dimanche 5 octobre 2014

L'amitié chez Aristote / Marie-Hélène Gauthier




Hospitalité, amitié, autant de concepts que la philosophie contemporaine redécouvre depuis Deleuze qui fait de l’ami une condition de la philosophie ou encore Derrida qui place cette vertu au cœur d'une certaine altération. En engageant cette étude importante sur l’amitié chez Aristote peut-on y retrouver la compréhension d'un affect qui n’a pour ainsi dire plus de résonance dans nos sociétés ?

La tradition actuelle de l’approche des "Ethiques" d’Aristote veut la politisation de la démarche et ne tient donc pas compte de l’affectivité ou du rapport à soi comme à l’altérité que cela pourrait incliner. Quand Aristote parle d'une "philosophie relative aux choses humaines" (hè peri ta anthrôpeia philosophia) à la tout dernière page de l’"Ethique à Nicomaque", annonçant alors la nécessité de passer à l’étude des constitutions susceptibles de régir correctement ou non la vie de la cité, on comprend trop souvent que c’est de politique qu’il était question, dans ce premier volet, plus théorique, qui sera suivi de la description analytique des institutions particulières. On politise Aristote ou on le rationalise, dès lors que, dans la recherche des vertus directrices de l’action éthique ou de la norme devant peser sur elle, on focalise l’entièreté de l’attention sur la vertu de "phronèsis", comme a pu le faire Ricoeur, ou même Gadamer, qui inscrit la pensée aristotélicienne dans la filiation de l’intellectualisme socratique. Et pourtant, le parti pris d’une lecture plus virginale (s’il est possible d’envisager une telle primitivité de l’approche textuelle d’un corpus si lesté, déjà), pourrait se rendre attentif à certains signes, qui ne sont pas nécessairement dispersés, entre lesquels un cheminement peut être tissé, qui offrirait un visage étrangement contemporain, relativement à la tradition interprétative communément reçue et faisant autorité. Une attitude problématique, peut-être, mais qui pouvait être tentée.

C’est ainsi que, prenant appui, dans d’autres travaux, sur la formule selon laquelle la vie morale tout entière aurait pour matière première le plaisir et la peine, dont Aristote ne limite pas l’étude au livre VII, classiquement reçu, mais l’inscrit dans une quasi archéologie des concepts principaux de la constitution du champ éthique, il m’a semblé important de ne pas occulter les indices dont la présence n’est pas plus écrasée que les affirmations les plus manifestes. Si l’on suit la voie du plaisir, et cela commence dès le livre II, c’est que l’affectivité est première, que nous naissons au monde et aux autres, dans une forme d’immédiateté qui est de l’ordre de la spontanéité affective. Aristote insiste sur ce point, adoptant un point de vue génétique qui demande à être entendu, la difficulté étant dès lors de montrer l’émancipation de l’aptitude à la vertu, à partir de cet affect premier, qui enveloppe tous les autres, et de déplier le mode d’élaboration d’un critère moral, à partir de la donation spontanée, dans le plaisir et la peine, du sentiment de l’utile et du nuisible. Le problème n’est pas mince, puisque toute action s’inscrit dans un contexte pluri-paramétré, et qu’il n’y a pas de règle droite qui puisse s’ajuster à la diversité sensible, alors que c’est précisément cette option méthodique de l’ajustement, de la convenance au réel qui est préservée par Aristote dans son approche de la morale, le respect de l’"oikeion", qui a lui-même la force de respecter la réalité singulière. Mais ouvrant cette norme méthodique, qui est de plasticité et non de rigueur catégorique, Aristote offre la mesure de deux linéarités de pensée qui trouveront à se conjuguer dans une belle résonance, livrée par ce même terme.

La première c’est que, dénonçant, malgré les tentatives répétées, l’impossible codification de la norme vertueuse, intentionnalité et action comprises, il permet la promotion de vertus particulières comme celle de la douceur ("praotès") : celle-ci ne vérifie pas l’exigence de juste mesure en ce qu’elle additionnerait les milieux respectifs des différents paramètres gradués, offrant une forme de résolution quantitative de la question. Elle sourd d’une appréciation qualititative de ce qui convient (l’"oikeion") à une situation donnée. Elle peut être une colère, un excès donc, devenue juste eu égard à certaines circonstances qu’elle aura enregistrées. La douceur signe cet alignement au réel qui ne le reproduit pas, mais le redresse en ne le négligeant pas. Et il se trouve qu’en faisant cela Aristote confirme le pouvoir sémiotique de l’affectivité, comme il ouvre une fécondité au registre de l’affectivité entre les hommes.

C’est ainsi que, et l’on aborde alors la seconde linéarité, tardivement rencontrée, dans ces beaux livres sur l’amitié, VIII et IX, qu’Aristote commence par dresser l’inventaire des traits qui soulignent la naturalité de la "philia", n’hésitant pas, ce faisant, à rendre secondaire le rapport civique, derrière la primauté du rapport familial à l’autre (la mère, le conjoint, le membre d’une même famille), mais aussi et surtout, cette reconnaissance primitive, instantanée, d’une mêmeté en l’autre, rencontré lors d’un voyage, hors des cadres identitaires de la polis, donc, et que je perçois, immédiatement, sans autre savoir préalable, en me fiant à la seule donation affective qui se signale en moi, en me signalant qu’il est un "oikeion", un parent, un familier….

Hors de toute norme politique, de toute régulation civique, l’homme est ainsi doté, par la douceur, d’une forme de perception diffuse mais juste, de ce qu’il convient de faire dans une situation donnée, et de la proximité qui l’unit à tout être humain, dont pourraient l’éloigner toutes les normes culturelles. Dans cette douceur, qui ouvre droit aux formes de la sympathie, Aristote consacre le pouvoir de l’affect, dans le rapport de l’agent à l’action qu’il entreprend, mais aussi dans la capacité d’accueil qu’il peut réserver à l’autre : quelque chose comme une ouverture dyadique se dessine dans sa possibilité, que n’oublieront pas des penseurs anciens, Plutarque, Stobée, Julien, mais aussi des philosophes contemporains, comme Max Scheler, Martin Buber et son ontologisme du réciproque, Günther Anders qui rechigne à la clôture monadique, Emmanuel Levinas qui renommera l’éthique comme philosophie première, ou Peter Sloterdijk qui pensera à leur suite la structure écumère de la subjectivité, dans une sphérologie qui déploie en cercles élargis la fécondité de la donation initiale de l’autre dans la douceur première, le sentiment de la non-étrangeté de celui que je ne connais pourtant pas. Jacqueline de Romilly ne s’y était pas trompée, qui, dans "La douceur dans la pensée grecque", faisait d’Aristote l’inventeur de cette parenté humaine, de cette loi de l’hospitalité qui précède celle de l’amitié, et dont la formule bien connue de Terence résume l’esprit : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger »


La question de la Philia n'est-elle pas alors l'angle contre lequel vient se déconstruire la théorie de la norme éthique?

En effet, la fécondité de ces deux livres et de cet affect de l’amitié ne s’arrête pas à cet élargissement de la réceptivité de la présence d’autrui, hors des critères civiques de sa reconnaissance. Elle participe, m’a-t-il semblé, de cette tentative incessamment relancée par Aristote de détermination d’un critère nécessaire de l’action vertueuse (puisque c’est de l’acquisition de la vertu qu’il est très précisément question, ce que Socrate n’aurait pas suffisamment envisagé, lui qui se serait focalisé sur la seule dimension de sa définition). Aristote réclame à plusieurs reprises l’adoption d’un nouveau point de départ, pour tenter d’y voir plus clair, alors qu’il avait lui-même dénoncé au livre II la difficulté de l’entreprise, qui ne relève pas de la spéculation pure, et qui requiert une forme d’inventivité méthodique, un recours à des "tupoi", des esquisses provisoires et programmatiques, qui seront progressivement dessinées, précisées, au fur et à mesure d’une argumentation dont l’objectif principal est de venir en aide, d’aider celui qui est aux prises avec cette matière labile de la moralité ou de la conduite reconnue comme telle par le législateur qui doit fixer les conditions de la bonne éducation (II, 2). Or quand la matière fait défaut, qu’il n’y a rien de théoriquement défini, sur quoi l’on puisse s’appuyer, et que c’est précisément d’ajustement à la réalité sensible, particulière, variable et variée qu’il est question, eh bien, on doit pouvoir, relativement à ces choses qui ne sont point évidentes, apparaissantes, se servir de témoignages manifestes : prendre appui sur la phénoménalité (II, 2, 1104a 13-14). Et c’est alors ce couple affectif du plaisir et de la peine qui va offrir aussi bien la phénoménalité que la première matière susceptible de donner un sens à la graduation qualitative, pluri-paramétrée, et qui va suggérer l’idée de médiété, de juste milieu, comme critère de la rectitude de l’intention ou de l’action morales. Il reste que l’appréciation de cette médiété, étant affaire de sens et de données sensibles, ne va pas de soi, et se trouve constamment renvoyée à l’appréciation d’un homme déjà devenu vertueux, paradigmatique en son genre, le "phronimos", ou à une méthode d’ajustement tâtonnante, de resserrement de la perception de l’écart fautif jusqu’à l’impossibilité de discerner sensiblement la faute, et qui vaudra comme localisation approximative du milieu recherché et jamais théorisé (II, 9).

L’analyse des conditions de l’intention pratique (livre III), comme celle des vertus particulières (III, 9 – V), devraient contribuer à ce maillage plus précis, ce contournement du milieu recherché, mais alors qu’il ouvre le livre canonique, livre VI, dédié à la "phronèsis", la vertu de prudence qui désigne la vertu de la puissance rationnelle de l’âme aux prises avec la contingence du réel, ou intellect pratique, Aristote dénonce encore l’obscurité de tout ce qui a pu être dit jusque-là, et le fait que l’on ignore encore la règle matricielle de formation des médiétés (VI, 1138b 23-26). On doit pouvoir s’attendre à ce que, avec la vertu de prudence, ce soit de cela qu’il soit enfin question, et que la démarche puisse trouver ici son point d’aboutissement. Or curieusement, au terme de ce livre complexe, on ne sait toujours rien, véritablement. Nous nous trouvons simplement face à l’énigmaticité d’un conditionnement réciproque d’une vertu morale particulière, la modération ou "sôphrosunè", qui est précisément la vertu relative au plaisir et à la peine, et dont la force directrice assure en un sens la moralité de toutes les opérations intellectuelles dévolues à la "phronèsis", et de cette dernière, dont la capacité de détermination des conditions de la réalisation pratique assure à l’intention pratique un prolongement effectif, et fait accéder la vertu, excellence naturelle de toute fonction possédée, au rang de vertu morale proprement dite, soit rationnellement engagée. C’est dire que l’installation idéale dans le cercle de l’harmonie interne d’une vertu rationnelle, la "phronèsis", et d’une vertu morale, la "sôphrosunè", qui s’enveloppent mutuellement, doit être obtenue, sans qu’aucune élucidation génétique ne soit réellement envisagée. L’épaisseur ontique de la morale s’augmente de cette indétermination des conditions de sa production, laquelle laisse tout le loisir aux interprètes de refermer la question sur la pédagogie politiquement orientée et définie.

C’est ainsi que l’on parvient aux livres consacrés à la "philia", qui offrent à mes yeux - c’était l’intention primordiale de tout ce cheminement de lecture cursive des textes éthiques d’Aristote, que d’essayer de le montrer - un mode de résolution, sinon théorique (puisque ce serait impossible), du moins affectivo-pratique, de cette question anthropologiquement fondamentale qui est celle de la constitution de la normativité. Analysant précisément tous les éléments constitutifs de l’amitié (les objets qui la motivent, comme les lignes psychologiquement structurelles de l’affect éprouvé et qui accède au rang de vertu dès lors que l’objet, apprécié en l’autre, n’est pas seulement l’agréable ou l’utile, mais la vertu même), Aristote parvient, au terme d’un parcours riche, d’une incroyable modernité, lors d’une interrogation focalisée sur la modalités de l’ouverture, dans ce soi de l’homme moralement vertueux, à ce qui serait l’autre pour lui, et auquel il est uni par le partage du même horizon normatif, à un ensemble de considérations auxquelles il faut donner leur pleine résonance.

On en retiendra trois, principalement, qui sont constitutives de la dyade philétique, (on comprendra : éthique), et qui sert de préalable à l’instauration de formes de communautés régulièrement plus amples, et simplement limitées par le partage obligé d’une vertu dont la vie doit être compatible avec le degré d’extension du cadre amical. Ainsi, en premier lieu, chacun des amis selon la vertu offre à l’autre une facilitation du regard sur l’action déployée, ce qui rend possible l’appréciation de son degré d’adéquation au contexte d’insertion. En un second temps, le bonheur des amis implique la conscience participative de l’autre à la conscience que chacun peut avoir de sa propre existence, de sa propre éthicité, ce qui ne peut être réalisé que par le biais d’une vie communautaire, d’un "suzèn", où seront mises en commun les discussions et les pensées, ce qui sera regroupé sous un terme qui donne à l’affectivité sa pleine portée constitutive de la sphère de vie éthique elle-même et non pas seulement des critères qui la régissent : les hommes, amis selon la vertu, qui partageront ainsi cette commune reconnaissance de ce qui les anime, dans cette conscience participative que l’éthique tisse entre eux, seront inscrits dans un ordre de recouvrement des sensibilités. Aristote parle de "sunaisthanesthai", sentir communément, sentir avec, sentir ensemble. Et enfin, pour conclure, on pourra aisément concevoir que cette communauté, ancrée dans une conscience élargie, puisse permettre à chacun des amis de servir une possibilité d’amélioration, de correction réciproque, des comportements observés et par là même aussi, peut-être, des intentions préalables supposées. La démarche sensoriellement tâtonnante du livre II s’efface devant un redressement amical, une compénétration des affectivités, des sensibilités et des pensées, qui s’ajustent réciproquement, pour faire être le cheminement d’ajustement solitaire à une réalité mouvante, mais toujours soumise à la quête d’une norme, originairement placée à la source de l’amitié et de la vie rassemblée, mais aussi téléologiquement visée comme une transcendance dont la normativité vit de la quête qu’elle nourrit.


Quel vecteur l'amitié peut-elle encore fournir aux conflits des affaires humaines, à la sphère anthropologique, en prise avec les tourments du sublunaire, dépourvue de toute règle universelle?

La réponse à cette question se construit selon les réponses apportées aux deux précédentes, parce que si l’on comprend qu’avec Aristote, l’homme a été décentré de l’ordre naturel, lui-même soumis à fluctuation, et peut comme tel devenir l’objet d’une approche qui ne soit pas celle de la physique, on comprend que la méthode d’analyse des affaires humaines entraîne à sa suite plusieurs conditions qui ne peuvent être ignorées. Car de même qu’Aristote a dû élargir les cadres de la scientificité (ouvrant alors le champ de l’ontologie) dès lors que les modalités extra-génériques de l’étant ont pu interdire la réduction de l’étude aux formes strictes de la scientificité, de même, encore ici, parce qu’il y est question, non seulement de la contingence du sublunaire (que la science ne peut saisir que de façon affinée, mais jamais totalement ajustée), mais encore de l’affectivité, de l’intentionnalité humaine toujours complexe et d’actions spécifiques, en prise avec une complexité tout aussi sévère des situations de leur insertion, il lui faut, s’il ne veut pas abandonner ce qui échappe aux règles rigides à une pluralité éclectique et incontrôlable, tramer un filet aux mailles plus lâches, qui puisse convenir à l’anthropologisation de l’éthique qu’il est en train d’accomplir, ou à l’ouverture de l’éthique à un homme pleinement reconnu. La méthodologie que j’ai désignée, après Richard Bodéüs qui, le premier, a souligné l’importance, dans ces textes éthiques, du recours au terme de l’"oikeion" (à la fois le familier, le parent, mais aussi le convenable, l’adapté), comme « méthodologie de l’"oikeion" », se doit donc de respecter l’aspect mouvant, presque erratique de la matière sous –jacente dont il est question, en fondant une nouvelle approche discursive du vrai qui ne serait pas de scientificité du général, mais de constitution progressive de l’ébauche, de l’esquisse un peu large donnée originellement et dont le sens remplissant serait temporellement inscrit, construit, au gré du frottement avec le phénoménal, sensible, humain, de la réalité extérieure, du soi, de l’autre. Le relâchement de la rigueur théorique en discipline typologique se légitime donc de la fluidité matérielle de ce qu’elle retient et de la temporalité d’un devenir qu’elle épouse discursivement en précisant les portraits provisoirement déposés. Le discours pratique s’instaure de cette façon, qui enveloppe, on peut le mesurer, toutes les dimensions de la vie humaine qui pourraient faire l’objet d’une étude déclinée, et du même coup, tout ce que nous pouvons être amenés aujourd’hui à considérer comme des « sciences humaines » et dont Aristote aura préalablement dégagé la rigueur appropriée de la rigueur théorétique, d’une part, de la causalité poiétique, d’autre part, tout en élargissant, de la même façon, la légitimité de l’approche philosophique, laquelle se marque, non de l’univocité d’un discours revendiqué, mais de sa plasticité d’adaptation aux matières impliquées, ce que dit encore cette revendication du convenable, de l’"oikeion" (principalement "Ethique à Nicomaque", I, 1 ; I, 7 ; "Ethique à Eudème", I, 1 ; I, 6). L’"oikeion" et le philosophique pourraient s’envelopper réciproquement, en n’oubliant jamais le point de départ, qui doit être retrouvé, restitué, augmenté de son élucidation à l’arrivée : le phénomène, fût-il sensible, fût-il humain, éthique ou affectif. La recherche causale, si elle est l’apanage du mode argumentatif philosophique, peut se poursuivre dans des champs d’investigation qui peuvent lui paraître réfractaires. Il reste à trouver la combinaison adéquate, à suivre la matière même, comme la chair de ce qui est l’objet initial de l’étude. La "philia" en offre la réalisation exemplaire, nous semble-t-il, puisqu’elle offre, dans la communauté philétique, la détermination toujours reconduite de règles indéfiniment recontextualisées, sans que jamais, jamais, l’éthicité visée ne soit laissée de côté, puisqu’elle vit de ce partage communautaire autant qu’elle le fonde en véracité.

Marie-Hélène Gauthier

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