Vous
venez de publier un livre sur "Le sujet des normes". Et dans cette tentative, il ne
sera pas question de parler des normes de manière Platonicienne comme si elles
étaient des régulations Intelligibles. Mais, en même temps, on n'est
pas davantage dans l'opinion lorsqu'il s'agit de normes. Peut-on en rester du
coup à une éthique qui ne trouve aucune règle extérieure aux cas pour lesquels
faire valoir une vérité? N'y a-t-il plus de loi? Sommes-nous désormais perdus?
Les lois sont toujours là: ce qui s'est
perdu, c'est la croyance en leur légalité, c'est-à-dire en leur objectivité. A
mon point de vue, s'est substituée à cette croyance disparue une forme de
persuasion insidieuse, que j'appelle "infra-idéologie", et qui
s'adresse à ceux qu'Althusser appelait des "toujours-déjà-sujets".
C'est une mutation historique radicale, dont nous vivons au jour le jour les
retombées, qui sont tout sauf réjouissantes.
On
ne peut pas seulement dire que c'est l'Etat qui perd la chose en soi de la loi.
C'est l'Etat qui lui-même se perd -soit dans une gouvernance qui procède aux
coups de sondage soit par des décisions qui ont simplement pour elles le
sérieux de l'intention. La normativité se place-t-elle en-dehors de cette
impasse? C'est quoi précisément une norme? Relève-t-elle d'une autre stratégie?
d'un autre Sujet?
Je suis de plus en plus convaincu que le
dépérissement de l'Etat est entré dans une phase avancée. Maintenant,
l'essentiel se passe ailleurs, selon mon hypothèse qui n'est bien sûr qu'une
hypothèse de travail, sur le plan des normes, qui est davantage
économico-idéologique ou idéologico-économique que politique: le changement
effectué par le moyen des normes a consisté précisément dans la fusion inattendue
de l'économie et de l'idéologie, d'où est sortie une forme toute nouvelle de
pouvoir (la "gouvernementalité" dirait un foucaldien).
Cette
approche des normes constitue une disposition qui rejaillit sur la manière de
se rapporter à soi-même et par conséquent introduit à un Sujet qui n'est sans
doute pas celui du XIXe ou du début du XXe siècle. Il y a donc une histoire qui
rend compte de ce rapport. Quelle est alors cette figure? Quel est ce moment?
Il me semble que la fusion-confusion de
l'économie et de l'idéologie, qui a rejeté le politique et le juridique à
l'arrière-plan, est la clé de ce qui se présente à présent sous les espèces du
libéralisme. C'est cette théorie de la production de soi et des marchandises, ou de
soi comme marchandise et des marchandises comme "soi", dont il
faudrait reconstituer l'histoire tout à fait complexe d'Adam Smith à nos jours.
C'est sans doute à cela que Foucault pensait lorsqu'il parlait d'ontologie du
présent.
C’est
tout de même un sacré constat. Alors que le sujet classique s’oppose à l’objet,
du moins en domine l’éventail, le sujet moderne devient un produit ? Non
seulement produit du travail auquel il se soumet et qu’il revendique, mais
produit de marketing, d’expositions médiatiques qui en font tout un programme.
Je suis donc normé, je suis devenu standard, une marchandise, la marchandise
que donc je suis… Y voyez-vous des parades, des formes de résistance possibles ?
La réponse à votre question tient au fait
qu'on n'est pas sujet, aujourd'hui, par et pour une norme, mais par et pour des
normes, entre lesquelles, fatalement, il y a, non harmonie préétablie, mais du
jeu: ça coince toujours quelque part, et c'est par là qu'il reste une
possibilité de s'en sortir (si toutefois on survit au conflit des normes, ce
qui n'est pas toujours le cas). Une contribution intéressante à cette question
est le livre de Chantal Jaquet qui vient de paraître: "Les transclasses-
La non reproduction" (PUF): ce livre développe une conception de ce que
l'auteure appelle la "complexion", très utile pour éclairer le
problème que vous soulevez. A cela s'ajoute, naturellement, qu'on ne lutte pas
contre les normes tout seul dans son coin, mais avec d'autres, et le plus
possible d'autres, dans le contexte d'une situation donnée.
L’idée
de sujet est finalement celle de l’assujettissement, assujettissement qui
passe par des interpellations, peut-être par des formes de production
extrêmement complexes qui sont normées par de puissants algorithmes. On dirait
que la « vie » est aujourd’hui prise dans une époque où se nouent des
réseaux téléphoniques, informatiques pour constituer -comme c’est le projet de
Google- une hyper-conscience, la nécessité pour chacun de couler dans le
réseau sa mémoire intégrale, son historique. Contre de telles normativités vous
vous référez à Deligny. Comme si on pouvait imaginer d’autres cartes, celle de
l’autiste qui apparemment est dans un rejet de la norme... Mais peut-être
encore celle de l’utopie. Des cartes utopiques. Vous avez beaucoup parlé
d’utopie dans votre parcours intellectuel. Quel rapport entre norme et
utopie ?
La démarche utopique est foncièrement
ambivalente, et l'erreur que l'on commet souvent est de la réduire à l'un seul
(linceul?) de ses aspects. D'un côté elle est hypernormative: elle en rajoute,
grille sur grille. Mais, de l'autre, elle est critique, elle recèle une
potentialité d'ironie destructrice des normes: Breton ne s'était pas trompé en
faisant place à Fourier dans son Anthologie de l'humour noir. C'est par ce
second côté que l'utopie m'intéresse: elle dit l'envers du réel, "was
fehlt", pour reprendre le refrain du Mahagonny de Brecht dont Ernst Bloch
avait fait sa devise.
Votre
approche des normes passe par une lecture de Marx que vous croisez à celle de
Foucault. Est-ce Marx lu par Foucault plutôt que par Althusser?
J'aimerais pouvoir échapper à cette
alternative. Ce qui, à mon avis s'impose aujourd'hui, c'est d'essayer de lire
Marx autrement. C'était le sens de la démarche d'Althusser: et si certains de
ses aspects sont périmés (la coupure, encore que!, la Théorie avec un
majuscule, etc), il y a en d'autres qui méritent d'être redécouverts, et
surtout retravaillés (c'est à quoi je me suis employé dans le deuxième chapitre
de mon livre). Quant à Foucault, il me paraît utile de le faire dialoguer avec
Marx, en écartant résolument l'idée de les aligner l'un sur l'autre: il me
semble, c'est à discuter, que, en tous cas, ils parlent de la même chose, s'ils
n'en parlent pas de la même façon, avec les mêmes concepts et du même point de
vue. Et cette chose, que les pensées molles qui ont pignon sur rue aujourd'hui
s'efforcent d'évacuer ou de recouvrir d'un nuage pudique d'ignorance, c'est à
elle que nous avons affaire en premier lieu, et que nous devons essayer de
comprendre.
Vous parliez tout à l'heure de jeu... S'agirait-il d'un jeu de normes à la manière dont on repère chez Wittgenstein des jeux de langage?
J'avais en effet déjà pensé à ce
rapprochement, qui me convient tout à fait. Cela permet d'introduire l'idée que
l'agencement des normes "joue", ce qui l'oblige en permanence à se
réajuster dans l’hétérogène, en constant déséquilibre, sans garantie de
légitimité ou de succès.
Vous
avez beaucoup travaillé sur Spinoza. Une manière de ne pas se rendre esclave de
soi-même et des autres. Sa lecture nous apprend-t-elle alors à nous libérer des
normes ?
Mais bien évidemment! Comme je l’ai déjà
évoqué, je suis en train de lire en ce moment le très intéressant livre de
Chantal Jaquet, "Les transclasses, ou la non-reproduction" qui vient
de paraître aux PUF. Bien que la thématique des normes n'y soit pas mentionnée,
c'est bien cette question qui est en jeu, pour autant que le sujet des normes
est un sujet bien ou mal "reproduit", au sens que revêt aujourd'hui
la procédure de reproduction sociale. Chantal Jaquet est une spécialiste très
compétente et reconnue de Spinoza: et l'un des intérêts que présente son livre
est que, précisément, il mobilise une culture spinoziste pour éclairer des
problèmes contemporains qui intéressent à la fois la philosophie et la
sociologie. J'en prépare un compte-rendu. Quand il sera prêt, je vous
l'enverrai...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire