mercredi 15 octobre 2014

Les animaux et la musique / André Hirt

Pour Bibie, la chatte...



On dit que les animaux se cachent pour mourir, et encore qu’ils ne parlent pas, en nulle occasion, parce qu’ils n’auraient aucun rapport avec la vérité. On dit qu’ils emplissent et régissent « l’empire du silence », et aussi qu’ils sont « pauvres en monde ». En somme, s’il existe une négativité, les animaux, dans leur multiplicité innombrable malgré la raréfaction des espèces dont notre époque est responsable, l’incarneraient à la perfection.

Il fut un temps, pensons seulement à l’Égypte ancienne, où cette négativité était magnifiée, comme retournée, pour former l’espace intemporel du divin. La destruction de cette idée, qui ne fut et n’est pas davantage une simple représentation, pourrait servir de ligne conductrice pour évaluer le mouvement général de l’Occident, les séparations conceptuelles qu’il a introduites, les valeurs qu’ils a instituées, les violences de tous ordres qu’il a provoquées, dont l’intention fut de séparer les plans de l’être et des dignités. À cet égard, les animaux seraient la mesure de toute chose, de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas… 

Bien sûr, nous nous sommes servis d’eux, comme aurait dit Montaigne, pour nous caricaturer et nous relativiser. Ils furent notre ironie. C’est avec, ou plutôt contre eux que la pensée s’est affirmée et exprimée. Nous nous mettions à parler en eux et pour eux, à leur place en vérité, et toujours parce qu’ils n’auraient par devers eux rien de signifiant à dire. Parfois, nous nous sommes mis à les aimer, voire à les chérir tout autant que nous les consommons et les soumettons à un élevage de plus en plus intensif. Peut-être, mais cette pensée n’est pas encore venue à la maturité de son sérieux, ne pouvons-nous pas nous passer d’eux. Eux, justement, se passent très bien de nous. C’est en ce sens qu’ils sont les habitants légitimes de la terre, non par décision, mais de fait (ils ignorent le pouvoir, exigent seulement qu’on ne leur soustraie pas leurs attaches, à chaque fois singulière, à la Terre, à la possibilité de la toucher, qui est la condition de leur survie, de s’y inscrire et d’y évoluer). Ils savent en effet, sans avoir besoin d’élaborer la moindre connaissance (ils font la part du savoir et de la connaissance, qui leur paraît bien inutile), que la Terre n’est pas le monde, qu’il ne peut y avoir de monde sans Terre et que le déploiement du monde et des mondes humains contredit leur Terre. 

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Le silence en effet des animaux invisibles, comme dans les forêts, leurs mouvements dans le ciel, leurs travaux souterrains et nocturnes dont on ne perçoit que les traces et les résultats, leurs organisations secrètes comme celles du vol concertant des oiseaux, nous admirons tout cela et en même temps nous en sommes plus qu’intrigués, parfois inquiétés sans que nous en comprenions la menace déguisée ou quelque signe qui nous serait indiqué en l’occurrence. 

En réalité, nous ne savons pas ce qu’est le silence, parce que nous ne détenons pas la mesure de ce silence. Nous ne disposons que du bruit et de la parole pour imaginer leurs contraires. Nous n’avons aucune idée du langage qui pourtant et nécessairement régi leurs agissements, et les sons, nombreux et polyphoniques qu’ils émettent par exemple la nuit dans une forêt, nous sont non seulement incompréhensibles, mais insaisissables pour eux-mêmes. À peine éprouvons-nous que nous ne sommes pas seuls, et que notre règne sur la nature est très largement imaginaire, autant que celui, présumé, de notre place centrale dans l’univers. Il y a une infinité cosmique et naturelle dans le sentiment de la présence variée des animaux, à nos portes, sous nos pieds, sur nos têtes. Et c’est ce silence-là, autre et analogue à celui des espaces infinis dont Pascal relevait qu’ils ne comportent pas le moindre signe de la présence d’un Dieu, qui nous apparaît parfois assourdissant. C’en est fini alors de nos projections anthropomorphiques sur le langage des animaux. Nous faisons connaissance de ceci qu’ils sont à l’écart de nous, que nous sommes séparés, que rien de physique ou d’intellectuel ne nous permet de penser leur régime d’expression, sans parler de leur vie psychique et de leur expérience propre, pour chaque espèce, pour chaque individu, d’exister.

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Aristote accordait aux animaux la phonè tout en leur retirant le logos. Cette distribution toute négative des facultés ne concédait en vérité rien aux animaux. D’une part, la phonè n’est selon lui que le moyen expressif des affects (douleur, plaisir), une sorte de système réactif en somme, et d’autre part l’absence de logos soustrait les animaux à toute vérité (à toute ouverture). Pure négativité encore, par conséquent, si l’on songe que la phonè serait sans jugement réel et que le logos serait sans affect (il est vrai qu’Aristote fait l’étude de l’affect dans l’usage du logos dans sa Rhétorique, mais cela ne touche pas l’intégrité en soi de ce dernier). Et loin de n’être signifiante que pour les animaux, la très rigide distinction d’Aristote, lui qui se montre d’habitude si soucieux des continuités et des progressions, concernerait l’humain, par exemple dans la pratique de la musique. Si nous prolongeons de notre côté l’analyse en tirant les conséquences de cette logique, la raison même de la musique ne peut véritablement consister dans l’usage du logos. Sa stimulation résiderait plutôt dans l’emploi de la phonè. La musique devrait dans cette hypothèse n’être qu’expressive et sans portée sur la vérité ; elle ne pourrait en outre rien distinguer au titre de bien et de mal, de juste et d’injuste. La musique conserverait par conséquent quelque chose d’animal, elle nous relierait en quelque sorte à leur nature, et nous serions parfois musiciens au lieu d’exercer notre jugement. À moins que la musique soit attachée directement aux sphères non humaines, d’une part l’animal, d’autre part le dieu… Dans ce dernier cas, il nous faudrait accorder que l’exercice en acte de l’intellect et de la faculté thérorétique en général permettrait aux hommes, certes de façon purement ponctuelle et momentanée, de connaître la béatitude du dieu, prise dans le mouvement circulaire, harmonieux, donc en quelque façon sonore, de la contemplation. Mais la musique ne serait dans cette éventualité plus rien d’expressif, puisque la présence de la vérité et l’âme qui la contemple connaîtraient l’assomption. La musique n’aurait plus rien de musical ; elle se serait dépouillée de toute médiation instrumentale, la phonè, et le logos lui-même, cet instrument supérieur, cèderait à sa réalisation et à son propre contenu de vérité, comme on retire une échelle après être parvenu à l’étage supérieur de la hiérarchie. 

À la réflexion, la différence aristotélicienne n’affecte pas seulement le classement des facultés, la distinction entre hommes et animaux et dieux, mais hypostasie pour toute l’histoire les domaines de légitimité ainsi que les régimes d’être et de signification. La musique devient, sous cet angle de vue, le point d’exercice de la déconstruction de ces distinctions et oppositions. Et, plus profondément, la déconstruction musicale qui fait ressortir que la musique est aussi logos et qu’elle n’est pas purement expressive au sens immédiat et animal du terme donne lieu à un autre niveau de déconstruction, cette fois-ci depuis les animaux, en ce que leur expressivité et leurs facultés de jugement éventuelles devraient être envisagées sous d’autres conditions que celles qui projettent sur eux ce que les hommes sont, mais seulement négativement. Ainsi ce qu’expriment les animaux est-il réellement du même ordre que les affects humains (qu’est-ce par exemple qu’une souffrance animale ?) et le silence qu’on leur attribue est-il comparable au nôtre (leur silence ne doit-il pas être pensé autrement que par l’absence de logos ?) ? 

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Les animaux émettent des sons, comme on sait. Non seulement les cigales du Phèdre de Platon chantent (il y a de la divinité en elles, un chant archaïque, proche de la Terre, qui rend le son de l’éternité), mais les abeilles, les grillons (celui de Mallarmé, si désiré, si envié par le poète!), les serpents, la multitude des oiseaux que Messiaen s’efforçait d’écouter un à un dans son inventaire paradisiaque en l’honneur de Saint-François d’Assise, les rugissements modulés des fauves, l’insistance parfois désespérée du lamento des chiens qui hurlent dans la nuit, tout ce carnaval des animaux par conséquent fait songer très directement à la musique et s’y registre tout naturellement. Pour autant, nous les humains nous efforçons encore de traduire dans ce qu’il faut bien appeler notre langage musical ce que nous présumons de l’art naturel des animaux. Mais ce qui est art pour nous et que nous présupposons en eux, les animaux l’ignorent. On en vient à l’idée qu’ils ne possèdent qu’une seule voix, que la division entre des régimes d’expressions est pour eux sans signification, sans raison ni portée, et qu’en définitive ils n’expriment proprement rien dans la mesure où ce qu’ils émettent dans et comme la traversée sonore de l’espace ne fait qu’un avec leur être. Le fait que tel sifflement ou roucoulement ait valeur de signe n’indique pas la décision de signifier et de se hisser sur le plan du langage, en sortant momentanément du silence, mais marque l’extension de leur liaison naturelle aux choses. Les animaux, à cet égard, existent au sens fort en ce qu’ils font usage de l’intégralité de leurs facultés tout en parcourant et en remplissant, contrairement à nous qui ne cessons d’en sortir et de chavirer, leur aire naturelle. Entre ce qu’ils sont par nature et leurs pratiques il n’y a nulle différence. Leur chant, si l’on peut parler ainsi, n’est que – mais il ne faudrait pas en faire mention négativement – l’exercice à gorge déployée de leur existence, à laquelle rien ne fait défaut. Leur chant, donc, n’est pas en suppléance d’une autre parole ni quelque déplacement d’un vouloir-dire en un autre régime d’expression. On dira qu’ils sont dans leur chant là où pour nous ce que nous entendons par musique constitue une négativité, cette part manquante de notre être et de notre langage où nous projetons imaginairement notre substantialité présumée, notre douleur d’exister ici-bas et notre bonheur espéré au Paradis. 

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Ce n’est précisément pas idéaliser la condition des animaux que de se représenter leur plénitude existentielle, c’est en revanche leur témoigner le respect de leur stricte propriété, qui est de ne manquer d’aucune voix et de posséder toutes les orgues par lesquelles ils circonscrivent leur lieu naturel et leurs pratiques. Pas davantage est-ce les installer sur un plan de perfection où on imaginera leur divinité, puisqu’il faut tout de même rendre compte des aspects qu’ils nous renvoient, à commencer sinon par leur liberté (mais nul être plus libre qu’un chat) du moins par leur immersion dans ce qui constitue réellement à chaque fois et dans tous les cas un monde, mais duquel ils ne sauraient sortir. Et c’est de ces mondes-là que nous ne savons strictement rien. C’est pourquoi, les animaux possèdent aussi leur négativité, qui est absence de partage avec nous. 

Peut-être la plénitude de leur chant, qu’il soit audible ou non par d’autres sphères d’existence, n’est-elle pas contradictoire avec une forme de douleur qui est de ne pouvoir traduire leur négativité. De toute façon, on peut tenir que les animaux, dans ce contexte, connaissent une structure qui s’avère rigoureusement inverse de la nôtre, à savoir qu’ils sont dans leur musique et que le langage dans ses déploiements multiples (la capacité d’inventer des signes aurait dit Descartes) leur est impossible, là où de notre côté nous possédons cette faculté d’invention, mais ignorons l’immersion dans la plénitude du chant. C’est précisément en ce que les animaux n’inventent rien et qu’ils n’en éprouvent nul besoin qu’ils connaissent la plénitude d’exister. 

Leur négativité est leur douleur, face à nous, précisément face contre face. Sans doute reconnaissent-ils, comme les superbes chevaux, en nous des maîtres ou des Seigneurs, une sorte de défaite immémoriale, qu’ils ont dû accepter. Leurs yeux qui nous regardent parfois se dérobent, ou alors nous fixent, soit avec inquiétude ainsi que nous le présumons, soit avec le sentiment plus avéré d’un danger. C’est que la confiance qu’ils nous accordent n’est, à juste titre, jamais totale. Secrètement, ils ne baissent pas la garde même lorsqu’ils baissent les yeux. 

Et de cette douleur il faut tenter de parler. De la tristesse des animaux par conséquent, celle qu’ils expriment ou celle à laquelle ils reviennent. Car au fond de leurs chants, et des plus enjoués comme on les observe le matin et le soir chez les oiseaux, se tient, tapie comme eux, dans l’imitation vocale de leur disposition corporelle, l’amorce d’un thrène, un kommos ou un chant de plainte provenant d’une nature qu’ils ne peuvent jamais abandonner et qui les régit, d’une nature aussi qui les aura gardés sous son joug et qui aura résisté à toute forme d’expulsion hors d’elle comme il est arrivé pour les hommes. Ils savent qu’ils sont les sacrifiés de la Création, qu’ils n’ont jamais cessé de l’être et qu’ils le seront à jamais. 

Déjà, dans la tragédie, les hommes ont cherché à se relier par le sacrifice animal aux dieux, ritualisant ainsi la vérité de la chaîne secrète des êtres. À chacun sa douleur, sa demande et son besoin, dira-t-on. Mais les animaux ne furent que moyens, la seule adresse possible des hommes lorsqu’ils tentèrent de parler aux dieux et de se parler entre eux. Chaque sacrifice fut et est un coup porté que les animaux intériorisent. Ils forment ensemble les archives de l’Histoire, de son impuissance aussi à se départir de la nature, et encore de sa défaite. Et il n’y a nul hasard à ce que la scène du théâtre soit en vérité la scène du sacrifice d’où va provenir dans un instant le cri de l’animal que l’on égorge. Cet espace, car il s’agit essentiellement de cela, coupe la douleur dans laquelle s’évanouit le cri de l’animal des spectateurs qui assistent, pour finir avec plaisir, au culte. La scène est donc la césure spatiale qui d’un côté met à l’écart et dispose dans l’invisible et l’inaudible la souffrance de l’animal et de l’autre le regard des hommes qui, un moment, a entrevu sur la scène son en deçà : l’ob-scène. 

Toutefois, une autre vérité s’impose s’agissant des animaux : l’espace cache le temps dans le théâtre, ou bien le temps, celui du passé et du destin qui se déroule, est mis en scène dans et par l’espace. Pour nous, la musique est essentiellement temporalité. Parfois, elle retourne du temps à l’espace (Parsifal). Mais les animaux, justement, si l’on songe à leur étrange « musique », ne sont-ils pas les gardiens de l’espace, de la distribution du monde et des êtres ? Qu’auraient-ils à faire du temps et encore moins de sa conscience ? Ne sont-ils pas, à chaque fois et pour chacun, la spatialisation même, la naissance et l’établissement des lieux, formant ainsi l’unité des lieux et des êtres ? Et de notre côté, nous, sans lieu ni être véritables, voués et abandonnés au temps, ne recherchons-nous pas un espace où nous n’aurions plus à exister mais simplement à vivre ? En quelque sorte, les animaux connaissent l’inverse de ce qui constitue notre mouvement : nous tendons du temps vers l’espace, que nous constatons introuvable là où les animaux répugnent par nature au temps. La dissymétrie qui est la nôtre s’agissant de l’espace et du temps fait que la musique est la recherche temporelle des lieux, le mouvement inachevé et inachevable vers eux. L’espace manque… Pour nous, il est le manque et se situe toujours « ailleurs », « là-bas » (prêtons un instant l’oreille, parmi d’autres possibilités, au dernier mouvement de la IV° symphonie de Mahler, cette conclusion paradisiaque, cette description d’un lieu, alors que l’œuvre s’inaugurait par le grelot des cloches de vaches!). 

Qu’y a-t-il en effet de plus dissemblable qu’un monde régi par le temps et des mondes déterminés par des espaces ? Comment serait-il possible de passer de l’un aux autres, si ce n’est par le frôlement de la musique ? Mais alors, les animaux ne sont-ils pas parfaitement musiciens, chacun mais pleinement à sa manière ? Cela serait encore une projection, à l’évidence. Mais imaginons pourtant ce que ce serait que d’être un être musical, comme Mallarmé s’écriant qu’il désirerait être un grillon, « cette voix sacrée de la terre ingénue » (et Mallarmé ajoute : « Tout le bonheur qu’a la terre de ne pas être décomposée en matière et en esprit était dans ce son unique du grillon »). « Unique » en effet, comme Mallarmé le souligne, intraduisible donc, insacrifiable surtout. 

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D’une certaine manière, le silence dans notre musique est ce qui nous reste, sans que nous en sachions rien, de l’animalité et de la propre animalité que nous sommes. Et ce silence qui autorise la musique, qui la commande rythmiquement, qui en marque les ruptures et les relances, est comme une suspension, une immobilisation au cours du mouvement. S’y attarder, ou plutôt y demeurer après y avoir été pris et absorbé, c’est découvrir l’espace, une sorte de plaine de vérités, puisque a lieu en l’occurrence un retour, une réinscription originaire, certes purement fictionnée par la musique et par conséquent douloureusement éprouvée en raison de la différance qu’est au fond la musique pour nous, mais aussi et tout autant réelle dont la joie ressentie marque l’index incontestable. C’est dans l’animalité, la nôtre, parmi d’innombrables, qu’il faudrait fouiller la provenance musicale, idée à laquelle précisément la pensée, l’imagination et la raison, l’intellect en somme ne sauraient se rendre. 

Mais il est question ici moins de l’idée de la musique que de sa provenance, ou plus exactement de sa puissance de supplémentarité. Car le silence qui la meut n’est pas, selon toute vraisemblance, le silence des animaux, de ces êtres qui n’ont pas composé. Là où les hommes produisent de la musique en ponctuant leur silence, en cherchant à lui donner une forme adéquate à son expression, les animaux dans leur chant sont de part en part un silence dont nous ne pouvons nous faire l’idée. La raison de notre silence tient aux sons qui le portent alors que la musicalité animale réside dans leur ritournelle, soit l’extension et la compréhension pour eux-mêmes de leur existence naturelle. Ce que nous entendons de leur chant est déjà notre musique, traduite et interprétée, mais nous ne percevons pas le silence de leurs sons parce que nous atteignons avec eux, et dans ce silence précisément, la limite absolue de notre faculté à traduire. Pour qu’il y ait traduction, en effet, au moins le « texte » d’origine doit-il être disponible. Nous pouvons imiter les animaux, ce que nous ne cessons, de toutes les manières, de faire, de même que nous ne manquons pas de restituer par la voix et les instruments la musique que nous percevons d’eux (en ce sens, quelle est exactement la signification et même l’enjeu de Pierre et le loup de Prokofiev ?), mais il nous est impossible d’entendre l’affection unique des voix qui sont à chaque fois les leurs et qui forme la texture et la vibration de leur musique. Et ce ne serait donc, dans l’épreuve de cette pensée qui ne peut s’en remettre qu’à des hypothèses, que dans l’expérience de notre propre voix que nous pourrions faire l’expérience de notre auto-affection animale et en tant qu’animale, irraisonnée mais constitutive, charnelle et non intellectuelle, naturellement élaborée autant qu’expressivement déployée. Car n’est-pas le point d’expression qui forme toute la question, ce point auquel la musique aspire lorsqu’elle cherche sa voix, cette voix qui est animalement la nôtre, mais que nous avons perdue dans l’exercice de notre humanité ? 

Il reste que nous partageons ce qui nous sépare des animaux. Un orchestre est une nuée d’oiseaux, parfois une jungle, ou encore un troupeau ou une meute. Un quatuor fait songer à une nichée. Poulailler et ménagerie constituent des entités politiques régies par des tonalités, des répons, des enchaînements et des improvisations dont les hommes ne connaissent que l’analogie, mais qu’ils cherchent à reproduire mystérieusement, sans savoir ce qu’ils font. Et en vérité, nous ne savons pas ce que nous faisons lorsque nous suprenons musiciens, nous ne savons ni ce que nous sommes ni qui nous sommes. Cette déconstruction, il semble que les grands musiciens la savent un peu et désirent nous transmettre son expérience, mais nous n’osons pas souvent la reconnaître depuis l’assurance de notre humanité, la croyance que nous avons en elle et la conscience que nous nous formons de notre différence. Ainsi, j’entends l’ours dans Beethoven, le moment où, pour finir et comme un point de réussite et de perfection musicale, il n’est plus qu’un ours (les Diabelli), j’entends l’oiseau parfois qu’est devenu Mahler (les deux mouvements nocturnes de la VII° symphonie) à moins qu’il ne se sente chrysalide et papillon (III° symphonie, au début), je vois le galop du cheval fougueux du dernier mouvement du 4° quatuor de Bartok, et le cygne contemplatif et dolent de Sibelius qui revient souvent dans les songes, j’entends et je vois Bach en Noé afin de sauver dans l’arche de sa musique le désastre de la Création. Mais peu importent les illustrations, qui sont autant de vérités casuelles. Expérimentons plutôt et allons par exemple vers le piano, devenons taureau et regardons dans les yeux de l’homme. 



André Hirt

Chronique du 16
(Octobre 2014)

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