Apprendre
à vivre ? Apprendre à mourir tout autant en se laissant déborder par
une chance d’avenir. Il s’agissait bien de cela qui n’est nulle part enseigné.
Aucune expérience ne vaut sur ce point. Peut-on seulement quitter la vie,
savoir le chemin qui expire? Il nous appartient en tout cas de
déconstruire les discours sur ce qui se clôt, sur ce qui ferme la mort. La mort
n’est pas une vérité aboutie. Elle n’est pas ce qui m’enferre en une essence et
permet le tour de ce que je suis. Elle contient bien mieux la faille qui nous emporte hors de toute mesure, de toute
sentence, voire de tout discours juridique ou médical, de toute autopsie
intellectuelle. La mort à venir ouvre comme un passage, nous aménage une sortie
impossible à choisir, moins protocolaire, moins aseptisée. Sortir de la vie…
Une effraction par laquelle défaire les verrous, ceux que nos croyances et nos
savoirs ont scellés, sûrs de pouvoir fixer des échafauds, d’aménager des
traitements, de faire valoir des appropriations autant que des euthanasies.
Ce
moment de la mort nous laisse voir peut-être enfin non pas une vérité dernière
et finale mais plutôt une survie incertaine.
Une avancée entre les mailles d’un filet qui bouclaient tout dans la clôture
d’un protocole, d’une succession, d’une mémoire soumise au présent.
Mieux : un pas au-delà découvrant plutôt dans la mort ce que l’occident ne
saurait s’accaparer et intégrer sous le nœud de ses oraisons, éloges, sanctions
ou peines. Il n’y a aucun savoir de la mort, aucun sens technique de sa sortie.
Peut-être nous faut-il renouer avec les pratiques de l’inhumation, ou mieux,
lâcher les vies comme brillent de petits feux sur le Gange ? La
philosophie se doit pour le moins de démanteler ce que nous avons entendu à la
place des mourants, à leur place sans voir les hôtes passés inaperçus, oubliant
de compter sur eux, de construire avec eux, avec leurs empreintes, avec leur
spectre. La déconstruction est de toujours une exposition à la mort restée
ouverte, une altération qui n’est pas tout à fait une destruction[1].
Et qui dit altération dit tout autant
altérité, celle de l’autre, de l’ami
autant que de l’animal ou même de la machine photographique, cinématographique,
grammatologique qui tournera sans nous, plus loin que nos savoirs, hors des
attentes de nos sciences.
En
tant que philosophie[2]
–et il s’agit bien d’une philosophie portant l’accent sur l’amitié davantage que sur la sagesse- la pensée de Derrida ne saurait
finir, toucher à la fin de sa propre déconstruction. Elle reste attentive au
mouvement de fuite selon lequel chercher une issue. Non pas qu’elle soit accidentellement
inachevée. La raison n’en est guère fortuite. Les motifs qu’elle entrecroise se
déplacent, toujours à la marge, dans l’écart d’une différance qui ne saurait toucher à aucune présence aboutie, pleine.
Plutôt mourir et se laisser vider, expirer
hors de cette assurance. Il n’est pas question pour le lecteur de Derrida
d’envisager cette œuvre selon la représentation claire et distincte de son
début ou de sa fin, raccordés ensemble par l’identité d’une thématique dominante.
Les accords qui joignent la masse exorbitante des textes de Derrida,
n’aboutissent à aucun centre stable et solidement assemblé. En lisant Derrida,
nous nous heurtons à la dissémination d’un portrait, d’un ensemble de
thématiques qui ne cesse de déborder et de se déconstruire, survivant à lui-même
par ses écarts. S’y rejouent ainsi des associations, des connexions vers des
ordres toujours plus éloignés de celui qui dominerait seul notre présence au
monde, de manière systématique, fermé sur une certitude. De ce point de vue,
Derrida, avec Foucault et Deleuze, est bien le témoin d’une époque, celle dont
la différence constitue un ressort
essentiel. Il s’agit d’un temps de démantèlement, d’hétérotopie, d’hétérogenèse.
Autant de traits qui portent la pensée non seulement vers le dehors, mais vers
l’interruption de toute souveraineté -celle de l’Un-, poussée plutôt vers ce
qui, de l’intérieur de nos propositions, vaut comme fêlure, faille d’un espace
de jeu que Derrida appelait l’exorbitance.
Au
cœur de la pensée, la mort, qu’on ne peut apprendre, fraie un passage aux événements
singuliers qui échappent à la prévision des sciences. S’y lèvent des signes qui
nous séparent de tout ce qui est délimité en catégories. Ce sont les lettres
nombreuses d’une vie, sachant qu’une vie ne se laisse pas catégoriser par des
définitions, toujours ouverte par ce qu’elle envoie ailleurs que vers elle-même,
tags, graffitis, empreintes, tatouages et par/chemins. Ce serait à tort,
cependant, qu’on se défierait de toute identité, ne voyant dans les concepts de
Derrida que du sable en décomposition. Dans la singularité de nos retranchements,
dans ces mondes isolés comme une poussière, entre des ilots injoignables, se
dessinent nos propres envois, nos propres cartes postales poursuivant leur
dérive hors de notre temps, donnant sur un autre temps, nous conférant sans
doute également une durée possible. Autant de « pas » qui vont d’un
monde vers un lieu étranger en suivant cette ligne que chacun trace, en
désaccord avec tout ce qui nous absorberait sous un continent uniforme. De ces
trajets sauvages, de ces sillages, il y a bien une revendication qui se noue,
absolument biographique. De l’unité d’un sujet on passera plutôt au tracé d’une
vie, à la singularité d’une vie idiomatique, chaque fois unique, fantomatique,
laissant des reliques plus ou moins intenses.
Que
toute signature marque une existence, qu’elle en soit comme la légende, son tag
ou son empreinte inimitable, cela ne veut pas dire que ce paraphe du
« chacun » soit redevable d’un Sujet qui se connait une fois pour toute,
d’un cogito qui se communique et s’universalise
vers ceux que nous appelons nos semblables (ou les nôtres, voire nos mêmes).
Nos vies, l’écriture vitale de nos empreintes, ne se paient de rien en retour.
Sauf à parler d’un retour spectral, fantomatique, hors la mémoire volontaire ou
attentive. Elles témoignent d’une intransivité que l’écriture peut seulement
dérouler comme ferait un cocon dont le centre est désormais vide, dont le ver
manque même s’il en reste un tissu aux nœuds très individuels. Aucune vie ne se trace seulement dans l’échange. Elle
est un don impossible à monnayer, à laisser couler dans l’équivalence généralisée caractérisant les finalités économiques de
l’homme[3].
On n’achète pas la mort, on ne se réapproprie en rien son passage, excédentaire
à toute économie. Pour autant, ces îles uniques que nous sommes présentent des
issues, rejettent des signes quelque part dans une lumière sans bornes. Ce sont
bien d’autres frayages qui se dessinent alors autour de la singularité de
chacun : ceux des appareils, des machines qui nous ouvrent leur écran mais
tout autant ceux de l’animal qui nous tend son regard et déborde notre monde.
Si le sujet humain s’était toujours
pensé selon une conscience claire, opposée à la machine autant qu’à l’animal,
Derrida quant à lui fait appel à toutes leurs « différances » et à
tout leur accueil, comme si nos mémoires pouvaient s’inscrire dans la machine
et traverser l’espace infini. Des machines que sont les pyramides secrètes de
l’architecture autant que les vaisseaux fantômes de l’opéra ou les rubans de la
vidéo, le clavier de l’infographie… S’y retrouve un génie, un malin génie passé inaperçu, seul capable
de défaire nos certitudes en libérant ainsi de nouvelles pensées, parfois
monstrueuses, contre le Dieu unitaire.
Dans
cette écoute de l’Autre, dans cette Babel en laquelle crissent les rayures d’un
« gramophone » ou l’écran d’un « ordinateur » tout autant
que des rugissements « animots », Derrida nous apparait selon une
constellation proprement contemporaine. Constellation mêlant aux papiers
imprimés les vélins de l’animal en une espèce d’écosophie plurielle, déployée surtout dans les derniers séminaires.
Ces lignes d’écriture qui traversent nos vies sont dépourvues d’orbite et leurs
territoires composent des miettes finies, à
chaque fois uniques. Uniques pour toujours. Chaque être est un unicum dont le rayonnement est infini et
irremplaçable. Alors, assurément, les expériences folles de la littérature et
de la philosophie nous montrent que « les mondes dans lesquels nous vivons
sont différents jusqu’à la monstruosité du méconnaissable (…), <jusqu’à>
l’impartageable abyssal »[4].
Mais à condition d’en extraire des reliques, des fantômes, d’y ouvrir des
points d’effraction. On dirait la poursuite de l’existence, une survie, celle
de l’altération, celle de l’autre en nous tous : celui qui nous
lira demain peut-être sans que nous le connaissions. Il n’est pas encore au
moment où j’en parle et je ne suis plus quand il feuillette les signes que je
lui laisse, l’amitié étant le nom de cette exclusion hors du temps commun. C’est
ainsi qu’il nous arrive de quitter la vie, apprenant à vivre encore, hors d’elle,
enfin ailleurs.
J.Cl. Martin
Extrait de Derrida -un démantèlement de l'occident, Ed. Max Milo, octobre 2013, p. 292-293
[1] Cf, Psyché II, op. cit. p. 9-14. « Plutôt que de détruire, il
fallait aussi comprendre comment un ensemble s’était construit, le reconstruire
pour cela. (…). C’est pourquoi, le mot à lui seul du moins, ne m’a jamais paru
satisfaisant ».
[2] Apprendre à vivre enfin (avec Jean Birnbaum) op. cit. p. 53 : « Moi, je n’ai
jamais tourné le dos (…) à la philosophie ».
[3] L’expression est de Jean-Luc
Nancy
[4] La bête et le souverain vol.II, p. 367.
Singularité - unicum dans l'élan de sa saisissante spirale, accouchant d'une modulation du / de langage. Horizon ne sait qu'ouvrir - une écoute : non d'un sens, plutôt cet impensé survivant à tout sens, ouvrant chemin à son pas. ("Comprendre cette chance que le sol sur lequel tu te tiens ne peut être plus grand que les deux pieds qui le recouvrent." Kafka, trad LM). Pluriel que l'un hante, traverse - en demeure à jamais insaisissable : possibilité du jeu, de l'amitié, de l'autre. Vie, "écriture vitale de nos empreintes" que tisse une transparence nomade, d'un désert l'éternel secret : eau - impensé où seul sait s'habiter, s'accueillir, s'élancer, un pas. Enfant.
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