose en effet tout un montage de sections, d’insections, de plans, de
coupes, de notules, d’archivation, de citations…[2].
Dans l’œuvre,
se tire un trait ; un trait entre des séquences : un tracé relie les
restes, les éléments erratiques de l’écriture. Et ces reliures, ces reliques reliées, ne sont ni de Dieu ni
de l’homme. C’est assez beau ce genre de reliquats, de tessons quand on ne
cherche pas à les rassembler, à recoller les bouts pour restaurer le compotier
brisé mais pour entrer dans une nouvelle composition. Derrida formule cela par un
étrange exemple dans papier machine,
une très belle relique, un morceau d’anthologie. Je ne plaisantais pas
évidemment en parlant de relique, et il me fallait en trouver une. La
voici : un moustique fossilisé suce le sang d’un autre insecte. Derrida
interrompt soudainement son texte pour nous parler de cela qui apparemment n’a
rien à voir avec son propos. Un morceau d’ambre a été retrouvé, avec au centre
un étrange hôte. Et ce dernier obéit à un programme : une régularité qu’on
entend encore la nuit, dans nos nuits qui sont toutes les nuits revenues, avec
l’étrange sonorité de l’animal. Mais là, dans ce morceau d’ambre, il est sans
doute en décalage lorsqu’il suce le sang d’un autre moustique –un male ?-
et que cette liaison se trouve figée, paléographiée, paléontologisée. Et sans
demander son reste, sans trop fournir d’explication, Derrida va composer avec
cette relique. Il va la relier. Il procède au lien anachronique. De façon
brutale, presque cubiste. Derrida va en faire le dispositif même de l’autobiographie.
Un art du faux raccord. C’est le cas, par exemple, de Nietzsche écrivant avec son
sang dans lequel trempe son corps, l’alphabet de sa génétique. Ce qui nous met
en face d’un extraordinaire décalage de l’écriture génétique vers celle sur
papier démultipliant l’œuvre. Que Nietzsche ne soit pas un insecte, personne
n’en doutera... Mais il signe ses écrits, dit-il comme Shakespeare et bien
d’autres, avec son sang[3].
Il use de son sang pour dire un écart, une blessure comme une mouche écrasée.
Du sang, redevable d’une certaine génétique, Nietzsche passe
à l’œuvre de l’écrivain qui porte d’étranges reliquats, d’étranges stigmates.
Ce n’est pas encore microfiches ni circuits imprimés. Mais il y a tout de même
un circuit, un court-circuit (Aurélien Barrau parlait hier du bug d’un logiciel).
L’écriture, son impression, entraîne la vie hors de soi, détrempe le sang et
lui soutire des éléments désormais redevables à un automate, un automate
spirituel. Voici qu’un tel écart, une telle translation
conteste la limite du donné et de l’acquis. Dans ce programme ni donné, ni
acquis, décalé, la vie trouve sans doute un débouché, selon certaines machines,
selon certains reliquaires capables d’une sur-vie. Il s’agit d’une procédure
qui s’appuie sur toutes les machines d’écriture, qu’il s’agisse de livres en
papier ou de livres électroniques, voire de chutes cinématographiques. La vie
passe, passe vers d’autres vies, d’autres corps, d’autres empreintes. Une vie
déjà automatisée dans l’instinct (comme celle du moustique dont nous étions
partis), entre ainsi sous un nouvel automatisme, vie sur vie, vie selon vie qui
provoque une coupure, un animal-machine ou encore ce que Derrida nommera un
« animal autobiographique »[4].
Il y a forcément un rapport du corps à l’écriture, l’un étant écrit comme
l’autre dans une forme de génie génétique, Malin Génie plutôt pour défier la
loi du genre. Et d’une colonne à l’autre, du message génétique (sang
nietzschéen) à la machine qui le décalque, va se produire, dans le corps, une
blessure, une sensibilité qui n’a plus à rien voir avec ce que nous appelons
« réceptivité », « sens commun », ou encore « esthétique».
La philosophie de Derrida vise une passivité plus profonde
que celle de la chair[5].
Une passion qui renoue avec des écritures du corps, de la machine prothétique
dans un branchement dont rien ne pouvait accueillir le choc, si ce n’est une
blessure aussi forte que la cicatrice venue d’ailleurs, la circoncision de
l’Autre tracée dans le corps. L’écrivain œuvre autour d’une blessure, d’une
insection qui le rend comparable à l’insecte englué dans un ruban, comme la
mouche se trouve prise dans les anciens pièges, cette pellicule où elle va se
coller pour survivre, se nourrir d’un leurre qui fera son tombeau.
Mais le tombeau de l’œuvre, les hiéroglyphes de l’œuvre, son
reliquat, sont bien plus persistants que des cadavres : ce sont des écrits
qui restent, des reliques qui entrent dans une matière spectrale. Ils se
laissent engloutir par le buvard du papier, tout en y déposant des effets
durables, des témoins, des strates comparables à celles qu’on analyse pour la
calotte glaciaire, la mémoire de la terre. Ce dépôt effectif, cette wirklichkeit forment une résistance qui
trouve des équivalents peut-être dans l’habitude, automatisme de l’instinct
décrit par Maine de Biran dont Derrida a beaucoup parlé. Voici donc que le
décalage de l’écrit, du corps, de ses gènes se verse sur le papier, produit une
coupure, un écartèlement, une vie autonome, une habitation. Habitude et
habitation étant bouturées selon une même translation. Cela produit l’effet
d’une demeure qui serait comme une troisième
vie dirait Biran, une demeure qui « est –je cite Derrida- à la fois
une blessure et une ouverture, la chance d’une respiration (…) –comme si la
machine, la quasi-machine opérait déjà, avant même d’être techniquement
produite dans le monde » (P.M p. 112).
Il y a, peut-être, quelque chose de suicidaire dans
l’écriture, l’œuvre ne pouvant survivre que dans le hors-d’œuvre d’un support
devenu automatique. Et ce qui s’automatise, c’est la destruction du moi autant
que la création de quelque chose de nouveau redevable à des figurations de
l’esprit (Ghost). Il en va ainsi des personnages de la littérature qui absorbent
leur auteur, qui le coupent de son origine, de ses initiatives, du présent
vivant qui le définit. Qui se souviendrait de Tirso de Molina à propos de Don
Juan ? Ce dernier n’est-il pas complétement délocalisé par rapport au
premier ? Et que penser de Faust qui est entièrement pris dans une seconde
vie, prolongée hors d’elle par un pacte de sang, par une ombre, un fantôme confié au
diable ? On dirait ainsi que le personnage anesthésie brutalement celui qui
se laisse ainsi voler son âme, il le vampirise à l’image de l’insecte suçant le
sang de sa funeste victime. Ce faisant, il lui ouvre d’autres intuitions,
d’autres modalités vitales, d’autres sensations qui adoptent un point de vue
inhumain, celui d’un narrateur abstrait, celui d’une focalisation monstrueuse,
épouvantable, fictive, anticipatrice, utopique, fantastique, Faustienne,
méphitique, etc. En tout cas, la région en supplément qui se découvre dans cet
automatisme de la machine narrative, de la machine cinématographique[6],
de la machine photographique produit une expérience limite. Elle nous place en
regard d’autres mondes, inouïs, aux espaces-temps déformés, désarticulés. Ce
sont des éléments qui ont besoin de la machine pour devenir sensibles, d’un
dispositif technique pour se prolonger, se mettre en archive dans une
bibliothèque, celle de Babel, totalement débordée.
C’est en tout cas quelque chose de ce genre qui se produit
chez Kleist absorbé par les marionnettes, adoptant leur perspective
automatique. C’est le cas de Grégoire qui entraine Kafka à se muer en insecte,
en cloporte, et c’est le cas du cinéma tout autant dont Derrida a moins parlé.
Par tous ces traits, nous voyons bien que l’œuvre nous ronge, mange l’auteur
mais, ce faisant, le rejette vers une vie tout autre. Un certain cannibalisme,
s’il en est, qui inquiète la chair par un esprit, un fantôme, suivant une
étrange translation de ses reliques, de ses marques, claviers, types de golem…
L’écriture est sensible non au moi de l’auteur, mais à
l’esprit auquel il laisse place et qui s’ouvre par le nom de certains
personnages qui ont la vie plus dure, plus longue que lui. C’est sans doute,
comme le montre Derrida, le cas de Marx qui vit de ses fantômes, dans la
spectralité des problématiques qui le hantent, le font revenir aux mêmes
points, dans une incroyable machine dialectique[7].
Et je ne parlerais pas de celle de Hegel pour laquelle il faudrait un logiciel
à part. Nous savons en tout cas qu’écrire, c’est créer une vie hors la vie, une
vie qui donc réclame –je cite Derrida- « une certaine matérialité qui
n’est pas nécessairement une corporéité, une certaine technicité, la
programmation, la répétition, l’itérabilité, la coupure ou l’indépendance au
regard de tout sujet vivant » PM 115. Le papier machine, pour toutes ces
raisons, est le lieu d’une sensibilité dont le clavier est redevable d’un
grammage et dont le monument constitue une archive, un ruban comme celui qui
permet la survivance des momies. L’écriture de Derrida pourrait bien, sous ce
rapport, se confier aux rubans, aux phylactères, à la pellicule photographique,
à la cellule infographique réinscriptible. Une relique frappée, enroulée dans
l’ambre de la momie. Mais loin d’être indéconstructible, celle-ci, au
contraire, mute et produit des formes décalées, différentes, tout en différance
pour reprendre ce concept devenu emblématique.
[1]
De la grammatologie, p. 52.
[2]
Id.
[3]
« De tout ce qui écrit, je ne lis que ce que quelqu’un écrit avec du sang.
Ecris avec ton sang et tu verras que le sang est esprit », Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris,
Editions du livre de poche, Trad. G.A. Goldschmidt, p. 50.
[4]
Titre d’une conférence reprise dans L’animal
que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.
[5]
Derrida, Penser à ne pas voir, Paris,
Editions de la différence, 2014, p. 76.
[6]
Derrida, La danse des fantômes in Penser à ne pas voir, op.cit. p. 308. Il
y est dit que «Le cinéma est un art du fantôme ».
[7]
Derrida, Spectres de Marx, Paris,
Galilée, 1993.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire