mercredi 8 octobre 2014

Quand la technique s'emballe / Aurélien Barrau (Colloque Derrida, ENS Ulm/IMEC)





Derrida et la technique, c’est une histoire d’angoisse, de phobie ou de folie. C’est une logique du défi et du déni. Peut-être même du délit. Mais, comme toute histoire et toute logique derridienne, c’est aussi le lieu d’un paradoxe, le prétexte d’un retournement ou d’un vacillement, la genèse d’une chute inchoative. Je voudrais penser à partir d’une forme technique extrême, presque archétypale. Je voudrais choisir le joyciel. Le programme absolu dans la bibliothèque impossible des logiciels de la langue. Pour deux raisons. D’abord, parce qu’il est l’exact sens – si elle en a un, faudrait-il ajouter – de la technique. « La technique, rappelle Jean-Luc Nancy, est ce qui aurait à la fois dérobé toute espèce de fin dernière ou de bien suprême et rendu la raison proliférante, exorbitante, voire délirante dans son autosuffisance même, cancéreuse sous sa croissance. » La technique, poursuit-il, « ne vient pas du dehors ». Et ensuite parce que, justement, la technique de Joyce, est exactement celle qui va s’auto-enrayer pour mettre en défaut cette autre immense obsession de Derrida : la loi. Quelle loi ? Tout est là. Mais il se pourrait bien que ce soit bien davantage que la loi du texte, il se pourrait que toute la structure rhizomatique du legs, du légal et du légiféré soit ici interrogée. Et, au-delà, la question même de la Vérité qui, sous son apparente hétérogénéité, lui est toujours adossée sous un régime de violence latente.
C’est ici qu’il faut lire la sidérante contemporanéité de la problématique. Ni s’extraire – ce serait impossible – de l’ordre technique, ni souscrire à une technocratie réifiante. Il n’est question que d’user des possibles enfouis dans le schème ou le rouage pour les mener là où ils pensaient ne pas pouvoir se déployer.

Derrida n’était « pas sûr d’aimer Joyce »[1], au moins « pas tout le temps ». Toute son œuvre peut pourtant être lue comme une explication avec Joyce. Jusqu’à La pharmacie de Platon, Glas et « Envois » qui se révèlent, comme le rappelle Manola Antonioli, « littéralement hantés pas Joyce »[2]. L’écriture de Joyce défie la loi de la compétence. Elle nous rend absolument incompétents. Il n’y a aucun « critère absolu pour mesurer la pertinence d’un discours sur Joyce »[3]. L’ « événement Joyce », comme il le nommait en un sens quasi deleuzien, nous rend prisonniers de la stricture d’un double lien : d’une part il faut « écrire, ajouter une nouvelle lecture et une nouvelle interprétation au texte » mais, d’autre part, toute nouveauté, « toute tentative de traduction, sont  déjà programmophonées dans l’instrasuibilité du corpus joycien »[4]. Le « oui » joycien, celui du monologue de Molly, est toujours non-constatif, non-descriptif et insuffisamment performatif. « Oui » attend une réponse, au moins un interlocuteur : le monologue se meut en soliloque. Le « oui » de Joyce lu par Derrida s’extrait du logos de la langue. Il est un contrepoint du « rire triomphal et jubilatoire de toute puissance, de réappropriation encerclante qui accompagne la mise en place du dispositif machinique d’Ulysse »[5] et du oui-rire léger qui «  dissémine à l’infini tous les plis et replis de l’écriture ».

Joyce fut avant tout une machine. Peut-être plutôt un outil, un outil-technique, presque un fétiche, utilisé par Derrida pour contrer Husserl. Pour s’y opposer « mécaniquement ». Dès L’origine de la géométrie[6] : l’un et l’autre mettent en œuvre une articulation entre langage et histoire, mais tandis que Husserl cherche la transparence et l’univocité, Joyce invente la fission de chaque noyau d’écriture, la surcharge inconsciente et l’équivoque généralisée. Comme le rappelle Benoît Peeters, citant L’origine de la géométrie, Derrida tend à opposer « la réduction méthodique de la langue empirique » de Husserl à « la plus grande puissance des intentions enfouies, accumulées et entremêlées dans l’âme de chaque atome linguistique » chez Joyce. La tentation d’y déceler un dialogue entre Derrida phénoménologue et son double, comme hanté par une littérature et une écriture « débordant tout vouloir dire »[7] n’est pas loin. Joyce est plus qu’une loi détraquée parce qu’absolument diffractée. Il est l’instrument dont Derrida avait besoin pour présenter une anomie qui fonctionne. Un hors-loi radical qui n’a rien d’un nihilisme. Ni même d’un laxisme. Peut-on risquer déjà l’idée suivant laquelle il s’agirait peut-être de ce que Goodman nomme « un relativisme radical sous contrainte de rigueur » ? C’est une possibilité à garder en mémoire.

Juste après l’énonciation des Circonstances, Derrida précise d’emblée : « Deux mots, donc, seulement pour relancer ce qu’Hélène Cixous vient de nous dire : la scène primitive, le père complet, la loi […] »[8]. À partir de ces deux mots, « HE WAR », prélevés et réinscrits dans Finnegans Wake, il sera donc question de loi. De la loi. Mais de la loi mise à mal par un texte qui guerre. Qui guerre contre ce qui le fait texte, contre sa propre textualité. D’où cette « folie d’écriture »[9] où, pourtant, tout est programmé. Comme sur un ordinateur de 1000ème génération, écrit Derrida. Comme sur un calculateur quantique qui excèderait sa propre algorithmique. En ce sens, le texte de Joyce va plus loin encore que la bibliothèque borgésienne : il contient plus que tous les possibles, il renferme de quoi neutraliser toutes les analyses. Il désexégèse. On ne lit pas Joyce, on se tient « au bord de la lecture »[10]. Le joyciel est intrinsèquement bugué, il génère ses propres inconsistances et se prémunit contre les corrections. 

Finnegans wake « mobilise et babelise la totalité asymptotique de l’équivoque »[11]. Le recours à l’image de l’asymptote est fondamental parce qu’il n’est justement pas envisageable d’atteindre cette totalité. On peut s’en approcher arbitrairement, on peut en être plus proche « que tout epsilon », mais jamais la toucher. Elle est intrinsèquement inatteignable. Joyce ne se contente pas d’être à proximité de cet « état », il invente une dynamique qui permet de toujours s’y accoler d’avantage. Presque de s’y indexer. Le flux de langage frôle toujours plus intensément la totalité. Il est à la fois intégralement dirigé vers elle et pourtant quasi tangentiel, comme il se doit quand la courbe effleure son asymptote. Derrida évoque cette capacité de Joyce à « faire affleurer à la plus grande synchronie possible, à toute vitesse, la plus grande puissance des significations enfouies […] ». À cette différence fondamentale avec la visée deleuzo-guattarienne qu’aucune ralentie n’est ici nécessaire. Ce magma des vitesses quasi-infinies constitue, en lui-même, l’espace joycien. L’opération « déconstruit la hiérarchie » qui ordonne « mythologies, religions, philosophie, sciences, psychanalyse, littératures »[12]. La multiplicité des lectures possibles – et même nécessaires – s’organise, pourrait-on dire, en rhizome. Elle destitue les fondations et ramifications au profit d’une (dés)organisation sans point d’entrée identifiable : aucune coordonnés dans cet espace à la courbure paroxystique.

La loi prend la forme de l’échec. Même une traduction parfaite – idéalement compétente et informée – menée par des automates infaillibles constituerait un échec parce qu’elle « échouerait à traduire la multiplicité des langues – et à conserver l’étranger dans la traduction »[13]. He war ne peut pas se traduire en une seule langue : « c’est effacer la marque de sa loi et la loi de sa marque »[14]. La loi ne s’évanouit pas. Elle se contrarie et se contredit alors même qu’elle est scrupuleusement suivie. Elle s’infracte. La traduction « effacerait ce simple fait : une multiplicité d’idiomes, non seulement de sens mais d’idiomes, doit avoir structuré cet événement d’écriture qui maintenant fait la loi »[15]. La loi s’instaure par l’événement qui la bouleverse. Il n’est pas question de la suivre ou de s’y plier mais de la faire. Or, la faire, c’est aussi toujours la défaire dans sa précédente inscription et acception. C’est donc la relativiser et, par là même, la déconstruire profondément. Il n’est pas anodin que dans le second texte réuni dans le même volume, non plus donc Deux mots pour Joyce mais Ulysse gramophone, Derrida revienne sur la traduction à propos de … Descartes ! La traduction latine a naturellement volontairement omis le passage justifiant l’usage du français. Parce qu’elle « prétendait reconduire le Discours de la Méthode à ce qui, selon la loi de la société philosophique d’alors, aurait dû être le véritable original en sa vraie langue »[16]. La loi dit la vérité et, ce faisant, hiérarchise jusqu’à imposer la suppression dans la traduction. Joyce jouerait ici le rôle d’un anti-Descartes absolu. (Il est d’ailleurs signifiant, bien qu’il n’y fasse pas référence que cette mention inquiète du latin intervienne alors même que Derrida s’apprête à étudier le oui chez Joyce. Il n’y a, strictement parlant, pas de oui en latin …)

« He war – la signature de Dieu. En donnant la loi, et la langue, c’est-à-dire les langues, il a déclaré la guerre »[17]. Le « il », le « he », ne préexiste pas à la guerre. Il s’y forme et s’y façonne. Toute la mémoire grammatotransformée du monde se rejoue dans Finnegans Wake. La séquence se répète en se disloquant.
Joyce, au moins Joyce lu par Derrida, fait plus que de s’extraire d’un lieu ou d’un mo(n)de. Il s’extrait de la totalité : « […] la totalité calculable est déjouée par une écriture dont on ne sait plus décider si elle calcule encore, et mieux et plus, ou si elle transcende l’ordre même et l’économie d’un calcul, voire d’un indécidable »[18]. En précisant « calculable », Derrida pouvait encore laisser entendre que l’écrire de Joyce ne défiait qu’un certain ordre logique et rationnel, presque déterministe. Mais il poursuit immédiatement en précisant qu’elle peut transcender l’économie du calcul. Elle balaye donc aussi hors du seul champ mécanique ou prévisible. Elle affronte une totalité totale qui excède la dimension computationnelle. Le joyciel a d’une certaine manière anticipé les mises à jour et les évolutions technologiques. Il ne dépend ni du système d’exploitation, ni du processeur. Il est parfaitement portable. Il a rompu tout dépendance par rapport à la plateforme. Autrement dit : il déjoue déjà la loi à venir. Il frappe d’obsolescence ce qui aurait du le remplacer : l’up-grade échoue avant d’être.
Peut-être Joyce s’est-il vengé du Dieu de Babel : « […] ressentiment a priori à l’égard de tout traducteur possible. Je t’ordonne et t’interdit de me traduire, de toucher à mon nom, de donner un corps d’écriture à la vocalisation »[19]. Et Derrida poursuit : « par ce double commandement il signe. La signature ne vient pas après la loi, elle en est l’acte divisé […] »[20]. Le rire de Joyce, celui qui traverse tout Finnegans wake, est là pour « absoudre » ce mal de signature. L’art de Joyce se déploie dans la place laissée par sa signature. « He war, c’est une contresignature, elle confirme et elle contredit, elle efface en souscrivant »[21]. La signature de Joyce nomme et dé-nomme. En fermant l’œuvre, elle ouvre sa réception.

Avec Blanchot, Derrida questionnait le titre. Avec Joyce, il interroge la signature. En miroir et en résonnance, les deux réflexions se portent au lieu exact où la loi pourrait à la fois s’instituer et se fissurer. Il montre que tout à l’inverse d’une autodissolution spontanée, la loi s’y déploie et, parfois même, s’y renforce. Il montre qu’elle ne vacillera pas d’elle même. Il montre donc qu’une extraordinaire violence doit s’établir dans le corps (avec et sans organe) du texte pour contrer la violence régulatrice qui allait s’y répandre. Il montre finalement que Blanchot et Joyce inventent des passes pour échapper à la loi menaçante. Ils créent des agencements anti-systémiques qui, pensés simultanément, encerclent la sur-régulation répressive.

Le rapport joycien à la loi est complexe. Indirect. « Avec Joyce, la chance est toujours ressaisie par la loi »[22]. Il est impossible de nier la loi ou de douter de sa prééminence. Elle s’éclipse un instant et réinvestit immédiatement le récit. Elle spirale autour du texte. Joyce n’affronte pas la loi, il joue avec elle et se joue d’elle dans sa dynamique propre. Il ne l’évite pas, il l’utilise. Il use ses potentialités : « et pourtant l’aléa des rencontres, le hasard des coïncidences se laissent précisément affirmer, accepter, oui, voire approuver dans toutes les échéances »[23]. Il la fatigue. L’imprédictible infecte la loi. Joyce ne cherche pas à imposer une décision ou à exercer une volonté contre l’ordre légal. Il laisse une vibration stochastique troubler le processus de l’intérieur. Il pousse la loi à intégrer l’inintégrable. Il la neutralise en l’obligeant à s’étendre à l’infinité des possibles. Sans choisir. Parce que la bifurcation guette toujours. Elle est ce qu’aucune loi ne peut interdire ou empêcher. S’il évoque une « errance sans calcul »[24], Derrida présente plutôt un calcul (toujours approximatif) de l’errance. Jusqu’à ce que le processus computationnel s’enlise dans la démultiplication des chemins.
Joyce produit de l’impuissance. Il défait le concept d’expertise dans l’appréhension de son œuvre. Déchoir de leur piédestal les savants universitaires est ici plus qu’un jeu malicieux, et certainement assez jubilatoire – surtout quand on y fait allusion ici à l’Ecole Normale--, c’est une manière de s’assurer que l’œuvre demeure inépuisable. Une façon, là aussi, de créer une asymptote. Un « Joyce Scholar » devrait disposer « en droit de la totalité des compétences dans le champ encyclopédique »[25].
« Le dessein de plier d’immenses communautés de lecteurs et d’écrivain sous sa loi, de les retenir par une interminable chaîne transférentielle de traduction et de tradition, on peut le prêter à Platon aussi bien qu’à Shakespeare, à Dante aussi bien qu’à Vico, sans parler de Hegel ou d’autres divinités finies. Mais aucun d’eux n’a pu, aussi bien que Joyce, calculer son coup […] »[26]. Derrida utilise Joyce comme une machine de guerre anti-loi. Au sens, là encore, presque littéralement deleuzien d’un nomadisme[27]. L’affrontement est donc très subtil puisque Joyce tente lui aussi de plier ses exégètes et poursuivant à sa loi. Mais sa loi consiste précisément à sursaturer la loi au point de la rendre intenable. La machine de guerre, écrivaient Deleuze et Guattari, entretient un rapport au nombre, à l’invention d’un nombre « nombrant »[28]. C’est exactement cette « surpopulation » légale qui contribue à la composition d’un espace textuel lisse.
« Tout nous est déjà arrivé avec Ulysse et d’avance signé Joyce »[29]. Il ne reste plus aucun espace de restriction ou de coercition pour la loi : sa loi a déjà tout écrit. Elle a empreinté le futur antérieurement. Il n’y a plus rien à orienter ou défléchir. Mais, et tout est là, « rien de nouveau ne pouvant vous surprendre du dedans, quelque chose, enfin, pourrait vous arriver d’un dehors imprévisible. Et vous avez des invités. »[30] Il faut donc supposer qu’en exténuant les possibles internes, la technique-Joyce nous met en position de créer ou de recevoir des potentialités externes. En épuisant le monde, il ouvre un autre monde. Que signifie notre incompétence forcée face à Joyce ? Y compris chez les plus érudits. Précisément ceci : que nous sommes tous hors la loi. Que ne sachant plus la déceler ni la reconstruire, nous n’avons aucun autre choix que l’illégalité. Mais l’illégalité se mérite et se conquiert. Elle se gagne. Le Joyce de Derrida fait de nous des bandits de la langue : non pas pour voler ou violer le texte mais, au contraire, pour lui rendre sa justice paradoxale.


Ici la technique joue contre la loi et, chez Derrida, la loi s’articule toujours à la Vérité. Chacune parle au nom de l’autre. Chacune s’institue dans la dynamique de l’autre.
Mais chacune hérite aussi de la violence de l’autre[31].
« Il faut la vérité. »[32]
La mise au point de Derrida est, semble-t-il, incisive et radicale. Non seulement il la faut, mais, poursuit-il, « c’est la loi ». Au-delà du jeu avec Freud et son « prototype normal du fétiche », l’injonction derridienne sonne comme un couperet. Ici, il n’y pas à transiger. Naturellement, la méthode est signée, presque emblématique. C’est la technique-Derrida. Nous ne sommes ni en introduction, ni en conclusion du texte. Pas même dans le corps. La remarque, décisive et certainement préliminaire, se trouve reléguée en note de bas de page, plus ou moins perdue au cœur de l’ouvrage (en l’occurrence Positions). Apparemment insignifiante sauf, naturellement, à inventer une sémiotique de la marge. Elle est donc hors texte mais pas strictement « hors livre», elle se glisse en bordure pour aborder l’interrogation centrale. Parergon, déjà. Elle se place en lisière. Pire : cette note de bas de page n’est pas même strictement dédiée au problème de la vérité mais à une mise au point sur l’historicisme et plus particulièrement sur sa nécessaire critique, à partir, là encore, de Husserl. Pire toujours : la note vient compléter ce qui avait été « oublié » dans la réponse initiale de Derrida ! Elle est donc non seulement spatialement déportée mais aussi temporellement retardée. Il n’invente pas cette phrase, il ne la compose pas pour l’occasion, il la « répète ». Derrida l’emprunte, donc, et la fait sienne. Mais celui à qui il l’emprunte (en l’occurrence lui-même, dans un autre ouvrage) en est-il véritablement l’auteur ? Ne serait-ce pas ici, ne serait-ce pas déjà, la chaîne récursive engendrée par un concept inappropriable et sans doute sans origine qui se dessine ? L’enjeu est annoncé : ne pas « revenir naïvement à un empirisme relativiste ». Autrement dit : qu’elle qu’en soit l’archéologie ou la généalogie, la vérité est un impératif. Quand bien même elle demeurerait indéfinissable ou ambivalente, il la faut. Ce n’est ni une règle, ni une convention, c’est une « loi ». Fût-elle, comme l’ajoute immédiatement Derrida, « disséminatrice ». Voilà le point nodal : la vérité est, d’une manière ou d’une autre, toujours liée à la loi et à sa perfection technique.
Le propos est insistant : « il ne s’agit en aucun cas de tenir un discours contre la vérité ou contre la science ». Ce serait « impossible et absurde ». On peut bavarder sur ce qui est souhaitable mais il n’y a pas discussion sur l’impossible. Derrida est radical : la vérité a force de loi. Mais que serait donc cette vérité titubante de la loi paradoxale du joyciel ? Quelle force représenterait-elle dans un texte qui se plie sous sa complétude ?
Pourtant, et c’est ce qui, pensons-nous, constituera le frémissement d’une immense remise en cause de l’ordre (nomos peut-être plus encore que logos), un malaise lancinant se dessine dans le rapport à la vérité. Et ce, dès cette note de bas page à laquelle la lecture de Joyce donne tout son sens. Cette vérité peut elle s’écrire au singulier sans autre définition ? C’est en effet le nom de Nietzsche qui est ici convoqué par Derrida ! Référer à Nietzsche alors même que l’on déclare son attachement inconditionnel à la vérité n’est pas neutre. C’est celui pour qui la vérité devient une entreprise de falsification du réel, de négation des différences, d’atrophie des métamorphoses, qui est donc évoqué. Mais celui, pourtant, qui ne nie pas une possible vérité héraclitéenne, une vérité du devenir et de l’écoulement. Derrida, ici encore, joue d’une ambiguïté qu’on pourrait dire inévitable : Nietzsche est nommé mais il ne l’est que dans la stricte mesure où son absence est « regrettée ». Il intervient en tant que manque. Il adopte la forme spectrale de celui qui hante la discussion – puisque ce texte est celui d’un échange – sans y participer. Mode spectral donc, mais aussi spéculaire : Nietzsche renvoie l’image d’une vérité qui s’effrite petit à petit sous ses propres contraintes. Nietzsche plante le joyciel. Il crashe le disque dur d’Ulysse. Il dispose une erreur fatale dans le processeur de la veille de Finnegan, évoqué par Jean-Luc Nancy. Nietzsche reflète les fissures qui ont mis le concept en auto-tension. Il n’entend pas explicitement révolutionner le sens de la vérité mais bien davantage en révéler les contradictions « toujours-déjà » présentes.

La technique, la loi, le vrai. C’est le triptyque infernal de Derrida. C’est la tierce qu’il quarte en y ajointant non pas l’errance mais la rigueur. L’implacable rigueur qui porte la loi à l’impossible de sa puissance.
Ici la technique s’emballe. Elle se sature. Elle est l’outil dont Derrida use pour faire vaciller la loi du texte. Même dans la mécanique de Joyce, on peut échapper à l’implacable. On peut défier le déterminisme numéral et causal. Mais ça ne vient pas de soi. L’automate ne s’enraye pas automatiquement. Il faut, et c’est tout le sens –ou le non sens justement– de cette lecture, s’immiscer dans les inter-lignes et y faire fonctionner la mise en excès de la loi propre – quoique toujours impure – de l’écrire.
Ce qui, aujourd’hui, résiste, perdure, contamine, dans la technique-Derrida affrontant et s’innervant de la technique-Joyce, c’est justement l’évanescent et le contingent. C’est l’extrême fragilité de cette violence nécessaire. Et c’est là l’actualité cinglante de ce geste, de cette hantise hantée de la technique. C’est là sa dimension tragique et même catastrophique, au sens propre, c’est-à-dire celle d’une entreprise qui entend retourner la technique, par la technique, sans en nier l’implacable dynamique et l’inquiétante efficace.
Le Joyce de Derrida ne saurait évidemment n’être qu’un exemple. Mais il n’en demeure pas moins exemplaire. Exemplaire d’une subversion respectueuse qui crée du loin, de l’intérieur.

Aurélien Barrau



[1] J. Derrida, Ulysse gramophone, Paris, Galilée, 1987, p. 20.
[2] M. Antonoli (dir.), Abécédaire de Jacques Derrida, Op. cit., p. 215.
[3] Ibid., p. 216.
[4] Ibid. 
[5] Ibid., p. 217.
[6] J. Derrida, « Introduction » à Husserl, L’origine de la géométrie, Paris, P.U.F., 1962
[7] B. Peeters, Derrida, Ibid., p. 162.
[8] J. Derrida, Ulysse Gramophone, Op. Cit., p. 16.
[9] Ibid., p. 19.
[10] Ibid., p. 24.
[11] Ibid., p. 28.
[12] Ibid.
[13] Ibid., p. 44.
[14] Ibid., p. 45.
[15] Ibid., p. 44.
[16] Ibid., p. 59.
[17] Ibid., p. 48.
[18] Ibid., p. 51.
[19] Ibid., p. 52.
[20] Ibid.nd
[21] Ibid., p. 53.
[22] Ibid., p. 60.
[23] Ibid.
[24] Ibid., p. 61.
[25] Ibid., p. 97.
[26] Ibid., p. 96.
[27] G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 50.
[28] G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 460.
[29] J. Derrida, Ulysse Gramophone, Op. Cit., p. 98.
[30] Ibid., p. 102.
[31] Le paragraphe ci-dessous est en partie issu d’une note publiée sur Strass en octobre 2013
[32] J. Derrida, Positions, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 80.

1 commentaire:

  1. Ulysse gramophone est publié en 1987. Le séminaire Encore a eu lieu en 1972-73 et celui Le Sinthome en 1975-76. Il eût peut-être été intéressant que Derrida soit également lecteur de Lacan.

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