Il faut
pouvoir faire crédit au tribunal et admettre qu’il donne libre cours à la
majesté de la loi, car c’est là son unique mission ; or, tout est confondu dans
la loi, accusation, défense et verdict ; il serait criminel qu’un être humain
pût s’y introduire de son propre chef.
— Franz
Kafka, « Défenseurs[1] ».
Nul n’est censé ignorer la loi, dit-on. Le terrible paradoxe de la loi, ce
qui la voue à la terreur et au terrorisme, c’est que, universelle dans sa
structure, elle se formule néanmoins toujours d’un performatif, d’un événement
de langue nationale ou dans un idiome singulier que nul n’est censé ignorer.
C’est-à-dire dans la littéralité d’une lettre. La littérarité de la littérature
est-elle simplement étrangère à la littéralité de cette lettre ?
— Jacques Derrida, « “Justices”[2] ».
« Apories de l’éthique » : le
rapport de Jacques Derrida à ces deux mots est, on le sait, inégal, pour ne pas
dire radicalement dissymétrique. Autant il ne cessait de revendiquer le premier
comme la condition inconditionnelle de la pensée, le levier par lequel celle-ci
s’ouvrait depuis son impossibilité même, autant il avait avec le second une explication
interminable faite d’évitement, de distance, de détournement, surtout lorsqu’on
cherchait à découper son œuvre en périodes et tournants, de « linguistic turn » en « political » ou « ethical turn[3] », comme pour en marquer les
« progrès » apparents. On doit donc souligner une différence
importante dans la portée de ces deux mots pour Jacques Derrida, scellés ici
dans l’expression « Apories de l’éthique » qu’on nous propose comme
le sujet de cette séance.
Car force est de constater que l’aporie n’est
pas seulement un concept parmi d’autres pour Derrida mais la manière même de sa
pensée, sa ressource et son geste philosophique le plus caractéristique, comme
le remarquait Jean-Luc Nancy :
Au bout de
toutes ces présuppositions, il [Derrida] savait qu’il trouverait, non pas une
absence originaire de présupposé mais l’impossibilité d’une telle origine pure
– et l’aporie. Il allait à cette aporie avec une sorte de folie maniaque, avec
un entraînement et pour ainsi dire un entrain (un allant, une fougue, voire une
rage) qui n’appartenait qu’à lui, qui était sa manière, son style et sa force,
oui, sa vigueur […][4].
L’éthique restait, quant à elle, surtout le
nom d’un concept problématique (juridique, politique, théologique) fondé sur
des catégories – vouloir-dire, intentionnalité, conscience, sujet, volonté,
endettement, culpabilité – qui faisaient toutes, et depuis les commencements de
son œuvre, l’objet du travail déconstructeur de Derrida. Autant l’aporie était
le lieu où sa pensée puisait toute sa force, autant l’éthique demeurait
suspecte à ses yeux, un terme dont il ne se servait qu’en l’assortissant de ces
pincettes-guillemets[5]
qui indiquaient qu’il en faisait un usage singulier, le soutirant à la loi du
sens commun et du langage, j’oserais presque dire annonçant ainsi qu’il le
mentionnait plus qu’il n’en usait vraiment, vidant le mot paléonyme de ses
attributs et prédicats, fût-ce les plus « essentiels ».
L’« éthique » selon Derrida, cela impliquait en effet de penser
autrement la responsabilité, et d’abord ce couple
responsabilité/irresponsabilité et sa limite instable, obscure, dès lors qu’il
s’agissait d’y inclure le refoulement, la dénégation, l’hypocrisie, l’ironie,
etc. – tout cela qui fait trembler l’éthique, telle que déterminée par la
métaphysique classique en « théologie de la valeur »,
« philosophie du courage, de la prise de conscience » et
« projet héroïque de connaître sa vérité »[6],
et désigne son manque de fondement[7].
Il paraît donc paradoxal de rapprocher sinon
de nouer ici ces deux termes comme s’ils étaient sur le même plan, alors qu’ils
restent de fait hétérogènes l’un à l’autre, l’aporie relevant moins pour
Derrida de l’impasse et de la paralysie qu’elle n’est le nom même de
l’impossible, c’est-à-dire de « ce qui est hors du possible, […] hors du
déjà donné[8] »,
alors que l’éthique renvoie aux normes, règles, lois face auxquelles il faudra
répondre, selon les multiples sens que donne Derrida à ce vocable, au moins
trois : « répondre à l’autre, répondre de soi, répondre de en général » (CH, 101).
En fait, plutôt que d’« Apories de
l’éthique », c’est plutôt d’« Éthique de l’aporie » qu’on
devrait parler en ce qui concerne l’approche de ces questions par Derrida,
questions dont il interrogera d’ailleurs sans arrêt le privilège, déplaçant
radicalement la question (de la question) vers celle de la réponse et de la
responsabilité, qui seule en répondait pour lui. Dans une conférence intitulée
« Apertura dell’aporia »
prononcée il y a tout juste un an, le 24 septembre 2013, à Brasilia lors du
colloque « Pensamento intruso.
Jean-Luc Nancy & Jacques Derrida », Jean-Luc Nancy choisit
précisément ce motif comme le plus significatif de la pensée de Derrida, celui
dont il a, dit-il, le plus appris :
De Derrida, j’ai appris la non-question. J’ai
appris le pas de question, ou j’ai appris que peut-être un certain temps de la
question était passé. De la question avec sa réponse. Ou même de la question
qui reste sans réponse. De lui, je crois, j’ai appris – donc, « j’ai
appris » ça veut dire que quelque chose est passé de lui à moi – j’ai appris quelque chose comme une
affirmation, une pensée affirmative. Une pensée affirmative non pas comme
l’affirmation d’une réponse qui couperait court à toute question, mais une affirmation
qui viendrait avant ou après la question[9].
Cet aspect touchant la question, plus :
la priorité ou le privilège de la question, loge ainsi au cœur de la pensée de
l’aporie chez Derrida, qui estime que l’éthique n’a pas suffisamment
« réélaboré de façon critique ses propres catégories » (CH, 68). De la vigilance critique, de la
responsabilité nouvelle à laquelle Derrida en appelle, on citera en exemple –
et ce n’est pas n’importe quel exemple, bien sûr – le débat de La Conférence de Heidelberg du 5 février
1988, en compagnie de Hans-Georg Gadamer et Philippe Lacoue-Labarthe, important
« document » récemment édité par Mireille Calle-Gruber et qui nous
parvient donc vingt-six ans plus tard : pièce d’archive, mais aussi
témoignage dans lequel Derrida, en un lieu et un moment particulièrement significatifs
quant à ces questions dont nous héritons toujours, doit justement répondre de
ce que serait une réponse responsable ou éthique pour lui. Dans ces
« circonstances » pour le moins tendues, il réfléchit alors de
manière « improvisée », « désarmée » (CH, 57) et d’autant plus performative, en s’engageant dans la voie
la plus épineuse, la plus « impossible » au sens de l’aporie,
n’essayant ni de justifier ni de condamner le silence de Heidegger, évitant
toute réponse en forme de « oui » ou de « non », de
« pour » ou « contre[10] »
(qui ne serait plus, justement, une réponse philosophique) pour plutôt porter
et supporter, endurer[11]
– c’est ce qu’on doit faire avec l’aporie selon Derrida – « l’injonction
faite à notre responsabilité devant la nécessité de lire Heidegger comme il ne
s’est pas lu lui-même » (CH, 83)
; assumant, donc, la nécessité d’ouvrir (et Nancy, dans sa conférence, souligne
cette étroite affinité, contre toute étymologie, entre l’aporie et l’apérité[12])
des « Modes de lecture qui sont inédits et qu’en tout cas Heidegger
lui-même n’a pas produits, ou n’a pas pu produire » (CH, 94). Pour Derrida, cette injonction à lire revient ici encore à
questionner le privilège de la question, sa critique de l’éthique passant, mais
sans s’y arrêter ou s’y paralyser (comme on le lui reproche souvent à tort),
par l’analyse
[…] de la
force et de la nécessité des questions heideggeriennes, cependant que
m’apparaissait, je n’ose pas dire leur insuffisance, mais quelque chose qui, en
elles, appelait […] non seulement un progrès dans le questionnement, mais un
autre type de questionnement, éventuellement un contre-questionnement, et
éventuellement… des questions au sujet de la question, c’est-à-dire au sujet
des privilèges que la question a gardés chez Heidegger jusque dans ses derniers
textes ; des textes, notamment, comme ceux d’Unterwegs zur Sprache où la pensée était définie comme
« questionnante ». (CH,
77-78)
Si, donc, Jacques Derrida est resté sur ses
gardes à l’endroit du mot « éthique », lui préférant – et j’insiste
d’emblée sur ce verbe, « préférer », qui m’intéressera plus loin –
ceux de « réponse » et de « responsabilité » qui mettent
« en situation de répondre à un appel ou à une provocation […] que l’être
n’a pas choisi – qui le choisit
en quelque sorte, qui vient à lui » (CH,
122-123), « responsabilité, de ce point de vue, [qui] est bien toujours
seconde » (CH, 123), c’est qu’il
ne cesse de se demander ce que serait « une réponse qui, en quelque sorte,
précède la question » (CH, 123) :
« C’est dans cette voie que je cherche de quoi et devant quoi je me
sentirai responsable » (CH,
126). On se rappellera ce passage – on pourrait en citer cent autres – où
Derrida précise le sens qu’il entend, lui, donner à ce mot. Dans « Abraham, l’autre », évoquant cette scène de
l’appel telle qu’il se l’adresse (à) lui-même, il déclare :
Je me parle alors, je m’adresse à
moi une apostrophe qui semble me venir depuis le lieu d’une responsabilité sans limite,
c’est-à-dire hyperéthique, hyperpolitique, hyperphilosophique, d’une responsabilité dont le ferment, tu l’as
aussitôt compris, me dis-je, brûle au fond le plus irrédentiste de ce qui se dit
« juif »[13].
De ces quelques
remarques préliminaires, on retiendra donc une première insuffisance, une
insuffisance première plutôt, reconnue par Derrida à ce mot
« éthique », sans qu’il soit pour autant possible de simplement
« remplacer un concept par un autre » (CH, 102). Ni garder ni rejeter, c’était aussi la forme, elle-même
aporétique, de l’héritage privilégiée par Derrida : la
« responsabilité en termes d’impératif catégorique, bonne volonté, sujet
kantien, ça ne suffit pas, donc on le remplace par autre chose. Non, ce n’est
pas comme cela que ça se passe » (CH,
102), précise-il lors de ce débat. Alors, comment cela se passe-t-il ? Que
faire si la source de l’éthique « ou bien n’est pas définie, ou bien quand
elle se définit devrait se faire dans un langage radicalement étranger à toute
la métaphysique classique[14] » ?
Comment traiter de ce « ni… ni », de ce « ou bien… ou
bien », formes par excellence de l’oscillation et du vertige de
l’aporie ?
Si le mot et la chose
répondant au nom d’« éthique » signifient autre chose qu’un corps de
règles et de prescriptions, ils doivent eux-mêmes faire l’épreuve de l’aporie,
traverser ce que Derrida qualifie de « terrifiante épreuve de
l’indécidabilité » (CH, 126),
sans laquelle il n’y a ni décision ni responsabilité. Et ce, sans plus se fier
à aucune assurance et en l’absence de tout critère.
Dans « l’instance éthique[15] »
– expression que Derrida dit préférer à celle d’« éthique » pour la
distinguer de la morale –, il y va donc
d’un tout autre geste que celui du savoir théorique : il s’agit d’un acte
singulier, sans modèle ni identification[16],
qui consiste à se déplacer, à se déporter, voire à faire le saut d’« un
énoncé de type constatif décri[vant] une façon d’être, disons une
éthique » à « une façon de faire essentiellement performative (to justice) » (J, 24), comme il le souligne dans « “Justices” », ce
grand texte où il est question de l’éthique de la lecture et « en général
vers lequel je me tournerai dans un instant.
Car l’aporie, l’aporie
de l’éthique, prend non pas la voie formalisée ou formalisable d’une définition
pour Derrida mais doit ne pas pouvoir
se définir, elle doit manquer à elle-même d’une certaine façon, rester si
singulière et étrange, étrangère à soi (comme le « Je préfère ne
pas » de Bartleby), qu’elle ne relève ni d’un ego, ni d’une appropriation,
ni d’une identification : « la responsabilité, déclare Derrida, ça ne se
définit pas théoriquement, ça se prend,
lentement, longuement, indéfiniment, incessamment – je veux dire
constamment » (CH, 102).
« Ça se prend », et non pas « je la prends »,
« ma » responsabilité : c’est-à-dire qu’il n’y va plus de
« bonne volonté », de « bonne conscience », de liberté, de
« certitude subjective », mais d’« un “il faut”
qui ne doit rien, […] un devoir qui ne doit rien, qui doit ne rien devoir pour
être un devoir, qui ne s’acquitte d’aucune dette, un devoir sans dette et donc
sans devoir » (A, 37). L’aporie
de l’éthique est cette expérience – si c’en est encore une, car y en a-t-il
jamais « De l’aporie comme telle ? » (A, 35), demande Derrida –, qui a lieu « comme endurance ou
comme passion, comme résistance ou restance interminable » (A, 42). L’aporie prend donc cette forme-là du pas sans pas, d’une transgression dont Derrida
se demande si elle en est encore une et « s’il faut transgresser [la loi] pour ouvrir
le champ de la responsabilité. C’est là une question[17] »,
dit-il. Il faut en tout cas s’embarrasser dans la contradiction le plus
longtemps possible et essayer de se « mouvoir non
pas contre ou à partir de l’impasse mais, d’une autre manière, selon une autre pensée, peut-être plus
endurante, de l’aporie ». (A, 32)
*
Mais revenons maintenant
à « “Justices” », où Derrida relie de manière très forte la question
de l’éthique à celle de la littérature, du commentaire et de la lecture. Il
écrit :
Répondre de la responsabilité, et de ce qui la lie et l’oblige à la
justice, c’est penser la responsabilité en en formulant et en en formalisant la
possibilité, autant que l’aporie. Responsabilité éthique (c’est-à-dire aussi
juridique et politique) qui s’expose non seulement dans ce qu’on appelle la vie
ou l’existence mais dans la tâche de déchiffrement, de lecture et d’écriture. (J, 60-61)
Ce n’est pas la première fois que Derrida lie
ainsi la question de la responsabilité éthique dans la vie à celle du
déchiffrement[18].
Dans Béliers, Derrida interrogeait
aussi longuement la responsabilité de la lecture du poème de Celan qui se pose
« dans l’histoire de la littérature ou dans la vie, dit-il, entre le monde
du poème et le monde de la vie, voire au-delà du monde qui n’est plus[19] »,
et il le faisait en marquant à l’endroit du poème, de manière performative et
non seulement constative, « de façon juste et fidèle » (B, 9), sa réserve à l’endroit de ce que
l’on nomme habituellement « l’éthique ».
Mais si je dois (c’est l’éthique
même) porter l’autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l’altérité
singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil
normal. […] Elle doit s’emporter contre ce que Freud en dit avec une tranquille
assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La
« norme » n’est autre que la bonne conscience d’une amnésie. (B, 74)
Dans Apprendre
à vivre enfin, Derrida livre
encore une phrase étonnante, obligeant à repenser la hiérarchie, la préséance
ou l’ordre que l’on accorde en règle générale à ces deux actes : vivre et
lire. Il n’hésite pas, en un geste audacieux à déplacer, voire à inverser le
rapport entre ces deux exigences, en soulignant l’échange qui a cours entre
elles :
Dans chaque situation, il faut créer un mode d’exposition approprié,
inventer la loi de l’événement singulier, tenir compte du destinataire supposé
ou désiré ; et, en même temps, prétendre que cette écriture déterminera le
lecteur, lequel apprendra à lire (à « vivre ») cela, qu’il n’était
pas habitué à recevoir d’ailleurs[20].
Dans cette toute petite
phrase – « lequel apprendra à lire (à “vivre”) cela » –, Derrida pose
ces deux verbes dans un certain rapport où il semble concéder au second une
préséance, pour ne pas dire une préférence, sur le premier. Comme si
« lire » précédait « vivre », et non le contraire, comme on
le croit en général : renversement qui n’est pas étranger à sa lecture du
poème où il dit vouloir offrir « une interprétation inquiète, tremblée ou
tremblante, peut-être même tout autre chose qu’une interprétation » (B, 26), une lecture contresignante et performative
du vers de Celan en le portant là où il n’y a précisément plus de sol ou de
fondement éthique pour répondre à son injonction.
Mais je reviens à
« “Justices” ». C’est dans ce texte, une conférence en hommage à son
ami J. Hillis Miller qui a précisément écrit un livre intitulé The Ethics of Reading que Derrida salue
et commente longuement, que Derrida aborde peut-être le plus frontalement la
question de l’éthique en la nouant à celle de la lecture et de
l’interprétation. Loin de poser la littérature comme une région secondaire ou
marginale de l’instance éthique, Derrida retourne résolument cette perspective
et fait plutôt de la littérature le foyer même de sa préoccupation éthique
parce que la littérature – une certaine expérience de la littérature – s’expose
sans cesse « aux questions et aux demandes de la loi (et non seulement de
la loi éthique, mais aussi juridique et politique) » (J, 47). La responsabilité de la lecture ou de l’interprétation doit
allier, selon Derrida,
la rigueur inventive de l’analyse, certes, mais aussi le double souci de
justesse et de justice, le souci proprement éthique d’articuler, dans la
fidélité responsable au texte de l’autre, les questions théologiques,
ontologiques, épistémologiques, littéraires ; et de le faire, de préférence, en privilégiant la
performativité, ou plutôt la question du performatif. (J, 28 ; je souligne.)
Ce serait donc là la seule façon d’être
« juste en amitié », comme le dit Derrida de Miller dans ce texte, et
« d’abord dans son travail de lecture et d’écriture. J’ose penser que
c’est la même chose, le même ressort et la même loi. Le même rapport à la
loi. » (J, 56) Mais Derrida ne se contente pas de cette
affirmation : il adhère aussi à la position de Miller pour qui « Sans
art du récit, il n’y a pas de théorie de l’éthique » (J, 59) et il soulève alors toute une série de questions
touchant à la fois l’éthique de la lecture et l’éthique « en
général » :
N’est-ce pas la meilleure façon de dire à la fois l’origine et la fin de
l’éthique ? Sa fin comme son eschatologie et sa fin comme limite, son terme et
sa mort ? La limite même ? N’est-ce pas la condition de toute injonction
éthique ? De toute question méta-éthique sur l’éthique ? Mais aussi la fatalité
d’un échec ? D’une trahison et d’un parjure intrinsèques, immanents à la
fidélité même ? N’est-ce pas surtout ce qui nous donne à penser la justice dans
son lien essentiel au droit, tout aussi bien que dans son irréductibilité au
droit, sa résistance, son hétérogénéité au droit ? Ce qui reviendrait à voir
affleurer le surgissement d’une justice qui excédera toujours le droit, mais
sans laquelle le droit de lui-même, by
justicing, ne se mettrait jamais à s’essouffler après la justice. (J, 59)
Ce qui retient tout particulièrement Derrida
dans ce livre de Miller, c’est donc un double excès de la responsabilité,
sensible du dedans comme du dehors, sa manière de se tenir justement sur la
limite (et on le sait, il n’y a pas plus aporétique que cette limite même[21])
et de la faire apparaître, de la laisser se manifester tout en la dépassant, en
la transgressant, comme le font également les fictions pensantes de Melville ou
de Kafka, où le défi de la littérature consiste à la fois à répondre à, de
ou devant la loi, même pour la
récuser. Derrida écrit :
Dans The Ethics of Reading,
Miller explique en quoi la responsabilité de la réponse excède d’une part, le présumé dedans d’une
lecture purement interne, comme le dedans d’un texte ou d’une institution
académique. Elle excède d’autre part,
vers le politique, le social ou le juridique, les limites étroites d’une
éthique. Je le dis sans provocation ironique, The Ethics of Reading excèdent « the ethics of reading », elles débordent et la simple lecture et
la morale au sens étroitement convenu. Elle va « further » than a mere
ethics of reading et je soulignerai dans le passage suivant le mot « further » […]. (J,
69)
Quelle est la portée de ce « further », cette avancée reconnue
par Derrida qui n’est ni pas ni impasse, mais pas au-delà, pour faire écho à
Blanchot qui est toujours présent dans la réflexion de Derrida dès qu’il est
question du rapport à la loi ? Mais j’en viens maintenant à tenter de
répondre de mon titre, de cette contraction – (Ir)responsabilité de la
littérature – qui s’est imposée à moi, même si j’aurais peut-être
« préféré ne pas » moi aussi…
*
Car, en
effet, pourquoi parler de la littérature dans cette séance ? Est-ce bien
sérieux de l’y introduire ? Mais qui permet de juger du sérieux de la
littérature ? Cette question même qui a tant retenu Derrida dans les
textes littéraires qui l’interpellaient – ceux qui savaient justement s’y
prendre pour suspendre sens et référence, et défier la loi du genre –, comment
pourrions-nous l’éviter dès lors que « Parler d’instance éthique signifie que la requête de l’éthique, le souci
éthique, l’explication avec la loi est à l’origine de la littérature[22] » ?
Dans « Préjugés, devant la loi »,
Derrida souligne l’importance que cette question prend pour lui :
« L’une de ces questions pourrait être : et si la loi, sans être elle-même
transie de littérature, partageait ses conditions de possibilité avec la chose
littéraire ? » (P, 109). Il
n’hésite pas à donner une préséance – préférence encore – à la littérature en
ce qu’elle s’avance vers la loi pour en questionner l’origine[23]
– cette loi qui ne peut justement penser sa source, qui, comme la littérature,
ne sait pas qui et ce qu’elle est en son fondement et qui
fraye donc avec une certaine folie, le « Fondement mystique de son
autorité » lui échappant toujours et demeurant hors la loi[24].
Derrida n’a cessé en fait de marquer à quel point la littérature était
exemplaire pour expérimenter ces questions :
À chaque instant, la mise en œuvre de la langue implique une radicalisation
de la responsabilité qui peut traverser les risques de la plus haute
irresponsabilité. […] Mais s’irresponsabiliser […], cela engage une
responsabilité radicale et hétéronomique, pour ainsi dire. Cette
irresponsabilité peut ressembler à l’irresponsabilité la plus souveraine ou la
plus désinvolte : c’est le risque[25].
Il est
indéniable que la réflexion mise à l’œuvre et à l’épreuve de la littérature par
Derrida aura toujours placé en son foyer ce rapport à la loi pour le
déstabiliser[26]. Que
ce soit au sujet de Blanchot avec la question du témoignage, ou du secret dans
la scène d’Abraham inséparable de celles de Kafka, James et Melville, l’un des
héritages les plus importants de Derrida en ce qui a trait à la littérature
(quoi que l’on désigne sous ce nom, ou qui se laisse appeler sous ce nom :
Derrida n’aura cessé de rappeler à quel point il reste obscur) concerne sa
manière de « se déplace[r] déjà dans cette zone de la langue où le code du
droit, du code, du code judiciaire, voire pénal, croise tous les autres
codes » (P, 89) : là où,
pour comprendre l’impossible accès à la loi (quel que soit son type :
nature, morale, droit, politique), il faut « se laisser tenter par
l’impossible » (P, 110) et
approcher « La loi comme interdit » (P, 115), comme s’y risquent certains récits quand ils font «
le récit impossible de l’impossible » (P, 118), introduisant la « fiction au cœur même de la pensée
de la loi » (P, 108), de sorte
que « C’est l’origine de la littérature [qui y est saisie] en même temps
que l’origine de la loi » (P,
117), comme Derrida l’écrit dans « Préjugés, devant la loi » :
L’interdiction présente de la loi n’est donc pas une interdiction,
au sens de la contrainte impérative, c’est une différance.
[…]
Car
la loi est l’interdit. […] Il faut ne pas savoir qui elle est, ce qu’elle est,
où elle est, où et comment elle se présente, d’où elle vient et d’où elle
parle. (P, 120-121)
On le voit : la loi partage ici
tous ses traits, ses limites indiscernables avec la littérature[27]. Et la responsabilité de la
lecture commence peut-être là également, à savoir que si « nul n’est censé
ignorer la loi », croire savoir ou pouvoir en lire le texte ne relève plus de
la compétence et fait donc courir le risque que « savoir lire ne rende la loi
encore plus inaccessible » (P, 115).
*
Si, dans « Préjugés », Derrida questionne, à partir et
de l’intérieur abyssal du récit de Kafka, la « prérogative
ontologique », tout « le dispositif théorico-ontologique » (P, 93)
qui préjuge et présuppose ce que juger veut dire, c’est sans conteste
dans Donner la mort, où il élabore la
question du secret en la posant comme le cœur même de la littérature, qu’il va
pousser « further » son
analyse au sujet de l’éthique de la lecture, reliant le silence singulier dont
la littérature a le pouvoir – l’impouvoir plutôt – à la responsabilité de
l’éthique. Le secret et la responsabilité en viennent à partager la même
structure étrange selon laquelle « le secret de la responsabilité
consisterait […] à abriter en soi un noyau d’irresponsabilité ou d’inconscience
absolue » (DM, 38). Dans ce
texte, Derrida utilise aussi toujours le mot « éthique » sous caution
en parlant de l’éthique en général,
concept qui est, dit-il, « privé de cohérence, de conséquence et même
d’identité à soi » (DM, 117).
L’éthique ou « la responsabilité en
général » (DM, 89) peuvent
toujours se convertir et conduire à l’irresponsabilité, l’« exercice de la
responsabilité […] ne laiss[ant] d’autre choix que celui, le plus inconfortable
qui soit, du paradoxe, de l’hérésie et du secret » (DM, 47), autrement dit, la voie de l’aporie dans laquelle ne peut
manquer de s’engager la « responsabilité absolue » (DM, 89)
du sujet – la seule qui intéresse Derrida. Telles sont les « Apories de la
responsabilité » (DM, 88) :
« Éthique comme irresponsabilisation, contradiction insoluble et donc paradoxale
entre la responsabilité en général et
la responsabilité absolue. » (DM, 89)
Tout acte
éthico-politique supposément responsable institue donc une nouvelle figure de
la responsabilité, « comme si », écrit Derrida – et ce « comme
si » est essentiel, introduisant au sein de l’éthique et de la
responsabilité la possibilité de la feinte et de la fiction[28]
–, « la responsabilité absolue ne devrait plus relever d’un concept de responsabilité et devait donc
rester inconcevable, voire impensable pour être ce qu’elle doit être :
irresponsable, donc, pour être absolument responsable » (DM, 89). Dans la perspective
derridienne, l’éthique « en général » ne prend donc jamais assez en
compte la responsabilité « absolue » du sujet qui garde
« Farouchement, jalousement » (DM,
89) son secret par-devers lui et à son insu même.
S’il me fallait passer
de nouveau, aporie oblige, par cet important foyer de l’œuvre derridienne,
c’est que l’éthique et la littérature semblent s’y affronter à plus d’une
reprise et s’écarter l’une de l’autre, comme le laissent entendre certains
énoncés tels que celui-ci où est exposée leur différence fondamentale :
« L’esthétique exige le secret de ce qui reste caché, elle le
récompense ; l’éthique, elle, requiert la manifestation au contraire ;
l’esthétique cultive le secret, l’éthique le punit. » (DM, 167, n. 2) Mais en rester à cette
contradiction apparente serait sans doute manquer l’essentiel du silence
paradoxal, si absolument singulier, d’Abraham, de Bartleby, de Kafka ou de
Blanchot. Derrida poursuit et complique en effet la contradiction entre
esthétique et éthique : « Car toute la différence qui compte ici,
c’est la différence entre le secret paradoxal d’Abraham et le secret de ce qui
doit être caché dans l’ordre esthétique et qui doit être au contraire dévoilé
dans l’ordre éthique. […] Or le paradoxe de la foi n’est ni esthétique (le
désir de cacher) ni éthique (l’interdiction de cacher) ». (DM, 167, n. 2) Il y va donc d’une aporie
de plus, de fiction et de vérité, de « fiction vraie » (DM, 167), de « fables », de
« narration fictive », de ce qu’« on est sans doute en droit
d’appeler de la littérature » (DM,
166), mais qui, en même temps, autre aporie indépassable, sont indécidables,
c’est-à-dire ne sont plus simplement, « pas seulement une figure de style
ou un effet de rhétorique » (DM,
99), mais des lieux où l’on « ne parle pas par figure, fable, parole,
métaphore, ellipse, énigme » (DM,
109), qui ne sont, qui ne deviennent littéraires
que « par cet abandon même » (DM,
191). Mais cette aporie en passe – c’est tout ce qu’on peut en dire et c’est ce
qu’elle fait : passer sans passer – par un récit qui en traduit la
structure et « énonce en son paradoxe la responsabilité » (DM, 110) de la lecture, elle-même à la
fois lisible (rien de caché) et d’une « indéchiffrabilité absolue » (DM, 111), qui s’y scelle. Et dès lors,
lire, l’acte de lecture en littérature comme dans la vie, fait l’épreuve de la
justice autant qu’il la met à l’œuvre, si « justice » est le mot[29]
qui ne se laisse ni thématiser, ni conceptualiser, ni formaliser ; si
« justice » « se trouve sinon marqué ou remarqué, appelé du
moins, nommé comme ce qu’il faut pratiquer justement sans être marqué ou
remarqué. Il faut être juste sans se faire remarquer. » (DM, 145)
*
Pour finir,
un mot au sujet d’un mot très bref, économique et puissant, comme les aime
Derrida : « pré ». Ce préfixe ou préposition qu’on retrouve dans
« Préjugés » importe à Derrida en tant qu’il précède toutes les
catégories prédéterminées, et tout particulièrement la catégorie qui préjuge de
ce qui est catégorique ou prédicatif – manière déjà de marquer les limites de
l’aporie de l’éthique pour lui, l’éthique étant précisément ce qui ne se laisse
pas arraisonner par des règles ou des normes lui préexistant[30].
Mais en quoi
ce « pré » – à peine un mot, pas encore un substantif, un quasi-mot –
est-il ce que Derrida préfère ?
« Pré »
renvoie à l’apérité, à l’« ouverture de l’aporie » que Nancy a
décrite comme l’opération fondamentale de la pensée de Derrida, son geste le
plus inédit. Il faudra un jour repérer, à travers tout le corpus de
Derrida, les incidences de ce mot, « préférence », qui surgit souvent
en des points particulièrement stratégiques (j’en donne quelques exemples
prélevés presque au hasard dans les textes convoqués ici : dans Apories, au sujet de la distinction
entre mourir et périr : « Je préfère périr. Pourquoi ? serait-ce parce qu’il apparaît plutôt deux fois
qu’une dans telles traductions données ? Non, mais parce que ce verbe garde
quelque chose du per, du passage de
la limite, de la traversée marquée en latin par le pereo, perire (qui veut
dire exactement cela : s’en aller, disparaître, passer – de l’autre côté
de la vie, transire) » (A, 63) ; dans « Préjugés », au
sujet de l’homme de la campagne du récit de Kafka : « il en arrive à
préférer attendre (littéralement : il se décide à préférer
attendre) » (P, 113) ; dans Apprendre à vivre enfin, au sujet de la
survie : « […] au
contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre
à la mort[31] »
; jusqu’aux ultimes mots du dernier billet (qui sont eux-mêmes une citation
oblique adressée à Blanchot) : « Préférez toujours la vie…[32] »).
Pourquoi cette préférence ? Qu’est-ce que
préférer ? Et pourquoi faudrait-il en faire le cœur de la réflexion sur
l’aporie et l’éthique de Derrida ? « Préférence » (du latin praeferre, porter (ferre) en avant (prae))
marque la supériorité, la haute qualité par laquelle « on place une
personne, une chose au-dessus d’une autre, des autres[33] » :
c’est à ce titre une figure de la souveraineté, d’une souveraineté autre
capable de passer outre à la prérogative du pouvoir qui « préjuge,
prédétermine ou prédestine l’essence même du jugement » (P, 93) ; c’est un mot qui a aussi partie
liée avec le privilège, la prédilection, l’élection d’une singularité
irréductible : dire « je préfère » – et c’est toujours un speech act, le plus injustifiable qui
soit –, c’est à la fois me présenter devant la loi et lui opposer que je me
passe d’elle, que je me tiens « dans ce hors-la-loi de la loi[34] »
(P, 95). Enfin,
« préférer », c’est également une figure de la décision (on opte
pour, on se décide en faveur de) et de l’indécidable tout à la fois (la
préférence appartient à ces vocables en « ance » (insistance,
résistance, différance) qui sont à la fois actif et passif, relevant de cette
voix moyenne chère à Derrida). Tout comme Bartleby dont il est dit dans le
récit qu’il « était un homme de préférences plutôt que de présupposés[35] »,
on pourrait dire de la philosophie de Derrida qu’elle a une préférence pour
cette figure, mieux : qu’elle est et fait la différence de cette
préférence, qui est l’affirmation de la différance. Dans Apories,
Derrida fait d’ailleurs de ce préférer l’« ultime aporie » (A, 104) : « le pré-férer de la pré-férance même, à savoir l’originarité pré-archique du propre, de
l’authentique, de l’eigentlich »
(A, 103-104).
Mais c’est
bien sûr à un « préférer ne pas » que je pensais aussi, en écho à la
remarquable lecture de Gisèle Berkman dans L’Effet
Bartleby où elle montre toute l’affinité entre la phrase de Bartleby et le
« Pardon de ne pas vouloir dire… » (DM, 161), qui définit pour Derrida « l’être-en-l’air » (DM, 178), suspendu, interrompu, de la
littérature. En repassant ici par la « topique sans lieu propre »,
l’« atopique différantielle » (P,
126) de ces fictions pensantes qui diffèrent et ajournent la loi, j’ai voulu
rappeler à quel point d’une part, la littérature importe à Derrida comme
« ce qui parle selon la loi, de la loi et contre la loi » et, d’autre
part, comment, en matière d’éthique, la loi est toujours tramée, transie de
fiction ; comment, surtout, il s’agit de les « penser ensemble[36] » (P, 132) dans leur sans-rapport, leur hétéronomie irréductible.
Alors, peut-être, sommes-nous enfin seuls sur le seuil[37]
de ces indélimitables questions éthiques telles que Derrida les entend :
« Alors, à qui répond-on ? Qu’est-ce qu’une réponse de ce point de vue-là
? Qu’est-ce qu’une réponse qui, en quelque sorte, précède la question ? »
(CH, 123)
Oui : qu’est-ce donc que répondre peut
vouloir dire et surtout pouvoir-ne-pas ?
C’est bien
la possibilité d’un pouvoir-ne-pas ou d’un ne-plus-pouvoir, mais nullement
l’impossibilité d’un pouvoir. La nuance est presque inconsistante. C’est sa
fragilité même qui me paraît à la fois décisive et significative […]. (A, 121-122)
(Colloque international « Derrida à venir : questions
ouvertes », organisé par l’ENS et l’IMEC, École normale supérieure, Paris,
du 1er au 4 octobre 2014.)
Ginette Michaud
[1] Dans Œuvres complètes, t. II, Claude David
(éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980,
p. 644.
[2] Dans Appels de Jacques Derrida,
précédé de « Justices » par
Jacques Derrida, Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud (dir.), Paris,
Hermann, coll. « Rue de la Sorbonne », 2014, p. 47. Désormais abrégé
en J, suivi de la page.
[3] « [I]l n’y a jamais eu, dans les années 1980 ou 1990, comme on le prétend
parfois, de political turn ou de ethical turn de la “déconstruction”
telle, du moins, que j’en fais l’expérience. La pensée du politique a toujours
été une pensée de la différance et la
pensée de la différance toujours
aussi une pensée du politique, du
contour et des limites du politique, singulièrement autour de l’énigme ou du double bind auto-immunitaire du
démocratique. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’il ne se passe
rien entre, disons, 1965 et 1990. Simplement, ce qui se passe reste sans
rapport et sans ressemblance avec ce qui pourrait donner simplement à imaginer
la figure du turn […], de la Kehre, du tour ou du tournant. Si le
“tournant” tourne en prenant un “virage” ou en forçant, comme le vent dans les
voiles, à “virer de bord”, alors le trope du tournant tourne mal, il tourne à
la mauvaise image. Car il détourne la pensée de ce qui reste à penser […] ». (J.
Derrida, Voyous. Deux essais sur la
raison, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p.
64. C’est Jacques Derrida qui souligne. Sauf indications contraires, ce sont
toujours les auteurs qui soulignent.)
[4]
Jean-Luc Nancy, « Entretien avec Lorenzo
Fabbri », Liberazione,
novembre 2004 ; repris sous le titre « Philosophy as Chance: An Interview with Jean-Luc Nancy », dans Critical Inquiry, tr. angl. Michael Naas
et Pascale-Anne Brault, vol. 33, no 2, hiver 2007, p. 427-440. Je
cite ici la version en français que m’avait transmise Jean-Luc Nancy.
[5] Dès 1965, Derrida parle déjà dans son cours sur Heidegger d’éthique « entre guillemets » : cf. J. Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire. Cours de
l’ENS-Ulm 1964-1965, Thomas Dutoit (éd.), avec le concours de Marguerite
Derrida, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2013, p.
293.
[7] Dans La Conférence de Heidelberg,
au moment crucial d’aborder la portée politique du silence de Heidegger au
sujet d’Auschwitz, Derrida souligne la nécessité de repenser la responsabilité,
une responsabilité nouvelle, d’un « trouble vertigineux », dit-il, en
l’absence de toute certitude et de toute règle, et qui doit être « non
pas une évasion, mais une redéfinition » : « Je tiens, au contraire,
que par exemple la déconstruction aujourd’hui […], même lorsqu’elle met en
question cette axiomatique de la subjectivité ou de la responsabilité, ou quand
elle met en question certains axiomes du discours heideggerien, n’est bien sûr
pas une abdication de la responsabilité ; c’est, à mes yeux en tout cas, la
responsabilité la plus difficile que je puisse prendre. Et me fier à des
catégories traditionnelles de la responsabilité me paraîtrait, aujourd’hui,
justement, irresponsable. » (J. Derrida, La Conférence de Heidelberg. Heidegger : portée philosophique et
politique de sa pensée. Rencontre-débat de Heidelberg, 5 et 6 février 1988,
Mireille-Calle-Gruber (éd.), « Note en 2014 » de Jean-Luc Nancy,
préface de Reiner Wiehl, Paris, Lignes/IMEC, 2014, p. 67-68. Désormais abrégé
en CH, suivi de la page.)
[8] J.-L.
Nancy, « Apertura dell’aporia »,
dans Pensamento intruso. Jean-Luc Nancy
& Jacques Derrida, Piero Eyben (dir.), Vinhedo, Editora Horizonte,
2014, p. 15-25. La conférence étant inédite en français, je cite ici la version
que m’a transmise Jean-Luc Nancy. Pour ce passage, f. 4.
[9] Ibid., f. 1-2.
[11] Dans sa conférence, Nancy souligne ce passage d’Apories : cf.
« Prière d’insérer », p. 1, dans Apories.
Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité »,
Paris, Galilée, coll. Incises », 1996. Désormais abrégé en A, suivi de la page.
[12]
« Ouvrir l’aporie de l’intérieur. C’est-à-dire, de
l’aporie, passer à l’apérité. Oui, ce
mot n’a rien avoir avec l’aporie, mais “apérité” au sens de ce qui, en tant
qu’ouverture, peut être ouvert sans viser la sortie, l’issue, et, pourtant,
sans se considérer comme enfermé dans l’impasse ou dans la paralysie. »
(J.-L. Nancy, « Apertura
dell’aporia », loc. cit., f.
5.)
[13] J. Derrida, « Abraham, l’autre », dans Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Joseph Cohen et Raphael
Zagury-Orly (dir.), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet », 2003, p. 22.
[15] J. Derrida, Déplier Ponge. Entretien de Jacques Derrida
avec Gérard Farasse, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, coll. «
Objet », 2005, p. 107.
[16] Derrida signale ce point comme l’un des plus difficiles des apories de la
responsabilité : « La question, c’est qu’une responsabilité
vraiment singulière, qui soit vraiment ma responsabilité mais ma en un sens qui ne renvoie pas à un
ego ni à une possession, ma singulière responsabilité ne peut être une
responsabilité singulière que si, naturellement, je romps avec tout modèle et
toute identification. Je ne sais pas si cela est possible. […] C’est là une
question. » (J. Derrida, La
Conférence de Heidelberg, op. cit.,
p. 135.)
[18] Dans « Préjugés, devant la
loi », Derrida nous prévient contre toute interprétation hâtive ou
réductrice du récit de Kafka, qui considérerait la littérature
l’« antichambre » de la philosophie, alors qu’elle est bien plutôt déjà
le lieu de la loi, l’expérience du franchissement du seuil et de sa limite
instable. (J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, J. Derrida, V.
Descombes et al., Paris, Minuit et
Colloque de Cerisy, coll. « Critique », 1985, p. 114. Désormais
abrégé en P, suivi de la page.)
[19] J. Derrida, Béliers. Le dialogue
ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, coll.
« La philosophie en effet », 2003, p. 46. Désormais abrégé en B, suivi de la page.
[20] J. Derrida, Apprendre à vivre enfin,
entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Galilée et Le Monde, coll. « La philosophie en effet », 2005, p.
31-32.
[21] Cf., entre autres passages, J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris,
Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2000, p. 254, et Papier Machine. Le ruban de machine à écrire
et autres textes, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet », 2001, p. 390, où Derrida souligne que « L’expérience de la
limite “touche” à quelque chose qui n’est jamais pleinement présent. Une limite
n’apparaît jamais comme telle. »
[23] Sur cette question, cf. Marc
Crépon, « L’impossible anamnèse (Kafka et Derrida) », dans La Vocation de l’écriture. La littérature et la philosophie à l’épreuve
de la violence, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 57-76.
[24] Argument développé par Derrida dans Force
de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité » (Paris, Galilée,
coll. « La philosophie en effet », 2005 [1994]) et qui se trouve
condensé dans ce passage de « Préjugés, devant la loi » : « Ce qui reste invisible et caché
en chaque loi, on peut donc supposer que c’est la loi elle-même, ce qui fait
que ces lois sont des lois, l’être-loi de ces lois. Inéluctables sont la
question et la quête, autrement dit l’itinéraire en vue du lieu et de l’origine
de la loi. Celle-ci se donne en se refusant, sans dire sa provenance et son site.
Ce silence et cette discontinuité constituent le phénomène de la loi. » (La
Faculté de juger,
op. cit.,
p. 109-110.)
[26]
Indice parmi tant d’autres du « sérieux » de la littérature pour
Derrida : a-t-on assez remarqué que la réflexion d’Apories – qui touche au cœur même de ce
qu’est la pensée pour lui – prenait son point de départ dans le commentaire
d’un texte de Diderot commentant lui-même Sénèque ? Que
pouvait signifier une telle ouverture, doublement littéraire, quant à la
généralité, l’universalité de la question de l’aporie analysée dans ce livre,
mais aussi partout ailleurs dans l’œuvre de Derrida ? Que se passe-t-il ici
entre la pensée de l’aporie et les frontières et les fins de la littérature ?
[27] Cf. J. Derrida, Passions.
« L’offrande oblique », Paris, Galilée, coll. « La
philosophie en effet », 1993, p. 91 : « C’est de cela,
c’est pour cela, que la littérature
(entre autres choses) est “exemplaire” : elle est, elle dit, elle fait
toujours autre chose, autre chose qu’elle-même, elle-même qui d’ailleurs n’est
que cela, autre chose qu’elle-même. » Dé-finition
esthétique et éthique de la littérature, « lettre » sans
« l’être », sans être ni essence, sans loi alors qu’elle fait la loi : « Mais
n’y a-t-il pas lieu, pour toute littérature, de déborder la littérature ? Que
serait une littérature qui ne serait que ce qu’elle est, littérature ? Elle ne
serait plus elle-même si elle était elle-même. […] Nous touchons ici à l’un des
points les plus difficiles à situer, quand on doit retrouver le langage sans
langage, le langage au-delà du langage, ces rapports de forces muettes, mais
déjà hantées par l’écriture, où s’établissent les conditions d’un art
performatif, les règles du jeu et les limites de la subversion. […] Dans
l’instant insaisissable où elle joue la loi, une littérature passe la
littérature. Elle se trouve des deux côtés de la ligne qui sépare la loi du
hors-la-loi ; elle divise l’être-devant-la-loi, elle est à la fois, comme
l’homme de la campagne, “devant la loi” et “avant la loi”. Avant
l’être-devant-la-loi, qui est aussi celui du gardien. Mais dans un site aussi
improbable, aura-t-elle eu lieu ? et y aura-t-il eu lieu de nommer la
littérature ? » (J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La
Faculté de juger, op. cit., p.
133-134.)
[28]
« Comme si (je dis souvent
“comme si” à dessein, comme si je ne voulais pas dire ce que je dis, et ce
serait là l’entrée de la révélation en littérature) […] ». (Ibid., p. 199-200.)
[29] En intitulant sa conférence « “Justices” », en plaçant le mot
entre guillemets, Derrida souligne qu’il est à la fois nom et verbe, suspendu
entre deux langues et qu’il ne sera peut-être pas possible de rendre justice à
ce titre sans savoir qui ou quoi parle dans ce mot, singulièrement
(en dépit du pluriel) et en général, et en quelle langue.
[30] Sur
le pré de préjugement qui peut être peut « être homogène à l’ordre du
jugement », mais qui « peut aussi rester absolument hétérogène à
l’ordre de tout jugement possible, non seulement plus vieux, toujours plus vieux, que le jugement comme son origine,
mais sans rapport, si c’était possible, avec l’instance judicative en
général », cf. J. Derrida,
« Préjugés, devant la loi »,
dans La Faculté de juger, op. cit., p. 92-93.
[33] Cf. entrée « préférence »,
dans Le Grand Robert de
la langue française, t. 5, Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert,
2001, p. 1110.
[34] Dans L’Effet Bartleby, Gisèle Berkman cite ce passage de L’Écriture
du désastre : « Je
préférerais ne pas (le faire). Cette phrase parle dans l’intimité de nos
nuits : la préférence négative, la négation qui efface la préférence et
s’efface en elle, le neutre de ce qu’il n’y a pas à faire, la retenue, la
douceur qu’on ne peut dire obstinée et qui déjoue l’obstination avec ces
quelques mots ; le langage se tait en se perpétuant. » (Maurice
Blanchot, L’Écriture du désastre,
Paris, Gallimard, 1980, p. 219 ; cité par G. Berkman, L’Effet Bartleby. Philosophes
lecteurs, Paris, Hermann, coll. « Essais/Fictions pensantes »,
2011, p. 15.) Elle remarque que, n’ayant rien « “ni à cacher ni à révéler,
mais à signifier la jointure même” », cette figure de « l’entre-deux
ontologique » est ainsi une figure « sourdement, silencieusement
politique », reliant « la résistance passive à l’éthique politique du
refus ». (Ibid., p.
132 et p. 35.)
[35] Herman Melville, Bartleby
le scribe, tr. fr. Pierre Leyris, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 1996, p. 54, cité par G. Berkman dans
L’Effet Bartleby, op. cit., p. 123.
[36]
« Si le texte de Kafka dit tout cela de la littérature, l’ellipse
puissante qu’il nous livre n’appartient pas totalement à la littérature. Le
lieu depuis lequel il nous parle des
lois de la littérature, de la loi sans laquelle aucune spécificité littéraire
ne prendrait figure ou consistance, ce lieu ne peut être simplement intérieur à la littérature. » (J.
Derrida, « Préjugés, devant la
loi », dans La Faculté de juger,
op. cit., p. 132.)
[37]
« Cela signifierait plutôt selon moi, et c’est là le geste
d’une pensée déconstructrice, que nous ne tenons même pas pour assurée
l’existence (naturelle ou artificielle) d’aucun seuil, si par seuil on entend ou bien ligne de frontière indivisible ou bien solidité d’un sol fondateur. À
supposer que nous nous attardions sur le seuil, c’est aussi bien pour endurer
l’épreuve qui consiste < à > sentir le séisme toujours en cours qui
menace l’existence de tout seuil, qui en menace et l’indivisibilité et la
solidité fondatrice. […] L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol.
Plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. Plus d’un seul seul. » (J.
Derrida, Séminaire La bête et le
souverain. Volume I (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette
Michaud (éds), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »,
2008, p. 413 et p. 423.)
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