« Le crédit de l’Europe est
épuisé ». Il y a bien des façons d’entendre un tel énoncé. Au-delà du sens évidemment économique qu’on est tenté de lui donner, selon lequel l’appartenance à
la communauté européenne aurait cessé de
signifier, pour beaucoup -à commencer par les Athéniens[1]-, une « ressource » et une
« sécurité », se retournant au contraire en une source croissante
d’insécurité, la formule, pour ce qu’elle vaut, fait signe aussi bien vers une
redoutable crise de confiance :
« l’Europe ne fait plus recette ». Même la promesse d’une paix durable qu’elle semblait porter
encore, à la fin du siècle dernier, ne fait plus « rêver », aussi
vrai qu’on ait pu parler, comme Jeremy
Rifkin le faisait encore, il y a quelques années, d’un « rêve
européen ». Aussi le crédit en question n’est-il pas seulement celui que la
communauté consent aux Etats endettés, c’est également celui que les citoyens
d’Europe accordent à ses institutions. En forçant un peu sur les mots, « l’Europe
ne fait plus crédit » signifie qu’elle n’est plus portée par la vague
d’une croyance : la plupart ont cessé d’y croire. On ne croit plus en ses
institutions, soupçonnées de servir
exclusivement les intérêts d’une classe dominante,
y compris dans les valeurs démocratiques qu’elles se reconnaissent comme
fondement — mais, du même coup, on ne croit pas davantage en une supposée « identité européenne».
Et là encore, il y a assurément de bonnes raisons de mettre en doute son invocation, tant l’histoire de l’Europe est indissociable des images de sa propre identité qu’elle n’aura cessé de construire et de projeter dans le monde,
avec tout ce que celles-ci purent avoir
de dominateur et d’exclusif. Loin d’être reconductible à une simple, double ou
triple origine culturelle définie une fois pour toutes (Athènes, Rome et Jérusalem),
cette identité, en effet, fut toujours relationnelle : son histoire et son
devenir sont indissociables non seulement des rapports multiples que les
nations européennes nouèrent les unes avec les autres, mais au moins autant des
relations qu’elles ont entretenues avec ce qu’elles pensèrent et définirent
comme leurs altérités. Si quelque chose donc comme une « identité
culturelle » de l’Europe devait
être pensée, celle–ci n’aurait de sens, à rebours de toutes les identifications et
appropriations indues, que dans l’horizon historique, complexe et souvent
conflictuel, de ses ouvertures
multiples.
Mais lorsque nous disons aujourd’hui que l’ « identité de l’Europe » fait l’objet d’un discrédit,
ce n’est pas la contestation légitime de ces identifications qui est en
question et ce n’est pas non plus l’« horizon cosmopolite », qui
pourrait être dégagé de leur critique,
qui est mis en avant. C’est à la tentation réactive d’un repli crispé
sur des identités nationales supposées
menacées dans leur intégrité ou leur pureté, sinon dans leur existence, qu’il
est donné droit pour prétendument les restaurer ou les sauver. La crise de
confiance s’apparente ainsi à la recherche d’une loi de l’histoire alternative.
Un peu partout en Europe, dans des partis et des formations extrêmes, elle
suscite la tentation de « mono-généalogies » culturelles régressives et discriminantes qui reconduisent toute identité collective à l’« origine »
prétendument homogène de son histoire et
toute identité individuelle à ses supposées « racines ». Ce qui est
nié alors, c’est ce que cette histoire doit aux traductions
(inter-linguistiques et intersémiotiques), aux importations (de formes
symboliques, de savoirs, de pratiques et pas seulement de produits commerciaux) aux échanges
(intellectuels, artistiques, savants), c’est-à-dire au processus complexe qui
soumet toute identité, aussi bien individuelle que collective, à la loi d’une perpétuelle autodifférenciation,
laquelle consiste, pour elle, à n’avoir d’avenir
qu’autant qu’elle devient autre qu’elle
même : ni pure ni homogène, donc, mais toujours
« hétérogène ». Cet avenir,
compris comme devenir autre, c’est
celui que redoutent et combattent à la fois tous ceux et celles qui ne
perçoivent dans ce mouvement rien de
plus et rien de moins qu’une dissolution
de l’identité qu’ils tiennent pour responsable de tous les maux. Le risque
alors, c’est de faire de la crise économique liée aux effets de la mondialisation une « crise de l’identité », comme si la perte de la
souveraineté économique et, du même coup, politique, qui sont le premier effet
de cette mondialisation devait être mise sur le compte des mouvements de
population, des vagues d’émigration, de toute cette hospitalité stratifiée qui
sont depuis toujours constitutives du devenir des identités — y compris quand
elles se définissent comme « nationales ». Le risque, ce
serait de s’imaginer, comme cela semble
être le cas pour ces nostalgiques d’un passé largement fantasmé, qu’il n’y
aurait pas de solution plus appropriée pour répondre à la crise que la
restauration de cette « identité » perdue, comme si elle constituait
la condition première d’une souveraineté
retrouvée.
Identité et souveraineté : si la
question est ici de savoir dans quelle mesure les peuples européens pourraient
se retourner contre la démocratie, c’est dans leur tension réciproque — la
tension entre une souveraineté éprouvée
comme perdue et la tentation d’une identité susceptible
d’être restaurée — que ses termes doivent être posés. On sait, grâce aux analyses
proposées par Pierre Rosanvallon dans Le
peuple introuvable, quelle déception originaire nourrit le malaise dont
souffre la démocratie, à savoir l’expérience d’une contradiction insurmontable
entre « le principe politique de la démocratie » et son
« principe sociologique [2] ».
Parce que le principe formel de la construction juridique du peuple en corps
des citoyens exige la « désincorporation du social » ou encore sa « désubstantialisation »,
la démocratie reste, en permanence, exposée à des tentatives de figuration
symbolique qui pallient son indétermination. Et en même temps, l’attachement qu’elle
requiert implique qu’un minimum de crédit
puisse être accordé à cette construction et à cette abstraction. La
démocratie repose ainsi sur un équilibre fragile qui se laisse résumer dans ces termes : plus la confiance qu’on
met en elle est forte, confortée par les garanties qu’elle offre (la sécurité,
la paix), plus elle tient le pari de la non-violence qui lui est essentiel,
moins cette figuration est perçue comme une nécessité. A l’inverse, pour peu
qu’elle se trouve décrédibilisée, la tentation sera toujours forte de « substantialiser »
le peuple — par exemple, en lui réinventant une identité homogène, fut-ce au
prix d’une fascination pour une violence reconduite.
La
violence : on conviendra aisément qu’à demander dans quelle mesure le
« peuple » pourrait se révéler un ennemi de la démocratie, c’est
d’elle qu’il est question. Ce ne sont pas ses revendications, ses protestations
ni sa contestation en elles-mêmes qui sont inquiétantes, mais les formes de
violence que son idée (celle qui fait diversement le lit de tous les populismes) pourrait justifier. Dans
les réflexions qui suivent, on se concentrera sur celles qui procèdent des
tentatives qui visent à ré-identifier, ré-essentialiser ou ré-substantialiser
le peuple, entre lesquelles se distribuent les différentes formes d’invocation
du « peuple » (de droite et de gauche) qui affectent aujourd’hui les
démocraties européennes. En d’autres termes, c’est moins du « peuple »
lui-même qu’on se demandera s’il constitue un tel ennemi que de l’idée
ambivalente qu’on s’en fait et de la façon dont celle-ci, jouant sur le discrédit
des démocraties, contribue à décrédibiliser davantage encore la construction
juridique du peuple souverain qui lui sert de fondement. Mais pourquoi
devrait-on reconnaître dans ces tentatives un péril ? Qu’est-ce qui nous
pousse à percevoir dans l’invocation d’une « identité » du peuple, de
son « essence » ou de sa
« substance » une menace — à plus forte raison, lorsque celles-ci
font l’objet d’une promesse (de défense, de restauration, de régénération ou de
renaissance ? Nombreux sont ceux et celles pour lesquels, de fait, ces
idées n’ont rien de redoutable. Ici un
long détour s’impose. C’était en
1990 — et déjà on était en droit de s’alarmer d’une résurgence des
nationalismes européens, alors même que, le mur
de Berlin tombé, l’Europe semblait portée par la promesse d’une
réunification, qui n’était pas seulement celle de l’Allemagne, mettant un terme
à près d’un demi-siècle de divisions
menaçantes. Tandis que la perspective d’un élargissement de l’Union européenne
s’ouvrait, le spectre des crispations identitaires réactives qu’elle ne
manquerait pas de susciter en retour s’annonçait déjà. C’est alors que Derrida
prononce, à Turin, une conférence
publiée l’année suivante sous le titre L’autre cap[3], avec pour sous-titre
« Mémoires, réponses, responsabilités », vers laquelle, aujourd’hui
plus que jamais, il n’est pas inutile de
se retourner. Quelques vingt ans avant la crise qui constitue l’horizon de notre
questionnement, il ouvre, en effet, ses réflexions en énonçant deux axiomes,
dont l’un au moins pourrait sonner comme une mise en garde. Le premier déjà qu’il nomme un
« axiome de finitude » signifie l’épuisement de l’Europe, une autre façon de dire qu’elle
ne fait plus « rêver », trop vieille, vieillie, usée et désormais
fatiguée de ses crises économiques, sociales, politiques à répétition, de ces
« sommets », de ces rencontres interministérielles qui ne semblent
apporter aux « citoyens d’Europe » aucun secours, aucun soutien,
aucune solution aux multiples formes d’insécurité qui fragilisent leur vie,
aucune amélioration tangible de leurs conditions d’existence. Elle porte aussi
le fardeau de son passé, alourdi d’une histoire coloniale-raciale et des formes
multiples d’exploitation, de domination et de discrimination qui l’ont
accompagnée et qui la font regarder avec suspicion des autres continents,
rendant ambivalente et ambiguë son attraction même. Le second axiome, quant à lui, renvoie à la question de l’identité,
sans que Derrida précise, s’il songe alors à l’européocentrisme (c’est-à-dire à
toutes les identifications indues de
l’Europe à la démocratie, aux droits de l’homme, au progrès de la raison, comme
si ces grandes conquêtes avaient été sa
propriété qu’elle aurait eu à charge d’ « exporter » dans le
reste du monde) ou aux identités culturelles européennes, à leurs fantasmes
respectifs et à la surenchère d’appropriations dont leur identification finit
toujours par faire l’objet. Peu importe
en vérité, car le second axiome vaut aussi bien pour l’un (l’européocentrisme)
que les autres (les identités culturelles nationales). Ce qu’il rappelle, en
effet, est la chose suivante :
« Le
propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même. Non
pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire “moi“ ou “nous“, de ne pouvoir prendre la forme du
sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi[4]. »
Et il poursuit un peu plus loin :
« Cela peut se dire, inversement ou
réciproquement, de toute identité et de toute identification : il n’y a
pas de rapport à soi, d’identification à
soi sans culture, mais culture de soi comme culture de l’autre, culture du double génitif et de la différence à soi. La grammaire du double génitif signale aussi
qu’une culture n’a jamais une seule origine. La monogénéalogie sera toujours une mystification dans
l’histoire de la culture[5]. »
On conçoit la menace qui se dessine ici en
filigrane. S’il est vrai que la crise que traverse l’Europe, en même temps
qu’elle attise la défiance à l’encontre des démocraties européennes ravive,
sinon attise l’inquiétude d’une fidélité
à une identité supposée menacée, qu’à
défaut de croire en l’Europe, c’est cette fidélité, entendue comme attachement
qui devient elle-même l’objet d’une croyance, comme une bouée de secours à laquelle on s’accroche, la
question se pose de savoir comment, à
quelles conditions, suivant quels principes on est « fidèle » à cette
« identité », dans laquelle on veut croire. Est-ce, en cédant à la tentation d’un repli sur
soi, d’une clôture défensive, d’un cloisonnement protecteur, en multipliant les
gestes symboliques de réappropriation et de ré-identification de l’identité à des
identifiants culturels homogènes, purifiés, épurés, avec tout ce que celles-ci
peuvent signifier et impliquer de violences effectives et symboliques, de
stigmatisation et de discrimination des éléments considérés comme
« étrangers » ? Ou bien,
est-ce en reconnaissant ce mouvement de différenciation de soi d’avec soi comme
la seule chance pour une identité culturelle déterminée de rester vivante — c’est-à-dire en donnant droit à « cette culture de soi comme
culture de l’autre ? Dans ces deux façons antagoniques de comprendre, de sentir et donc de « vivre » la fidélité à soi, il
y va, on l’aura compris de deux formes
radicalement opposées de penser les règles de l’hospitalité. La première est
vouée à s’enfermer dans la spirale sans fin de conditions de plus en plus
restrictives. Elle empile les uns sur les autres les lois, les décrets, les
contrôles, les fichages, elle mesure son succès au nombre des interpellations et
des expulsions, comme s’ils constituaient le baromètre d’une intégrité, d’une
indemnité ou d’une sécurité restaurées. La seconde, au contraire sait que si
certaines conditions sont sans doute nécessaires, celles-ci ne sauraient en
aucun cas se réclamer d’un principe de
justice qui devrait bien davantage être
identifié à l’exigence d’une hospitalité inconditionnelle. Elle sait que toute
condition est à ce titre « injuste » et qu’aussi nécessaire
soit-elle, elle suppose toujours une transaction avec le seul principe de justice qui tienne : celui d’une hospitalité inconditionnelle.
Dans le premier cas, l’Europe est, par
définition suspecte. Elle ouvre des frontières que les partisans- thuriféraires
d’une « identité protégée » préféreraient voir rester fermées. Elle
est présentée, dans les discours les plus agressifs, comme une
« passoire » qui laisse entrer sur le « sol européen » ces
hommes et ces femmes étrangers à sa culture qui sont censés non seulement
menacer son identité (importer d’autres mœurs, d’autres pratiques, d’autres
règles), mais également peser du poids de leur nombre (réel ou fictif) sur les données économiques de la crise (les chiffres du chômage, le
montant global des prestations sociales les dépenses de l’Etat). Dans le second
cas, l’Europe apparaît comme une chance :
celle, précisément d’en finir avec ces
crispations culturelles, identitaires. Ceux
qui en défendent le principe savent ce que l’invocation de
l’ « identité » (nationale, raciale, ethnique, linguistique,
culturelle, etc.) a coûté à l’Europe et combien reste redoutable le potentiel
de destructions imprévisibles et pourtant probables que réactive ou ravive son
invocation meurtrière — comme si le signifiant Europe portait en lui la promesse d’en finir avec toutes les
appropriations identitaires ou
identificatoires. Elle en porte la
promesse, mais elle inclut aussi, du même coup, la menace de se construire
elle-même en forteresse — ne faisant rien d’autre alors que déplacer les
frontières et les murailles, reconstruisant
sur ses confins les murs qu’elle
a détruits à l’intérieur.
Car voilà toute la question : si
la vocation de l’Europe reste d’en finir avec les « identités meurtrières », il en résulte une « responsabilité », au sens que
Derrida donne à ce terme qui ne saurait
se réduire à aucune de celles auxquelles, au cours de son histoire,
l’Europe s’est complu à s’identifier (celle d’une mission «
civilisatrice », ou toute autre exportation problématique d’une idée ou
d’une représentation du « bien »). Cette responsabilité, quelle est
elle ? Et en quoi est-elle concernée par la crise de confiance, le
déficit de crédit, dont nous sommes partis, au début de ces
réflexions ? Souvenons-nous de la
façon dont, dans L’autre cap, Derrida
définit la responsabilité et de ce qui lie en elle l’éthique et la
politique :
« J’oserai suggérer que la
morale, l’éthique, la responsabilité, s’il
y en a, n’auront jamais commencé qu’avec l’expérience de l’aporie. «
… » La condition de possibilité de cette chose, la responsabilité, c’est
une certaine expérience de la
possibilité de l’impossible :
l’épreuve de l’aporie, à partie de laquelle inventer la seule invention possible, l’invention impossible[6]. »
Cette responsabilité, quelle
est-elle ? S’il est vrai qu’il s’agit pour l’Europe, comme le titre de l’ouvrage (L’autre cap) semble l’indiquer, de se
donner une autre direction — une orientation qui ne reproduise pas cette présomption et cette arrogance d’une « centralité »
exemplaire, insoutenables au reste du monde et depuis longtemps dépassées sur
tous les plans — cette responsabilité prend la forme d’une aporie, dont les
deux termes se laissent définir de la façon suivante. D’une part l’Europe ne
peut plus s’imaginer pouvoir encore
fonder son unité sur aucun des discours, auxquels elle a jadis identifié sa
place dans le monde, sa prétendue « mission » morale, politique ou
culturelle. Elle ne peut plus se réclamer des trois sources supposées de son identité (la Grèce, Rome et le
judéo-christianisme) pour s’ériger en « capitale du monde ». A supposer qu’on veuille jeter un regard
rétrospectif sur les guerres du XXème siècle, elles ne signifient pas autre
chose, comme le savait le philosophe tchèque Jan Patoçka[7],
que la fin de cette illusion. Et puisqu’il faut bien s’interroger sur les
« citoyens d’Europe » — sur ce peuple ou cette communauté
introuvables —, ce n’est certainement
pas sur de tels critères ni sur une
telle vision centralisée que leur attachement à quelque chose comme une
« appartenance européenne » pourrait
reposer. Quant au second terme de
cette même aporie, nous le connaissons : cette identification de l’Europe,
aussi impossible soit-elle, ne devrait
pas non plus aboutir à ces multiples
formes de renoncement à l’unité, à la communauté qui ne revendiquent la
distinction des nations européennes, leur séparation, leur souveraineté
restaurée que pour mieux réactiver, ranimer ou raviver la peur, la haine, la
xénophobie et avec eux les antagonismes du passé, les divisions
artificielles : tous ces fantasmes identitaires régressifs qui ont fait la
violence de son histoire. « Ni le monopole, ni la dispersion[8] »,
écrit Derrida — avec la conscience aiguë de ce que l’invocation de l’« identité » aura pu
avoir de meurtrier.
Pour autant, les deux termes de cette aporie ne sont pas exclusivement
négatifs. Ils ne se contentent pas de
marquer deux impossibilités. Ils dessinent en même temps sinon une voie de dégagement, du moins la direction qui
oriente la responsabilité de l’Europe, comme « expérience de la
possibilité de l’impossible » ou encore comme « invention
impossible ». Ce vers quoi ils font signe, en effet, donne son titre à
l’essai de Derrida : « l’autre
cap », entendu comme « le cap de l’autre » — et peut-être même
« l’autre du cap » — un cap qui ne serait
« Pas seulement celui que nous identifions, calculons,
décidons mais le cap de l’autre devant lequel nous devons répondre, que nous
devons et dont nous devons nous rappeler, le cap de l’autre étant peut-être la
première condition d’une identité ou d’une identification qui ne soit pas
égocentrisme destructeur — de soi et de l’autre[9]. »
Et
pourtant, il n’est pas sûr non plus que « le cap de l’autre » suffise
à redonner du crédit à l’Europe, ou alors, il convient de s’interroger au préalable sur le sens
qu’on donne à ce terme, sans rien précipiter. Car après tout, il se pourrait
bien que le « discours sur l’autre », comme la « pensée de l’autre », soit aussi une des figures
de l’épuisement que l’on rappelait en commençant. Et si la lassitude que provoque son
invocation aura toujours quelque chose de suspect, si l’on pourra toujours y déceler un nouvel avatar de cet
« égocentrisme destructeur » dont parle Derrida, il n’en demeure pas
moins qu’il faut en comprendre les raisons. De quel « autre » donc
parle-t-on (voilà la question), en disant qu’il engage la responsabilité de l’Europe ? Et en quoi celle-ci implique-t-elle
alors une certaine articulation de l’éthique et de la politique ? Cet
« autre » nous le savons déjà ne saurait se définir en termes culturels ni en termes
de « civilisation ». L’altérité ici ne saurait être celle d’une
culture, d’une langue ou d’une religion. La penser, la circonscrire ou
l’identifier de cette façon, qui est
toujours réductrice, reviendrait à reconduire ce que les deux volants de
l’aporie ont pour objet d’écarter : le présupposé d’identités cloisonnées, étrangères les unes
aux autres et potentiellement conflictuelles — celles-là mêmes dont des forces
politiques ou religieuses hostiles à toute forme d’unité ou de rassemblement
auront beau jeu d’exploiter les différences. Comment donc la penser autrement ?
C’est
là qu’au-delà des analyses derridiennes qui ont déjà vingt ans, la crise que
traverse l’Europe aujourd’hui — un « aujourd’hui » qui n’est ni tout
à fait le même ni tout à fait un autre que le sien — porte ses leçons. Car s’il y eut, dans cette crise,
une expérience de l’altérité, comme
appel d’une responsabilité, celle-ci (l’altérité)
fut transversale. Elle a traversé, et elle traverse encore, les frontières de
l’Europe, internes et externes, suscite de nouvelles solidarités, entraîne des mouvements de protestations qu’aucune
forme d’appartenance, aucune allégeance (culturelle, nationale, communautaire) ne circonscrivent d’emblée. Cette expérience
que tant de dirigeants politiques se refusent à entendre ou qu’ils minimisent, avec
des arguments « démophobes », c’est celle d’un surcroît de
vulnérabilité — ou, pour le dire encore autrement, c’est celle de la
multiplication des formes d’insécurité qui ont toutes en commun de rendre la
vie plus fragile ». L’altérité, alors quelle est-elle ? Certainement
pas celle de « peuples » ou de « parties de peuple », ignorants, désaffectés ou
sur-affectés, incapables de comprendre
les grands enjeux et les grandes décisions, les contraintes qui s’imposent aux
dirigeants — comme voudraient le faire croire, pour se donner du crédit, tous
ceux et celles qui sont toujours prompts à minimiser, de façon péjorative la vox populi. Partout en Europe, l’altérité,
transfrontalière, transculturelle, plurinationale, concerne ces hommes et de
ces femmes, dont la « crise » aggrave de façon dramatique
les conditions d’existence. Elle rassemble, à l’intérieur de Europe autant qu’à
ses portes, les laissés-pour-compte, les abandonnés, les oubliés de cette histoire
que l’Europe voudrait pouvoir continuer d’écrire sans eux ou malgré eux. Aussi
n’est-ce pas la question de l’identité,
mais celle de la singularité qui
définit l’altérité. Si l’on ne veut
pas se payer des mots de la politique,
de l’éthique et de l’histoire, on se doit
de rappeler (ce serait le commencement
de la responsabilité) qu’il y va d’abord et avant tout, en Europe et
ailleurs, de ces millions d’hommes et de femmes auxquels sa construction, prise
dans la mondialisation, ne permet plus de s’inventer ni d’exister comme singularités. Cette impossibilité, nous nous
sommes habitués à toutes ses figures qui sédimentent dans la société ce qui
reste pourtant inacceptable : le chômage de masse, l’exclusion, la pauvreté,
l’impasse que créent des années d’études
(en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Italie et même en France) qui ne
débouchent sur aucun emploi, la dépendance qui en résulte. Autres, ceux qui en font l’expérience et dont cette expérience
constitue le premier visage de l’Europe
le sont avec une violence quasi-insoutenable et nécessairement explosive, parce
que la « communauté » qu’ils ont reçue en partage — cette « communauté »
qui se voulait exemplaire, dans l’espoir
et la volonté de paix et de sécurité qui en inspiraient la construction — s’est
retournée en insécurité. Voilà au
demeurant ce que signifie toute dette : elle renverse la promesse d’un
héritage en une menace durable. Aussi est-ce l’impossibilité de cette invention
(l’invention de la singularité dans
un projet de vie déterminé) qui indigne et qui révolte — et ce n’est pas un
hasard si elle touche partout ce que d’un mot qui trouve ici tout son sens on
appelle si communément « la jeunesse ».
Cette
traversée de la violence que signifie
aujourd’hui l’expérience envahissante non seulement de toutes ces formes
d’exclusion, mais au moins autant de l’impuissance des politiques européennes à
faire de leur réduction la priorité de
leur action, prises qu’elles sont dans d’autres calculs, liés les uns aux
autres, sans que ce lien se traduise par la moindre amélioration du sort de ces
millions d’hommes et de femmes fragilisés,
c’est ce qui rend si problématique le maintien d’un crédit minimal dans la
construction juridique du peuple souverain, telle qu’elle sert de fondement à
la démocratie. Aussi son véritable « ennemi » n’est-il pas le
« peuple » en lui-même, car il n’a jamais été aussi peu défini, mais cette altérité,
dont elle ne sait plus endiguer la croissance explosive — l’altérité, encore
une fois, de ceux et celles qui ne peuvent plus s’inventer dans ce cadre, comme
des singularités ; c’est-à-dire faire reconnaître à ce titre, et voir
reconnus, dans leur formation, leur savoir, leur expérience, leurs années
d’étude ou leurs années de métier, leur
intelligence, leur caractère, leurs compétences, quelque chose d’insubstituable et
d’irremplaçable qui se suffise à
soi-même.
Il
reste que cette traversée pourrait signifier encore autre chose. Elle devrait
sortir l’Europe hors d’elle-même. Pendant
des années, il semblait qu’elle pouvait se soucier, avec un sens très aléatoire
de la justice, du bien être d’une majorité d’Européens, sans trop se préoccuper
des autres, ou du moins en s’en protégeant.
Sa prospérité impliquait qu’elle ferme les yeux ou qu’elle ne se laisse pas
trop déranger par ce qui, hors de ses frontières, perpétuait la misère et, à
l’intérieur, était tenu pour inéluctable (une nécessité économique) et par
conséquent secondaire. Le développement de son projet, les progrès de sa
construction, l’accumulation des directives et des règlements s’en accommodaient.
Rien ne devait entamer le « rêve européen ». Il n’en va plus de même
aujourd’hui. Le visage que la crise donne à l’aporie qui nous a servi de fil
conducteur est le suivant. D’un côté, l’Europe n’est plus en mesure de garantir aux citoyens cette sécurité (ces
possibilités d’invention et d’existence)
qui lui permirent longtemps d’ignorer le reste du monde. Parce que la pression
des multiples formes d’insécurité qui compromettent la vie vient de partout, la
vulnérabilité ainsi ne connaît plus de
frontières. De l’autre, tout repli identitaire, nationaliste qui se
présenterait comme une issue ne fait en réalité qu’exacerber la violence de la
misère sans lui trouver d’autre solution que celle de réactiver ce que Freud
appelait si justement « le narcissisme des petites différences ».
C’est pourquoi la « question européenne»
la plus urgente, comme le pressentait déjà Derrida, est celle qui lie son « avenir »
et sa promesse à un horizon cosmopolite — et ce même horizon à une
responsabilité « éthique ». Si les différentes réponses apportées par
les gouvernements européens et par la commission européenne aux crises qu’a
connues l’Europe depuis quelques années ont pu susciter un sentiment de révolte, c’est que, dans les
calculs faits, les programmes imaginés et les décisions prises pour sortir de cette crise, la vulnérabilité accrue
d’un nombre considérable de citoyens
européens — ce que ces crises
signifiaient, à chaque fois, de la façon la plus concrète qui soit —
apparaissait tantôt comme un épiphénomène accessoire, tantôt comme un mal nécessaire.
Ainsi se perdait, au moment même où au contraire il eût été urgent de le
rappeler, ce qui lie pourtant la politique, en son essence, — la politique entendue comme un être-contre-la-mort,
au service de la vie —, à la responsabilité
du soin, de l’attention et du secours qu’exigent de partout et pour tous la vulnérabilité et la mortalité
d’autrui. « De partout et pour tous »,
voilà qui place le principe de cette
responsabilité et les règles de
solidarité qu’elle appelle à l’échelle du monde. On dira sans doute qu’il
s’agit d’un principe « intenable » — une exigence hyperbolique, d’une
radicalité telle que, d’entrée de jeu, elle
se donne sous le signe de l’impossible. On connaît, au demeurant, la phrase qui en résume
le constat fataliste : « on ne saurait accueillir toute la misère du
monde ». Et pourtant, c’est précisément parce qu’il s’agit, à chaque fois,
de « rendre possible l’impossible » et c’est parce que toute demande
d’attention, de soin et de secours est singulière, irréductiblement singulière
et qu’à ce titre, elle ne saurait être comprise, englobée, effacée ou sacrifiée
dans un calcul général — c’est pour toutes ces raisons que cette exigence
définit une responsabilité qui n’est pas seulement celle de l’Europe (et qu’il
ne lui revient même pas d’exemplifier), mais que toute son histoire
appelle. On le disait en
commençant : l’Europe s’est constituée comme un double faisceau de
relations : celles que les nations européennes ont entretenues les unes
avec les autres et celles que communément
et concurremment elles ont entretenues avec le reste du monde. Elle fut à ce
titre un « miroir » du monde, avec toutes les déformations, toutes
les perspectives incomplètes que son reflet pouvait impliquer. C’est de ce double faisceau que les Européens
ont hérité ; et c’est dans cet héritage que s’enracine la responsabilité,
éthique et politique, de l’Europe, à
laquelle on pourrait donner, par conséquent, le nom d’éthi-cosmo-politique.
Marc Crépon
Ecole Normale Supérieure/CNRS
Directeur du département de philosophie
[1]
Une première version de ce texte a été
prononcée à l’Institut français d’Athènes, en janvier 2012.
[2]
Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique en
France, Paris, Gallimard, 1998, p. 12.
[3]
Cf. Derrida, L’autre cap, mémoires, réponses et responsabilités, Paris,
éditions de minuit, 1991.
[4]
Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 16.
[5]
Jacques Derrida, op. cit., pp. 16-17.
[6]
Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 43.
[7]
Voir sur ce point Marc Crépon, Altérités de l’Europe, Paris, Galilée, 2006.
[8]
Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 43.
[9] Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit.,
pp. 20-21.
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