mardi 7 octobre 2014

Le discrédit de l’Europe / Marc Crépon (Colloque Derrida, ENS Ulm /IMEC)






          

« Le crédit de l’Europe est épuisé ». Il y a  bien des façons d’entendre un tel énoncé. Au-delà du sens évidemment économique qu’on est tenté  de lui donner, selon lequel l’appartenance à la communauté européenne aurait cessé  de signifier, pour beaucoup -à commencer par les Athéniens[1]-,  une « ressource » et une « sécurité », se retournant au contraire en une source croissante d’insécurité, la formule, pour ce qu’elle vaut, fait signe aussi bien vers une redoutable crise de confiance : « l’Europe ne fait plus recette ». Même la promesse  d’une paix durable qu’elle semblait porter encore, à la fin du siècle dernier, ne fait plus « rêver », aussi vrai qu’on ait pu parler, comme Jeremy Rifkin le faisait encore, il y a quelques années, d’un « rêve européen ». Aussi le crédit en question n’est-il pas seulement celui que la communauté consent aux Etats endettés, c’est également celui que les citoyens d’Europe accordent à ses institutions. En forçant un peu sur les mots, « l’Europe ne fait plus crédit » signifie qu’elle n’est plus portée par la vague d’une croyance : la plupart ont cessé d’y croire. On ne croit plus en ses institutions, soupçonnées  de servir exclusivement les intérêts d’une classe  dominante, y compris dans les valeurs démocratiques qu’elles se reconnaissent comme fondement — mais, du même coup, on ne croit pas davantage en une supposée « identité européenne». Et là encore, il y a assurément de bonnes raisons  de mettre en doute son invocation, tant l’histoire de l’Europe est indissociable des images de  sa propre identité qu’elle n’aura cessé  de construire et de projeter dans le monde, avec tout ce  que celles-ci purent avoir de dominateur et d’exclusif. Loin d’être reconductible à une simple, double ou triple origine culturelle définie une fois pour toutes (Athènes, Rome et Jérusalem), cette identité, en effet, fut toujours relationnelle : son histoire et son devenir sont indissociables non seulement des rapports multiples que les nations européennes nouèrent les unes avec les autres, mais au moins autant des relations qu’elles ont entretenues avec ce qu’elles pensèrent et définirent comme leurs altérités. Si quelque chose donc comme une « identité culturelle »  de l’Europe devait être pensée, celle–ci n’aurait de sens, à rebours  de toutes les identifications et appropriations indues, que dans l’horizon historique, complexe et souvent conflictuel, de ses ouvertures multiples.

         Mais lorsque nous disons aujourd’hui que l’ « identité  de l’Europe » fait l’objet d’un discrédit, ce n’est pas la contestation légitime de ces identifications qui est en question et ce n’est pas non plus l’« horizon cosmopolite », qui pourrait être dégagé de leur critique,  qui est mis en avant. C’est à la tentation réactive d’un repli crispé sur  des identités nationales supposées menacées dans leur intégrité ou leur pureté, sinon dans leur existence, qu’il est donné droit pour prétendument les restaurer ou les sauver. La crise de confiance s’apparente ainsi à la recherche d’une loi de l’histoire alternative. Un peu partout en Europe, dans des partis et des formations extrêmes, elle suscite la tentation de « mono-généalogies » culturelles régressives et discriminantes qui reconduisent toute identité collective à l’« origine » prétendument homogène de son histoire et toute identité individuelle à ses supposées « racines ». Ce qui est nié alors, c’est ce que cette histoire doit aux traductions (inter-linguistiques et intersémiotiques), aux importations (de formes symboliques, de savoirs, de pratiques et pas seulement de produits commerciaux) aux échanges (intellectuels, artistiques, savants), c’est-à-dire au processus complexe qui soumet toute identité, aussi bien individuelle que collective,  à la loi d’une perpétuelle autodifférenciation, laquelle consiste, pour elle, à n’avoir d’avenir qu’autant qu’elle devient autre qu’elle même : ni pure ni homogène, donc, mais toujours « hétérogène ». Cet avenir, compris comme devenir autre, c’est celui que redoutent et combattent à la fois tous ceux et celles qui ne perçoivent dans ce mouvement  rien de plus et rien de moins qu’une dissolution de l’identité qu’ils tiennent pour responsable de tous les maux. Le risque alors, c’est de faire de la crise économique liée aux effets  de la mondialisation une « crise  de l’identité », comme si la perte de la souveraineté économique et, du même coup, politique, qui sont le premier effet de cette mondialisation devait être mise sur le compte des mouvements de population, des vagues d’émigration, de toute cette hospitalité stratifiée qui sont depuis toujours constitutives du devenir des identités — y compris quand elles se définissent comme « nationales ». Le risque, ce serait de s’imaginer, comme cela semble être le cas pour ces nostalgiques d’un passé largement fantasmé, qu’il n’y aurait pas de solution plus appropriée pour répondre à la crise que la restauration de cette « identité » perdue, comme si elle constituait la condition première d’une souveraineté retrouvée.   

          Identité et souveraineté : si la question est ici de savoir dans quelle mesure les peuples européens pourraient se retourner contre la démocratie, c’est dans leur tension réciproque — la tension entre une souveraineté éprouvée comme perdue et la tentation d’une identité susceptible d’être restaurée — que ses termes doivent être posés. On sait, grâce aux analyses proposées par Pierre Rosanvallon dans Le peuple introuvable, quelle déception originaire nourrit le malaise dont souffre la démocratie, à savoir l’expérience d’une contradiction insurmontable entre « le principe politique de la démocratie » et son « principe sociologique [2] ». Parce que le principe formel de la construction juridique du peuple en corps des citoyens exige la « désincorporation du social » ou encore sa « désubstantialisation », la démocratie reste, en permanence, exposée à des tentatives de figuration symbolique qui pallient son indétermination. Et en même temps, l’attachement qu’elle requiert implique qu’un minimum de crédit puisse être accordé à cette construction et à cette abstraction. La démocratie repose ainsi sur un équilibre fragile qui se laisse résumer  dans ces termes : plus la confiance qu’on met en elle est forte, confortée par les garanties qu’elle offre (la sécurité, la paix), plus elle tient le pari de la non-violence qui lui est essentiel, moins cette figuration est perçue comme une nécessité. A l’inverse, pour peu qu’elle se trouve décrédibilisée, la tentation sera toujours forte de « substantialiser » le peuple — par exemple, en lui réinventant une identité homogène, fut-ce au prix d’une fascination pour une violence reconduite.

         La violence : on conviendra aisément qu’à demander dans quelle mesure le « peuple » pourrait se révéler un ennemi de la démocratie, c’est d’elle qu’il est question. Ce ne sont pas ses revendications, ses protestations ni sa contestation en elles-mêmes qui sont inquiétantes, mais les formes de violence que son idée (celle qui fait diversement le lit  de tous les populismes) pourrait justifier. Dans les réflexions qui suivent, on se concentrera sur celles qui procèdent des tentatives qui visent à ré-identifier, ré-essentialiser ou ré-substantialiser le peuple, entre lesquelles se distribuent les différentes formes d’invocation du « peuple » (de droite et de gauche) qui affectent aujourd’hui les démocraties européennes. En d’autres termes, c’est moins du « peuple » lui-même qu’on se demandera s’il constitue un tel ennemi que de l’idée ambivalente qu’on s’en fait et de la façon dont celle-ci, jouant sur le discrédit des démocraties, contribue à décrédibiliser davantage encore la construction juridique du peuple souverain qui lui sert de fondement. Mais pourquoi devrait-on reconnaître dans ces tentatives un péril ? Qu’est-ce qui nous pousse à percevoir dans l’invocation d’une « identité » du peuple, de son « essence » ou de  sa « substance » une menace — à plus forte raison, lorsque celles-ci font l’objet d’une promesse (de défense, de restauration, de régénération ou de renaissance ? Nombreux sont ceux et celles pour lesquels, de fait, ces idées n’ont rien de redoutable. Ici un  long détour  s’impose. C’était en 1990 — et déjà on était en droit de s’alarmer d’une résurgence des nationalismes européens, alors même que, le mur  de Berlin tombé, l’Europe semblait portée par la promesse d’une réunification, qui n’était pas seulement celle de l’Allemagne, mettant un terme à près d’un demi-siècle de divisions menaçantes. Tandis que la perspective d’un élargissement de l’Union européenne s’ouvrait, le spectre des crispations identitaires réactives qu’elle ne manquerait pas de susciter en retour s’annonçait déjà. C’est alors que Derrida prononce, à Turin, une conférence  publiée l’année suivante sous le titre L’autre cap[3], avec pour sous-titre « Mémoires, réponses, responsabilités », vers laquelle, aujourd’hui plus que jamais, il n’est pas inutile  de se retourner. Quelques vingt ans avant la crise qui constitue l’horizon de notre questionnement, il ouvre, en effet, ses réflexions en énonçant deux axiomes, dont l’un au moins pourrait sonner comme une mise en garde. Le premier déjà qu’il nomme un « axiome de finitude » signifie l’épuisement  de l’Europe, une autre façon de dire qu’elle ne fait plus « rêver », trop vieille, vieillie, usée et désormais fatiguée de ses crises économiques, sociales, politiques à répétition, de ces « sommets », de ces rencontres interministérielles qui ne semblent apporter aux « citoyens d’Europe » aucun secours, aucun soutien, aucune solution aux multiples formes d’insécurité qui fragilisent leur vie, aucune amélioration tangible de leurs conditions d’existence. Elle porte aussi le fardeau de son passé, alourdi d’une histoire coloniale-raciale et des formes multiples d’exploitation, de domination et de discrimination qui l’ont accompagnée et qui la font regarder avec suspicion des autres continents, rendant ambivalente et ambiguë son attraction même. Le second axiome, quant à lui, renvoie à la question de l’identité, sans que Derrida précise, s’il songe alors à l’européocentrisme (c’est-à-dire à toutes les identifications indues  de l’Europe à la démocratie, aux droits de l’homme, au progrès de la raison, comme si ces grandes conquêtes avaient été sa propriété qu’elle aurait eu à charge d’ « exporter » dans le reste du monde) ou aux identités culturelles européennes, à leurs fantasmes respectifs et à la surenchère d’appropriations dont leur identification finit toujours par faire l’objet. Peu importe en vérité, car le second axiome vaut aussi bien pour l’un (l’européocentrisme) que les autres (les identités culturelles nationales). Ce qu’il rappelle, en effet, est la chose suivante :

        « Le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même. Non pas  de n’avoir pas d’identité, mais  de ne pouvoir s’identifier, dire “moi“ ou “nous“, de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi[4]. »

     Et il poursuit un peu plus loin :

      « Cela peut se dire, inversement ou réciproquement, de toute identité et de toute identification : il n’y a pas  de rapport à soi, d’identification à soi sans culture, mais culture  de soi comme culture de l’autre, culture du double génitif et de la différence à soi. La grammaire du double génitif signale aussi qu’une culture n’a jamais une seule origine. La monogénéalogie  sera toujours une mystification dans l’histoire  de la culture[5]. »
        
       On conçoit la menace qui se dessine ici en filigrane. S’il est vrai que la crise que traverse l’Europe, en même temps qu’elle attise la défiance à l’encontre des démocraties européennes ravive, sinon attise l’inquiétude d’une fidélité à une identité supposée menacée,  qu’à défaut de croire en l’Europe, c’est cette fidélité, entendue comme attachement qui devient elle-même l’objet d’une croyance, comme une bouée de secours à laquelle on s’accroche, la question se pose  de savoir comment, à quelles conditions, suivant quels principes on est « fidèle » à cette « identité », dans laquelle on veut croire.  Est-ce, en cédant à la tentation d’un repli sur soi, d’une clôture défensive, d’un cloisonnement protecteur, en multipliant les gestes symboliques de réappropriation et de ré-identification de l’identité à des identifiants culturels homogènes, purifiés, épurés, avec tout ce que celles-ci peuvent signifier et impliquer de violences effectives et symboliques, de stigmatisation et de discrimination des éléments considérés comme « étrangers » ? Ou bien, est-ce en reconnaissant ce mouvement de différenciation de soi d’avec soi comme la seule chance pour une identité culturelle déterminée de rester vivante — c’est-à-dire en  donnant droit à « cette culture  de soi comme culture  de l’autre ? Dans ces deux façons antagoniques de comprendre, de sentir et donc de « vivre » la fidélité à soi, il y va, on l’aura compris de deux formes radicalement opposées de penser les règles de l’hospitalité. La première est vouée à s’enfermer dans la spirale sans fin de conditions de plus en plus restrictives. Elle empile les uns sur les autres les lois, les décrets, les contrôles, les fichages, elle mesure son succès au nombre des interpellations et des expulsions, comme s’ils constituaient le baromètre d’une intégrité, d’une indemnité ou d’une sécurité restaurées. La seconde, au contraire sait que si certaines conditions sont sans doute nécessaires, celles-ci ne sauraient en aucun cas  se réclamer d’un principe de justice qui devrait bien davantage être identifié à l’exigence d’une hospitalité inconditionnelle. Elle sait que toute condition est à ce titre « injuste » et qu’aussi nécessaire soit-elle, elle suppose toujours une transaction avec le seul principe  de justice qui tienne : celui d’une  hospitalité inconditionnelle.

         Dans le premier cas, l’Europe est, par définition suspecte. Elle ouvre des frontières que les partisans- thuriféraires d’une « identité protégée » préféreraient voir rester fermées. Elle est présentée, dans les discours les plus agressifs, comme une « passoire » qui laisse entrer sur le « sol européen » ces hommes et ces femmes étrangers à sa culture qui sont censés non seulement menacer son identité (importer d’autres mœurs, d’autres pratiques, d’autres règles), mais également peser du poids de leur nombre (réel ou fictif) sur les données économiques de la crise (les chiffres du chômage, le montant global des prestations sociales les dépenses de l’Etat). Dans le second cas, l’Europe apparaît comme une chance : celle, précisément d’en finir avec ces crispations culturelles, identitaires. Ceux qui en défendent le principe savent ce que l’invocation de l’ « identité » (nationale, raciale, ethnique, linguistique, culturelle, etc.) a coûté à l’Europe et combien reste redoutable le potentiel de destructions imprévisibles et pourtant probables que réactive ou ravive son invocation meurtrière — comme si le signifiant Europe portait en lui la promesse d’en finir avec toutes les appropriations  identitaires ou identificatoires.  Elle en porte la promesse, mais elle inclut aussi, du même coup, la menace de se construire elle-même en forteresse — ne faisant rien d’autre alors que déplacer les frontières et les murailles, reconstruisant  sur  ses confins les murs qu’elle a détruits à l’intérieur.

        Car voilà toute la question : si la vocation de l’Europe reste d’en finir avec les « identités meurtrières »,  il en résulte une  « responsabilité », au sens que Derrida donne à ce terme qui ne saurait  se réduire à aucune de celles auxquelles, au cours de son histoire, l’Europe s’est complu à s’identifier (celle d’une mission «  civilisatrice », ou toute autre exportation problématique d’une idée ou d’une représentation du « bien »). Cette responsabilité, quelle est elle ? Et en quoi est-elle concernée par la crise de confiance, le déficit de crédit, dont nous sommes partis, au début de ces réflexions ?  Souvenons-nous de la façon dont, dans L’autre cap, Derrida définit la responsabilité et de ce qui lie en elle l’éthique et la politique :

         « J’oserai suggérer que la morale, l’éthique, la responsabilité, s’il y en a, n’auront jamais commencé qu’avec l’expérience de l’aporie. «  … » La condition de possibilité de cette chose, la responsabilité, c’est une certaine expérience de la possibilité  de l’impossible : l’épreuve  de l’aporie, à partie de laquelle inventer la seule invention possible, l’invention impossible[6]. »
      
        Cette responsabilité, quelle est-elle ? S’il est vrai qu’il s’agit pour l’Europe,  comme le titre de l’ouvrage (L’autre cap) semble l’indiquer, de se donner une autre direction — une orientation qui ne reproduise pas cette  présomption et cette arrogance d’une « centralité » exemplaire, insoutenables au reste du monde et depuis longtemps dépassées sur tous les plans — cette responsabilité prend la forme d’une aporie, dont les deux termes se laissent définir de la façon suivante. D’une part l’Europe ne peut plus s’imaginer pouvoir encore fonder son unité sur aucun des discours, auxquels elle a jadis identifié sa place dans le monde, sa prétendue « mission » morale, politique ou culturelle. Elle ne peut plus se réclamer des trois sources supposées de son identité (la Grèce, Rome et le judéo-christianisme) pour s’ériger en « capitale du monde ».  A supposer qu’on veuille jeter un regard rétrospectif sur les guerres du XXème siècle, elles ne signifient pas autre chose, comme le savait le philosophe tchèque Jan Patoçka[7], que la fin de cette illusion. Et puisqu’il faut bien s’interroger sur les « citoyens d’Europe » — sur ce peuple ou cette communauté introuvables —, ce n’est certainement  pas sur de tels critères ni sur une telle vision centralisée que leur attachement à quelque chose comme une « appartenance européenne » pourrait  reposer. Quant au second terme  de cette même aporie, nous le connaissons : cette identification de l’Europe, aussi impossible soit-elle, ne devrait pas non plus aboutir à ces multiples formes de renoncement à l’unité, à la communauté qui ne revendiquent la distinction des nations européennes, leur séparation, leur souveraineté restaurée que pour mieux réactiver, ranimer ou raviver la peur, la haine, la xénophobie et avec eux les antagonismes du passé, les divisions artificielles : tous ces fantasmes identitaires régressifs qui ont fait la violence de son histoire. « Ni le monopole, ni la dispersion[8] », écrit Derrida — avec la conscience aiguë de ce que l’invocation de l’« identité » aura pu avoir de meurtrier.
      
       Pour autant, les deux termes de cette aporie ne sont pas exclusivement négatifs. Ils ne se contentent pas de marquer deux impossibilités. Ils dessinent en même temps sinon une voie de dégagement, du moins la direction qui oriente la responsabilité de l’Europe, comme « expérience de la possibilité de l’impossible » ou encore comme « invention impossible ». Ce vers quoi ils font signe, en effet, donne son titre à l’essai  de Derrida : « l’autre cap », entendu comme « le cap de l’autre » — et peut-être même « l’autre du cap » — un cap qui ne serait
  
     « Pas seulement  celui que nous identifions, calculons, décidons mais le cap de l’autre devant lequel nous devons répondre, que nous devons et dont nous devons nous rappeler, le cap de l’autre étant peut-être la première condition d’une identité ou d’une identification qui ne soit pas égocentrisme destructeur — de soi et de l’autre[9]. »

        Et pourtant, il n’est pas sûr non plus que « le cap de l’autre » suffise à redonner du crédit à l’Europe, ou alors, il convient  de s’interroger au préalable sur le sens qu’on donne à ce terme, sans rien précipiter. Car après tout, il se pourrait bien que le « discours sur l’autre », comme la « pensée  de l’autre », soit aussi une des figures de l’épuisement que l’on rappelait en commençant.  Et si la lassitude que provoque son invocation aura toujours quelque chose de suspect, si l’on pourra toujours y déceler un nouvel avatar de cet « égocentrisme destructeur » dont parle Derrida, il n’en demeure pas moins qu’il faut en comprendre les raisons. De quel « autre » donc parle-t-on (voilà la question), en disant qu’il engage la responsabilité de l’Europe ? Et en quoi celle-ci implique-t-elle alors une certaine articulation de l’éthique et de la politique ? Cet « autre » nous le savons déjà ne saurait  se définir en termes culturels ni en termes de « civilisation ». L’altérité ici ne saurait être celle d’une culture, d’une langue ou d’une religion. La penser, la circonscrire ou l’identifier  de cette façon, qui est toujours réductrice, reviendrait à reconduire ce que les deux volants de l’aporie ont pour objet d’écarter : le présupposé d’identités cloisonnées, étrangères les unes aux autres et potentiellement conflictuelles — celles-là mêmes dont des forces politiques ou religieuses hostiles à toute forme d’unité ou de rassemblement auront beau jeu d’exploiter les différences. Comment donc la penser autrement ?

         C’est là qu’au-delà des analyses derridiennes qui ont déjà vingt ans, la crise que traverse l’Europe aujourd’hui — un « aujourd’hui » qui n’est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre que le sien — porte  ses leçons. Car s’il y eut, dans cette crise, une expérience de l’altérité, comme appel d’une responsabilité, celle-ci (l’altérité) fut transversale. Elle a traversé, et elle traverse encore, les frontières de l’Europe, internes et externes, suscite de nouvelles solidarités, entraîne des mouvements de protestations qu’aucune forme d’appartenance, aucune allégeance (culturelle, nationale, communautaire)  ne circonscrivent d’emblée. Cette expérience que tant  de dirigeants politiques se refusent à entendre ou qu’ils minimisent, avec des arguments « démophobes », c’est celle d’un surcroît de vulnérabilité — ou, pour le dire encore autrement, c’est celle de la multiplication des formes d’insécurité qui ont toutes en commun de rendre la vie plus fragile ». L’altérité, alors quelle est-elle ? Certainement pas celle de « peuples » ou de « parties de peuple », ignorants, désaffectés ou sur-affectés, incapables de comprendre les grands enjeux et les grandes décisions, les contraintes qui s’imposent aux dirigeants — comme voudraient le faire croire, pour se donner du crédit, tous ceux et celles qui sont toujours prompts à minimiser, de façon péjorative la vox populi. Partout en Europe, l’altérité, transfrontalière, transculturelle, plurinationale, concerne ces hommes et de ces femmes, dont  la  « crise » aggrave de façon dramatique les conditions d’existence. Elle rassemble, à l’intérieur de Europe autant qu’à ses portes, les laissés-pour-compte, les abandonnés, les oubliés de cette histoire que l’Europe voudrait pouvoir continuer d’écrire sans eux ou malgré eux. Aussi n’est-ce pas la question de l’identité, mais celle de la singularité qui définit l’altérité. Si l’on ne veut pas se payer des mots de la politique, de l’éthique et de l’histoire, on se doit  de rappeler (ce serait le commencement  de la responsabilité) qu’il y va d’abord et avant tout, en Europe et ailleurs, de ces millions d’hommes et de femmes auxquels sa construction, prise dans la mondialisation, ne permet plus de s’inventer ni d’exister comme singularités. Cette impossibilité, nous nous sommes habitués à toutes ses figures qui sédimentent dans la société ce qui reste pourtant inacceptable : le chômage de masse, l’exclusion, la pauvreté, l’impasse que créent des années d’études (en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Italie et même en France) qui ne débouchent sur aucun emploi, la dépendance qui en résulte. Autres, ceux qui en font l’expérience et dont cette expérience constitue le premier visage  de l’Europe le sont avec une violence quasi-insoutenable et nécessairement explosive, parce que la « communauté » qu’ils ont reçue en partage — cette « communauté » qui  se voulait exemplaire, dans l’espoir et la volonté de paix et de sécurité qui en inspiraient la construction — s’est retournée en insécurité.  Voilà au demeurant ce que signifie toute dette : elle renverse la promesse d’un héritage en une menace durable. Aussi est-ce l’impossibilité de cette invention (l’invention de la singularité dans un projet de vie déterminé) qui indigne et qui révolte — et ce n’est pas un hasard si elle touche partout ce que d’un mot qui trouve ici tout son sens on appelle si communément « la jeunesse ».

         Cette traversée  de la violence que signifie aujourd’hui l’expérience envahissante non seulement de toutes ces formes d’exclusion, mais au moins autant de l’impuissance des politiques européennes à faire de leur réduction la priorité de leur action, prises qu’elles sont dans d’autres calculs, liés les uns aux autres, sans que ce lien se traduise par la moindre amélioration du sort de ces millions  d’hommes et de femmes fragilisés, c’est ce qui rend si problématique le maintien d’un crédit minimal dans la construction juridique du peuple souverain, telle qu’elle sert de fondement à la démocratie. Aussi son véritable « ennemi » n’est-il pas le « peuple » en lui-même, car il n’a jamais été aussi peu défini, mais cette altérité, dont elle ne sait plus endiguer la croissance explosive — l’altérité, encore une fois, de ceux et celles qui ne peuvent plus s’inventer dans ce cadre, comme des singularités ; c’est-à-dire faire reconnaître à ce titre, et voir reconnus, dans leur formation, leur savoir, leur expérience, leurs années d’étude ou leurs années de métier, leur intelligence, leur caractère, leurs compétences, quelque chose d’insubstituable et dirremplaçable qui se suffise à soi-même.

      Il reste que cette traversée pourrait signifier encore autre chose. Elle devrait sortir l’Europe hors d’elle-même. Pendant des années, il semblait qu’elle pouvait se soucier, avec un sens très aléatoire de la justice, du bien être d’une majorité d’Européens, sans trop se préoccuper des autres, ou du moins en s’en protégeant. Sa prospérité impliquait qu’elle ferme les yeux ou qu’elle ne se laisse pas trop déranger par ce qui, hors de ses frontières, perpétuait la misère et, à l’intérieur, était tenu pour inéluctable (une nécessité économique) et par conséquent secondaire. Le développement de son projet, les progrès de sa construction, l’accumulation des directives et des règlements s’en accommodaient. Rien ne devait entamer le « rêve européen ». Il n’en va plus de même aujourd’hui. Le visage que la crise donne à l’aporie qui nous a servi de fil conducteur est le suivant. D’un côté, l’Europe n’est plus en mesure  de garantir aux citoyens cette sécurité (ces possibilités d’invention et d’existence) qui lui permirent longtemps d’ignorer le reste du monde. Parce que la pression des multiples formes d’insécurité qui compromettent la vie vient de partout, la vulnérabilité ainsi ne connaît plus de  frontières. De l’autre, tout repli identitaire, nationaliste qui se présenterait comme une issue ne fait en réalité qu’exacerber la violence de la misère sans lui trouver d’autre solution que celle de réactiver ce que Freud appelait si justement « le narcissisme des petites différences ». 

          C’est pourquoi la « question européenne» la plus urgente, comme le pressentait déjà Derrida, est celle qui lie son « avenir » et sa promesse à un horizon cosmopolite — et ce même horizon à une responsabilité « éthique ». Si les différentes réponses apportées par les gouvernements européens et par la commission européenne aux crises qu’a connues l’Europe depuis quelques années ont pu susciter un  sentiment de révolte, c’est que, dans les calculs faits, les programmes imaginés et les décisions prises pour sortir  de cette crise, la vulnérabilité accrue d’un  nombre considérable de citoyens européens  — ce que ces crises signifiaient, à chaque fois, de la façon la plus concrète qui soit — apparaissait tantôt comme un épiphénomène accessoire, tantôt comme un mal nécessaire. Ainsi se perdait, au moment même où au contraire il eût été urgent de le rappeler, ce qui lie pourtant la politique, en son essence,  — la politique entendue comme un être-contre-la-mort, au service de la vie —, à la responsabilité  du soin, de l’attention et du secours qu’exigent de partout et pour tous la vulnérabilité et la mortalité d’autrui.  « De partout et pour tous », voilà qui place le principe de cette responsabilité et les règles  de solidarité qu’elle appelle à l’échelle du monde. On dira sans doute qu’il s’agit d’un principe « intenable » — une exigence hyperbolique, d’une radicalité telle que, d’entrée de jeu, elle se donne sous le signe de l’impossible.  On connaît, au demeurant, la phrase qui en résume le constat fataliste : « on ne saurait accueillir toute la misère du monde ». Et pourtant, c’est précisément parce qu’il s’agit, à chaque fois, de « rendre possible l’impossible » et c’est parce que toute demande d’attention, de soin et de secours est singulière, irréductiblement singulière et qu’à ce titre, elle ne saurait être comprise, englobée, effacée ou sacrifiée dans un calcul général — c’est pour toutes ces raisons que cette exigence définit une responsabilité qui n’est pas seulement celle de l’Europe (et qu’il ne lui revient même pas d’exemplifier), mais que toute son histoire appelle. On le disait en commençant : l’Europe s’est constituée comme un double faisceau de relations : celles que les nations européennes ont entretenues les unes avec les autres et celles que communément et concurremment elles ont entretenues avec le reste du monde. Elle fut à ce titre un « miroir » du monde, avec toutes les déformations, toutes les perspectives incomplètes que son reflet pouvait impliquer.  C’est de ce double faisceau que les Européens ont hérité ; et c’est dans cet héritage que s’enracine la responsabilité, éthique et politique,  de l’Europe, à laquelle on pourrait donner, par conséquent, le nom d’éthi-cosmo-politique.

Marc Crépon
Ecole Normale Supérieure/CNRS
Directeur du département  de philosophie







[1] Une première version de ce texte  a été prononcée à l’Institut français d’Athènes, en janvier 2012.
[2] Pierre Rosanvallon,  Le peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, p. 12.
[3] Cf. Derrida, L’autre cap, mémoires, réponses et responsabilités, Paris, éditions  de minuit, 1991.
[4] Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 16.
[5] Jacques Derrida, op. cit., pp. 16-17.
[6] Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 43.
[7] Voir sur ce point Marc Crépon, Altérités  de l’Europe, Paris, Galilée, 2006.
[8] Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 43.
[9]  Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., pp. 20-21.

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