lundi 6 octobre 2014

(Ir)responsabilité de la littérature / Ginette Michaud (Colloque Derrida ENS Ulm / IMEC)

Il faut pouvoir faire crédit au tribunal et admettre qu’il donne libre cours à la majesté de la loi, car c’est là son unique mission ; or, tout est confondu dans la loi, accusation, défense et verdict ; il serait criminel qu’un être humain pût s’y introduire de son propre chef.
— Franz Kafka, « Défenseurs[1] ».

Nul n’est censé ignorer la loi, dit-on. Le terrible paradoxe de la loi, ce qui la voue à la terreur et au terrorisme, c’est que, universelle dans sa structure, elle se formule néanmoins toujours d’un performatif, d’un événement de langue nationale ou dans un idiome singulier que nul n’est censé ignorer. C’est-à-dire dans la littéralité d’une lettre. La littérarité de la littérature est-elle simplement étrangère à la littéralité de cette lettre ?
— Jacques Derrida, « “Justices”[2] ».

« Apories de l’éthique » : le rapport de Jacques Derrida à ces deux mots est, on le sait, inégal, pour ne pas dire radicalement dissymétrique. Autant il ne cessait de revendiquer le premier comme la condition inconditionnelle de la pensée, le levier par lequel celle-ci s’ouvrait depuis son impossibilité même, autant il avait avec le second une explication interminable faite d’évitement, de distance, de détournement, surtout lorsqu’on cherchait à découper son œuvre en périodes et tournants, de « linguistic turn » en « political » ou « ethical turn[3] », comme pour en marquer les « progrès » apparents. On doit donc souligner une différence importante dans la portée de ces deux mots pour Jacques Derrida, scellés ici dans l’expression « Apories de l’éthique » qu’on nous propose comme le sujet de cette séance.
Car force est de constater que l’aporie n’est pas seulement un concept parmi d’autres pour Derrida mais la manière même de sa pensée, sa ressource et son geste philosophique le plus caractéristique, comme le remarquait Jean-Luc Nancy :

Au bout de toutes ces présuppositions, il [Derrida] savait qu’il trouverait, non pas une absence originaire de présupposé mais l’impossibilité d’une telle origine pure – et l’aporie. Il allait à cette aporie avec une sorte de folie maniaque, avec un entraînement et pour ainsi dire un entrain (un allant, une fougue, voire une rage) qui n’appartenait qu’à lui, qui était sa manière, son style et sa force, oui, sa vigueur […][4].

L’éthique restait, quant à elle, surtout le nom d’un concept problématique (juridique, politique, théologique) fondé sur des catégories – vouloir-dire, intentionnalité, conscience, sujet, volonté, endettement, culpabilité – qui faisaient toutes, et depuis les commencements de son œuvre, l’objet du travail déconstructeur de Derrida. Autant l’aporie était le lieu où sa pensée puisait toute sa force, autant l’éthique demeurait suspecte à ses yeux, un terme dont il ne se servait qu’en l’assortissant de ces pincettes-guillemets[5] qui indiquaient qu’il en faisait un usage singulier, le soutirant à la loi du sens commun et du langage, j’oserais presque dire annonçant ainsi qu’il le mentionnait plus qu’il n’en usait vraiment, vidant le mot paléonyme de ses attributs et prédicats, fût-ce les plus « essentiels ». L’« éthique » selon Derrida, cela impliquait en effet de penser autrement la responsabilité, et d’abord ce couple responsabilité/irresponsabilité et sa limite instable, obscure, dès lors qu’il s’agissait d’y inclure le refoulement, la dénégation, l’hypocrisie, l’ironie, etc. – tout cela qui fait trembler l’éthique, telle que déterminée par la métaphysique classique en « théologie de la valeur », « philosophie du courage, de la prise de conscience » et « projet héroïque de connaître sa vérité »[6], et désigne son manque de fondement[7].
Il paraît donc paradoxal de rapprocher sinon de nouer ici ces deux termes comme s’ils étaient sur le même plan, alors qu’ils restent de fait hétérogènes l’un à l’autre, l’aporie relevant moins pour Derrida de l’impasse et de la paralysie qu’elle n’est le nom même de l’impossible, c’est-à-dire de « ce qui est hors du possible, […] hors du déjà donné[8] », alors que l’éthique renvoie aux normes, règles, lois face auxquelles il faudra répondre, selon les multiples sens que donne Derrida à ce vocable, au moins trois : « répondre à l’autre, répondre de soi, répondre de en général » (CH, 101).
En fait, plutôt que d’« Apories de l’éthique », c’est plutôt d’« Éthique de l’aporie » qu’on devrait parler en ce qui concerne l’approche de ces questions par Derrida, questions dont il interrogera d’ailleurs sans arrêt le privilège, déplaçant radicalement la question (de la question) vers celle de la réponse et de la responsabilité, qui seule en répondait pour lui. Dans une conférence intitulée « Apertura dell’aporia » prononcée il y a tout juste un an, le 24 septembre 2013, à Brasilia lors du colloque « Pensamento intruso. Jean-Luc Nancy & Jacques Derrida », Jean-Luc Nancy choisit précisément ce motif comme le plus significatif de la pensée de Derrida, celui dont il a, dit-il, le plus appris :

De Derrida, j’ai appris la non-question. J’ai appris le pas de question, ou j’ai appris que peut-être un certain temps de la question était passé. De la question avec sa réponse. Ou même de la question qui reste sans réponse. De lui, je crois, j’ai appris – donc, « j’ai appris » ça veut dire que quelque chose est passé de lui à moi –  j’ai appris quelque chose comme une affirmation, une pensée affirmative. Une pensée affirmative non pas comme l’affirmation d’une réponse qui couperait court à toute question, mais une affirmation qui viendrait avant ou après la question[9].

Cet aspect touchant la question, plus : la priorité ou le privilège de la question, loge ainsi au cœur de la pensée de l’aporie chez Derrida, qui estime que l’éthique n’a pas suffisamment « réélaboré de façon critique ses propres catégories » (CH, 68). De la vigilance critique, de la responsabilité nouvelle à laquelle Derrida en appelle, on citera en exemple – et ce n’est pas n’importe quel exemple, bien sûr – le débat de La Conférence de Heidelberg du 5 février 1988, en compagnie de Hans-Georg Gadamer et Philippe Lacoue-Labarthe, important « document » récemment édité par Mireille Calle-Gruber et qui nous parvient donc vingt-six ans plus tard : pièce d’archive, mais aussi témoignage dans lequel Derrida, en un lieu et un moment particulièrement significatifs quant à ces questions dont nous héritons toujours, doit justement répondre de ce que serait une réponse responsable ou éthique pour lui. Dans ces « circonstances » pour le moins tendues, il réfléchit alors de manière « improvisée », « désarmée » (CH, 57) et d’autant plus performative, en s’engageant dans la voie la plus épineuse, la plus « impossible » au sens de l’aporie, n’essayant ni de justifier ni de condamner le silence de Heidegger, évitant toute réponse en forme de « oui » ou de « non », de « pour » ou « contre[10] » (qui ne serait plus, justement, une réponse philosophique) pour plutôt porter et supporter, endurer[11] – c’est ce qu’on doit faire avec l’aporie selon Derrida – « l’injonction faite à notre responsabilité devant la nécessité de lire Heidegger comme il ne s’est pas lu lui-même » (CH, 83) ; assumant, donc, la nécessité d’ouvrir (et Nancy, dans sa conférence, souligne cette étroite affinité, contre toute étymologie, entre l’aporie et l’apérité[12]) des « Modes de lecture qui sont inédits et qu’en tout cas Heidegger lui-même n’a pas produits, ou n’a pas pu produire » (CH, 94). Pour Derrida, cette injonction à lire revient ici encore à questionner le privilège de la question, sa critique de l’éthique passant, mais sans s’y arrêter ou s’y paralyser (comme on le lui reproche souvent à tort), par l’analyse

[…] de la force et de la nécessité des questions heideggeriennes, cependant que m’apparaissait, je n’ose pas dire leur insuffisance, mais quelque chose qui, en elles, appelait […] non seulement un progrès dans le questionnement, mais un autre type de questionnement, éventuellement un contre-questionnement, et éventuellement… des questions au sujet de la question, c’est-à-dire au sujet des privilèges que la question a gardés chez Heidegger jusque dans ses derniers textes ; des textes, notamment, comme ceux d’Unterwegs zur Sprache où la pensée était définie comme « questionnante ». (CH, 77-78)            

Si, donc, Jacques Derrida est resté sur ses gardes à l’endroit du mot « éthique », lui préférant – et j’insiste d’emblée sur ce verbe, « préférer », qui m’intéressera plus loin – ceux de « réponse » et de « responsabilité » qui mettent « en situation de répondre à un appel ou à une provocation […] que l’être n’a pas choisi – qui le choisit en quelque sorte, qui vient à lui » (CH, 122-123), « responsabilité, de ce point de vue, [qui] est bien toujours seconde » (CH, 123), c’est qu’il ne cesse de se demander ce que serait « une réponse qui, en quelque sorte, précède la question » (CH, 123) : « C’est dans cette voie que je cherche de quoi et devant quoi je me sentirai responsable » (CH, 126). On se rappellera ce passage – on pourrait en citer cent autres – où Derrida précise le sens qu’il entend, lui, donner à ce mot. Dans « Abraham, l’autre », évoquant cette scène de l’appel telle qu’il se l’adresse (à) lui-même, il déclare :

Je me parle alors, je m’adresse à moi une apostrophe qui semble me venir depuis le lieu d’une responsabilité sans limite, c’est-à-dire hyperéthique, hyperpolitique, hyperphilosophique, d’une responsabilité dont le ferment, tu l’as aussitôt compris, me dis-je, brûle au fond le plus irrédentiste de ce qui se dit « juif »[13].

De ces quelques remarques préliminaires, on retiendra donc une première insuffisance, une insuffisance première plutôt, reconnue par Derrida à ce mot « éthique », sans qu’il soit pour autant possible de simplement « remplacer un concept par un autre » (CH, 102). Ni garder ni rejeter, c’était aussi la forme, elle-même aporétique, de l’héritage privilégiée par Derrida : la « responsabilité en termes d’impératif catégorique, bonne volonté, sujet kantien, ça ne suffit pas, donc on le remplace par autre chose. Non, ce n’est pas comme cela que ça se passe » (CH, 102), précise-il lors de ce débat. Alors, comment cela se passe-t-il ? Que faire si la source de l’éthique « ou bien n’est pas définie, ou bien quand elle se définit devrait se faire dans un langage radicalement étranger à toute la métaphysique classique[14] » ? Comment traiter de ce « ni… ni », de ce « ou bien… ou bien », formes par excellence de l’oscillation et du vertige de l’aporie ?
Si le mot et la chose répondant au nom d’« éthique » signifient autre chose qu’un corps de règles et de prescriptions, ils doivent eux-mêmes faire l’épreuve de l’aporie, traverser ce que Derrida qualifie de « terrifiante épreuve de l’indécidabilité » (CH, 126), sans laquelle il n’y a ni décision ni responsabilité. Et ce, sans plus se fier à aucune assurance et en l’absence de tout critère.
Dans « l’instance éthique[15] » – expression que Derrida dit préférer à celle d’« éthique » pour la distinguer de la morale –,  il y va donc d’un tout autre geste que celui du savoir théorique : il s’agit d’un acte singulier, sans modèle ni identification[16], qui consiste à se déplacer, à se déporter, voire à faire le saut d’« un énoncé de type constatif décri[vant] une façon d’être, disons une éthique » à « une façon de faire essentiellement performative (to justice) » (J, 24), comme il le souligne dans « “Justices” », ce grand texte où il est question de l’éthique de la lecture et « en général vers lequel je me tournerai dans un instant.
Car l’aporie, l’aporie de l’éthique, prend non pas la voie formalisée ou formalisable d’une définition pour Derrida mais doit ne pas pouvoir se définir, elle doit manquer à elle-même d’une certaine façon, rester si singulière et étrange, étrangère à soi (comme le « Je préfère ne pas » de Bartleby), qu’elle ne relève ni d’un ego, ni d’une appropriation, ni d’une identification : « la responsabilité, déclare Derrida, ça ne se définit pas théoriquement, ça se prend, lentement, longuement, indéfiniment, incessamment – je veux dire constamment » (CH, 102). « Ça se prend », et non pas « je la prends », « ma » responsabilité : c’est-à-dire qu’il n’y va plus de « bonne volonté », de « bonne conscience », de liberté, de « certitude subjective », mais d’« un “il faut” qui ne doit rien, […] un devoir qui ne doit rien, qui doit ne rien devoir pour être un devoir, qui ne s’acquitte d’aucune dette, un devoir sans dette et donc sans devoir » (A, 37). L’aporie de l’éthique est cette expérience – si c’en est encore une, car y en a-t-il jamais « De l’aporie comme telle ? » (A, 35), demande Derrida –, qui a lieu « comme endurance ou comme passion, comme résistance ou restance interminable » (A, 42). L’aporie prend donc cette forme-là du pas sans pas, d’une transgression dont Derrida se demande si elle en est encore une et « s’il faut transgresser [la loi] pour ouvrir le champ de la responsabilité. C’est là une question[17] », dit-il. Il faut en tout cas s’embarrasser dans la contradiction le plus longtemps possible et essayer de se « mouvoir non pas contre ou à partir de l’impasse mais, d’une autre manière, selon une autre pensée, peut-être plus endurante, de l’aporie ». (A, 32)

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Mais revenons maintenant à « “Justices” », où Derrida relie de manière très forte la question de l’éthique à celle de la littérature, du commentaire et de la lecture. Il écrit :

Répondre de la responsabilité, et de ce qui la lie et l’oblige à la justice, c’est penser la responsabilité en en formulant et en en formalisant la possibilité, autant que l’aporie. Responsabilité éthique (c’est-à-dire aussi juridique et politique) qui s’expose non seulement dans ce qu’on appelle la vie ou l’existence mais dans la tâche de déchiffrement, de lecture et d’écriture. (J, 60-61)

Ce n’est pas la première fois que Derrida lie ainsi la question de la responsabilité éthique dans la vie à celle du déchiffrement[18]. Dans Béliers, Derrida interrogeait aussi longuement la responsabilité de la lecture du poème de Celan qui se pose « dans l’histoire de la littérature ou dans la vie, dit-il, entre le monde du poème et le monde de la vie, voire au-delà du monde qui n’est plus[19] », et il le faisait en marquant à l’endroit du poème, de manière performative et non seulement constative, « de façon juste et fidèle » (B, 9), sa réserve à l’endroit de ce que l’on nomme habituellement « l’éthique ».

Mais si je dois (c’est l’éthique même) porter l’autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l’altérité singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal. […] Elle doit s’emporter contre ce que Freud en dit avec une tranquille assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La « norme » n’est autre que la bonne conscience d’une amnésie. (B, 74)

Dans Apprendre à vivre enfin, Derrida livre encore une phrase étonnante, obligeant à repenser la hiérarchie, la préséance ou l’ordre que l’on accorde en règle générale à ces deux actes : vivre et lire. Il n’hésite pas, en un geste audacieux à déplacer, voire à inverser le rapport entre ces deux exigences, en soulignant l’échange qui a cours entre elles :

Dans chaque situation, il faut créer un mode d’exposition approprié, inventer la loi de l’événement singulier, tenir compte du destinataire supposé ou désiré ; et, en même temps, prétendre que cette écriture déterminera le lecteur, lequel apprendra à lire (à « vivre ») cela, qu’il n’était pas habitué à recevoir d’ailleurs[20].

Dans cette toute petite phrase – « lequel apprendra à lire (à “vivre”) cela » –, Derrida pose ces deux verbes dans un certain rapport où il semble concéder au second une préséance, pour ne pas dire une préférence, sur le premier. Comme si « lire » précédait « vivre », et non le contraire, comme on le croit en général : renversement qui n’est pas étranger à sa lecture du poème où il dit vouloir offrir « une interprétation inquiète, tremblée ou tremblante, peut-être même tout autre chose qu’une interprétation » (B, 26), une lecture contresignante et performative du vers de Celan en le portant là où il n’y a précisément plus de sol ou de fondement éthique pour répondre à son injonction.
Mais je reviens à « “Justices” ». C’est dans ce texte, une conférence en hommage à son ami J. Hillis Miller qui a précisément écrit un livre intitulé The Ethics of Reading que Derrida salue et commente longuement, que Derrida aborde peut-être le plus frontalement la question de l’éthique en la nouant à celle de la lecture et de l’interprétation. Loin de poser la littérature comme une région secondaire ou marginale de l’instance éthique, Derrida retourne résolument cette perspective et fait plutôt de la littérature le foyer même de sa préoccupation éthique parce que la littérature – une certaine expérience de la littérature – s’expose sans cesse « aux questions et aux demandes de la loi (et non seulement de la loi éthique, mais aussi juridique et politique) » (J, 47). La responsabilité de la lecture ou de l’interprétation doit allier, selon Derrida,
 
la rigueur inventive de l’analyse, certes, mais aussi le double souci de justesse et de justice, le souci proprement éthique d’articuler, dans la fidélité responsable au texte de l’autre, les questions théologiques, ontologiques, épistémologiques, littéraires ; et de le faire, de préférence, en privilégiant la performativité, ou plutôt la question du performatif. (J, 28 ; je souligne.)

Ce serait donc là la seule façon d’être « juste en amitié », comme le dit Derrida de Miller dans ce texte, et « d’abord dans son travail de lecture et d’écriture. J’ose penser que c’est la même chose, le même ressort et la même loi. Le même rapport à la loi. » (J,  56) Mais Derrida ne se contente pas de cette affirmation : il adhère aussi à la position de Miller pour qui « Sans art du récit, il n’y a pas de théorie de l’éthique » (J, 59) et il soulève alors toute une série de questions touchant à la fois l’éthique de la lecture et l’éthique « en général » :

N’est-ce pas la meilleure façon de dire à la fois l’origine et la fin de l’éthique ? Sa fin comme son eschatologie et sa fin comme limite, son terme et sa mort ? La limite même ? N’est-ce pas la condition de toute injonction éthique ? De toute question méta-éthique sur l’éthique ? Mais aussi la fatalité d’un échec ? D’une trahison et d’un parjure intrinsèques, immanents à la fidélité même ? N’est-ce pas surtout ce qui nous donne à penser la justice dans son lien essentiel au droit, tout aussi bien que dans son irréductibilité au droit, sa résistance, son hétérogénéité au droit ? Ce qui reviendrait à voir affleurer le surgissement d’une justice qui excédera toujours le droit, mais sans laquelle le droit de lui-même, by justicing, ne se mettrait jamais à s’essouffler après la justice. (J, 59)

Ce qui retient tout particulièrement Derrida dans ce livre de Miller, c’est donc un double excès de la responsabilité, sensible du dedans comme du dehors, sa manière de se tenir justement sur la limite (et on le sait, il n’y a pas plus aporétique que cette limite même[21]) et de la faire apparaître, de la laisser se manifester tout en la dépassant, en la transgressant, comme le font également les fictions pensantes de Melville ou de Kafka, où le défi de la littérature consiste à la fois à répondre à, de ou devant la loi, même pour la récuser. Derrida écrit :

Dans The Ethics of Reading, Miller explique en quoi la responsabilité de la réponse excède d’une part, le présumé dedans d’une lecture purement interne, comme le dedans d’un texte ou d’une institution académique. Elle excède d’autre part, vers le politique, le social ou le juridique, les limites étroites d’une éthique. Je le dis sans provocation ironique, The Ethics of Reading excèdent « the ethics of reading », elles débordent et la simple lecture et la morale au sens étroitement convenu. Elle va « further » than a mere ethics of reading et je soulignerai dans le passage suivant le mot « further » […].  (J, 69)

Quelle est la portée de ce « further », cette avancée reconnue par Derrida qui n’est ni pas ni impasse, mais pas au-delà, pour faire écho à Blanchot qui est toujours présent dans la réflexion de Derrida dès qu’il est question du rapport à la loi ? Mais j’en viens maintenant à tenter de répondre de mon titre, de cette contraction – (Ir)responsabilité de la littérature – qui s’est imposée à moi, même si j’aurais peut-être « préféré ne pas » moi aussi…
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Car, en effet, pourquoi parler de la littérature dans cette séance ? Est-ce bien sérieux de l’y introduire ? Mais qui permet de juger du sérieux de la littérature ? Cette question même qui a tant retenu Derrida dans les textes littéraires qui l’interpellaient – ceux qui savaient justement s’y prendre pour suspendre sens et référence, et défier la loi du genre –, comment pourrions-nous l’éviter dès lors que « Parler d’instance éthique signifie que la requête de l’éthique, le souci éthique, l’explication avec la loi est à l’origine de la littérature[22] » ? Dans « Préjugés, devant la loi », Derrida souligne l’importance que cette question prend pour lui : « L’une de ces questions pourrait être : et si la loi, sans être elle-même transie de littérature, partageait ses conditions de possibilité avec la chose littéraire ? » (P, 109). Il n’hésite pas à donner une préséance – préférence encore – à la littérature en ce qu’elle s’avance vers la loi pour en questionner l’origine[23] – cette loi qui ne peut justement penser sa source, qui, comme la littérature, ne sait pas qui et ce qu’elle est en son fondement et qui fraye donc avec une certaine folie, le « Fondement mystique de son autorité » lui échappant toujours et demeurant hors la loi[24]. Derrida n’a cessé en fait de marquer à quel point la littérature était exemplaire pour expérimenter ces questions :

À chaque instant, la mise en œuvre de la langue implique une radicalisation de la responsabilité qui peut traverser les risques de la plus haute irresponsabilité. […] Mais s’irresponsabiliser […], cela engage une responsabilité radicale et hétéronomique, pour ainsi dire. Cette irresponsabilité peut ressembler à l’irresponsabilité la plus souveraine ou la plus désinvolte : c’est le risque[25].

Il est indéniable que la réflexion mise à l’œuvre et à l’épreuve de la littérature par Derrida aura toujours placé en son foyer ce rapport à la loi pour le déstabiliser[26]. Que ce soit au sujet de Blanchot avec la question du témoignage, ou du secret dans la scène d’Abraham inséparable de celles de Kafka, James et Melville, l’un des héritages les plus importants de Derrida en ce qui a trait à la littérature (quoi que l’on désigne sous ce nom, ou qui se laisse appeler sous ce nom : Derrida n’aura cessé de rappeler à quel point il reste obscur) concerne sa manière de « se déplace[r] déjà dans cette zone de la langue où le code du droit, du code, du code judiciaire, voire pénal, croise tous les autres codes » (P, 89) : là où, pour comprendre l’impossible accès à la loi (quel que soit son type : nature, morale, droit, politique), il faut « se laisser tenter par l’impossible » (P, 110) et approcher « La loi comme interdit » (P, 115), comme s’y risquent certains récits quand ils font « le récit impossible de l’impossible » (P, 118), introduisant la « fiction au cœur même de la pensée de la loi » (P, 108), de sorte que « C’est l’origine de la littérature [qui y est saisie] en même temps que l’origine de la loi » (P, 117), comme Derrida l’écrit dans « Préjugés, devant la loi » :

L’interdiction présente de la loi n’est donc pas une interdiction, au sens de la contrainte impérative, c’est une différance.
[…]
Car la loi est l’interdit. […] Il faut ne pas savoir qui elle est, ce qu’elle est, où elle est, où et comment elle se présente, d’où elle vient et d’où elle parle. (P, 120-121)

On le voit : la loi partage ici tous ses traits, ses limites indiscernables avec la littérature[27]. Et la responsabilité de la lecture commence peut-être là également, à savoir que si « nul n’est censé ignorer la loi », croire savoir ou pouvoir en lire le texte ne relève plus de la compétence et fait donc courir le risque que « savoir lire ne rende la loi encore plus inaccessible » (P, 115).

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Si, dans « Préjugés », Derrida questionne, à partir et de l’intérieur abyssal du récit de Kafka, la « prérogative ontologique », tout « le dispositif théorico-ontologique » (P, 93)  qui préjuge et présuppose ce que juger veut dire, c’est sans conteste dans Donner la mort, où il élabore la question du secret en la posant comme le cœur même de la littérature, qu’il va pousser « further » son analyse au sujet de l’éthique de la lecture, reliant le silence singulier dont la littérature a le pouvoir – l’impouvoir plutôt – à la responsabilité de l’éthique. Le secret et la responsabilité en viennent à partager la même structure étrange selon laquelle « le secret de la responsabilité consisterait […] à abriter en soi un noyau d’irresponsabilité ou d’inconscience absolue » (DM, 38). Dans ce texte, Derrida utilise aussi toujours le mot « éthique » sous caution en parlant de l’éthique en général, concept qui est, dit-il, « privé de cohérence, de conséquence et même d’identité à soi » (DM, 117). L’éthique ou « la responsabilité en général » (DM, 89) peuvent toujours se convertir et conduire à l’irresponsabilité, l’« exercice de la responsabilité […] ne laiss[ant] d’autre choix que celui, le plus inconfortable qui soit, du paradoxe, de l’hérésie et du secret » (DM, 47), autrement dit, la voie de l’aporie dans laquelle ne peut manquer de s’engager la « responsabilité absolue » (DM, 89) du sujet – la seule qui intéresse Derrida. Telles sont les « Apories de la responsabilité » (DM, 88) : « Éthique comme irresponsabilisation, contradiction insoluble et donc paradoxale entre la responsabilité en général et la responsabilité absolue. » (DM, 89)
Tout acte éthico-politique supposément responsable institue donc une nouvelle figure de la responsabilité, « comme si », écrit Derrida – et ce « comme si » est essentiel, introduisant au sein de l’éthique et de la responsabilité la possibilité de la feinte et de la fiction[28] –, « la responsabilité absolue ne devrait plus relever d’un concept de responsabilité et devait donc rester inconcevable, voire impensable pour être ce qu’elle doit être : irresponsable, donc, pour être absolument responsable » (DM, 89). Dans la perspective derridienne, l’éthique « en général » ne prend donc jamais assez en compte la responsabilité « absolue » du sujet qui garde « Farouchement, jalousement » (DM, 89) son secret par-devers lui et à son insu même.
S’il me fallait passer de nouveau, aporie oblige, par cet important foyer de l’œuvre derridienne, c’est que l’éthique et la littérature semblent s’y affronter à plus d’une reprise et s’écarter l’une de l’autre, comme le laissent entendre certains énoncés tels que celui-ci où est exposée leur différence fondamentale : « L’esthétique exige le secret de ce qui reste caché, elle le récompense ; l’éthique, elle, requiert la manifestation au contraire ; l’esthétique cultive le secret, l’éthique le punit. » (DM, 167, n. 2) Mais en rester à cette contradiction apparente serait sans doute manquer l’essentiel du silence paradoxal, si absolument singulier, d’Abraham, de Bartleby, de Kafka ou de Blanchot. Derrida poursuit et complique en effet la contradiction entre esthétique et éthique : « Car toute la différence qui compte ici, c’est la différence entre le secret paradoxal d’Abraham et le secret de ce qui doit être caché dans l’ordre esthétique et qui doit être au contraire dévoilé dans l’ordre éthique. […] Or le paradoxe de la foi n’est ni esthétique (le désir de cacher) ni éthique (l’interdiction de cacher) ». (DM, 167, n. 2) Il y va donc d’une aporie de plus, de fiction et de vérité, de « fiction vraie » (DM, 167), de « fables », de « narration fictive », de ce qu’« on est sans doute en droit d’appeler de la littérature » (DM, 166), mais qui, en même temps, autre aporie indépassable, sont indécidables, c’est-à-dire ne sont plus simplement, « pas seulement une figure de style ou un effet de rhétorique » (DM, 99), mais des lieux où l’on « ne parle pas par figure, fable, parole, métaphore, ellipse, énigme » (DM, 109), qui ne sont, qui ne deviennent littéraires que « par cet abandon même » (DM, 191). Mais cette aporie en passe – c’est tout ce qu’on peut en dire et c’est ce qu’elle fait : passer sans passer – par un récit qui en traduit la structure et « énonce en son paradoxe la responsabilité » (DM, 110) de la lecture, elle-même à la fois lisible (rien de caché) et d’une « indéchiffrabilité absolue » (DM, 111), qui s’y scelle. Et dès lors, lire, l’acte de lecture en littérature comme dans la vie, fait l’épreuve de la justice autant qu’il la met à l’œuvre, si « justice » est le mot[29] qui ne se laisse ni thématiser, ni conceptualiser, ni formaliser ; si « justice » « se trouve sinon marqué ou remarqué, appelé du moins, nommé comme ce qu’il faut pratiquer justement sans être marqué ou remarqué. Il faut être juste sans se faire remarquer. » (DM, 145)
  *

Pour finir, un mot au sujet d’un mot très bref, économique et puissant, comme les aime Derrida : « pré ». Ce préfixe ou préposition qu’on retrouve dans « Préjugés » importe à Derrida en tant qu’il précède toutes les catégories prédéterminées, et tout particulièrement la catégorie qui préjuge de ce qui est catégorique ou prédicatif – manière déjà de marquer les limites de l’aporie de l’éthique pour lui, l’éthique étant précisément ce qui ne se laisse pas arraisonner par des règles ou des normes lui préexistant[30].
Mais en quoi ce « pré » – à peine un mot, pas encore un substantif, un quasi-mot – est-il ce que Derrida préfère ?
« Pré » renvoie à l’apérité, à l’« ouverture de l’aporie » que Nancy a décrite comme l’opération fondamentale de la pensée de Derrida, son geste le plus inédit. Il faudra un jour repérer, à travers tout le corpus de Derrida, les incidences de ce mot, « préférence », qui surgit souvent en des points particulièrement stratégiques (j’en donne quelques exemples prélevés presque au hasard dans les textes convoqués ici : dans Apories, au sujet de la distinction entre mourir et périr : « Je préfère périr. Pourquoi ? serait-ce parce qu’il apparaît plutôt deux fois qu’une dans telles traductions données ? Non, mais parce que ce verbe garde quelque chose du per, du passage de la limite, de la traversée marquée en latin par le pereo, perire (qui veut dire exactement cela : s’en aller, disparaître, passer – de l’autre côté de la vie, transire) » (A, 63) ; dans « Préjugés », au sujet de l’homme de la campagne du récit de Kafka : « il en arrive à préférer attendre (littéralement : il se décide à préférer attendre) » (P, 113) ; dans Apprendre à vivre enfin, au sujet de la survie : « […] au contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre à la mort[31] » ; jusqu’aux ultimes mots du dernier billet (qui sont eux-mêmes une citation oblique adressée à Blanchot) : « Préférez toujours la vie…[32] »).
  Pourquoi cette préférence ? Qu’est-ce que préférer ? Et pourquoi faudrait-il en faire le cœur de la réflexion sur l’aporie et l’éthique de Derrida ? « Préférence » (du latin praeferre, porter (ferre) en avant (prae)) marque la supériorité, la haute qualité par laquelle « on place une personne, une chose au-dessus d’une autre, des autres[33] » : c’est à ce titre une figure de la souveraineté, d’une souveraineté autre capable de passer outre à la prérogative du pouvoir qui « préjuge, prédétermine ou prédestine l’essence même du jugement » (P, 93) ; c’est un mot qui a aussi partie liée avec le privilège, la prédilection, l’élection d’une singularité irréductible : dire « je préfère » – et c’est toujours un speech act, le plus injustifiable qui soit –, c’est à la fois me présenter devant la loi et lui opposer que je me passe d’elle, que je me tiens « dans ce hors-la-loi de la loi[34] » (P, 95). Enfin, « préférer », c’est également une figure de la décision (on opte pour, on se décide en faveur de) et de l’indécidable tout à la fois (la préférence appartient à ces vocables en « ance » (insistance, résistance, différance) qui sont à la fois actif et passif, relevant de cette voix moyenne chère à Derrida). Tout comme Bartleby dont il est dit dans le récit qu’il « était un homme de préférences plutôt que de présupposés[35] », on pourrait dire de la philosophie de Derrida qu’elle a une préférence pour cette figure, mieux : qu’elle est et fait la différence de cette préférence, qui est l’affirmation de la différance. Dans Apories, Derrida fait d’ailleurs de ce préférer l’« ultime aporie » (A, 104) : « le pré-férer de la pré-férance même, à savoir l’originarité pré-archique du propre, de l’authentique, de l’eigentlich » (A, 103-104).
Mais c’est bien sûr à un « préférer ne pas » que je pensais aussi, en écho à la remarquable lecture de Gisèle Berkman dans L’Effet Bartleby où elle montre toute l’affinité entre la phrase de Bartleby et le « Pardon de ne pas vouloir dire… » (DM, 161), qui définit pour Derrida « l’être-en-l’air » (DM, 178), suspendu, interrompu, de la littérature. En repassant ici par la « topique sans lieu propre », l’« atopique différantielle » (P, 126) de ces fictions pensantes qui diffèrent et ajournent la loi, j’ai voulu rappeler à quel point d’une part, la littérature importe à Derrida comme « ce qui parle selon la loi, de la loi et contre la loi » et, d’autre part, comment, en matière d’éthique, la loi est toujours tramée, transie de fiction ; comment, surtout, il s’agit de les « penser ensemble[36] » (P, 132) dans leur sans-rapport, leur hétéronomie irréductible. Alors, peut-être, sommes-nous enfin seuls sur le seuil[37] de ces indélimitables questions éthiques telles que Derrida les entend : « Alors, à qui répond-on ? Qu’est-ce qu’une réponse de ce point de vue-là ? Qu’est-ce qu’une réponse qui, en quelque sorte, précède la question ? » (CH, 123)

Oui : qu’est-ce donc que répondre peut vouloir dire et surtout pouvoir-ne-pas ?

C’est bien la possibilité d’un pouvoir-ne-pas ou d’un ne-plus-pouvoir, mais nullement l’impossibilité d’un pouvoir. La nuance est presque inconsistante. C’est sa fragilité même qui me paraît à la fois décisive et significative […]. (A, 121-122)



(Colloque international « Derrida à venir : questions ouvertes », organisé par l’ENS et l’IMEC, École normale supérieure, Paris, du 1er au 4 octobre 2014.)


              Ginette Michaud


[1] Dans Œuvres complètes, t. II, Claude David (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 644.
[2] Dans Appels de Jacques Derrida, précédé de « Justices » par Jacques Derrida, Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud (dir.), Paris, Hermann, coll. « Rue de la Sorbonne », 2014, p. 47. Désormais abrégé en J, suivi de la page.
[3] « [I]l n’y a jamais eu, dans les années 1980 ou 1990, comme on le prétend parfois, de political turn ou de ethical turn de la “déconstruction” telle, du moins, que j’en fais l’expérience. La pensée du politique a toujours été une pensée de la différance et la pensée de la différance toujours aussi une pensée du politique, du contour et des limites du politique, singulièrement autour de l’énigme ou du double bind auto-immunitaire du démocratique. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’il ne se passe rien entre, disons, 1965 et 1990. Simplement, ce qui se passe reste sans rapport et sans ressemblance avec ce qui pourrait donner simplement à imaginer la figure du turn […], de la Kehre, du tour ou du tournant. Si le “tournant” tourne en prenant un “virage” ou en forçant, comme le vent dans les voiles, à “virer de bord”, alors le trope du tournant tourne mal, il tourne à la mauvaise image. Car il détourne la pensée de ce qui reste à penser […] ». (J. Derrida, Voyous. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 64. C’est Jacques Derrida qui souligne. Sauf indications contraires, ce sont toujours les auteurs qui soulignent.)
[4] Jean-Luc Nancy, « Entretien avec Lorenzo  Fabbri », Liberazione, novembre 2004 ; repris sous le titre « Philosophy as Chance: An Interview with Jean-Luc Nancy », dans Critical Inquiry, tr. angl. Michael Naas et Pascale-Anne Brault, vol. 33, no 2, hiver 2007, p. 427-440. Je cite ici la version en français que m’avait transmise Jean-Luc Nancy.
[5] Dès 1965, Derrida parle déjà dans son cours sur Heidegger d’éthique « entre guillemets » : cf. J. Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire. Cours de l’ENS-Ulm 1964-1965, Thomas Dutoit (éd.), avec le concours de Marguerite Derrida, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2013, p. 293.
[6] Ibid.
[7] Dans La Conférence de Heidelberg, au moment crucial d’aborder la portée politique du silence de Heidegger au sujet d’Auschwitz, Derrida souligne la nécessité de repenser la responsabilité, une responsabilité nouvelle, d’un « trouble vertigineux », dit-il, en l’absence de toute certitude et de toute règle, et qui doit être « non pas une évasion, mais une redéfinition » : « Je tiens, au contraire, que par exemple la déconstruction aujourd’hui […], même lorsqu’elle met en question cette axiomatique de la subjectivité ou de la responsabilité, ou quand elle met en question certains axiomes du discours heideggerien, n’est bien sûr pas une abdication de la responsabilité ; c’est, à mes yeux en tout cas, la responsabilité la plus difficile que je puisse prendre. Et me fier à des catégories traditionnelles de la responsabilité me paraîtrait, aujourd’hui, justement, irresponsable. » (J. Derrida, La Conférence de Heidelberg. Heidegger : portée philosophique et politique de sa pensée. Rencontre-débat de Heidelberg, 5 et 6 février 1988, Mireille-Calle-Gruber (éd.), « Note en 2014 » de Jean-Luc Nancy, préface de Reiner Wiehl, Paris, Lignes/IMEC, 2014, p. 67-68. Désormais abrégé en CH, suivi de la page.)
[8] J.-L. Nancy, « Apertura dell’aporia », dans Pensamento intruso. Jean-Luc Nancy & Jacques Derrida, Piero Eyben (dir.), Vinhedo, Editora Horizonte, 2014, p. 15-25. La conférence étant inédite en français, je cite ici la version que m’a transmise Jean-Luc Nancy. Pour ce passage, f. 4.
[9] Ibid., f. 1-2.
[10] Ph. Lacoue-Labarthe, ibid., p. 116.
[11] Dans sa conférence, Nancy souligne ce passage d’Apories : cf. « Prière d’insérer », p. 1, dans Apories. Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité », Paris, Galilée, coll. Incises », 1996. Désormais abrégé en A, suivi de la page.
[12] « Ouvrir l’aporie de l’intérieur. C’est-à-dire, de l’aporie, passer à l’apérité. Oui, ce mot n’a rien avoir avec l’aporie, mais “apérité” au sens de ce qui, en tant qu’ouverture, peut être ouvert sans viser la sortie, l’issue, et, pourtant, sans se considérer comme enfermé dans l’impasse ou dans la paralysie. » (J.-L. Nancy, « Apertura dell’aporia », loc. cit., f. 5.)
[13] J. Derrida, « Abraham, l’autre », dans Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (dir.), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 22.
[14] J. Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire, op. cit., p. 293.
[15] J. Derrida, Déplier Ponge. Entretien de Jacques Derrida avec Gérard Farasse, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Objet », 2005, p. 107.
[16] Derrida signale ce point comme l’un des plus difficiles des apories de la responsabilité : « La question, c’est qu’une responsabilité vraiment singulière, qui soit vraiment ma responsabilité mais ma en un sens qui ne renvoie pas à un ego ni à une possession, ma singulière responsabilité ne peut être une responsabilité singulière que si, naturellement, je romps avec tout modèle et toute identification. Je ne sais pas si cela est possible. […] C’est là une question. » (J. Derrida, La Conférence de Heidelberg, op. cit., p. 135.)
[17] Ibid.
[18] Dans « Préjugés, devant la loi », Derrida nous prévient contre toute interprétation hâtive ou réductrice du récit de Kafka, qui considérerait la littérature l’« antichambre » de la philosophie, alors qu’elle est bien plutôt déjà le lieu de la loi, l’expérience du franchissement du seuil et de sa limite instable. (J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, J. Derrida, V. Descombes et al., Paris, Minuit et Colloque de Cerisy, coll. « Critique », 1985, p. 114. Désormais abrégé en P, suivi de la page.)
[19] J. Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 46. Désormais abrégé en B, suivi de la page.
[20] J. Derrida, Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Galilée et Le Monde, coll. « La philosophie en effet », 2005, p. 31-32.
[21] Cf., entre autres passages, J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2000, p. 254, et Papier Machine. Le ruban de machine à écrire et autres textes, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 390, où Derrida souligne que « L’expérience de la limite “touche” à quelque chose qui n’est jamais pleinement présent. Une limite n’apparaît jamais comme telle. »
[22] J. Derrida, Déplier Ponge, op. cit., p. 107.
[23] Sur cette question, cf. Marc Crépon, « L’impossible anamnèse (Kafka et Derrida) », dans La Vocation de l’écriture. La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 57-76.
[24] Argument développé par Derrida dans Force de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité » (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2005 [1994]) et qui se trouve condensé dans ce passage de « Préjugés, devant la loi » : « Ce qui reste invisible et caché en chaque loi, on peut donc supposer que c’est la loi elle-même, ce qui fait que ces lois sont des lois, l’être-loi de ces lois. Inéluctables sont la question et la quête, autrement dit l’itinéraire en vue du lieu et de l’origine de la loi. Celle-ci se donne en se refusant, sans dire sa provenance et son site. Ce silence et cette discontinuité constituent le phénomène de la loi. » (La Faculté de juger, op. cit., p. 109-110.)
[25] J. Derrida, Déplier Ponge, op. cit., p. 108-109.
[26] Indice parmi tant d’autres du « sérieux » de la littérature pour Derrida : a-t-on assez remarqué que la réflexion d’Apories – qui touche au cœur même de ce qu’est la pensée pour lui – prenait son point de départ dans le commentaire d’un texte de Diderot commentant lui-même Sénèque ? Que pouvait signifier une telle ouverture, doublement littéraire, quant à la généralité, l’universalité de la question de l’aporie analysée dans ce livre, mais aussi partout ailleurs dans l’œuvre de Derrida ? Que se passe-t-il ici entre la pensée de l’aporie et les frontières et les fins de la littérature ?
[27] Cf. J. Derrida, Passions. « L’offrande oblique », Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 91 : « C’est de cela, c’est pour cela, que la littérature (entre autres choses) est “exemplaire” : elle est, elle dit, elle fait toujours autre chose, autre chose qu’elle-même, elle-même qui d’ailleurs n’est que cela, autre chose qu’elle-même. » Dé-finition esthétique et éthique de la littérature, « lettre » sans « l’être », sans être ni essence, sans loi alors qu’elle fait la loi : « Mais n’y a-t-il pas lieu, pour toute littérature, de déborder la littérature ? Que serait une littérature qui ne serait que ce qu’elle est, littérature ? Elle ne serait plus elle-même si elle était elle-même. […] Nous touchons ici à l’un des points les plus difficiles à situer, quand on doit retrouver le langage sans langage, le langage au-delà du langage, ces rapports de forces muettes, mais déjà hantées par l’écriture, où s’établissent les conditions d’un art performatif, les règles du jeu et les limites de la subversion. […] Dans l’instant insaisissable où elle joue la loi, une littérature passe la littérature. Elle se trouve des deux côtés de la ligne qui sépare la loi du hors-la-loi ; elle divise l’être-devant-la-loi, elle est à la fois, comme l’homme de la campagne, “devant la loi” et “avant la loi”. Avant l’être-devant-la-loi, qui est aussi celui du gardien. Mais dans un site aussi improbable, aura-t-elle eu lieu ? et y aura-t-il eu lieu de nommer la littérature ? » (J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, op. cit., p. 133-134.)
[28] « Comme si (je dis souvent “comme si” à dessein, comme si je ne voulais pas dire ce que je dis, et ce serait là l’entrée de la révélation en littérature) […] ». (Ibid., p. 199-200.)
[29] En intitulant sa conférence « “Justices” », en plaçant le mot entre guillemets, Derrida souligne qu’il est à la fois nom et verbe, suspendu entre deux langues et qu’il ne sera peut-être pas possible de rendre justice à ce titre sans savoir qui ou quoi parle dans ce mot, singulièrement (en dépit du pluriel) et en général, et en quelle langue.
[30] Sur le pré de préjugement qui peut être peut « être homogène à l’ordre du jugement », mais qui « peut aussi rester absolument hétérogène à l’ordre de tout jugement possible, non seulement plus vieux, toujours plus vieux, que le jugement comme son origine, mais sans rapport, si c’était possible, avec l’instance judicative en général », cf. J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, op. cit., p. 92-93.
[31] J. Derrida, Apprendre à vivre enfin, op. cit., p. 55.
[32] J. Derrida, dans Rue Descartes, no 48, avril 2005, p. 6-7.
[33] Cf. entrée « préférence », dans Le Grand Robert de la langue française, t. 5, Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001, p. 1110.
[34] Dans L’Effet Bartleby, Gisèle Berkman cite ce passage de L’Écriture du désastre : « Je préférerais ne pas (le faire). Cette phrase parle dans l’intimité de nos nuits : la préférence négative, la négation qui efface la préférence et s’efface en elle, le neutre de ce qu’il n’y a pas à faire, la retenue, la douceur qu’on ne peut dire obstinée et qui déjoue l’obstination avec ces quelques mots ; le langage se tait en se perpétuant. » (Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 219 ; cité par G. Berkman, L’Effet Bartleby. Philosophes lecteurs, Paris, Hermann, coll. « Essais/Fictions pensantes », 2011, p. 15.) Elle remarque que, n’ayant rien « “ni à cacher ni à révéler, mais à signifier la jointure même” », cette figure de « l’entre-deux ontologique » est ainsi une figure « sourdement, silencieusement politique », reliant « la résistance passive à l’éthique politique du refus ». (Ibid., p. 132 et p. 35.)
[35] Herman Melville, Bartleby le scribe, tr. fr. Pierre Leyris, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 54, cité par G. Berkman dans L’Effet Bartleby, op. cit., p. 123.
[36] « Si le texte de Kafka dit tout cela de la littérature, l’ellipse puissante qu’il nous livre n’appartient pas totalement à la littérature. Le lieu depuis lequel il nous parle des lois de la littérature, de la loi sans laquelle aucune spécificité littéraire ne prendrait figure ou consistance, ce lieu ne peut être simplement intérieur à la littérature. » (J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, op. cit., p. 132.)
[37] « Cela signifierait plutôt selon moi, et c’est là le geste d’une pensée déconstructrice, que nous ne tenons même pas pour assurée l’existence (naturelle ou artificielle) d’aucun seuil, si par seuil on entend ou bien ligne de frontière indivisible ou bien solidité d’un sol fondateur. À supposer que nous nous attardions sur le seuil, c’est aussi bien pour endurer l’épreuve qui consiste < à > sentir le séisme toujours en cours qui menace l’existence de tout seuil, qui en menace et l’indivisibilité et la solidité fondatrice. […] L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol. Plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. Plus d’un seul seul. » (J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éds), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2008, p. 413 et p. 423.)

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