jeudi 9 octobre 2014

Restes / Jean-Clet Martin (Colloque Derrida ENS Ulm / IMEC)


De la grammatologie use souvent du vocabulaire du déchet, de l’invasion, de la pandémie, voire de la souillure [1]. D’après des restes, des virus qui développent une forme de résistance à toute assimilation. Il s’agit d’un mouvement monstrueux –encore un mot fréquent chez Derrida- qui survit à toute suppression. Cette monstruosité se déchaîne selon des reliquats, des transplants qui procèdent par déplacements. Le moyen âge parlait de translation, translation de restes, « translation de reliques ». L’écriture elle-même d’ailleurs offre de tels transports, transformations, greffes, photocopies, sérigraphies...  dont la première feuille n'a sans doute jamais été autre chose qu'une lithographie, quelque chose dont le premier numéro serait déjà une copie. Et cela n’a rien de commun avec la traduction qui veille forcément à une analogie. La translation est précisément sans analogie. Elle montre plutôt des restes qui ne se remplissent d’aucune origine assignable et par conséquent ne s’achèvent selon aucune finalité prévisible. L’écriture, on le verra progressivement, fuit, transperce autrement sur les différents feuillets d’un palimpseste. Elle est un cas de bifurcation, un cas de transplant, cas tératologique d’une invasion. Comme si toute œuvre était marquée d’une contagion constitutive, elle qui naît de la monstruosité, du contact avec l’étranger, avec certaines traces virales qui forment les éléments, les éléments d’une grammatologie.
Nous voici donc devant l’élément, l’élément d’une écriture, l’élément d’un espace déchiré, page décomposée en marges, colonnes, morcellements, faite de morceaux  -le plus plein des morceaux, le plus arrondi étant déjà un biface, un double, une partie incomplète inquiétée par la trace de son autre. Il y a dans l’espace de l’écriture des éléments et chez Derrida toute une analytique de l’élément. Des éléments qui ne sont ni eau, ni terre, ni air, ni feu ; des éléments qui ne sont pas des corpuscules, ni des choses en soi. Ce sont plutôt des traces tout à fait réelles, des traces différemment friables. Comment l’élément peut-il alors se composer, s’agglomérer, se métaphoriser, se signaliser ? Pour le moment, je vais essayer de m’en tenir à De la grammatologie pour entrer un peu dans cette « élémentarité » de la trace.
Cela suppose une redéfinition de l’élément. Qu’il y ait des éléments, cela renverrait classiquement à des données de principe, des composants minimaux, normalement pleins comme lorsqu’on se réfère aux phonèmes ou encore aux atomes, indivisibles, briques élémentaires. Descartes est assez exemplaire dans cette approche si classique de l’élémentaire. Pour lui, les éléments de l’étendue sont autre chose évidemment que des atomes. Ce sont déjà des parties, et chaque partie peut se diviser en fragments insubstantiels quoique substituables. Toute une logique ventilée partes extra partes. Des "corpuscules" eux-mêmes divisibles en éléments plus fins, etc. On comprend donc que la matière, si discontinue, ne tienne pas ensemble, qu’il lui faut un principe autre, une altérité radicale pour rendre compte de sa solidité, un lien, une force qui impliquent l’existence de Dieu, de sa « création continuée ». Un argument ontologique par la matière… L’élément cartésien est comme la cendre ; il est affecté d’un vide, d’une faille pour ainsi dire infinie. Il en va de même de l’élément selon Derrida mais avec Dieu en moins, avec un Dieu mort. Si l’élément est une trace, cette trace ne montre finalement jamais le sceau primordial qui réduirait l’écart par un contact. La trace est pour cela même « architrace », et l’écriture une écriture élémentaire dont le lien n’est pas prescriptible. Il n’en reste que des tangences ou des touches différemment infléchies, dans un milieu stochastique.
        L’écriture des éléments nous inscrit, pour toutes ces raisons évoquées, dans ce vertige, dans cette dissémination d’une étendue à laquelle on soustrait le lien, le vinculum divin comme accord des parties. Il n’y a donc plus aucun rapport qui soit immédiat. Le rapport le plus proxime aux choses sera déjà médiatisé par un intermédiaire. Et cet infini vient faire éclater la perfection définie de la présence à soi, de ce qui aurait en soi-même son fondement. L’œuvre, élémentaire par principe, est donc essentiellement ouverte. Tout un texte, une texture, une tessiture, un tissu entre des régimes disparates dont l’architrace constitue l’origine sans origine. Mais, dans cette mort de l’œuvre qui ne se réunit plus par la « création continuée », dans cette dissémination, se met en place une résistance. Le reste est résistance. Il se brise, se double, se réplique de façon automatique, "machinique" pour reprendre ici le beau mot de Deleuze/Guattari… Je cite Derrida qui parle à ce propos d’ « une survie quasi-machinale de l’œuvre ». Comme si l’œuvre entrait dans un automatisme, se muait en une machine corporelle, un animal-machine. Elle suppose en effet tout un montage de sections, d’insections, de plans, de coupes, de notules, d’archivation, de citations…[2].
          Dans l’œuvre, se tire un trait ; un trait entre des séquences : un tracé relie les restes, les éléments erratiques de l’écriture. Et ces reliures, ces reliques reliées, ne sont ni de Dieu ni de l’homme. C’est assez beau ce genre de reliquats, de tessons quand on ne cherche pas à les rassembler, à recoller les bouts pour restaurer le compotier brisé mais pour entrer dans une nouvelle composition. Derrida formule cela par un étrange exemple dans papier machine, une très belle relique, un morceau d’anthologie. Je ne plaisantais pas évidemment en parlant de relique, et il me fallait en trouver une. La voici : un moustique fossilisé suce le sang d’un autre insecte. Derrida interrompt soudainement son texte pour nous parler de cela qui apparemment n’a rien à voir avec son propos. Un morceau d’ambre a été retrouvé, avec au centre un étrange hôte. Et ce dernier obéit à un programme : une régularité qu’on entend encore la nuit, dans nos nuits qui sont toutes les nuits revenues, avec l’étrange sonorité de l’animal. Mais là, dans ce morceau d’ambre, il est sans doute en décalage lorsqu’il suce le sang d’un autre moustique –un male ?- et que cette liaison se trouve figée, paléographiée, paléontologisée. Et sans demander son reste, sans trop fournir d’explication, Derrida va composer avec cette relique. Il va la relier. Il procède au lien anachronique. De façon brutale, presque cubiste. Derrida va en faire le dispositif même de l’autobiographie. Un art du faux raccord. C’est le cas, par exemple, de Nietzsche écrivant avec son sang dans lequel trempe son corps, l’alphabet de sa génétique. Ce qui nous met en face d’un extraordinaire décalage de l’écriture génétique vers celle sur papier démultipliant l’œuvre. Que Nietzsche ne soit pas un insecte, personne n’en doutera... Mais il signe ses écrits, dit-il comme Shakespeare et bien d’autres, avec son sang[3]. Il use de son sang pour dire un écart, une blessure comme une mouche écrasée.
Du sang, redevable d’une certaine génétique, Nietzsche passe à l’œuvre de l’écrivain qui porte d’étranges reliquats, d’étranges stigmates. Ce n’est pas encore microfiches ni circuits imprimés. Mais il y a tout de même un circuit, un court-circuit (Aurélien Barrau parlait hier du bug d’un logiciel). L’écriture, son impression, entraîne la vie hors de soi, détrempe le sang et lui soutire des éléments désormais redevables à un automate, un automate spirituel. Voici qu’un tel écart, une telle translation conteste la limite du donné et de l’acquis. Dans ce programme ni donné, ni acquis, décalé, la vie trouve sans doute un débouché, selon certaines machines, selon certains reliquaires capables d’une sur-vie. Il s’agit d’une procédure qui s’appuie sur toutes les machines d’écriture, qu’il s’agisse de livres en papier ou de livres électroniques, voire de chutes cinématographiques. La vie passe, passe vers d’autres vies, d’autres corps, d’autres empreintes. Une vie déjà automatisée dans l’instinct (comme celle du moustique dont nous étions partis), entre ainsi sous un nouvel automatisme, vie sur vie, vie selon vie qui provoque une coupure, un animal-machine ou encore ce que Derrida nommera un « animal autobiographique »[4]. Il y a forcément un rapport du corps à l’écriture, l’un étant écrit comme l’autre dans une forme de génie génétique, Malin Génie plutôt pour défier la loi du genre. Et d’une colonne à l’autre, du message génétique (sang nietzschéen) à la machine qui le décalque, va se produire, dans le corps, une blessure, une sensibilité qui n’a plus à rien voir avec ce que nous appelons « réceptivité », « sens commun », ou encore « esthétique».
La philosophie de Derrida vise une passivité plus profonde que celle de la chair[5]. Une passion qui renoue avec des écritures du corps, de la machine prothétique dans un branchement dont rien ne pouvait accueillir le choc, si ce n’est une blessure aussi forte que la cicatrice venue d’ailleurs, la circoncision de l’Autre tracée dans le corps. L’écrivain œuvre autour d’une blessure, d’une insection qui le rend comparable à l’insecte englué dans un ruban, comme la mouche se trouve prise dans les anciens pièges, cette pellicule où elle va se coller pour survivre, se nourrir d’un leurre qui fera son tombeau.
Mais le tombeau de l’œuvre, les hiéroglyphes de l’œuvre, son reliquat, sont bien plus persistants que des cadavres : ce sont des écrits qui restent, des reliques qui entrent dans une matière spectrale. Ils se laissent engloutir par le buvard du papier, tout en y déposant des effets durables, des témoins, des strates comparables à celles qu’on analyse pour la calotte glaciaire, la mémoire de la terre. Ce dépôt effectif, cette wirklichkeit forment une résistance qui trouve des équivalents peut-être dans l’habitude, automatisme de l’instinct décrit par Maine de Biran dont Derrida a beaucoup parlé. Voici donc que le décalage de l’écrit, du corps, de ses gènes se verse sur le papier, produit une coupure, un écartèlement, une vie autonome, une habitation. Habitude et habitation étant bouturées selon une même translation. Cela produit l’effet d’une demeure qui serait comme une troisième vie dirait Biran, une demeure qui « est –je cite Derrida- à la fois une blessure et une ouverture, la chance d’une respiration (…) –comme si la machine, la quasi-machine opérait déjà, avant même d’être techniquement produite dans le monde » (P.M p. 112).
Il y a, peut-être, quelque chose de suicidaire dans l’écriture, l’œuvre ne pouvant survivre que dans le hors-d’œuvre d’un support devenu automatique. Et ce qui s’automatise, c’est la destruction du moi autant que la création de quelque chose de nouveau redevable à des figurations de l’esprit (Ghost). Il en va ainsi des personnages de la littérature qui absorbent leur auteur, qui le coupent de son origine, de ses initiatives, du présent vivant qui le définit. Qui se souviendrait de Tirso de Molina à propos de Don Juan ? Ce dernier n’est-il pas complétement délocalisé par rapport au premier ? Et que penser de Faust qui est entièrement pris dans une seconde vie, prolongée hors d’elle par un pacte de sang,  par une ombre, un fantôme confié au diable ? On dirait ainsi que le personnage anesthésie brutalement celui qui se laisse ainsi voler son âme, il le vampirise à l’image de l’insecte suçant le sang de sa funeste victime. Ce faisant, il lui ouvre d’autres intuitions, d’autres modalités vitales, d’autres sensations qui adoptent un point de vue inhumain, celui d’un narrateur abstrait, celui d’une focalisation monstrueuse, épouvantable, fictive, anticipatrice, utopique, fantastique, Faustienne, méphitique, etc. En tout cas, la région en supplément qui se découvre dans cet automatisme de la machine narrative, de la machine cinématographique[6], de la machine photographique produit une expérience limite. Elle nous place en regard d’autres mondes, inouïs, aux espaces-temps déformés, désarticulés. Ce sont des éléments qui ont besoin de la machine pour devenir sensibles, d’un dispositif technique pour se prolonger, se mettre en archive dans une bibliothèque, celle de Babel, totalement débordée.
C’est en tout cas quelque chose de ce genre qui se produit chez Kleist absorbé par les marionnettes, adoptant leur perspective automatique. C’est le cas de Grégoire qui entraine Kafka à se muer en insecte, en cloporte, et c’est le cas du cinéma tout autant dont Derrida a moins parlé. Par tous ces traits, nous voyons bien que l’œuvre nous ronge, mange l’auteur mais, ce faisant, le rejette vers une vie tout autre. Un certain cannibalisme, s’il en est, qui inquiète la chair par un esprit, un fantôme, suivant une étrange translation de ses reliques, de ses marques, claviers, types de golem…
L’écriture est sensible non au moi de l’auteur, mais à l’esprit auquel il laisse place et qui s’ouvre par le nom de certains personnages qui ont la vie plus dure, plus longue que lui. C’est sans doute, comme le montre Derrida, le cas de Marx qui vit de ses fantômes, dans la spectralité des problématiques qui le hantent, le font revenir aux mêmes points, dans une incroyable machine dialectique[7]. Et je ne parlerais pas de celle de Hegel pour laquelle il faudrait un logiciel à part. Nous savons en tout cas qu’écrire, c’est créer une vie hors la vie, une vie qui donc réclame –je cite Derrida- « une certaine matérialité qui n’est pas nécessairement une corporéité, une certaine technicité, la programmation, la répétition, l’itérabilité, la coupure ou l’indépendance au regard de tout sujet vivant » PM 115. Le papier machine, pour toutes ces raisons, est le lieu d’une sensibilité dont le clavier est redevable d’un grammage et dont le monument constitue une archive, un ruban comme celui qui permet la survivance des momies. L’écriture de Derrida pourrait bien, sous ce rapport, se confier aux rubans, aux phylactères, à la pellicule photographique, à la cellule infographique réinscriptible. Une relique frappée, enroulée dans l’ambre de la momie. Mais loin d’être indéconstructible, celle-ci, au contraire, mute et produit des formes décalées, différentes, tout en différance pour reprendre ce concept devenu emblématique.





[1] De la grammatologie, p. 52.
[2] Id.
[3] « De tout ce qui écrit, je ne lis que ce que quelqu’un écrit avec du sang. Ecris avec ton sang et tu verras que le sang est esprit », Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Editions du livre de poche, Trad. G.A. Goldschmidt, p. 50.
[4] Titre d’une conférence reprise dans L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.
[5] Derrida, Penser à ne pas voir, Paris, Editions de la différence, 2014, p. 76.
[6] Derrida, La danse des fantômes in Penser à ne pas voir, op.cit. p. 308. Il y est dit que «Le cinéma est un art du fantôme ».
[7] Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.

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