Votre livre qui vient de sortir aux PUF trouve son lieu de naissance dans une injonction de Quentin Meillassoux relativement à la finitude, "Après la finitude". Que vaut ce "Après" qui nous invite en quelque sorte à en finir avec la finitude et notamment de tourner la page Kantienne? Comment avez-vous du reste accueilli cette proposition et quelle lecture en produisez-vous en amorce à votre propre réflexion?
J’ai réagi d’abord à la question du transcendantal, plus qu’à celle de la finitude. Vous allez me dire que c’est la même chose, mais il faut malgré tout distinguer des niveaux d’analyse. Ce que Meillassoux appelle finitude n’est pas immédiatement la finitude existentielle telle que Heidegger la comprend et qu’il identifie en effet, dans "Kant et le problème de la métaphysique", au transcendantal. On sait que pour Heidegger, transcendantal renvoie d’abord à « transcendance », à l’acte de sortir hors de soi, caractéristique du sujet fini qui, ne pouvant se donner à lui-même l’objet, doit le trouver dehors. La structure de la transcendance ainsi comprise est, pour Heidegger, le temps.
Pour Meillassoux, la finitude apparaît comme quelque chose de plus logique si l’on veut, comme une structure de liaison, qu’il appelle « corrélation », entre le sujet et l’objet, sans rapport avec quelque chose comme l’être pour la mort. Il s’agit en fait de viser, sous le nom de « corrélation » ou de finitude, un présupposé ontologique et gnoséologique, selon lequel le monde ne peut se donner qu’à un sujet, selon lequel également tout commence par ce rapport sujet-objet. Ainsi, le réel ne saurait exister sans « nous ». Tout commence par le présent de la donation. Avec l’idée de « synthèse a priori », Kant confère à cette primauté de la corrélation son expression la plus haute. Il nomme « transcendantal » l’ensemble des éléments qui forment l’armature de la connaissance. Finitude ici, entendue depuis la corrélation, désigne donc moins une exposition à la fin qu’une limitation principielle de la connaissance : le monde n’a pas d’existence ni de passé ni d’avenir en dehors de la façon dont nous le pensons, en dehors de la manière dont les structures transcendantales en autorisent la détermination. « Après la finitude » s’entend donc comme un « après le transcendantal ». Plus tard bien sûr, la finitude sera analysée par Heidegger dans le cadre d’une analytique existentiale. Mais cela ne peut faire oublier le corrélationnisme qui sous-tend un tel cadre et dont Heidegger, selon Meillassoux, est encore prisonnier.
Il fait part, dans son livre, de sa décision d’« abandonner le transcendantal » et c’est cette expression qui a retenu d’abord mon attention. Je n’ai eu de cesse depuis lors de tenter de la comprendre, d’en faire un défi que j’ai entrepris de relever.
Si j’ai bien compris, Après la finitude se tient sur une certaine limite. Ce n’est pas celle d’un accès à la chose. J’accède généralement à la chose par des intentions qui prennent la forme de la réceptivité, et par conséquent selon le transcendantal d’une intuition finie. Donc pas d’accès, de formes a priori qui ne seraient que les nôtres. Mais du coup, s’il n’y a pas accès assorti au transcendantal du sujet humain ou peut-être du dasein, il y a tout de même quelque chose comme une sortie. Bien… sortir de la finitude ou accéder à la chose me paraissent ressortir au même effet de seuil. Le mot après est tout de même très près de ce qui le précède et qu’il nomme. Vous, vous nous donnez plutôt le sentiment d’autre chose. D’abord par l’idée d’épigenèse. L’épi de cette genèse se tenant sur une limite formatrice qui n’est ni un accès ni une sortie, mais une formation. Pourriez-vous un peu préciser ce travail formateur d’un rapport embryonnaire qui dénie autant le sujet fondateur que la chose en soi ?
En effet, vous avez raison, il y a bien chez Meillassoux quelque chose comme une sortie. J’en veux pour preuve ces propos : rompre avec le transcendantal, lit-on dans "Après la Finitude" (p.38), implique de « sortir de soi-même, de s’emparer de l’en soi, de connaître ce qui est que nous soyons ou pas. » Mais il ne s’agit pas de la même « sortie » que celle que suppose, selon Heidegger, la transcendance. Chez ce dernier, la sortie, comme je le disais, est l’extase du sujet qui trouve au dehors le donné phénoménal. Toutefois, la structure du rapport sujet-objet n’est pas bouleversée par cette sortie, elle en est même la condition. Chez Meillassoux, à l’inverse, la sortie est sortie hors de cette structure elle-même, rupture, passage au-delà. Sortir de soi signifie sortir du soi, sortir du nous, partir dans le dehors absolu d’un monde désert, désaffecté, indifférent au fait d’être pensé. Ce n’est donc pas une transcendance mais une coupure décisive.
Ma question est celle de savoir s’il est ou non possible d’abandonner le transcendantal qui, cela m’apparaît aujourd’hui de manière radicale, est la notion résolument indéconstructible de la philosophie Continentale. Celle qui a reçu le plus de coups (Hegel, Heidegger, Foucault, Derrida, Deleuze, Badiou), mais qui résiste et hante la philosophie contemporaine comme sa question la plus urgente. C’est cette résistance que j’ai tenté de mettre à l’épreuve ici.
Si une telle résistance est réelle, et elle l’est, cela veut dire que toute critique du transcendantal n’est, mutadis mutandis, qu’une nouvelle version, une transformation du transcendantal. Ainsi par exemple Meillassoux ne fait-il au fond que mettre au jour de nouvelles conditions de possibilité de la pensée. Foucault voyait là la preuve du caractère « historique » du transcendantal, je préfère dire « épigénétique », puisque Kant nous tend le terme comme un cadeau. « Epigénétique » a le mérite de situer la transformation au niveau de la nature, de la vie. Le transcendantal, tout simplement, est vivant. Tel est le vertigineux problème que nous lègue Kant. Sans jouer sur les mots, le transcendantal n’est pas mort.
Venons-en alors à cette question de la vie. En quoi se place-t-elle en bordure du transcendantal pour en rejouer le caractère figé, comment l’a priori se modifie-t-il de manière dynamique (plastique pour reprendre un concept que vous aviez renouvelé dans un travail antérieur), comment entre-t-il si vous voulez dans une mutation au contact de la vie, de ses finalités sans fin ? Ne faut-il pas le penser comme dirait Foucault sous la forme d’une ligne d’affrontement ?
Le vivant est le grand défi adressé au transcendantal, comme en témoigne la troisième Critique. Pour plusieurs raisons en effet, il oppose aux catégories une indifférence qui force le jugement à devoir inventer un universel, c’est le fameux jugement réfléchissant. Le déterminisme qui prévaut dans la nécessité physique n’est pas de mise dans la nature vivante. Le vivant est organisé, mais cette organisation est un ordre qui en même temps se passe de l’ordre, n’a nul besoin d’être jugé, classé, subsumé. Comment le penser dès lors dans sa factualité ? La troisième "Critique" cherche à mettre au jour cette « légalité du contingent », l’ordre de cet ordre qui n’est pas mécanique mais téléologique.
J’ai insisté sur ce point dans les derniers chapitres du livre pour montrer d’abord que Kant n’a absolument pas éludé le problème de la contingence. Ce problème n’est pas à chercher, contrairement à ce que fait Meillassoux, dans la première mais dans la troisième "Critique". Il est c’est vrai sans espoir pour Kant de prétendre affirmer que la nécessité physique n’en est pas une, que la terre peut cesser d’être ronde, mon dé devenir carré, ou le mercure devenir bleu. Cette contingence-là est enfantine en son concept et sans avenir dans son phénomène. En revanche, que les créatures de la nature soient si diverses qu’elles ne puissent entrer dans les cadres catégoriels, qu’il y ait plusieurs types de nécessité, voilà qui est une contingence plus intéressante et plus menaçante. J’ai montré comment elle se prolongeait avec le darwinisme neuronal à la fin du XIXe siècle et avec l’épigénétique aujourd’hui.
Mon insistance sur la biologie a aussi pour but de contester le privilège exclusif que Meillassoux confère aux mathématiques. Il y a évidemment toute une réflexion biologique sur la contingence, plus convaincante phénoménalement que tous les raisonnements purs sur l’aléatoire.
Enfin, concernant la plasticité, je n’ai pas employé le terme dans mon livre. Il n’apparaît qu’une fois, et c’est sous la plume de Gérard Lebrun. Ce que je veux faire avec le transcendantal , c’est montrer qu’on peut le dissocier de l’authentique. Je ne sais pas si dire qu’il est plastique est pertinent pour penser cela. Je suis un peu agacée que l’on veuille rapporter tout ce que je dis à la plasticité. Ce n’est pas ce que vous faites, mais je saisis l’occasion de le dire.
Oui, en parlant de ligne d’affrontement j’avais plutôt à l’esprit une ontologie de l’accident que je disais plastique. Je pensais, disons, à une frontière accidentée en ce qu’elle suppose tout de même un rapport au dehors . Et, même lorsqu’il s’agit d’intériorité, l’accident nous met en rapport non plus avec l’innéité mais avec une forme de négativité qui pourrait-être transcendantale. Pourriez-vous revenir un peu sur cette place du négatif dans votre pensée même si ce rôle du négatif intervient moins dans votre dernier livre? Quand il y a des formes de déstructuration peut-on encore les envisager comme des programmes ?
Dans un de ses séminaires sur la négativité chez Hegel (GA 59), Heidegger se demande pourquoi celui-ci refuse de conférer à la négativité un statut explicitement transcendantal. Il déclare que, dans la "Phénoménologie de l’esprit" tout au moins, la négativité apparaît comme "douleur transcendantale" de la conscience. La question est d’importance : est-ce la négativité qui est transcendantale, ou bien y a t-il négativité parce que le transcendantal se contredit toujours lui-même d’une manière ou d’une autre ? Selon moi, c’est la seconde possibilité qui constitue la réponse de Hegel.
Dans mon livre, en fait, cette auto-contradiction apparaît sans cesse puisque j’ai tenté de montrer comment, à travers les diverses lectures qui ont été faites du transcendantal kantien, celui-ci en vient toujours à se contredire. Vous avez donc raison de parler du transcendantal comme d’une ligne de fracture. C’est bien ce statut qui est intéressant. Un transcendantal sans négation ne serait qu’une forme fixe, innée. Je dois vous accorder que ma lecture de Kant est très hégélienne. Hegel a façonné mon regard de manière indélébile…
Puisque nous sommes libérés des formes fixes et innées et que d’autres objets nous interpellent que ceux de Dieu, du Moi et du Monde, que faites-vous avec le cerveau ? Quelle place tient cette interrogation neurologique disons dans la philosophie qui, au nom de la conscience transcendantale, évite souvent d’en poser la question ?
Mon livre est aussi une réflexion sur l’origine des catégories de pensée, puisque cette question se trouve au centre de la "Critique de la raison pure". Comme on sait, Kant dit des catégories qu’elles ne sont ni innées ni acquises, mais présentes dans l’esprit a priori. Pour expliquer cela un peu plus clairement, il affirme que ces catégories sont « originairement acquises », paradoxe passionnant auquel je me suis beaucoup intéressée. Immédiatement, une telle origine semble être en contradiction totale avec une origine biologique. A priori ne veut pas dire « dans le cerveau », évidemment. Et pourtant… La révolution neurobiologique qui a eu lieu dans les années 80 a profondément modifié la vision du cerveau et de son développement. Précisément, en un point de passage avec Kant que je ne pouvais pas ne pas remarquer, le développement cérébral est dit être épigénétique : c’est-à-dire qu’il continue bien après la naissance et n’est donc pas entièrement déterminé. Il est ouvert à toutes sortes d’influences : habitudes, éducation, environnement… En un mot, il ne répond pas strictement à un programme. Le développement cérébral semble lui aussi occuper un espace intermédiaire entre inné et acquis. Quels sont les possibles parallèles entre épigénétique contemporaine et épigénèse critique ? Entre les neurosciences et la philosophie kantienne ? Il y en a, encore une fois, beaucoup plus qu’on ne croit.
Depuis le début, dans mon travail, je cherche à faire comprendre que les récentes recherches en neurobiologie ont cassé les clichés d’un cerveau-machine, robot, déterminé, assigné à la transmission de l’information et à l’économie des réflexes. Il est important de remettre en cause la distinction entre esprit et cerveau pour la bonne raison que le lieu de cette distinction devient de plus en plus improbable. Mais le fait d’assimiler les deux n’est pas pour autant réductionniste au sens fort. Précisément, une nouvelle critique est nécessaire, que j’appelle de mes vœux, une critique de la raison neurobiologique. Et Kant, sur ce point comme sur tant d’autres, peut nous aider. Explorer une proximité du transcendantal et du neuronal est une tâche nécessaire et fascinante.
JCM / Catherine Malabou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire