mardi 14 octobre 2014

Pierre Macherey/ Le sujet des normes (entretien)




Vous venez de publier un livre sur "Le sujet des normes". Et dans cette tentative, il ne sera pas question de parler des normes de manière Platonicienne comme si elles étaient des régulations Intelligibles. Mais, en même temps, on n'est pas davantage dans l'opinion lorsqu'il s'agit de normes. Peut-on en rester du coup à une éthique qui ne trouve aucune règle extérieure aux cas pour lesquels faire valoir une vérité? N'y a-t-il plus de loi? Sommes-nous désormais perdus?

Les lois sont toujours là: ce qui s'est perdu, c'est la croyance en leur légalité, c'est-à-dire en leur objectivité. A mon point de vue, s'est substituée à cette croyance disparue une forme de persuasion insidieuse, que j'appelle "infra-idéologie", et qui s'adresse à ceux qu'Althusser appelait des "toujours-déjà-sujets". C'est une mutation historique radicale, dont nous vivons au jour le jour les retombées, qui sont tout sauf réjouissantes.

On ne peut pas seulement dire que c'est l'Etat qui perd la chose en soi de la loi. C'est l'Etat qui lui-même se perd  -soit dans une gouvernance qui procède aux coups de sondage soit par des décisions qui ont simplement pour elles le sérieux de l'intention. La normativité se place-t-elle en-dehors de cette impasse? C'est quoi précisément une norme? Relève-t-elle d'une autre stratégie? d'un autre Sujet?

Je suis de plus en plus convaincu que le dépérissement de l'Etat est entré dans une phase avancée. Maintenant, l'essentiel se passe ailleurs, selon mon hypothèse qui n'est bien sûr qu'une hypothèse de travail, sur le plan des normes, qui est davantage économico-idéologique ou idéologico-économique que politique: le changement effectué par le moyen des normes a consisté précisément dans la fusion inattendue de l'économie et de l'idéologie, d'où est sortie une forme toute nouvelle de pouvoir (la "gouvernementalité" dirait un foucaldien).

Cette approche des normes constitue une disposition qui rejaillit sur la manière de se rapporter à soi-même et par conséquent introduit à un Sujet qui n'est sans doute pas celui du XIXe ou du début du XXe siècle. Il y a donc une histoire qui rend compte de ce rapport. Quelle est alors cette figure? Quel est ce moment?

Il me semble que la fusion-confusion de l'économie et de l'idéologie, qui a rejeté le politique et le juridique à l'arrière-plan, est la clé de ce qui se présente à présent sous les espèces du libéralisme. C'est cette théorie de la production de soi et des marchandises, ou de soi comme marchandise et des marchandises comme "soi", dont il faudrait reconstituer l'histoire tout à fait complexe d'Adam Smith à nos jours. C'est sans doute à cela que Foucault pensait lorsqu'il parlait d'ontologie du présent.

C’est tout de même un sacré constat. Alors que le sujet classique s’oppose à l’objet, du moins en domine l’éventail, le sujet moderne devient un produit ? Non seulement produit du travail auquel il se soumet et qu’il revendique, mais produit de marketing, d’expositions médiatiques qui en font tout un programme. Je suis donc normé, je suis devenu standard, une marchandise, la marchandise que donc je suis… Y voyez-vous des parades, des formes de résistance possibles ? 

La réponse à votre question tient au fait qu'on n'est pas sujet, aujourd'hui, par et pour une norme, mais par et pour des normes, entre lesquelles, fatalement, il y a, non harmonie préétablie, mais du jeu: ça coince toujours quelque part, et c'est par là qu'il reste une possibilité de s'en sortir (si toutefois on survit au conflit des normes, ce qui n'est pas toujours le cas). Une contribution intéressante à cette question est le livre de Chantal Jaquet qui vient de paraître: "Les transclasses- La non reproduction" (PUF): ce livre développe une conception de ce que l'auteure appelle la "complexion", très utile pour éclairer le problème que vous soulevez. A cela s'ajoute, naturellement, qu'on ne lutte pas contre les normes tout seul dans son coin, mais avec d'autres, et le plus possible d'autres, dans le contexte d'une situation donnée.

L’idée de sujet est finalement celle de l’assujettissement, assujettissement qui passe par des interpellations, peut-être par des formes de production extrêmement complexes qui sont normées par de puissants algorithmes. On dirait que la « vie » est aujourd’hui prise dans une époque où se nouent des réseaux téléphoniques, informatiques pour constituer -comme c’est le projet de Google-  une hyper-conscience, la nécessité pour chacun de couler dans le réseau sa mémoire intégrale, son historique. Contre de telles normativités vous vous référez à Deligny. Comme si on pouvait imaginer d’autres cartes, celle de l’autiste qui apparemment est dans un rejet de la norme... Mais peut-être encore celle de l’utopie. Des cartes utopiques. Vous avez beaucoup parlé d’utopie dans votre parcours intellectuel. Quel rapport entre norme et utopie ?

La démarche utopique est foncièrement ambivalente, et l'erreur que l'on commet souvent est de la réduire à l'un seul (linceul?) de ses aspects. D'un côté elle est hypernormative: elle en rajoute, grille sur grille. Mais, de l'autre, elle est critique, elle recèle une potentialité d'ironie destructrice des normes: Breton ne s'était pas trompé en faisant place à Fourier dans son Anthologie de l'humour noir. C'est par ce second côté que l'utopie m'intéresse: elle dit l'envers du réel, "was fehlt", pour reprendre le refrain du Mahagonny de Brecht dont Ernst Bloch avait fait sa devise.

Votre approche des normes passe par une lecture de Marx que vous croisez à celle de Foucault. Est-ce Marx lu par Foucault plutôt que par Althusser?

J'aimerais pouvoir échapper à cette alternative. Ce qui, à mon avis s'impose aujourd'hui, c'est d'essayer de lire Marx autrement. C'était le sens de la démarche d'Althusser: et si certains de ses aspects sont périmés (la coupure, encore que!, la Théorie avec un majuscule, etc), il y a en d'autres qui méritent d'être redécouverts, et surtout retravaillés (c'est à quoi je me suis employé dans le deuxième chapitre de mon livre). Quant à Foucault, il me paraît utile de le faire dialoguer avec Marx, en écartant résolument l'idée de les aligner l'un sur l'autre: il me semble, c'est à discuter, que, en tous cas, ils parlent de la même chose, s'ils n'en parlent pas de la même façon, avec les mêmes concepts et du même point de vue. Et cette chose, que les pensées molles qui ont pignon sur rue aujourd'hui s'efforcent d'évacuer ou de recouvrir d'un nuage pudique d'ignorance, c'est à elle que nous avons affaire en premier lieu, et que nous devons essayer de comprendre.

Vous parliez tout à l'heure de jeu... S'agirait-il d'un jeu de normes à la manière dont on repère chez Wittgenstein des jeux de langage?

J'avais en effet déjà pensé à ce rapprochement, qui me convient tout à fait. Cela permet d'introduire l'idée que l'agencement des normes "joue", ce qui l'oblige en permanence à se réajuster dans l’hétérogène, en constant déséquilibre, sans garantie de légitimité ou de succès.

Vous avez beaucoup travaillé sur Spinoza. Une manière de ne pas se rendre esclave de soi-même et des autres. Sa lecture nous apprend-t-elle alors à nous libérer des normes ?


Mais bien évidemment! Comme je l’ai déjà évoqué, je suis en train de lire en ce moment le très intéressant livre de Chantal Jaquet, "Les transclasses, ou la non-reproduction" qui vient de paraître aux PUF. Bien que la thématique des normes n'y soit pas mentionnée, c'est bien cette question qui est en jeu, pour autant que le sujet des normes est un sujet bien ou mal "reproduit", au sens que revêt aujourd'hui la procédure de reproduction sociale. Chantal Jaquet est une spécialiste très compétente et reconnue de Spinoza: et l'un des intérêts que présente son livre est que, précisément, il mobilise une culture spinoziste pour éclairer des problèmes contemporains qui intéressent à la fois la philosophie et la sociologie. J'en prépare un compte-rendu. Quand il sera prêt, je vous l'enverrai...

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