Feu la mort : c'est d'abord une citation détournée, une allusion au titre d'un livre de Derrida, Feu la cendre, admirable méditation sur le reste, le deuil, le sacrifice et l'holocauste, la "dispersion sans retour". L'incinération y est la marque de ce qui résiste au travail de deuil, d'une "affirmation de feu sans lieu ni deuil"[1]. Mais la cendre n'est pas la mort et toute mort ne laisse pas forcément des cendres : il y a plusieurs manières de mourir, plusieurs manières de penser la mort. Feu la cendre ou Feu la mort : les titres jouent sur une homonymie, sur les deux sens du mot français "feu", dont l'équivocité sémantique recouvre peut-être deux relations différentes à la mort. "Feu", dans notre langue, désigne le plus souvent le feu, la flamme qui réchauffe ou détruit -et, par dérivation, l'ordre mortel de faire feu. Entendue ainsi, l'expression "feu la mort" retentirait comme une déclaration de guerre : "au feu la mort!", "feu sur la mort!". Nous savons que le terme "feu" s'emploie également en français dans une locution un peu désuète pour qualifier un défunt : "feu Untel". Dans ce cas, le titre ne se laisserait plus entendre comme un mot d'ordre belliqueux, mais comme cet étrange et paradoxal énoncé : la mort est morte, c'en est fini de la mort. C'est qu'il ne s'agit pas du même feu -le feu en tant que flamme dérivant du latin focus, le foyer, alors que "feu" comme désignation d'un défunt provient de fatum, le destin. "Feu Untel" se dit en effet de celui qui a accompli son destin, l'inexorable destin de tout homme, de tout vivant, qui est de mourir. Ce qui engage une certaine conception de la destinée humaine, de l'existence comme finitude, et assigne à la pensée sa tâche : de nous apprendre à mourir, de s'y exercer ou de l'anticiper, selon une vénérable tradition qui irait de Platon et des Stoïciens jusqu'à Heidegger. Elle diffère de cette autre conception qui en appelle à une victoire ultime sur la mort, au point d'annoncer la mort de la mort. Vision ardente où il y va d'une flamme, d'un "lac de feu" où la mort serait à la fin des temps précipitée pour s'y consumer à jamais. Vous avez reconnu le kérygme final de l'Apocalypse de Jean (20, 14-15), cette annonce eschatologique qui s'oppose radicalement à l'autre pensée de la mort, celle qui nous enseigne à lui faire bon accueil en acceptant notre finitude.
En ce conflit, ce différend entre deux pensées de la mort, où Derrida se situerait-il? Du côté de la finitude, de l'acceptation du destin et de l'anticipation du pouvoir-mourir? Rien n'est moins certain. L'apocalypse, l'annonce et le ton apocalyptiques, il s'y était déjà mesuré[2]. En prenant comme point de départ un écrit où Kant dénonce le "ton grand seigneur" des "mystagogues", il en venait à s'interroger sur ce "puissant programme" qui, tout au long de l'histoire occidentale, ne cesse d'"annoncer la fin". Il se demandait "si c'est un ton, l'eschatologie, ou bien la voix elle-même"; si toute voix n'est pas celle du "dernier homme" (la littérature est alors brièvement convoquée, avec le nom de Blanchot, que nous allons bientôt retrouver). Il se demandait enfin si l'apocalyptique ne serait pas "une condition transcendantale de tout discours, de toute expérience même, de toute marque ou de toute trace (…), c'est-à-dire de l'envoi divisible pour lequel il n'y a pas d'auto-présentation ni de destination assurée"[3]. Affirmation qui fait charnière entre ses travaux précédents sur l'envoi ou la "destinerrance" et certains motifs qu'il allait déployer par la suite, comme la promesse et le messianisme, la "messianicité sans messie". Mais sans jamais aborder ce qui est pourtant au cœur de l'annonce messianique et/ou apocalyptique (à supposer que ces deux notions se recouvrent, ce qui n'est pas certain) : cette promesse que, "aux jours du messie, les morts ressusciteront". Quel rapport y a-t-il entre une telle promesse et la "logique du deuil" qu'il n'a cessé de travailler? Sans oublier cette énigmatique visée d'un "deuil du deuil", celle d'un "au-delà du principe de deuil" qui est, disait-il, "la seule chose qui finalement m'intéresse", cela même qui "me fait écrire et parler", "me donne et me retire l'idiome"[4]. Faire l'expérience du deuil revient toujours -selon l'expression du psychanalyste Daniel Lagache- à "tuer le mort" en nous : à tracer une limite entre le moi vivant et le mort, afin de parvenir à se séparer de l'objet perdu, tout en l'introjetant, en le digérant pour mieux l'expulser -processus d'introjection qu'il importe de distinguer de l'incorporation "cryptique" de l'objet mort dans le moi à laquelle s'est beaucoup intéressé Derrida. Tuer le mort en en faisant le deuil, serait-ce la matrice de cette promesse messianique de tuer la mort? Faire son deuil, n'est-ce pas à chaque fois faire son deuil de la mort elle-même, proclamer ici et maintenant la mort de la mort?
Si ce n'est que, en affirmant le deuil du deuil ou la mort de la mort, on maintient paradoxalement l'instance que l'on espérait révoquer, on la renforce même en la redoublant, puisqu'il s'agit encore et toujours de faire son deuil et/ou de mettre à mort… Feu la mort ne fait qu'énoncer ce paradoxe où la mort gagne à tous les coups. Sans doute faudrait-il confronter de tels énoncés aux différentes occurrences de ce geste derridien qui consiste à redoubler un concept - la "vérité de la vérité", la "relève de la relève", la "donation du don", etc.- comme si ce redoublement permettait de dégager son quasi-transcendantal. Feu la cendre, Feu la mort : en quel lieu atopique, en quel temps pré-originaire ou post-terminal s'est-on situé pour pouvoir proclamer cela? En un temps toujours à venir, celui de la prophétie, de l'annonce messianique et apocalyptique, ou bien en un temps toujours déjà passé, puisque la cendre et le deuil y sont la trace d'un événement d'autrefois, d'une flamme éteinte? Et surtout, qui oserait l'énoncer? Qui peut être assez vivant ou assez mort pour proférer non pas que "je suis mort", comme Derrida n'a cessé de l'écrire durant toute sa vie, mais que la mort elle-même est morte, que c'en est fini du deuil? Profération encore plus inouïe que le je suis mort du Valdemar de Poe, car elle suppose un pas au-delà de la mort. C'est-à-dire une survivance. Mais de quelle survie est-il ici question? Quel rapport y a-t-il entre le motif derridien de la survivance et ce vieux mot -qu'il n'emploie presque jamais- de résurrection? Impossible d'aborder cette question sans se confronter à l'équivoque de la survivance; car "survivre" et ses dérivés sont en français tout aussi ambigus que le verbe "revivre"[5]. Un survivant est celui qui a traversé une épreuve où il risquait la mort et qui en est revenu vivant. Tout survivant est en ce sens un "revenant", bien que sa revenance ne soit pas forcément celle d'un fantôme : ce peut être aussi la sur-vie d'un vivant qui s'est affronté victorieusement à la mort. Voilà pourquoi un sentiment de triomphe -une exaltation maniaque- caractérise souvent l'expérience du survivant et peut la rendre si redoutable pour lui-même et les autres. e nombreux exemples en attestent : survivre peut rendre fou, survivre peut amener à se tuer et à tuer. Ce serait le moment, si nous en avions le temps, d'examiner ces pages étonnantes de Masse et puissance où un Juif qui a survécu au nazisme, Elias Canetti, s'interroge sur la "passion de survivre" et l'inquiétante jouissance qu'elle peut procurer : il y voit une sorte de "malédiction" et la matrice des tyrannies[6]… Gardons-nous d'ailleurs d'oublier que le verbe survivre désigne également dans notre langue le fait de rester en vie après avoir perdu ce qui donnait sens à sa vie, ses proches, ses amours, son honneur, voire ses facultés vitales : ainsi dit-on parfois de celui qui a tout perdu qu'"il se survit à lui-même". Comprise de cette manière, la survie serait plutôt une sous-vie, l'existence quasi-spectrale d'un vivant déjà presque mort, d'un mort-vivant. Cette ambiguïté persiste-t-elle lorsque l'on passe dans une autre langue? Se résout-elle, au moins partiellement, dans la dualité des expressions verbales qui traduisent "survivre" en allemand (überleben / fortleben) ou en anglais (qui présente trois possibilités : to survive / to live on / to outlive)[7]?
En reprenant ce terme pour en faire un motif majeur de sa pensée, Derrida hérite de sa signification équivoque qu'il ne remet jamais en cause. Il lui arrive de présenter la "survie" comme une vie hyperbolique, un surcroît de vie, et le préfixe sur résonne alors d'un accent quasi-nietzschéen. C'est notamment le cas de l'entretien où il déclare -quelques semaines avant sa mort- que "la déconstruction est du côté du oui, de l'affirmation de la vie", que "survivre à la mort (…), c'est la vie la plus intense possible"[8]. Mais cette déclaration, en dépit de son caractère quasi-testamentaire, ne nous donne pas forcément son dernier mot, la vérité ultime ou le secret enfin dévoilé de son œuvre (s'il pouvait y avoir un…). Nous qui l'aimions tant, nous aurions tant aimé que son Oui viens soit un oui à la vie, que sa pensée soit une "athanatologie", une méditation de la vie et non de la mort, l'affirmation d'une "vie antérieure à l'opposition de la vie et de la mort"[9]. Et pourtant, ce n'est pas toujours le cas : dans ses textes antérieurs, la survie n'est quasiment jamais déterminée comme sur-vie, résurgence de la vie en sa plus extrême intensité. Au lieu de rapprocher un peu artificiellement Derrida de Nietzsche, de Bergson, de Rosenzweig ou de Henry, il convient de prendre acte de ses ambiguïtés, de ses hésitations, voire de ses contradictions, en évitant de passer sous silence cette mélancolie de la déconstruction, cette tentation thanatologique où sa pensée de la survivance se soumet si souvent à l'emprise de la mort. Peut-être parce qu'il caractérisait -un peu trop vite- le logocentrisme comme un biologocentrisme, une métaphysique de la Vie; et qu'il se méfiait d'une affirmation univoque de la vie, d'une vie qui prétendrait se démarquer radicalement de la mort et en finir avec elle, et ne serait finalement qu'une présence pure sans différance, c'est-à-dire un autre nom de la mort. Car la "vie pure", disait-il, est synonyme de la "mort pure" - "et tout ce que je dis va aussi bien contre une philosophie de la vie que contre son simple contraire"[10]. Ce qui explique que, le plus souvent, il identifie le survivant, le revenant et le spectre; qu'il entende la survie comme l'existence spectrale d'un ni-vivant-ni-mort qui se survit à soi-même sans jamais avoir été soi-même. Car "le survivant est toujours un fantôme"[11], toujours déjà en deuil de soi, en deuil de cette singularité unique, irremplaçable, qu'il n'a jamais été, puisqu'il en porte le deuil "depuis la mort de qui n'a jamais été vivant"[12].
Impossible de rien comprendre au motif derridien de la survie sans tenir compte de ce combat qu'il n'a cessé de mener sur deux fronts, pour desserrer l'étau d'un double-bind où, jusqu'à présent, s'est trouvée piégée toute pensée de la mort. Double contrainte qui prend la forme d'une aporie redoublée : pour faire vite, nommons ses deux pôles l'aporie de la relève et l'aporie de la finitude. Il s'est expliqué avec la première dans L'écriture et la différence, puis dans Glas, et il m'est impossible, dans les limites de ce texte, de suivre le fil de cette longue et patiente explication. Il s'est confronté à la seconde dans le livre qui porte précisément ce titre, Apories. Il y interroge la conception heideggérienne d'une saisie anticipante de sa mort par le Dasein, qui le ferait accéder à sa "possibilité la plus propre" en assurant ainsi son individuation la plus radicale. Ce qui présuppose que le Dasein puisse attester de sa mort "comme telle", se faire le témoin de sa "propre" mort, alors qu'il lui faut rester en vie pour pouvoir en témoigner : car c'est "en tant que vivant ou mourant -mourant demeurant en vie- qu'il atteste de l'être-pour-la-mort"[13]. L'analytique existentiale du Dasein achoppe ainsi sur l'énigme d'un ni-vivant-ni-mort, encore en vie dans le déjà-là de sa mort, qui est précisément la survivance comme deuil de soi. Or Heidegger "ne veut rien connaître du revenant et du deuil". En voulant fonder l'ipséité du Dasein sur l'anticipation de sa mort à venir, l'auteur d'Être et temps a méconnu une autre possibilité : que cette ipséité se soit constituée "à partir d'un deuil originaire" qui serait à la fois un deuil de soi et le deuil d'un autre; si bien que son "rapport à soi accueille ou suppose l'autre au-dedans de son être-soi-même comme différent de soi"[14]. Son ipséité se découvre alors irrémédiablement fêlée, entamée par ce rapport pré-originaire à l'autre, par la structure d'une irréductible auto-hétéro-affection. C'est cette altération pré-originaire du soi-même que Heidegger -à la différence de Levinas, peut-être déjà de Hegel- ne parvient pas à penser. Pas plus qu'il ne parvient à appréhender la torsion temporelle impliquée dans le deuil de soi originaire, ce mourir que Blanchot désigne parfois comme "l'imminence incessante (…) de ce qui s'est toujours déjà passé".
Ni Hegel, ni Heidegger : comment échapper à la double aporie dont ces deux noms sont les indices? Comment déjouer l'aporie de la finitude sans verser dans l'aporie de la relève? Tout en évitant le geste inverse, où la pensée se laisserait piéger aussi sûrement; car il s'agit bien de surmonter ces deux apories : même s'il a pu parfois la présenter comme une "épreuve aporétique", l'on ferait un bien mauvais coup à la déconstruction en prétendant qu'elle doit simplement s'installer dans l'aporie au lieu de chercher à la traverser. Lorsqu'il tente de se soustraire aux apories de la philosophie, il a souvent recours à la littérature; par exemple en jouant Mallarmé "contre" Platon, ou plutôt au lieu de Platon, Bataille et Genet au lieu de Hegel ("au lieu de" : ce qui ne veut pas dire que la littérature aurait à investir la place dévolue à la philosophie, mais plutôt qu'elle la déstabilise sans se substituer à elle). Pour desserrer le double-bind du fini et de l'infini, de l'être-à-la-mort et de la vie absolue, c'est à Blanchot qu'il se réfère, à son affirmation d'un "survivre sans survivre" -entendez : sans surcroît de vie- où se révèle la contamination indécidable de la vie et de la mort. Lisant Blanchot, il souligne que "si l'on voulait à tout prix parler ici de résurrection (…), il n'y aurait ni christologie ni Vendredi Saint spéculatif, ni vérité de la religion dans le savoir absolu (…). Mais tout cela, la Passion, la Résurrection, le Savoir absolu sont mimés, répétés et déplacés (…) dans la vie sans vie de cette survivance"[15]. Blanchot au lieu de Hegel : le mourir sans mort d'une survie sans vie plutôt que la relève de la mort dans l'auto-affirmation de la Vie absolue. Mais aussi Blanchot au lieu de Heidegger, car l'épreuve de la mort dont il s'est fait le témoin dissout la singularité et l'identité du Soi dans l'expérience d'une mort anonyme où "je ne meurs pas, je suis déchu du pouvoir de mourir, (où) on meurt, on ne cesse pas et on n'en finit pas de mourir"[16]. L'on a affaire, précise Derrida, à '"une mort qui, pour être irremplaçable, et parce qu'elle est unique, n'est même pas individuelle, (…) proposition qui inquièterait jusqu'à cette Jemeinigkeit, ce 'chaque fois mien'" du Dasein heideggérien[17]. C'est cette neutralisation de la vie/la mort qu'il repère dans un récit de Blanchot, L'instant de ma mort, qui met en scène ce que l'on pourrait appeler une mort sans mort de la mort. Récit de style autobiographique -ou plutôt "auto-thanatographique"- qui raconte un épisode survenu peu avant la Libération. Qu'il s'agisse d'un témoignage authentique ou fictif n'a ici que très peu d'importance. "Je me souviens d'un jeune homme (…) empêché de mourir par la mort même". Soupçonné de participer à la Résistance, le narrateur anonyme du récit avait été arrêté par les Allemands et conduit devant un peloton d'exécution. Au moment où le "lieutenant nazi" allait crier "feu!", survient "un autre 'feu', un contrefeu", une fusillade déclenchée par les Résistants. C'est alors que les soldats laissent partir le narrateur qui se retrouve ainsi vivant par-delà sa mort, hanté à jamais par l'expérience impossible de cette mort qui n'a pas eu lieu, qui a eu lieu sans avoir lieu, n'est arrivée qu'à ne pas arriver. Bien loin de le délivrer ou de le rendre à la vie, cette "interruption du mourir" le laissera pour toujours en instance de mort, d'une mort qui n'est pas sa propre mort, qui le dépossède de toute identité propre en le vouant à la survivance d'un vivre sans vie. À ce que Derrida propose de nommer la demeurance, où il convient d'entendre non seulement "ce qui séjourne et se maintient à travers le temps dans une demeure", mais aussi "l'expérience inéprouvée de qui meurt, là où deux meurent, ne meurent pas (…) ou dé-meurent dans le moment où ils meurent"[18]. Mourir sans mourir -et donc survivre- à l'instant même où l'on meurt, en cet instant qui n'en finira plus de finir, s'étire monstrueusement jusqu'à durer tout le temps d'une vie. Telle est l'épreuve de la demeurance, du dé-mourir dont Blanchot nous fait part.
Arrivé en ce point, deux séries de questions s'imposent :
-(1) Nous retrouvons ici ce que Derrida avait déjà repéré auparavant chez Blanchot, l'insistance d'un X sans X ("nom sans nom", "malheur sans malheur", "être sans être"…) qui culmine dans une série d'énoncés sur la vie/la mort : "mort sans mort", "survivre sans survivre", "vivre sans vivant comme mourir sans mort", etc.[19]. Il faudrait sans doute confronter cette logique du X sans X avec le geste derridien du redoublement quasi-transcendantal (sur le mode X de X). Il lui arrive d'ailleurs de conjuguer lui-même les deux gestes, par exemple lorsqu'il parle de la "vérité sans vérité de la vérité". Que se passe-t-il donc lorsque le X de X s'entrelace au X sans X et se laisse contaminer par lui? Certes, le motif blanchotien du Neutre ne peut en aucun cas se réduire à une simple annulation des oppositions. Il implique malgré tout leur neutralisation sur le mode d'un ni/ni, et Derrida entérine ce geste en plusieurs passages décisifs de son œuvre. Survivre, en ce sens, n'est ni vivre ni mourir, tout comme le pharmakon n'est ni simplement remède, ni uniquement poison. Ce que cette neutralisation des opposés interdit d'envisager est leur position dissymétrique au sein de leur opposition, le primat d'un terme sur un autre, la préférence que l'on pourrait décider d'accorder à la vie sur la mort (ou à la mort sur la vie). Lorsqu'il s'efforçait de décrire la "stratégie générale de la déconstruction", son double-geste ou sa double scène, Derrida soulignait cependant qu'elle doit éviter de se limiter à la "simple forme du ni/ni", de "neutraliser simplement les oppositions binaires de la métaphysique", en méconnaissant ainsi leur dissymétrie et le renversement nécessaire de leur hiérarchie[20]. A-t-il suffisamment tenu compte de cette exigence? En se laissant captiver par le X sans X de Blanchot, n'a-t-il pas trop souvent cédé à ce que j'appellerai volontiers (que l'on me pardonne ce mauvais Witz!) un ni-nihilisme de l'indécidable? Et quelles en seraient les conséquences pour la question qui nous occupe? Se refuser, dans l'entrelacs de la vie/la mort, à affirmer le primat de la vie sur la mort, n'équivaut-il pas nécessairement à soutenir le primat inverse, à préférer la mort et à penser la survie -voire la vie elle-même- comme un mode de la mort?
-(2) Dans l'expérience singulière de la demeurance que le récit de Blanchot met en scène, une certaine relation au nazisme est en jeu, avec tout ce que cela implique : le désastre absolu, la "mort sans nom", cela même que Derrida désigne, en lisant Celan, comme la "menace d'une crypte absolue"[21]; mais sa lecture patiente et rigoureuse du récit de Blanchot ne l'évoque jamais. Et pourtant, cette survivance spectrale qui s'inscrit en filigrane dans tous les écrits de Blanchot, est-elle si différente de l'insoutenable épreuve dont parlait Adorno, cette "mort pire que la mort" dont le XX° siècle nous a appris la possibilité[22]? Bien que Blanchot l'ait abordée à plusieurs reprises, notamment dans L'écriture du désastre, c'est une piste où Derrida ne s'engagera pas. Nous savons que, contrairement à Lyotard, à Lacoue-Labarthe (pour ne parler que de proches), il aura laissé cette crypte scellée. Si l'on pouvait en prendre toute la mesure dans la pensée et l'écriture -mais est-ce seulement possible?- toutes les questions qui se posent ici, ces apories de la vie/la mort, du deuil, du spectre, de la survivance, ne devraient-elles pas être profondément réélaborées? Comment survivre à l'épreuve d'une mort pire que la mort? Comment survivre pour en témoigner? Ce témoignage ne serait-il pas encore et toujours le fait d'un "sujet", de ce qu'Artaud appelle un moi survivant? En mettant l'accent, à la suite de Blanchot, sur l'anonymat du mourir et la spectralité du survivre, la conception derridienne de la survivance ne risque-t-elle pas de le méconnaître, de l'esquiver?
Qui est le survivant? Si quelqu'un pouvait survivre à l'instant de sa mort, pourrait-il encore en témoigner en première personne? Blanchot a choisi de laisser anonyme le narrateur de son récit, sans doute parce qu'il avait pris acte depuis longtemps de ce deuil de soi, cette neutralisation du Je dans l'instance anonyme du On meurt. Dans L'instant de ma mort, cet destitution du Je prend la forme d'un dialogue, ou plutôt d'une interpellation du Je par un autre "sujet", une autre voix, tout aussi anonyme : "Je suis vivant. Non, tu es mort". Autant dire, remarque Derrida, que "ce qui fut moi n'est plus moi, l'ego cogito" et "ce qui sépare les deux identités égologiques n'est rien de moins que la mort même"[23]. L'insoutenable épreuve d'une mort sans mort divise irrévocablement le "je" de lui-même, le dédouble en un je affirmant qu'il est vivant et un tu qui l'interpelle comme déjà mort; ce qui lui interdit de se rassembler dans la conscience-de-soi du sujet hégélien ou l'ipséité finie du Dasein heideggérien. Leçon assez voisine de celle que Derrida avait tirée du Valdemar de Poe : l'impossible énoncé je suis mort signifie en même temps la mort du Je, sa revenance endeuillée et spectrale. Selon un geste de destitution de l'ego qu'il partage avec d'autres contemporains -Sartre, Bataille, Lacan, Deleuze…- et que j'ai proposé d'appeler égicide. Geste qui se noue toujours, d'une manière ou d'une autre à une thanatologie, c'est-à-dire à la préférence donnée à la mort sur la vie. Il ne saurait être question ici de déployer toutes les implications d'un tel geste, d'en exposer les présupposés et les limites[24]. Simplement de rappeler que cette (non) expérience de la mort qui fut celle de Blanchot n'est pas la seule dont attestent la littérature et les arts de notre temps; qu'un autre rapport à la vie/la mort, une autre survivance sont possibles. Il m'est impossible d'analyser ici, parmi tant d'autres exemples significatifs, le rôle qu'a pu jouer cette traversée de la mort dans le parcours de deux plasticiens contemporains, deux pilotes de guerre, l'un américain et l'autre allemand -Sam Francis et Joseph Beuys- victimes tous les deux d'un accident d'avion et qui ont puisé dans le mourir-sans-mort d'un coma traumatique la matière de toute leur œuvre. Je me contenterai d'évoquer, beaucoup trop brièvement, l'attestation que nous en donne un poète. "Je suis mort depuis longtemps" écrivait dans les années 20 Antonin Artaud, "je suis déjà suicidé, ON m'a suicidé" -et, quelques années plus tard, "j'ai toujours su que j'étais Artaud le mort"[25]. Il se considère en effet comme une "momie de chair fraîche", un "mort-né", voué à la survivance spectrale de ce qui "n'est ni mort ni vivant". Autant d'énoncés auto-thanatographiques où s'affirme l'étrange savoir d'un deuil antérieur de soi-même, d'un devenir-neutre de "sa" mort, qui le situeraient tout près du "on meurt" de Blanchot. Si ce n'est que, à partir d'un certain moment -qui coïncide avec sa traversée de la folie, sa "guérison" (si ce terme convient ici), son retour de l'asile de Rodez- de tels énoncés vont laisser place à l'affirmation d'une vie plus puissante que la mort : "j'ai franchi la mort, la sombre mort par la vie, et rester la mort c'est trahir la vie"[26]. Comme Blanchot et tant d'autres, Artaud se vit en effet comme un survivant, parmi une "poussière de moi survivants"; mais il identifie désormais sa survie à une résurgence de vie : au franchissement d'une limite, de ce point qu'il nomme le "point de mort" et qui désigne aussi bien le pas-de-mort, l'inanité ou l'imposture de la mort. S'il continue d'affirmer une préférence, ou plutôt une précédence, ce n'est plus celle de la mort sur la vie dans la torsion temporelle d'un deuil antérieur, mais celle de la vie, envisagée comme re-création continuée, perpétuelle re-naissance : il s'agit de "naître à la vie dans la vie. Car à chaque instant vécu nous précédons notre propre naissance"[27]. Ces énoncés inouïs, comment les entendre? Comme ceux de Blanchot, ils s'enracinent dans une expérience personnelle : celle de son effondrement en Irlande, de son internement dans plusieurs asiles, de l'épreuve de l'électrochoc subie à l'asile de Rodez, de son retour à l'écriture, cette "guérison" qu'il vit comme une résurrection. Et cependant, tout autant que celles de Blanchot, son écriture et sa pensée ne se laissent pas "expliquer" par des circonstances auto-bio-thanatographiques. Faut-il repérer chez Artaud, comme Derrida l'a parfois suggéré, le fantasme d'une parousie absolue, l'empreinte d'une métaphysique de la vie, d'une vie sans mort, qui s'imaginerait qu'elle en a fini avec les spectres et le deuil et resterait ainsi captive de la conception chrétienne de la résurrection et du salut[28]? Rien n'interdit de le croire. Sinon, peut-être, certains énoncés d'Artaud lui-même où il affirme l'irréductible nouage de la vie/la mort dans l'existence et le poème, leur entrelacs ou leur chiasme, mais sous le primat de la vie : car "le secret de mon existence est que je suis un morceau de bois mort toujours vivant", "d'autant plus vivant qu'il est mort"[29]. N'était-ce pas sa manière singulière d'affirmer la survie, de préférer toujours la vie?
[1] Feu la cendre, Ed. des Femmes, 1987, p. 43.
[2] Dans une conférence au colloque de Cerisy (1980), "'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie", in Les fins de l'homme, Galilée, 1981, rééditée séparément chez Galilée en 1983.
[3] Op. cit., pp. 77-78.
[4] Sur ce motif du "deuil du deuil", cf. entre autres Points de suspension, Galilée, 1992, p. 54.
[5] F. Worms en a exploré le double-jeu dans son beau livre Revivre, Flammarion, 2012.
[6] Cf. Masse et puissance, 1960, Gallimard, 1966, pp. 241-295.
[7] Question qui n'est pas seulement une "question de traduction" et que je dois à une remarque de Sam Weber.
[8] Apprendre à vivre enfin, Galilée, 2005, p. 38.
[9] C'est l'orientation que défendent généreusement, mais selon moi trop hâtivement, plusieurs lecteurs de Derrida : je pense notamment à mes amis A. David (cf. Rue Descartes n° 48, 2005, pp. 111-115), G. Bensussan (cf. "Oui, la survie", Rue Descartes n°52, pp. 53-62) et F. Worms (dans une conférence encore inédite intitulée "La simplicité de Derrida").
[10] Résistances – de la psychanalyse, Galilée, 1996, p. 50.
[11] Parages, Galilée, 1986, p. 161.
[12] Glas, Galilée, 1974, p. 26.
[13] Apories, Galilée, 1996, p. 96.
[14] Apories, p. 111.
[17] "Demeure", p. 38.
[18] "Demeure", p. 55.
[19] Cf. Parages, Galilée, 1986, p. 91, etc.
[20] Cf. Positions, Minuit, 1972, pp. 56-57.
[21] Cf. Schibboleth – pour Paul Celan, Galilée, 1986, pp. 83 et 94-96.
[22] "Dire que la mort est toujours la même est aussi abstrait que non-vrai (…). C'est une nouvelle horreur que celle de la mort dans les camps : depuis Auschwitz, la mort signifie avoir peur de quelque chose de pire que la mort" – Dialectique négative (1966), Payot, 1978, p. 290.
[23] "Demeure", p. 48 -cf. aussi pp. 68-69.
[24] Sur cette question, je me permets de renvoyer à la première partie de Le moi et la chair, Cerf, 2006, ainsi qu'à Cryptes de Derrida, Lignes, 2014.
[25] Œuvres complètes, Gallimard, t. I-2 (1925), p. 20 et t. XII, p. 202. J'ai tenté de décrire la logique paradoxale du rapport d'Artaud à la mort dans Guérir la vie, Cerf, 2011.
[26] Cahiers de Rodez, OC, t. XVII (1945), p. 265.
[28] À défaut d'un texte, je me réfère à une intervention orale, prononcée le 14 mars 1999 lors d'un colloque sur L'écriture et la mort organisé par le Collège international de philosophie.
[29] Suppôts et suppliciations (1946-47), OC, t. XIV-2, pp. 84 et 245.
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