L’ouvrage de Chantal Jaquet est de ceux qui donnent du souci aux libraires, parce qu’ils hésitent sur le rayonnage où ils doivent le ranger. Publié hors collection, ce qui est une pratique peu courante aux Presses Universitaires de France, il se prête en effet à plusieurs approches dont il effectue subtilement le nouage : d’une part, il se confronte à un problème, celui de la reproduction sociale, qui intéresse au premier chef les sociologues (ce problème a été posé par Bourdieu et Passeron dans leur ouvrage fondateur "La reproduction", Minuit, 1970) ; d’autre part, il mobilise en vue d’en éclairer les enjeux et d’en esquisser la solution des schèmes conceptuels empruntés à la philosophie de Spinoza, dont Chantal Jaquet est par ailleurs une grande spécialiste ; enfin, le matériau sur lequel il travaille consiste en témoignages repris à la littérature autobiographique (Jack London, Annie Ernaux, etc.) et de fiction ("Le rouge et le Noir", référence qui revient de façon récurrente dans l’ensemble de l’ouvrage où en est proposée une lecture particulièrement stimulante). En entrelaçant ces diverses thématiques, Chantal Jaquet tresse un discours qui relève de la logique singulière, hors norme, de l’essai en tant qu’« expérience intellectuelle ouverte », selon la caractérisation proposée par Adorno dans son étude sur « L’essai comme forme », reprise dans le recueil de ses "Notes sur la littérature". Son ouvrage, consacré au phénomène des « transclasses », est lui-même de type transdiciplinaire : entre autres apports, il démontre la capacité de la philosophie à investir des domaines débordant le cadre qui lui est généralement imparti, et ainsi redescendre du ciel sur la terre, en devenant ce que Deleuze, à propos de Spinoza précisément, avait appelé « philosophie pratique », c’est-à-dire une attitude de pensée qui ne se confronte pas seulement à des problèmes de théorie pure.
Le problème pratique traité par Chantal Jaquet est celui de l’existence des transclasses. Qu’est-ce qu’un ou une transclasse ? C’est quelqu’un dont l’histoire personnelle a suivi une trajectoire qui met en défaut, ou semble mettre en défaut, le déterminisme de la reproduction sociale en tant que celle-ci procède, ou est censée procéder, par transmission linéaire d’héritage, qu’il s’agisse de biens matériels, de biens culturels ou de biens symboliques : il s’agit d’un individu qui ne suit pas l’itinéraire qui lui a été normalement tracé à partir de ses origines familiales, comme Julien Sorel dont l’imprévisible ascension sociale a fait un déraciné, un déclassé, ce qui a contribué à en faire un héros de roman, un personnage à tous égards à part que son itinéraire en dents de scie dirige vers une issue fatale. Etre transclasse, c’est revendiquer, ou subir, une singularité qui, en raison de son caractère décalé, remet en cause, subvertit, voire même casse les normes ordinaires qui garantissent la pérennité de l’ordre social. Comment traiter un tel cas d’exception ? Conduit-il à invalider, ou au contraire à conforter la règle commune suivant la formule traditionnelle selon laquelle « l’exception confirme la règle » ? Et, pour donner à cette question une plus grande envergure encore, quel statut assigner, en général, à la singularité ? Faut-il la penser principalement par défaut, comme ce qui se dérobe à une entreprise de rationalisation, ou bien au contraire y a-t-il une rationalité propre du singulier, du type de celle dont Spinoza définit l’allure en posant la nécessité d’une connaissance de troisième genre, « science intuitive » qu’il définit par la saisie des essences singulières ? Lucrèce lui-même n’avait-il pas lié le mouvement nécessaire des atomes à la possibilité d’un "clinamen" qui perturbe la belle ordonnance des genres, et fait désordre, sans cependant porter atteinte à la « nature des choses », bien au contraire? En soulevant ces interrogations, on commence à mieux comprendre en quoi la considération du cas des transclasses se situe à l’articulation de la sociologie et de la philosophie, dont elle entremêle les fils ordinairement séparés.
Avant d’aller plus loin dans l’examen de ce problème, il faut attirer l’attention sur le fait qu’il ne peut être posé en général de manière intemporelle et anhistorique, hors contexte. La société dans sa forme actuelle n’est pas une société de castes, qui enferme pour toujours chacun dans sa catégorie d’origine, mais une société de classes : selon Marx, c’est précisément la bourgeoisie, la toute première « classe » de l’histoire, qui a inventé la mobilité sociale, c’est-à-dire la possibilité pour les individus, considérés formellement comme étant maîtres absolus en droit d’eux-mêmes et de leur destin, de modifier leur position à l’intérieur du champ global qui définit les rapports sociaux, sous la condition que ce changement de position ne porte pas atteinte à la soumission de ce champ au principe de la domination de classe, une domination à la reproduction de laquelle il contribue[1]. La société bourgeoise, pour l’appeler ainsi, est une société non pas figée mais en devenir, qui surmonte l’opposition de l’ordre et du progrès, en faisant du progrès, sous les espèces de la « croissance », le moteur de son ordre : c’est la raison pour laquelle, dans ce type de société, l’éducation, c’est-à-dire le système qui gère les apprentissages individuels et en évalue les performances, détient un rôle central, ce qui justifie que son fonctionnement, où est en jeu l’intérêt général, relève de l’initiative publique[2]. Est-ce à dire que dans le nouvel ordre social ainsi instauré, que sa nature même incite à se renouveler constamment, ce qui le place dans un état de révolution permanente, règne une complète anomie qui dissout toute régularité ? Tout au contraire, il procède d’un type original de régularité, qui est son invention propre : la régularité dans le changement. Dans le cadre de ce que Foucault a appelé « société de normes », dont le système s’est selon lui mis en place en Europe durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, le moyen principal de cette innovation a été l’utilisation des statistiques dont le résultat a été la mise en place d’un système de gouvernementalité ou « bio-pouvoir », qui appréhende les existences humaines en calculant les chances qu’elles ont d’accéder à tel ou tel statut, donc au point de vue, non de leur être déjà tout donné, mais de leurs potentialités qu’il reste à faire passer en acte, ce qui n’est pas seulement leur affaire mais fait intervenir la collectivité tout entière, dans le cadre installé par la mise en place d’un nouveau régime de pouvoir : selon les paramètres exploités par ce calcul, il est possible de déterminer si, selon la position qu’il occupe dans la société, tel ou tel à plus de chances de rester en bonne santé, de devenir délinquant, ou de devenir professeur d’université, sans toutefois que cette prévision ait une valeur prédictive, car, comme dans les parties de dés[3], à chaque lancée singulière la possibilité reste ouverte que tombe ou non le numéro escompté. Le problème que s’est posé Bourdieu, dont la démarche peut être replacée dans ce cadre d’analyse, est de comprendre comment les chances (ou les malchances), qui sont déterminées rigoureusement sur le plan des grandes masses au niveau desquelles elles ont valeur explicative, se gèrent au jour le jour sur le plan des cas individuels, pour autant que ceux-ci, tout en étant soumis à des règles générales, peuvent très bien y faire défaut, comme cela se produit sur le tapis où des dés sont lancés : à cette fin, il a principalement mis en avant les concepts d’habitus et de sens pratique, qui permettent de comprendre comment des individus sont socialement conditionnés, en ce sens qu’ils sont prédisposés dès la naissance, de par le type de formation auquel ils sont assignés, à s’orienter dans le monde et dans la pensée, donc à occuper telle où telle position sociale, sans que cela signifie pour autant qu’ils y soient contraints au sens d’une obligation intangible à laquelle il ne leur soit pas du tout permis de se dérober ; de ce que les habitus, et en particulier les habitus familiaux, ne soient pas une fatalité rigide, il est d’ailleurs lui-même, à titre personnel, et Bourdieu a pratiqué à cet égard ce qu’on peut appeler une ego-sociologie, un bon exemple, lui, le petit paysan béarnais que le système national des bourses a conduit à suivre un parcours scolaire d’excellence qui l’a finalement amené à occuper, sans qu’il ait jamais perdu de vue d’où il venait, une chaire au Collège de France, renouvelant ainsi l’exploit accompli au XIXe siècle par un Michelet ou un Renan, autres prestigieux transclasses. Et, bien sûr, Bourdieu n’était pas naïf au point de croire que c’était uniquement par lui-même, en vertu d’une décision de son libre arbitre et par ses seules forces, qu’il s’était écarté glorieusement des chemins battus : mais il s’est évertué à chercher une explication à sa situation d’exception qui puisse s’inscrire dans un cadre collectif, où jouent des causes générales qui transcendent les volontés individuelles. Vu sous cet angle, le cas des transclasses présente, au-delà de sa singularité même, une portée considérable : il oblige à repenser sur de nouvelles bases, dans le cadre historique de la société actuelle, la manière dont joue tendanciellement le déterminisme de la reproduction sociale, sous des formes statistiquement calculables qui laissent naturellement place à des exceptions.
La procédure de reproduction sociale fondée sur les habitus, qui programment des tendances générales, conduit à interpréter la manière dont ces tendances s’appliquent en particulier en termes de réussite ou d’échec, donc à en valoriser ou à en dévaloriser les effets, ce qui en surdétermine la signification : les différences, qui sont inéluctables car il est de toutes façons impensable que tous les membres d’une même catégorie suivent exactement la même trajectoire de vie, deviennent alors des écarts, susceptibles d’une mesure positive ou négative. C’est sur ce plan que s’opère ce que Chantal Jaquet appelle « la distinction dans la distinction », c’est-à-dire, au-delà du fait d’être différent, ce qui est en dernière instance le cas de tout le monde (l’homme normal dont parle Quêtelet est une fiction théorique de statisticien), celui d’être ressenti et de se ressentir soi-même comme différent, en ce sens qu’on occupe une place qui n’est pas vraiment la sienne, celle à laquelle on est objectivement ou normalement assigné. Sur ce plan, où faits et valeurs sont étroitement imbriqués entre eux, occuper une position sociale renvoie, non seulement à un être objectif de classe, mais à une conscience de classe, c’est-à-dire à une ressaisie subjective du phénomène de la différence, au double sens de son intériorisation et de sa spectacularisation, par le jeu d’un double regard, celui que la personne porte sur soi et celui qui est porté sur elle ou qu’elle sent peser sur elle (le regard du « spectateur impartial » dont parle Adam Smith, qui conjoint les deux dimensions de l’intériorité et de l’extériorité). Sont ainsi installées les conditions d’une tension affective que la personne transclasse est exposée à subir sous des formes exacerbées : en s’appuyant sur les exemples tirés de la littérature qui constituent le principal matériau de ses analyses, Chantal Jaquet décrit avec beaucoup de subtilité les alternatives de la gloire et de la honte qui déchirent celui ou celle qui se voit, et en même temps est vu(e), ou se voit être vu(e), comme transfuge, c’est-à-dire d’une certaine façon comme traître à sa classe. De là un déséquilibre : la personne qui est en proie à cette "fluctuatio animi", comme l’appelle Spinoza, ne sait plus où elle est, ni où elle en est, car elle est écartelée entre plusieurs pôles de référence dont il lui est impossible d’effectuer la synthèse ; comme dirait Pascal, elle est « au rouet » de sa misère et de sa grandeur, privée de repères fixes qui lui permettraient de stabiliser sa position. Or cette prise de conscience, dont les manifestations peuvent être très douloureuses, ne risque guère de se produire chez les gens qui sont restés dans la ligne majoritaire, tout simplement parce qu’ils ont suivi, le plus souvent machinalement, sans être en proie à aucune espèce de doute, la trajectoire qui leur était proposée comme la plus probable par le calcul des chances : elle reste au contraire l’apanage des minoritaires, chez lesquels la différence a pris la forme imprévisible, et à cet égard scandaleuse, d’un injustifiable écart. Le paradoxe est que ces personnes qui ne sont pas ou ne se sentent pas à leur place, on pourrait dire dans le langage de Deleuze, qu’elles (se) déterritorialisent, peuvent être, appréciées selon d’autres critères, des exemples de grande réussite sociale : l’enfant d’ouvriers d’une ville de province devenu un journaliste parisien en vue, la fille de paysans d’une région peu favorisée devenue professeur à la Sorbonne, ne sont pas, dirait-on dans le langage de tous les jours, des gens à plaindre, ce qui ne les empêche pas d’avoir à porter le poids de plusieurs héritages superposés, dont les charges ne sont pas harmonieusement ajustées entre elles, ce qui pose problème.
On pourrait rapprocher la présentation que Chantal Jaquet donne de ce problème de la thématique de l’étranger telle qu’elle a été développée par Alfred Schütz. A l’arrière-plan de l’examen de cette thématique se trouve la question de l’identité, posée en général comme celle de l’identité des acteurs sociaux qui se connaissent et se font reconnaître par le biais de leur appartenance à un groupe, avec tout le système d’évidences rattachées à cette appartenance, ce que Schütz appelle « attitude naturelle ». Schütz avait des raison personnelles d’être préoccupé par cette question : ayant dû quitter l’Autriche, où il avait soutenu, en 1932, une thèse préparée sous la direction de Husserl, "Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt" (« L’édification significative du monde social »), il avait échoué à New York ; en vue de se présenter devant le cercle intellectuel de la New School of social Research, qui, pendant la seconde guerre mondiale, a aussi accueilli , entre autres personnes en transit, Lévi-Strauss, il a donné une conférence intitulée « The Stranger » qui associe de manière étonnante analyse théorique et témoignage personnel. Sous quelles conditions peut-on passer de la connaissance directe que l’on a de sa propre situation d’étranger à un savoir sur le statut de l’étranger, vu avec le recul qu’impose l’esprit scientifique? Implicitement, Schütz se confrontait à cette interrogation en prononçant sa conférence sur l’étranger, cet étranger qui était aussi l’étranger à lui-même qu’il était devenu personnellement en tant qu’immigrant. La démarche de Schütz est donc intéressante en ce qu’elle l’amène à considérer l’étranger de l’intérieur, en se plaçant au point de vue même de l’étranger, ce qui est favorisé par le fait que la position de l’analyste de la société est précisément celle qu’occupe son objet d’étude : il est lui-même l’étranger qui débarque dans un monde où sa place n’est pas déjà marquée et où il n’est pas attendu. Selon Schütz, la personne qui cherche à se faire admettre dans un nouveau groupe social d’appartenance, donc à faire son entrée dans un monde environnant (Umwelt) différent de celui avec lequel elle est familiarisée, se trouve dans la situation paradoxale de quelqu’un qui, en vertu de la tendance spontanée de chaque position singulière à se faire centre et à réordonner le monde en fonction de ses critères propres, doit redisposer le monde tel qu’il le voit autour de lui tout en sachant, c’est une évidence à laquelle il ne peut échapper car elle ne cesse de se rappeler à lui, qu’il se trouve en fait à la périphérie du système qu’il entreprend de pénétrer : son centre, c’est la périphérie, ce qui est intenable, concrètement invivable, et justifie que tous les moyens soient utilisés pour qu’il soit mis fin à cette insupportable expérience de marginalité, avec les tensions psychiques qui en sont l’accompagnement obligé, c’est-à-dire pour que la périphérie cesse peu à peu d’être périphérique et se rapproche du centre du système ; c’est la condition pour que ce centre devienne habituel, ou comme habituel, et donc praticable sans trop de problèmes, ce qui nécessite un difficile travail sur soi. Cela a pour conséquence que l’étranger est hanté par un besoin de comprendre qui l’incite à mettre à nu les dispositifs secrets, les agencements cachés du mode de vie auquel il est confronté, ce dont il a besoin pour parvenir à en contrôler la pratique, une démarche qui ne lui est pas naturelle. De ce point de vue, la crise à laquelle il est en proie stimule en lui le besoin de savoir, un besoin que n’éprouvent généralement pas ceux qui disposent par droit d’héritage du sens de l’orientation qui lui fait défaut et à l’absence duquel il tente, avec les moyens dont il dispose, de suppléer[4]. Pour cela, il lui faut reconstruire une vision du monde comme à neuf, en reprenant les choses à la base, ce qui représente, mentalement, une véritable entreprise de refondation. Selon Schütz, du fait d’être engagé dans une telle entreprise, l’étranger cultive deux dispositions qui lui sont spécifiques et sont inconnues des partenaires ordinaires ou majoritaires du groupe : l’attitude critique et la loyauté ambiguë. En effet, il aborde la nouvelle manière de penser habituelle dont il tend à s’assimiler les usages dans l’état d’esprit de quelqu’un qui a dû renoncer à sa propre manière de penser habituelle, et a appris à cette occasion que, des habitudes, on peut avoir à les perdre, et c’est pourquoi aussi elles sont si difficiles à acquérir, du moins lorsque certaines conditions ne sont pas réunies : il est donc naturellement amené à éprouver certains doutes quant à la pérennité des usages, quels que soient ceux-ci. D’où cette conséquence que, à l’égard des nouvelles coutumes qu’il lui faut adopter, il ne pourra pratiquer, dans le meilleur des cas qu’une familiarité distanciée. Même admis et parfaitement acclimaté, au terme d’un difficile processus de passage, il ne pourra effacer les traces de la crise qu’il a traversée : c’est pourquoi, péniblement acquis aux modèles d’une nouvelle culture, il maintiendra par rapport à ceux-ci un minimum de recul, c’est-à-dire une attitude au fond négative. Cela pourra se traduire éventuellement par un excès de conformisme : pour effacer la mauvaise impression que peut produire sa position de dilettante culturel, qui jongle avec les codes, il va alors en rajouter, en vue de faire oublier, et peut-être en vue de se faire oublier à lui-même, le décalage persistant qui s’est installé entre lui et les autres, et qui l’empêche de pratiquer exactement de la même manière qu’eux des rites dont il a toutes les raisons d’éprouver la précarité. C’est-à-dire qu’il lui sera très difficile, et même à la limite impossible, d’être naturel en accomplissant des gestes dont il n’aura pas insensiblement admis le bien-fondé à la suite d’un apprentissage commencé à la naissance, dans un environnement familial favorable à cette inculcation qui, dans de telles conditions, pourra rétrospectivement paraître s’être effectuée toute seule, ce qui n’a cependant pas été le cas. Ce que les autres font tout simplement sans se poser de questions, il doit se forcer lucidement à le faire, parce qu’il le faut bien, mais sans illusions : et même s’il met en oeuvre tous les moyens pour ne pas se trahir et pour que cette lucidité désenchantée n’apparaisse pas au grand jour, il lui sera très difficile de dissimuler qu’il vient d’ailleurs, et que, ayant rompu avec ses origines, il est dans la posture de quelqu’un qui a définitivement coupé avec toute forme d’origination ou d’enracinement, et qui, tout au plus, peut essayer de « faire comme si », sans vraiment y croire. De là un soupçon dont les manifestations peuvent rester imperceptibles, mais qui le poursuit : non, il n’est pas vraiment comme les autres, et il ne le sera jamais, quels que soient ses efforts et ceux de son milieu d’accueil dans lequel il est condamné à rester jusqu’au bout, même assimilé, un « étranger », un stranger, dont la place est partout et nulle part. Ce sentiment est renforcé par le fait que l’étranger ne perçoit la nouvelle configuration culturelle à laquelle il est confronté que par bribes, à partir desquelles il doit lui-même en recomposer par ses propres moyens la cohérence d’ensemble, ce pour quoi il faut qu’il en découvre le code de déchiffrement, et la chose peut être difficile et pénible. Ce qui, pour le membre du groupe qui appartient à celui-ci de droit, constitue un tout consistant et harmonieux, se présente à lui sous une forme éclatée, dont il ne peut raccorder les éléments à une tradition antérieurement assimilée, ce qui a pour conséquence qu’elle offre les caractères de la gratuité, et même à la limite de l’absurdité, à la manière d’un spectacle qui se déroulerait sous ses yeux sans qu’il en détienne les clés d’interprétation : comme s’il les contemplait à travers une vitre, il voit des gens se comporter en ayant l’air de trouver sans difficulté un sens à ce qu’ils font ; mais ce sens lui échappe en grande partie. Du même coup, les hésitations et les incertitudes de sa propre conduite, car il est constamment exposé à se conduire de travers, démontrent en retour ce que ce sens comporte de problématique : pour ceux qui le maîtrisent, il a une portée évidente, et en conséquence universelle ; mais pour celui qui n’entretient pas avec lui une réelle familiarité, il n’a de valeur que singulière, ce qui a pour conséquence qu’il ne va pas du tout de soi, et à la limite bascule dans le non sens.[5]
Chantal Jaquet développe au sujet du cas des « transclasses » des considérations voisines de celles que Schütz présente à propos de celui du "stranger", cet étranger qu’il est lui-même au moment où il prononce sa conférence. Dans les deux cas, on a affaire à un même malaise, lié à l’expérience de vivre en porte-à-faux, en étant tiraillé entre plusieurs pôles de référence. Ce malaise est subjectif, dans la mesure où il est éprouvé par la personne qui y est en proie. Mais, si elle en reçoit de plein fouet l’impact, il est clair qu’elle n’en est pas elle-même la cause : il est lié à une situation objective, et c’est pourquoi il ne se réduit pas à un phénomène se produisant dans la conscience ; ses manifestations subjectives sont les effets d’un processus qui se déroule sur un autre plan. Ceci pris en compte, on est amené à élargir le champ à l’intérieur duquel se pose le problème de la singularité : concrètement, on n’est pas singulier tout seul, dans l’intimité du for intérieur individuel, mais en contexte, sous des formes complexes qui nouent entre elles plusieurs types de déterminations. Etre transclasse, ce n’est pas être hors de la société, mais c’est y occuper une position inconfortable, y être sans savoir où on est, du fait d’être déchiré entre plusieurs sites ou critères d’identification dont il n’est pas évident d’effectuer la synthèse :
« Le transclasse porte deux mondes en lui et il est habité par une dialectique des contraires sans être assuré que les opposés puissent composer et que les oscillations puissent déboucher sur un équilibre […] Condamné au grand écart entre des univers souvent incompatibles, un transclasse est nécessairement travaillé par des contradictions ouvertes ou souterraines. » (p. 156)
Toute la question est de savoir si ces contradictions sont l’apanage des personnes qui sont dans la situation de transclasse ou bien si elles transcendent cette situation. Dans un passage capital de son livre, Chantal Jaquet écrit :
« En définitive, pour comprendre l’affirmation d’une trajectoire singulière à l’œuvre dans la non-reproduction, il ne s’agit pas de se borner à saisir ce « que chacun fait de ce qu’on a fait de lui », comme Sartre invite à le faire, mais il faut analyser ce que l’on a fait de lui et des autres. Les données du problème ne se réduisent pas à un face à face entre un être singulier et son milieu dans une logique individualiste atomistique. Elles impliquent d’appréhender les modalités complexes par lesquelles chacun se fraie une place dans l’être en se définissant par identification et différenciation au sein d’un espace donné avec et contre les autres. La non-reproduction obéit à un schéma d’interconnexion dans lequel l’individu ne saurait être pensé comme un être isolé qui fait sécession par rapport à sa propre classe. S’il fait figure d’exception, il n’est pas un îlot coupé du reste, un empire dans un empire, pour parler comme Spinoza. Il n’est d’exception que dans un environnement qui le permet, de sorte qu’un parcours atypique ne constitue pas une déviation : il s’opère avec le concours du milieu, à la croisée de ses impulsions et de ses répulsions. Il n’est pas le fruit d’un dérèglement, mais d’une combinaison de règles autres que celles qui prévalent généralement. » (p. 95)
La difficulté à être qu’éprouvent l’immigrant et le transclasse est le symptôme d’une situation qui excède leur cas personnel et, à la limite, concerne la société tout entière : celle-ci est elle-même directement concernée par leur expérience, qui joue à son égard le rôle d’un révélateur.
Le statut équivoque de transclasse invite donc à repenser sur de nouvelles bases à la fois la nature identitaire du sujet et le mode d’organisation et de fonctionnement du champ social à l’intérieur duquel intervient ce processus d’identification :
« Le fait que bien des individus se figent ou soient figés sur une étiquette ou dans des conditions données, comme des caméléons qui seraient empêchés de bouger, ne doit pas faire oublier que l’existence humaine peut prendre la couleur des lieux où elle s’écoule et qu’elle s’inscrit dans le registre de la variation et de la variété. Dans ces conditions, ce qui différencie le transclasse de ses congénères, ce n’est pas tant l’absence d’un moi substantiel ou d’une identité véritable, car c’est somme toute le lot commun, que l’expérience du changement radical d’état, l’épreuve du passage d’un monde à l’autre que peu d’êtres humains connaissent, en raison de l’immobilisme des sociétés. » (p. 118)
On peut en conclure que cet immobilisme, qui sert de caution à la fiction de l’ordre social, c’est-à-dire de la société-substance, représentation imaginaire faisant pendant à celle du moi-substance, cache en réalité tout autre chose, à savoir un régime de variation et d’échange dont le principe réside, non dans le libre-arbitre individuel, mais dans la manière dont est déterminé en pratique le déroulement de la vie collective, dont la nature n’est pas substantielle mais processuelle. C’est précisément ce que Simmel avait essayé de faire comprendre dans son ouvrage "Sociologie - Etudes sur les formes de la socialisation" (trad. fr. L. Deroche-Gurcel et S. Muller, PUF, 1999), en vue d’introduire dans la connaissance sociologique une perspective dynamique. La sociologie telle qu’il la conçoit ne se contente pas en effet d’étudier les formes institutionnelles de la société toute faite, mais, ce qui est tout autre chose, les schèmes de socialisation qui, happés au vol, correspondent, dirait Mauss, au moment où « la société prend ». Est donc « social », non pas ce qui relève de l’ordre de la société posé comme existant en soi de façon indépendante, mais ce qui, si on peut dire, fait société, ou prend socialement forme, et représente ainsi un mouvement de socialisation complètement immanent à sa manifestation, donc représente la société en train de se faire : c’est la raison pour laquelle il est parfaitement inutile de supposer qu’existe sous les faits sociaux un substrat qui serait la société dont ils constitueraient les émanations diverses. Parler de socialisation, comme le fait Simmel, c’est refuser d’admettre que la société existe à la manière d’une chose tenant debout toute seule par sa vertu propre une fois qu’elle a été constituée : car, en réalité, c’est à tout moment, et sous les formes les plus diverses, que se poursuivent des actes de socialisation qui, réellement, font la société, ou plutôt font que les hommes existent et agissent en tant qu’êtres sociaux, ce qu’ils ne sont pas au titre d’une donnée naturelle préalable dont leurs comportements seraient la manifestation seconde. Dans cette perspective, être socialisé c’est participer sous un biais ou sous un autre au processus complexe de la socialisation, qui est en réalité un processus de processus : autrement dit, c’est mener une existence sociale, c’est-à-dire accomplir des actes susceptibles à un certain niveau d’être qualifiés de « sociaux ». Cela veut dire selon Simmel que, en dernière instance, la question « Comment la société est-elle possible ? » ne renvoie pas, comme s’agissant de la nature, à un problème théorique, mais se pose d’abord comme un problème pratique, et met en jeu, dirait Bourdieu, un sens pratique. Encore une fois, la société, ça se fait ; et ça se fait, non pas en une seule fois et pour toujours, mais à chaque instant, au quotidien, et par tous : et c’est ce « faire société », tel qu’il s’effectue collectivement au jour le jour, que doit tenter de saisir au vol le regard sociologique.
En conséquence l’entreprise sociologique telle que Simmel la redéfinit repose sur un concept fondamental qui est celui d’action réciproque ou d’interaction :
« Il y a société là où il y a action réciproque de plusieurs individus. Cette action réciproque naît toujours de certaines pulsions ou en vue de certaines fins. Les pulsions érotiques, religieuses ou simplement conviviales, les fins de la défense ou de l’attaque, du jeu ou de l’acquisition de biens, de l’aide ou de l’enseignement, et une infinité d’autres encore, font que l’homme entre dans des relations de vie avec autrui, d’action pour, avec, contre autrui, dans des situations en corrélation avec autrui, c’est-à-dire qu’il exerce des effets sur autrui et subit ses effets. Ces actions réciproques signifient que les vecteurs individuels de ces pulsions et de ces finalités initiales constituent alors une unité ou autrement dit une « société » [...] Cette unité ou socialisation peut avoir des degrés très divers, selon la nature et la profondeur de l’action réciproque, - de la réunion éphémère en vue d’une promenade jusqu’à la famille, de toutes les relations « provisoires » jusqu’à la constitution d’un Etat, de la communauté passagère des clients d’un hôtel jusqu’à la profonde solidarité d’une guilde médiévale. Tout ce que les individus, le lieu immédiatement concret de toute réalité historique, recèlent comme pulsions, intérêts, buts, tendances, états et mouvements psychiques pouvant engendrer un effet sur les autres ou recevoir un effet venant des autres - voilà ce que je définis comme le contenu, en quelque sorte comme la matière de la socialisation. Ces matières qui emplissent la vie, ces motivations qui l’animent ne sont pas encore en elles-mêmes d’essence sociale. Dans leur donné immédiat et dans leur sens pur, la faim ou l’amour, le travail ou le sentiment religieux, la technique ou les fonctions et les produits de la vie intellectuelle ne représentent pas encore la socialisation ; au contraire, ils ne la constituent que quand ils modèlent à partir de la coexistence des individus isolés certaines formes de collectivité et de communauté qui ressortissent au concept général d’action réciproque. La socialisation est donc la forme, aux réalisations innombrables et diverses, dans laquelle les individus constituent une unité fondée sur ces intérêts - matériels ou idéaux, momentanés ou durables, conscients ou inconscients, agissant comme des causes motrices ou des aspirations téléologiques - et à l’intérieur de laquelle ces intérêts se réalisent. » (Sociologie - Etudes sur les formes de la socialisation, éd. cit., p. 43-44)
Pour résumer ce passage où sont concentrés les enjeux essentiels de la démarche de Simmel, on peut dire que le regard sociologique se fixe pour objectif de déceler dans le flux de la vie ordinaire des hommes les formes par lesquelles s’exerce une « action réciproque », les configurations dans lesquelles plusieurs individus, deux ou davantage, par exemple les joueurs d’une partie de carte, les clients d’un hôtel, les élèves d’une même classe ou d’un même établissement scolaire, ou encore les membres d’une formation musicale, interagissent, se lient et s’influencent à quelque degré les uns les autres, et ainsi font société, se socialisent, à chaud si on peut dire. On peut dire qu’à ce point de vue l’action réciproque constitue la forme commune à toutes les formes de socialisation que la sociologie se fixe pour objectif d’étudier. C’est pourquoi être sociologue, c’est s’intéresser aux aspects sous lesquels les comportements humains présentent un certain degré de réciprocité, quel que soit ce degré, ce qui justifie que le regard sociologique puisse se fixer sur toutes les manifestations de la vie quotidienne sans exception[6].
Les transclasses sur lesquels se fixe l’attention de Chantal Jaquet, qui porte elle-même sur eux un regard où se mêlent l’objectif et le subjectif, sont, non moins que ceux qui, pour ainsi dire, sont bien dans leur classe, des gens qui font société. Mais, de par la manière singulière dont ils font société, ils démontrent en acte que le processus complexe de socialisation à travers lequel la société se fait est aussi, à certains égards celui à travers lequel elle ne cesse de se défaire, pour se refaire à nouveau, selon des modalités différentes. L’histoire sous tension des personnes transclasses trahit le fait que, dissimulé sous les apparences de la stabilité, l’état de transit et de transe est permanent dans la vie collective, où, au fond, rien n’est jamais joué pour toujours dès l’origine : les fondements sont se réclame l’ordre social sont illusoires, ou plutôt ils sont engagés dans un mouvement permanent de renégociation qui leur ôte le caractère de certitude et d’évidence dont ils se réclament abusivement. De là, un retournement complet de perspective : ce sont les transclasses qui sont, peut-on dire, en plein dans la norme, dans la mesure où ils sont ceux qui révèlent le mécanisme secret de son fonctionnement dont la régularité n’est pas a priori garantie. A ce point de vue, on pourrait parler de « jeux de société » dans un sens voisin de celui où Wittgenstein parle de « jeux de langage » : les transclasses sont les mieux placés pour savoir que vivre en société c’est se soumettre à la nécessité de « jouer le jeu », avec les cartes dont on dispose, dont la distribution favorise les uns en même temps qu’elle défavorise les autres.
Autrement dit, si dans la vie sociale, tout est, comme dit Simmel, interaction, c’est, selon Chantal Jaquet, parce que son jeu est soutenu au fond par des rapports de forces :
« L’imaginaire de la honte sociale est le produit historique de la division de la société en classes et à ce titre il excède le cadre particulier d’une conscience donnée, que ce soit celle du transclasse ou d’un autre individu. Il est un des avatars de la lutte des classes dans le champ théorique et plus précisément le résultat de formations idéologiques qui expriment, sous-tendent et perpétuent la hiérarchie sociale sur le terrain des idées. La hiérarchie politique est métamorphosée en ordre naturel par le biais de l’éducation, de la culture, de la presse et de tous les moyens de communication susceptibles de façonner l’opinion, de telle sorte que les dominés intériorisent l’idée qu’ils sont des êtres inférieurs, paresseux et peu doués, qui relèvent du « monde d’en bas », fait pour obéir et être dirigé. » (p. 171)
Le sentiment de malaise qu’éprouve le transclasse exprime donc quelque chose qui va bien au-delà de sa position personnelle. Son contenu à la fois objectif et subjectif est l’effet de la dynamique de socialisation dont les variations produisent généralement du commun sous des formes qui sont toujours et partout singulières :
« Aucune existence n’est pure reproduction, car la copie n’est jamais le modèle ; elle le double et le redouble, le trahit ou le traduit. C’est pourquoi il y a nécessairement de la marge et du jeu, aussi infimes soient-ils. Ainsi toute existence humaine se définit par une pratique de l’écart différentiel, parce qu’elle oscille toujours entre les deux figures minimales et maximales du conformisme et de l’originalité, par rapport aux normes données. » (p. 221)
Le vécu, comme l’appellerait un phénoménologue, qui, pour quiconque, accompagne le fait d’être emporté dans la dynamique de la socialisation est soumis en permanence à cette oscillation, dont les manifestations sont en premier lieu affectives. C’est ce point précisément que Chantal Jaquet met en évidence en exploitant sa culture spinoziste. Pour Spinoza, les conduites communautaires, si elles peuvent être, sous certaines conditions, rationalisées, n’en sont pas moins en dernière instance passionnelles, c’est-à-dire liées au désir, à la joie et à la tristesse. Le désir, c’est l’effort en vue de persévérer dans son être qui, pour tout être, est à la clé de l’ensemble de ses comportements. Or, cet effort, il est impossible de le réaliser seul par soi-même : mais il ne peut prendre forme qu’à travers des échanges avec le milieu extérieur, humain et non humain. La vie affective se déroule à l’articulation du singulier individuel et du collectif :
« Dans la lignée spinoziste, l’affect est social par excellence. Il recouvre l’ensemble des modifications corporelles et mentales qui touchent notre puissance d’agir, la renforcent ou l’amenuisent. Produit de l’interférence entre la puissance causale d’un homme et celle des forces extérieures, il est l’expression des relations interhumaines et des échanges avec le milieu environnant. L’affect relate l’histoire de notre relation avec le monde extérieur et s’inscrit dans un déterminisme du lien interactif. » (p. 223)
C’est la raison pour laquelle les manifestations de la puissance vitale s’accompagnent de sentiments de joie et de tristesse, qui traduisent le fait que, dans le jeu permanent de ces échanges en l’absence desquels cette puissance ne parviendrait jamais à se réaliser, on se trouve plus ou moins actif ou passif, c’est-à-dire entraîné dans le sens d’une expansion ou au contraire d’une restriction de l’effort en vue de persévérer dans son être. Sur ces bases, Spinoza construit, dans la troisième partie de l’Ethique, une théorie détaillée de l’affectivité qui dessine le cadre à l’intérieur duquel, dans la partie suivante de son livre, il introduit une théorie de la socialité, c’est-à-dire de la vie communautaire où prend place le projet proprement éthique de libération qui concerne chacun dans son rapport avec tous, donc comporte inévitablement une dimension politique.
A cette théorie spinoziste de l’affectivité, dont l’importance est cruciale pour comprendre comment s’opèrent ce qu’on a appelé les « jeux de société », Chantal Jaquet emprunte un concept qui lui paraît particulièrement opportun en vue d’expliquer le phénomènes des transclasses : celui d’« ingenium », quelle traduit par « complexion ». L’"ingenium", c’est l’ensemble des dispositions mentales et corporelles qui définissent la position de chacun à l’intérieur du champ global où il trace sa trajectoire personnelle ; cet ensemble prend la forme d’une complexion parce qu’il est le résultat d’un agencement, donc ne se présente pas comme une totalité pré-constituée selon un ordre immuable :
« L’idée d’ingenium souligne la dimension historique de la nature d’un être et son façonnement par les causes extérieures, de sorte que sa singularité distinctive est moins constitutive que constituée. » (p. 99)
Avoir un "ingenium", une complexion, c’est se trouver, par la force des choses, à la croisée de plusieurs voies, et être soumis à l’obligation de coordonner les enseignements d’expériences diverses, qui ne sont pas ajustées au départ : cette opération s’effectue à tous les moments de la vie, au coup par coup, et sans garanties ; la seule continuité dont elle dispose est celle qui lui est communiquée par la mémoire corporelle et mentale qui enregistre et additionne les traces laissées par ces rencontres occasionnelles, qui ne sont pas placées sous la loi d’une finalité unique. D’où cette conséquence :
« La pensée de la complexion implique une rupture avec la pensée de l’identité et invite à une déconstruction du moi personnel et social. » (p. 9)
De cette rupture, le transclasse est le témoin privilégié ; il en reçoit les effets en pleine figure. Mais il n’en est pas la cause, et il n’est pas le seul à y être exposé, car, à des degrés divers, elle affecte potentiellement tous les acteurs sociaux, dont l’identité peut à tout moment être remise en cause. Dans la logique de cette analyse, il n’y a pas lieu de parler d’une nature humaine : tout au plus y a-t-il une condition humaine qui, en tant que condition, est conditionnée par des événements, et en conséquence se dérobe à une entreprise d’essentialisation. Cette « condition humaine », le transclasse la partage avec tous les autres membres de la collectivité, même s’il la vit de manière différente, comme c’est d’ailleurs le cas de tous à l’intérieur d’un monde où il y a partout de la singularité et où les formes de régularité sont au mieux tendancielles et non déterminées au cas par cas.
C’est cette même thèse que défend Judith Butler lorsqu’elle écrit :
« Le « je » n’a aucune histoire propre qui ne soit en même temps l’histoire d’une relation – ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes. »[7]
L’identité d’un sujet d’une part est relationnelle et non posée dans l’absolu ; d’autre part elle se constitue ou se construit en relation, non à une norme unique vis-à-vis de laquelle elle aurait le choix entre s’y adapter ou y faire défaut, mais à « un ensemble de normes » ; enfin elle ne fait pas l’épreuve de ces normes selon un ordre préétabli qui en légitimerait l’arrangement. L’histoire d’un sujet est celle de son passage à travers le maquis des normes et des formes diverses d’existence que celles-ci prescrivent, un passage qui se révèle souvent malaisé. Dans le texte « Sur la reproduction » dont il a extrait son article sur les appareils idéologique d’Etat, Althusser fournit à ce sujet un exemple personnel :
« Qu’entendons-nous lorsque nous disons que l’idéologie en général a toujours déjà interpellé en sujets des individus qui sont toujours-déjà des sujets ? En dehors de la situation limite du « Prénatal », cela signifie concrètement ceci. Lorsque l’idéologie religieuse se met directement à fonctionner en interpellant le petit enfant Louis en sujet, le petit Louis est déjà-sujet, pas encore sujet-religieux, mais sujet-familial. Lorsque l’idéologie juridique (imaginons que ce soit plus tard) se met à interpeller en sujet le jeune Louis en lui parlant non plus de Papa-Maman, ni du Bon Dieu et du Petit Jésus mais de la Justice, il était déjà sujet, et familial et religieux, et scolaire, etc. Je saute les étapes morales, esthétiques, etc.. Lorsqu’enfin plus tard, du fait de circonstances auto-hétérobiographiques, du type Front Populaire, Guerre d’Espagne, Hitler, Défaite de 40, captivité, rencontre d’un communiste, etc., l’idéologie politique (en ses formes comparées) se met à interpeller en sujet le Louis devenu adulte, il y a beau temps qu’il était déjà, toujours-déjà sujet, familial, religieux, moral, scolaire, juridique…, etc., et le voilà sujet politique ! qui se met, une fois de retour de captivité, à passer du militantisme catholique traditionnel au militantisme catholique avancé : semi-hérétique, puis à la lecture de Marx, puis à s’inscrire au Parti communiste, etc. Ainsi va la vie. Les idéologies ne cessent d’interpeller les individus en sujets, à « recruter » des toujours-déjà sujets. Leur jeu se superpose, s’entrecroise, se contredit sur le même sujet, sur le même individu toujours-déjà (plusieurs fois) sujet. A lui de se débrouiller. »[8]
Cette page, dans laquelle Althusser résume à grands traits son itinéraire personnel de « sujet », montre comment quelqu’un, à qui n’a jamais été laissé le temps d’exister par lui-même au titre d’un individu naturel, s’est trouvé dès le départ exposé au jeu d’instances, Althusser les nomme des appareils idéologique d’Etat, dont les interventions se sont succédées. C’est ce qui a fait de lui un sujet feuilleté, démultiplié, morcelé, plus ou moins en accord avec lui-même, du fait d’avoir été soumis à ces pratiques de normation accumulées ; celles-ci ont fait d’un « petit Louis », l’enfant qui était d’emblée attendu dans le cadre familial, un « le Louis », personnalité complexe, contrastée, et éventuellement broyée, tiraillée entre des procédures d’acculturation distinctes et éventuellement antagoniques qui se sont réunies en le prenant pour cible sur laquelle leurs interventions faites en ordre dispersé se sont occasionnellement concentrées. Le sujet qui a été fait et, à tous les sens du mot, refait au cours de cette histoire embrouillée n’en constitue pas la source ou le principe directeur : son rapport à soi en tant que toujours-déjà sujet n’est ni simple ni direct, et en conséquence est entaché d’une ineffaçable opacité. Une telle chose a été rendue possible par le fait qu’il était un toujours-déjà/et/futur-sujet, pour lequel les jeux étaient faits sans l’être, ce que résume de façon frappante la formule lourde de sous-entendus : « A lui de se débrouiller ». Un tel être, qui n’a jamais fait l’expérience de ce que pourrait être une première nature, s’est trouvé jeté dans l’ordre, un ordre qui est en réalité un désordre ou du moins un fouillis, d’une seconde nature où ses potentialités ont été exposées, avant même qu’elles puissent être exploitées, à être évaluées, répertoriées et calibrées suivant différentes échelles de qualification dont les mesures recoupées, en se surimprimant, ont fait de lui l’être qu’il est personnellement devenu, au cours d’un processus difficultueux, jalonné d’antagonismes, qui est destiné à ne s’achever qu’à sa mort. D’une telle personne, on ne peut dire ni qu’elle est soumise à une contrainte ni qu’elle est totalement libre de faire ce qu’elle veut : en réalité, placée sous le regard et les feux croisés des divers appareils idéologiques d’Etat qu’elle a rencontrés sur sa route, elle est les deux à la fois, en permanence à la croisée des chemins, dans une position fixée et instable, en proie à l’obligation de faire des choix qui ne relèvent que partiellement de son initiative[9].
« Sujet », on le devient, non tout d’un coup, mais durant sa vie entière, prise du début jusqu’à la fin, à travers une succession de reprises qui, à chaque fois, reconfigurent différemment la complexion propre à l’être sujet. La formule « le jour où je suis devenu sujet » est dépourvue de sens, car, d’une part, on ne reste pas le même sujet, celui que, soi disant, on « est » ; et, d’autre part, même si certains moments de ce parcours présentent un caractère plus mémorable que d’autres, et représentent des franchissements de seuils, aucun ne présente le caractère définitif d’un renversement complet du pour au contre, ou d’un avènement revêtant l’allure décisive d’une création "ex nihilo". La constitution du sujet s’effectue à travers un processus ininterrompu et accidenté, dont la fin n’est pas contenue dans son commencement : pas plus que comme l’irruption d’une nouveauté radicale, sur laquelle il n’y aurait plus ensuite à revenir, elle ne se présente comme une lente maturation ou émergence à travers laquelle, se révélant peu à peu, une nature propre s’avérerait à l’identique. Ni tout à fait autre, ni tout à fait même, le sujet est entraîné dans un mouvement incessant de transformation, qui exprime son rapport au monde. C’est pourquoi, s’il est appelé à se conformer aux modèles que les normes lui proposent davantage qu’elles ne les lui imposent, il conserve, dans le cadre même de l’action des normes et des procédures très particulières qui caractérisent cette action, la possibilité de s’écarter de ces modèles. Tous étant confrontés à la demande pressante qui leur est faite de devenir de « bons sujets », rien n’assure qu’ils vont se prêter à cette demande sans marge d’écart, ce qui va faire d’eux, et même tendanciellement d’eux tous, de plus ou moins mauvais sujets[10]. Le propre des normes est justement qu’elles façonnent ensemble bons et mauvais sujets, ce qui est la condition pour qu’elles fassent entre eux la différence en encensant et en récompensant les premiers et en stigmatisant les seconds. Ce que les normes produisent, ce n’est pas à coup sûr des gens normaux en particulier, mais de la normalité en général : par là même, ce qui fait leur force fait aussi leur fragilité, en combinant puissance et impuissance, réussite et échec, bonne et mauvaise conscience, impossibles en dernière instance à démêler. Les normes tendent à produire du consensus, mais elles n’y parviennent qu’en produisant simultanément du dissensus : les formes d’accord qu’elles prescrivent ne s’imposent que dans la lutte ; et cette lutte introduit une possibilité permanente de jeu dans l’ordre qu’elles s’efforcent d’instaurer. Car, si les normes travaillent sur du possible, les résultats auxquels elles parviennent sont sans cesse à reprendre, du fait même qu’ils s’inscrivent dans le champ du possible, où les jeux ne sont jamais faits définitivement mais seulement anticipés et préparés.
Résumons : les transclasses étudiés par Chantal Jaquet sont des gens qui sont mal dans leurs normes. Leur cas est singulier, mais il n’est pas exceptionnel ; il est le symptôme d’une situation générale qui se prête à être vécue sous des configurations diverses. Les transclasses, pour autant qu’on puisse les faire tous rentrer dans le même sac, ce qui est loin d’être évident, représentent l’une de ces configurations, et "nihil aliud". En examinant leur situation, on comprend que ce qu’on appelle identité est le résultat d’un travail interminable dont l’issue n’est pas garantie. La lutte que doivent mener les transclasses pour exister aux yeux des autres et à leurs propres yeux, loin de les isoler, les raccorde à la condition commune que tous les membres de la collectivité ont en partage : ces derniers sont directement concernés par leur problème. C’est pourquoi une éthique de la libération de type spinoziste est amenée à s’intéresser à eux, comme le livre de Chantal Jaquet en fournit l’exemple, à l’intersection de la sociologie et de la philosophie.
Pierre Macherey
[1] Ce thème est exploité dans le roman de Nizan, Antoine Bloyé, que Chantal Jaquet donne en référence. On pourrait aussi citer, entre autres exemples du même type, Joson Meunier d’Emile Moselly, écrivain régionaliste lorrain aujourd’hui injustement oublié.
[2] L’élitisme républicain, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle, en travaillant bien à l’école, on se donne la possibilité d’emprunter l’ascenseur social dans le sens de la montée, donne sa caution idéologique à l’existence de la société-école.
[3] C’est à partir de l’étude des conditions dans lesquelles se déroulent les jeux de hasard qu’a été formée la notion de probabilité, qui est à la base de la rationalité statistique à l’œuvre dans la société de normes. Se représenter le champ de la vie collective à l’image d’un tapis de jeu est loin d’aller de soi. L’ouvrage que Ian Hacking a consacré à « l’émergence de la probabilité » élucide les conditions dans lesquelles ce rapprochement, à première vue incongru, a été effectué. Notons que Spinoza s’est intéressé à cette question : un Traité sur le calcul des chances lui a été, peut-être à tort, attribué.
[4] De manière comparable, Chantal Jaquet note : « Le transclasse ne peut confondre son être et son état, il a toujours une pensée de derrière et une lucidité forcée. Même lorsqu’il s‘aveugle sur lui-même, il sait confusément qu’il n’est pas de ce monde et il doit faire taire le doute concernant sa légitimité […] Cette posture incommode de non-coïncidence à son rôle social offre la possibilité précieuse du recul et de la distance critique. » (p. 146 et 148)
[5] Une bonne est illustration de ce phénomène est fournie par le roman de Nabokov, Pnine, qui est une fiction élaborée à partir de l’expérience personnelle de l’auteur. Pnine est un russe cultivé émigré en Amérique, où il a obtenu un poste d’intérimaire dans une médiocre université de province ; à peine toléré, il est perdu dans un monde qui lui est pour l’essentiel inconnu et où lui, l’étranger, ne voit partout que des marques d’étrangeté. Nabokov écrit : « Il était trop continûment sur ses gardes, trop douloureusement en état d’alerte à la simple pensée des chausse-trapes diaboliques, à l’idée que ce milieu instable (imprévisible Amérique !) pouvait l’entraîner dans quelque bévue grotesque. » Lorsque ceux de ses collègues qui le regardent avec sympathie lui tapent sur l’épaule en l’appelant, à la mode américaine, « Tim », - lui qui pour ses amis russes est « Timofeï Pavlovitch » -, il ne peut s’empêcher de sursauter, en réalisant qu’il lui faut répondre à cette adresse en utilisant le même procédé, donc en nommant son interlocuteur « Jim » ou « Tom », des appellations qui lui écorchent la bouche tant elles lui paraissent naturellement entachées de vulgarité. Il s’y résigne cependant, en se faisant à lui-même cette réflexion : « C’est naturellement une concession à l’Amérique, mon nouveau pays, merveilleuse Amérique, qui me surprend parfois mais toujours provoque le respect. Au commencement, j’étais fort embarrassé… » De fait, embarrassé, Pnine le demeure en permanence lorsqu’il se confronte aux usages de la « merveilleuse Amérique » que, à défaut de les comprendre, il se contraint, sans y parvenir de façon satisfaisante, à mimer, comme pourrait le faire un acteur sur une scène de théâtre. Invité à une soirée, il essaie de prendre une contenance détendue : « Timofeï Pnine s’installa dans le living-room, croisa les jambes pro amerikanski (à la façon américaine)… » Mais, justement, cette notation ironique du narrateur le donne à entendre, il ne sera jamais que « comme un américain », ou comme il se le dit à lui-même dans sa langue natale pro amerikanski, ce qui traduit la position malaisée d’éloignement dans la proximité, de familière étrangeté, dont il lui est impossible de se déprendre. Il sait bien qu’en Amérique il ne sera jamais « chez lui », et qu’il aura en permanence à fournir des preuves d’appartenance à ce monde qui n’est pas le sien : c’est sans doute en prévision de cela qu’il porte en permanence avec lui, dans son portefeuille, le certificat de naturalisation qu’il a eu beaucoup de peine à obtenir.
[6] Notons que Simmel développe dans ce cadre une analyse du phénomène de « l’étranger » qui, à certains égards, recoupe celle de Schütz
[8] Sur la Reproduction, Paris, PUF/Actuel Marx, 1995, p. 228-229
[9] Lorsque, comme il le raconte, Althusser s’est inscrit au parti communiste, un engagement qui a marqué toute la suite de son existence et dont il n’a cessé d’avoir à payer le prix, il ne l’a pas fait de sa seule initiative, en tant que sujet libre n’ayant à rendre compte de ses actes qu’à lui-même : mais il l’a fait parce que l’occasion, en raison d’une certaine réunion de circonstances, lui en a été donnée. Sans doute, il aurait pu ne pas le faire, car si cette occasion était la condition nécessaire de son engagement, elle n’en était pas la condition suffisante : sans y être à proprement parler obligé, il l’a fait au titre de sujet surdéterminé, condamné à être libre dirait-on en reprenant les mots de Sartre.
[10] Les normes, dans la mesure où elles prennent pour cible du virtuel, ne peuvent jamais être satisfaites totalement : elles incitent ceux qu’elles interpellent à se dépasser, à être encore un peu plus ce qu’elles attendent d’eux. Comme l’écrit Althusser : à eux de se débrouiller. Dans cette perspective, le bon sujet, l’homme parfait, est destiné à rester pour toujours un idéal, dont ne se réalisent, dans le meilleur des cas, que des versions approchées, améliorables : c’est à l’intérieur de la marge ainsi ouverte que prend place le processus de l’éducation, pour autant que celui-ci consiste en la mise en conformité progressive à des normes
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