dimanche 19 octobre 2014

L'éthique animale de Jacques Derrida / Patrick Llored (Colloque Derrida, ENS Ulm / IMEC)




L’antispécisme radical de la déconstruction.

« L’étranger parle mal du mal, il ne croit plus au souverain,
ni au souverain bien ni au souverain mal. Il en souffre seulement mais il
espère toujours, sachez-le, le faire savoir »
Jacques Derrida

Comment peut-on ne plus croire au souverain quand on est un Homme ? Ne pas croire au souverain, n’est-ce pas justement le propre des bêtes dont les hommes pensent depuis toujours qu’elles ne connaissent ni le souverain bien ni le souverain mal ? Que peut donc vouloir dire ne plus croire au souverain pour un membre de l’espèce dominante, l’espèce humaine ? Non pas seulement au souverain en tant que concept faisant signe vers l’idée de puissance et de maîtrise du réel, mais, en plus, ne plus y croire en tant qu’il a donné et ne cesse de donner lieu à une famille de mots et concepts relevant de l’éthique et de la politique des hommes : force, maîtrise, autonomie et puissance relèvent directement du concept de souveraineté. En réalité, Il y a dans le mot « souverain » employé ici par Derrida, pour en refuser la violence, un concentré de toute l’histoire de l’Occident dans la mesure où ce terme a toujours connoté l’idée d’une excellence humaine comme force, en tant que force au dessus de toutes les autres, tant dans le domaine éthique, le souverain bien, dans le domaine religieux, Dieu étant le souverain en tant que détenteur de l’autorité suprême, que dans le domaine politique, en sa dernière signification démocratique, dans la forme moderne de la souveraineté du peuple. Le mot donc de souverain, et donc le concept de souveraineté, ont une valeur des plus positives dans notre culture occidentale. Ils sont non seulement les termes de tout acte de pouvoir, quel qu’en soit son domaine d’inscription, mais aussi, et peut-être surtout, les principes, comme origine, de tout pouvoir digne de ce nom. C’est donc le concept clé de toute explication de ce que sont devenus aujourd’hui l’éthique, la politique, le droit, le sujet et la philosophie. Or comment arrive-t-on à ne plus croire en ces principes de souverain et de souveraineté qui fondent notre culture humaniste en ses moindres détails ?
Comment dès lors un philosophe contemporain comme Derrida peut-il ne plus croire en ce qui fait l’identité profonde de notre monde ? Comment une philosophie peut-elle mettre à distance avec une telle obsession, ce que nous sommes devenus, à savoir des sujets souverains ? La philosophie derridienne n’est-elle pas en ce sens profondément antimoderne voire réactionnaire en tant qu’elle repose sur le refus catégorique de tout ce qui constitue notre monde en sa supposée modernité ? Comment expliquer ce paradoxe troublant selon lequel celui qui passe pour le plus postmoderne des penseurs, sous le prétexte que sa philosophie serait une exacerbation de l’individualisme et de la liberté intégrale tournant au narcissisme radical, soit en même temps celui qui ne croit, et n’a jamais cru, au fond, ni à l’individu, ni à la subjectivité, ni à l’autonomie, ni donc à la souveraineté lorsqu’elle s’incarne en la souveraineté de l’homme et en celle, politique, du peuple comme communauté fictive des hommes ?  
La philosophie de Derrida se nourrit donc d’un paradoxe qui la structure en profondeur : celui de refuser cette idéologie de la souveraineté tout en étant en même temps une défense radicale d’une autre subjectivité, d’une autre souveraineté et en conséquence d’une autre liberté, lesquelles restent encore à inventer. C’est la raison pour laquelle cette philosophie derridienne aura toujours eu à se battre avec ce concept de souveraineté qui est donc celui qui résume, comme aucun autre, notre monde tel qu’il a été inventé par des siècles de construction de souveraineté. Le concept de souveraineté est l’autre nom de notre monde, si l’on donne au monde son double sens : à la fois la réalité où l’on vit mais aussi l’histoire, les conditions d’existence, les conditions transcendantales de son invention, lesquelles sont au principe de ce qui a produit cette réalité qu’est la souveraineté. La souveraineté est notre unique réalité non seulement parce que nous nous représentons comme des sujets souverains mais aussi parce que cette même réalité consiste à nous enjoindre en permanence de vivre pour et avec cette subjectivité souveraine dont elle est issue. A vivre de et pour cette subjectivité souveraine comme étant l’autre nom, le seul peut-être, de notre réalité qui s’unifie dans et par ce concept. Or cette souveraineté pensée comme propre de l’homme est étroitement dépendante de notre manière de comprendre ce que nous avons toujours pensé sous les noms de l’animal et de l’animalité. C’est cette thèse iconoclaste qui structure en profondeur ce que nous appelons l’antispécisme de Derrida et par conséquent son éthique animale.    
La question se pose donc de savoir ce que veut dire déconstruire cette souveraineté et quels sont les effets de cette critique sur le philosophe Derrida  ainsi que sur sa philosophie. Une philosophie qui a renoncé à la souveraineté est-elle encore une philosophie digne de ce nom, si l’on entend par philosophie la recherche et l’invention du mythe du sujet souverain ? Une philosophie qui lutte corps et âme pour déconstruire cette souveraineté comme puissance de la subjectivité mérite-elle encore le nom de philosophie ? Une philosophie qui passe son temps à déconstruire tout ce qui dans notre tradition philosophique occidentale participe et contribue à l’invention quotidienne de cette souveraineté en ses multiples formes, ontologiques, éthiques, politiques, épistémologiques, scientifiques voire esthétiques, ne devrait-elle pas renoncer au nom même de philosophie, mais aussi à tout savoir à partir duquel s’invente toujours la réalité ? La philosophie, en tant qu’elle est l’autre nom secret de la souveraineté humaine, est et a toujours été une invitation et une puissante contribution à la production de souveraineté, c’est-à-dire de puissance sur l’animal à partir du moment où le savoir philosophique n’a jamais reconnu aux animaux aucune forme de souveraineté animale. Pour la philosophie occidentale, l’animal est le non souverain absolu[1].
 En conséquence, il est étonnant  de  voir lier  cette absence de croyance en toute forme de souveraineté avec l’expression d’une souffrance telle qu’indiquée ici par Derrida. On aurait pu penser que ce scepticisme envers la souveraineté serait libérateur chez Derrida autant dans son esprit que dans sa pensée. Or il semble que ce ne soit pas le cas. Qu’est-ce donc que cette souffrance ? Cette souffrance n’est-elle pas inscrite au cœur même de la pensée derridienne ? Si tel est le cas et si celle-ci n’est pas séparable d’une grande préoccupation pour la question animale qui cimente la vie et l’œuvre, alors ne serions-nous pas en droit de penser que la déconstruction est animée en son fond par une force apparemment contradictoire que Derrida appelle « la vie-la mort », réunissant en un même concept ce qui semblerait si éloigné alors qu’il ne s’agit que du même ?
On comprend peut-être déjà ce que peut vouloir dire ne plus croire au souverain et en quoi cette suspension de la croyance ouvre la possibilité d’un tout autre rapport à la vie, d’un rapport qui ne soit plus fait de souveraineté. Qu’est-ce que donc un rapport à la vie et donc à la vie animale sans souveraineté ? Si la pensée derridienne est une philosophie de la non-souveraineté radicale de tout vivant, alors ce qui reste de ce sujet n’est-il pas conduit, sans même le vouloir, à vivre des expériences de pensée soustraites à tout impératif de maîtrise et libérées de toute appartenance communautaire ? Qu’est-ce qui reste de la souveraineté une fois qu’elle a été nettoyée de ses illusions de pouvoir ? Qu’est-ce qui reste du sujet une fois qu’il a été expurgé de son moi ? Qu’est-ce qui reste de l’homme une fois qu’il a été ouvert à des expériences d’altérité radicale à l’égard de l’animal ? Ces questions nous demandent de nous ouvrir à notre tour à une tentative de biographie intellectuelle de Jacques Derrida où la question de l’animal jouera le premier rôle.          

Antisémitisme, identité juive et antispécisme.

La question que nous voudrions poser dans cette tentative de zoobiographie intellectuelle est celle de savoir comment la pensée derridienne est devenue un antispécisme radical comme on en trouve peu dans l’histoire de la philosophie et de la culture occidentales. Plus précisément, il faudrait aller jusqu’à dire que la déconstruction ne peut être comprise en dehors de cet antispécisme philosophique qui la structure en profondeur à travers tous les concepts fondamentaux qui en constituent la marque de fabrique. La déconstruction doit donc être interprétée, et ce contre la très grande majorité des interprétations dominantes actuelles, comme une philosophie animale d’un genre particulier où le vivant animal vient travailler la conceptualité derridienne dans ses moindres détails théoriques. Notre hypothèse de lecture se trouve explicitement formulée et confirmée dans un passage clé de l’ouvrage posthume L’animal que donc je suis. Il est tout à fait incompréhensible que cette phrase n’ait jamais fait l’objet d’une analyse digne de ce nom qui aurait entièrement déplacé les lignes de compréhension de la déconstruction, précisément vers son antispécisme radical rarement vu par les commentateurs de la déconstruction. Voici cette affirmation en sa radicale complexité : « Si la déconstruction a dû, tout nécessairement, se déployer à travers les années en déconstruction du phallocentrisme, puis du carnophallogocentrisme, la substitution toute initiale du concept de trace aux concepts de parole, de signes ou de signifiant était d’avance destinée, et délibérément, à passer la frontière d’un anthropocentrisme, la limite d’un langage confiné dans le discours et les mots humains. La marque, le gramme, la trace, la différance concernent  différentiellement  tous les vivants, tous les rapports du vivant au non-vivant[2]. » Le renversement radical de la parole par rapport à la trace écrite qui définit la déconstruction est donc d’abord et avant tout anthropocentrisme, un renversement de l’être humain par rapport à l’animal. Cette déconstruction du propre de l’homme est donc une déconstruction du symbolique comme non partage de la souveraineté, laquelle a jusqu’à maintenant refusé et violemment interdit à l’animal d’être accueilli dans la communauté éthique et politique de l’homme. La philosophie animale derridienne ne vise qu’à accueillir le vivant animal au cœur même de l’éthique à partir d’une philosophie de la vie comme trace dont nous aimerions retracer la genèse zoographique derridienne.      
La violence antisémite dont Derrida a été la cible lors de la Seconde Guerre Mondiale dans l’Algérie coloniale fût vécue par le philosophe comme un piège identitaire dans lequel la subjectivité vient à s’aliéner elle-même. En effet, c’est cette violence antisémite qui assigne par la force une identité et une appartenance qui sont en règle générale toujours instables et ouvertes sur l’altérité. C’est à cette aliénation d’Etat que Derrida répondra en ne tombant jamais dans aucun piège identitaire qui peut toujours prendre la forme d’un mécanisme auto-immunitaire susceptible de se retourner contre le sujet lui-même. C’est toujours l’Etat souverain qui produit des identités sociales, culturelles et religieuses pour mieux contrôler les populations et les opposer arbitrairement les unes aux autres. On pourrait même aller jusqu’à dire que le racisme d’Etat dont Derrida a été la victime n’est rien d’autre qu’une forme exacerbée de spécisme d’Etat. Autrement dit, entre ces deux formes d’exclusion que sont racisme d’Etat et spécisme d’Etat, il existe plus d’une analogie qui a conduit dans le cas de Derrida à une conscience de l’extrême souffrance que ces deux violences d’Etat produisent sur les vivants humains comme non humains. Ce mécanisme politique qui conduit l’Etat à tomber dans des politiques identitaires n’a pas été seulement la marque de fabrique du colonialisme mais aussi de l’antisémitisme français des années 30 et 40. Il conduira Derrida à vivre toute identité sur le mode du malaise et de la souffrance à partir du moment où elle est le produit d’un Etat autoritaire de type racial et raciste, lequel s’est tragiquement incarné dans l’Etat français livré à des fantasmes politiques identitaires au temps de la colonisation et de l’Occupation. C’est armé de cette tragique lucidité quant à l’origine de toute identité, identité vécue sur le mode permanent de la douleur et acquise par Derrida dans la plus grande blessure personnelle, qu’il comprendra très tôt que toute appartenance, qu’elle soit culturelle, politique ou spéciste, est toujours une limitation considérable de liberté. Autrement dit, un point aveugle et aveuglant, conduisant chez Derrida à ce qu’il faut bien appeler un mal d’appartenance qui est aussi un mal d’identification à toute emprise communautaire enfermant les animaux humains comme non humains dans des fictions identitaires.
Ce sera donc à partir et avec cet habitus singulier qui le fera toujours être dedans et dehors de tout ce à quoi le monde social nous destine en permanence, produisant de l’identité, de la subjectivité, de la souveraineté et donc de l’humanité, que prendra forme chez Derrida l’idée même de la déconstruction comme possibilité d’échapper à ces situations d’aliénation touchant tant les hommes que les animaux. Il s’agit donc pour la déconstruction de sortir des limites que le monde nous impose en défaisant, démontant et démantelant  ses coups de force symbolique. La déconstruction est donc en même temps une philosophie qui offre la possibilité de se déconstruire soi-même comme de déconstruire le monde humain, par conséquent humaniste et spéciste, que l’on habite, sans même savoir qu’on l’habite parce qu’il nous habite et nous hante. C’est pourquoi l’urgence derridienne a été de penser la philosophie comme déconstruction du propre de l’homme tel que celui-ci s’est inventé par l’Occident et sa métaphysique spéciste. C’est animé par cet ambitieux projet zoobiographique et philosophique de déconstruction de soi comme produit de la métaphysique occidentale qu’il faut interpréter son désir de faire de la philosophie une déconstruction du propre de l’homme en tant que ce supposé propre ne sert qu’à maintenir les limites entre humanité et animalité. Et c’est peut-être même l’entrée en philosophie comme relevant d’une appartenance communautaire humaniste qui est immédiatement vécue par Derrida comme une inscription autoritaire dans une culture et un discours qui ne reconnaissent pas l’autre, inscription autoritaire qu’il s’agit  aussi de déconstruire en y introduisant de l’altérité dans un  univers intellectuel saturé d’humanisme tel qu’il s’incarne dans l’idéologie dominante de l’époque dans laquelle se forme la pensée de Derrida : le marxisme dogmatique. Cet itinéraire fait donc de la déconstruction une expérience-limite des plus vivantes, loin de tout intellectualisme, jusqu’à impliquer dans l’exercice même de la pensée des éléments autobiographiques difficiles à mobiliser comme objets de pensée dans l’univers académique, mais conditions de la pensée derridienne.
La déconstruction se construit en repoussant les limites de la vie humaine pour y laisser place à la vie animale et plus elle se confronte aux urgences contingentes et historiques de son époque, plus elle s’ouvre à l’altérité radicale de l’autre. C’est ce qui se produira au moment d’un autre moment clé de l’existence de Derrida, l’indépendance de l’Algérie comme indépendance de la déconstruction à l’endroit de toute forme de spécisme. L’indépendance algérienne viendra mettre définitivement en question tout sentiment d’appartenance, y compris la croyance en une communauté humaine.

L’indépendance derridienne à l’égard de l’humanisme politique.

Ce ne peut être le fait du hasard chronologique si l’indépendance politique de l’Algérie de 1962 se produit au même moment que l’indépendance philosophique de Derrida à l’égard de ce que nous appellerons sans hésitation aucune l’humanisme politique. Que veut conquérir en ce cas son indépendance ? Quel sens y a-t-il à parler d’indépendance philosophique ? Qu’a signifié un événement aussi important que l’indépendance algérienne dans une trajectoire philosophique comme celle de Derrida ? Car il s’est bien produit un tournant inséparablement politique et philosophique en 1962 dans la vie et la pensée de Derrida. Si, en effet, Derrida, a reconnu la légitimité politique des revendications indépendantistes algériennes, si Derrida s’est reconnu dans le désir de liberté du peuple algérien en parlant, sans équivoque aucune, de la « légitimité de la rébellion », il n’a néanmoins jamais cru en l’idée de souveraineté politique, celle-ci n’étant à ses yeux qu’une croyance qui fait la part trop belle à une idéologie de la liberté en installant une communauté donné dans une position de maîtrise politique, illusoire selon Derrida. L’idée de souveraineté politique relève d’abord d’une croyance métaphysique faisant de l’existence de toute communauté nationale une substance se percevant comme autonome dans ses relations avec les autres.
Autrement dit, toute revendication de souveraineté politique ne peut que s’accompagner d’une forme de communautarisme versant immédiatement dans le nationalisme. Cette position derridienne rejoint ainsi celle d’Albert Camus, également sceptique quant à la croyance en une autonomie absolue et quant à celle d’une légitimité de toute forme de nationalisme, à même de fonder un régime politique durable ouvert sur la différence[3].
Quel est ce tournant derridien  dont l’indépendance algérienne aura en quelque sorte servi de révélateur politique ? En quoi cet événement historique aura-t-il été aussi un événement pour la pensée derridienne alors en formation ? Ce tournant philosophique derridien aura pris la forme d’une pensée pour laquelle le réel est le lieu d’une tension extrême qui produit une divergence entre lui et lui-même car il ne peut plus dès lors être pensé comme une totalité close, fermée sur elle-même, laquelle contiendrait et concentrerait ses propres lois d’existence et de transformation. Par conséquent, l’idée que le réel, en tant que totalité produisant par elle-même, ses propres lois de fonctionnement, serait constitué d’une origine et d’une finalité maîtrisée, fixées sur le présent, est une illusion. Il n’y a pas dans ce qui s’appelle le réel quelque chose qui en ferait une forme qui ne devrait qu’à elle-même ses propres conditions de possibilité. Prenons, par exemple, le soi présent chez tout vivant, au-delà de l’opposition supposée entre l’homme et l’animal : ce soi est pensable pour Derrida comme traversé par une différence radicale entre son origine, ou ce qu’il croit être tel, et les différentes formes de sa manifestation, qui font que le soi se différencie en lui-même par rapport à cette supposée origine.
Le soi, autrement dit, ne peut jamais être réduit à ce qu’il croit être au moment de son existence présente. Le soi de tout vivant échappe justement à tout vivant. Il échappe à toute existence présente. Ce qui revient à dire que le « présent vivant », concept créé par le philosophe Husserl, comme idée d’une présence absolue, comme idée d’une présence vivante qui ferait la vie de tout soi, de tout sujet donc, et dans laquelle son existence se tiendrait, est traversé par une ouverture, ce qu’on pourrait appeler, une « déhiscence », notion de biologie végétale qui décrit l’ouverture naturelle de la plante donnant ainsi ses fruits. Cette ouverture radicale inscrite dans toute existence fait que ce « présent vivant » ne peut avoir la maîtrise de lui-même car son ouverture est ce qui le fait exister en tant que vivant. Elle prend toujours, par principe, le dessus sur lui. C’est donc cette « déhiscence » de la vie qui, par exemple, conduit le moi à se découvrir toujours autre par rapport à lui-même. D’où le fait que la présence à soi, tant du côté des vivants humains que non humains, ne peut jamais se réduire à une présence comme origine d’elle-même, l’origine « réelle » échappant à cette supposée origine présente. Cette présence à soi se soustrait à ce que Derrida nomme « l’indivision innocente de l’Absolu originaire », à savoir cette croyance selon laquelle l’origine serait ce qui permettrait de donner sens à tout ce à quoi elle donne lieu et naissance. Ce qui revient à dire que l’origine est elle-même divisée chez tout vivant, c’est-à-dire qu’elle échappe à sa croyance en son indivision, donc à sa croyance en sa souveraineté comme maîtrise d’elle-même.
Et pourtant, c’est ce mythe de l’indivision sensé remplir cette origine, celui de sa supposée pureté comme mythe d’origine, donnant lieu à une autre illusion en un « absolu originaire », qui contamine toute réalité. Plus exactement, ce mythe s’incarne pour Derrida dans toutes les formes de souveraineté, qu’il s’agisse de celle de l’individu ou bien encore celle du peuple. Si toutes ces souverainetés sont à distinguer, elles obéissent toutes à la force de la croyance en une présence pleine et entière reposant sur la conscience comme propre de l’homme. Or ce seront très exactement ces structures spécistes qui seront mises en question par Derrida dès son premier livre, L’Origine de la géométrie (1962), qui est en même temps une traduction par Derrida d’un texte de Husserl, en même temps qu’une déclaration d’indépendance philosophique et politique de Derrida à l’égard de la métaphysique comme métaphysique de la présence qui pense le sujet humain, contre le vivant animal, comme étant son propre souverain, c’est-à-dire comme étant une unité en accord avec son supposé moi originaire. Cette métaphysique de la présence fait de tout sujet humain un vivant toujours présent à lui-même, s’inscrivant dans un « présent vivant » à partir duquel produire sa propre auto-fondation. Autrement dit, un vivant réduit à un mécanisme d’identification lui offrant la possibilité de s’inventer selon la loi autoréférentielle de sa volonté propre.
Or Derrida cherchera toujours à déconstruire cette conception de l’identité individuelle comme résultant d’une décision libre et souveraine du sujet. Cette déconstruction de la souveraineté humaine censée faire le propre de l’homme interviendra dès le début des années 1960 alors même que celles-ci voient triompher un contexte philosophico-politique ne reconnaissant que les identités politiques, sociales et culturelles fortes comme l’ont été le nationalisme, le marxisme et plus généralement toutes les philosophies insistant sur la genèse libre, entière et autonome de toute subjectivité dont la phénoménologie est à cette époque l’une des principales représentantes. L’existence d’une telle stratégie inséparablement politique et philosophique a toujours fait courir à la déconstruction le risque d’un désengagement au moment où l’engagement fait partie de l’identité des intellectuels de l’époque, risque qui fait penser au philosophe Jean-Luc Nancy que le supposé désengagement derridien par lequel sa pensée commence n’est en réalité qu’un détour qui permet de mieux envisager de nouvelles formes d’action politique et intellectuelle et d’introduire la pluralité et l’écart dans un univers où les modèles dominants restent humanistes, aliénants et liberticides en profondeur : « Il faut, au contraire, affirmer, nous explique Jean-Luc Nancy, que loin de se retirer prudemment, au sens banal et timoré du terme, de l’engagement politique, Derrida percevait avec finesse et prudence au sens fort du terme (…) la nécessité de déplacer l’engagement par rapport aux sujétions devenues canoniques, c’est-à-dire aux sujétions identitaires[4]. »
Cette nécessité du déplacement dans la pensée derridienne conduit à un décentrement radical du concept de souveraineté humaine en vue de déconstruire non seulement les identités de tous types, mais plus encore, en un geste de grande portée éthique et politique, d’ouvrir à tous les vivants, y compris les vivants non humains, l’espace de la pensée et donc celui de la politique, en neutralisant tout risque de sujétion prenant la forme de l’anthropocentrisme et de l’anthropologisme. Anthropologisme : tel est peut-être l’autre nom de la cible visée par la déconstruction à partir du moment où cet anthropologisme échoue non seulement à penser ce qu’il convient de continuer à appeler, malgré toutes les réserves du philosophe, « l’humain », celui-ci ayant été pensé jusqu’à maintenant dans le cadre d’un seul modèle interprétatif, celui de la métaphysique de la présence à soi du sujet souverain. Mais cette métaphysique échoue à penser le « non humain » en tant qu’elle a toujours exclu l’animalité de son domaine théorique, tant en sa forme politique qu’éthique. Or il semble pertinent aujourd’hui d’avancer que l’une des raisons pour laquelle Derrida, dès le début de son œuvre, a cherché à mettre en lumière les points aveugles de la phénoménologie husserlienne comme philosophie du « présent vivant » fondé sur la conscience du sujet, soit motivée par le désir de rompre avec cet anthropologisme qui réduit violemment la vie à la seule vie humaine sans prendre en compte la vie animale et plus précisément ce que Derrida appelle « la question du vivant animal » : « Elle (la question du vivant et du vivant animal) aura toujours été pour moi la plus décisive. Je l’ai mille fois abordée, soit directement, soit obliquement, à travers la lecture de tous les philosophes auxquels je me suis intéressé, à commencer par Husserl et le concept d’animal rationale, de vie ou d’instinct qui se trouve au cœur de la phénoménologie[5]. »
Telle nous apparaît donc être l’indépendance philosophique de Derrida qui prend forme en ce début des années 1960, indépendance non pas seulement par rapport à des traditions intellectuelles fortes et dominantes, comme le marxisme et la phénoménologie, que son travail questionne et mettra en question en permanence, mais aussi par rapport à des formes de sujétion de type biopolitique qui soumettent les vivants, humains comme non humains, à la loi de l’identité. Autrement dit, la déconstruction prend ainsi forme en s’attaquant à la conception dominante voire dominatrice du politique qui fait de l’autosuffisance du sujet souverain la condition d’accès à la communauté politique. Si l’on ne peut donc pas parler de philosophie politique derridienne, le concept même de philosophie politique voulant dire et traduisant en réalité l’idée de communauté politique centrée sur un sujet souverain, il y a en revanche chez Derrida une « politique de la philosophie » selon la belle expression de Jean-Luc Nancy, qui permettra de penser l’existence des vivants, de tous les vivants donc, en dehors d’une idée de communauté anthropocentrée et donc fermée sur elle-même et sur la violence qu’elle sécrète.  La publication de trois livres importants de Derrida en 1967 signera avec force cette déclaration d’indépendance vis-à-vis de toute forme de communauté centrée sur l’existence d’un sujet maître de lui-même et du monde qui l’entoure. Ces trois œuvres invitent à un véritable décentrement du sujet, décentrement qui vise à éloigner et à déconstruire en profondeur les trois cibles majeures de ce qui deviendra la déconstruction : l’anthropologisme comme philosophie fondée sur un sujet souverain, maître de lui et du monde qui l’entoure ; l’anthropocentrisme comme vision du monde privilégiant l’humain par rapport à toutes les formes d’existence non humaine et, enfin, l’idée même de « communauté humaine » comme totalité autonome se donnant à elle-même ses propres règles de fonctionnement et centrée sur les concepts d’identité et de fraternité déconstruits de manière radicale. C’est donc dans la déconstruction du ciment métaphysique de la communauté humaine que Derrida engage sa philosophie et en privilégiant tout ce qui vient questionner cette communauté qui se pense comme autonome, c’est-à-dire comme se donnant librement à elle-même ses propres principes de vie.

La déconstruction comme déconstruction du propre de l’homme

Il n’est pas possible de comprendre la déconstruction sans parler de son désir d’intervenir dans la pensée philosophique de manière singulière en renouvelant les modes de lecture et d’interprétation des textes analysés sans jamais perdre de vue la nécessité de défaire l’idée d’une toute puissance du sujet souverain supposé capable par lui-même de produire un savoir absolu sur lui-même. Pratiquer la déconstruction revient donc, à ce moment de l’itinéraire derridien, à conduire les concepts aux dernières limites de leur force critique. L’œuvre qui s’appelle Marges (1972) vise donc à conduire la philosophie en ses marges à partir desquelles la philosophie doit être produite mais aussi à montrer précisément que cette même philosophie a toujours cherché à limiter ces mêmes marges alors que la déconstruction n’a de sens  qu’en vue de sortir des limites assignées à la méthode philosophique elle-même : « La philosophie a toujours tenu à cela : penser son autre. Son autre : ce qui la limite et dont elle relève dans son essence, sa définition, sa production. Penser son autre : cela revient-il seulement à relever (aufheben) ce dont elle relève, à n’ouvrir la marche de sa méthode qu’à passer la limite ? Ou bien la limite, obliquement, par surprise, réserve-t-elle toujours un coup de plus au savoir philosophique ? Limite/passage[6]. » Faire de la limite ce à partir de quoi la philosophie devient possible. Cela revient donc à faire de la philosophie une activité qui s’élabore à partir de son dehors, à savoir à partir d’un lieu qu’elle ne pourrait plus s’approprier. La déconstruction cherche donc à introduire dans la philosophie même de quoi venir repousser ses limites, à savoir tout ce qu’elle cherche à écarter de peur d’être incapable de les maîtriser. Mais en même temps, l’introduction de ces limites permet de neutraliser en quelque sorte tout ce qui a rendu impossible le fait que la philosophie prenne pour objet ces limites mêmes. On retrouve ici ce qu’on pourrait appeler le geste derridien décisif, le geste radical de la déconstruction, intrinsèquement lié à la déconstruction comme philosophie, à savoir la maîtrise de la maîtrise, celle-ci étant pour Derrida le point aveugle de la philosophie occidentale et de la métaphysique qui en résulte : « Tant qu’on n’aura pas détruit jusqu’au concept philosophique de maîtrise, toutes les libertés qu’on dira prendre avec l’ordre philosophique resteront agitées a tergo par des machines philosophiques méconnues, selon la dénégation ou la précipitation, l’ignorance ou la niaiserie[7]. »
C’est cette maîtrise que cherche et qu’aura toujours cherché à détruire la déconstruction derridienne. Mais ici, le concept de maîtrise n’est pas seulement celui qui provient de la tradition philosophique elle-même, mais celui qui est la réalité car il a inventé cette même réalité dans la mesure où pour Derrida elle peut être analysée sous l’angle d’une immense textualité qui fait qu’il n’y a pas de distinction entre philosophie comme activité de pensée et monde comme invention à partir et avec cette pensée de la maîtrise qui est une pensée de la souveraineté. On ne comprendra jamais assez que pour la déconstruction détruire cette maîtrise veut dire s’attaquer à tout ce à quoi la tradition philosophique a donné lieu comme relevant du supposé propre de l’homme : la conscience, le sujet, la subjectivité, la présence. C’est pourquoi la conceptualité derridienne se veut en même temps une critique de ces concepts de maîtrise et de souveraineté en même temps qu’un travail de création de concepts pouvant neutraliser cette maîtrise comme puissance de soi sur le monde. Parmi ceux-ci, le concept de trace va jouer un rôle central dans le projet d’inventer une philosophie du vivant qui dépasse les frontières entre humanité et animalité.
Ce concept de trace est  directement lié à la question du logocentrisme, autre concept clé derridien qui ne peut se comprendre sans relation avec la question animale. Le logocentrisme est le privilège accordé par la culture occidentale à une forme particulière de souveraineté, celle issue de la parole comme supposé propre de l’homme. La généalogie de la déconstruction que nous tentons de faire ici prend son point de départ dans la volonté d’accorder à la vie, et tout particulièrement, à la vie animale, à la vie du vivant animal, une importance que le logocentrisme lui a toujours refusée. C’est ce que dit clairement Derrida dans un texte qui n’est jamais lu dans une perspective animaliste, « Freud et la scène de l’écriture », publié dans L’écriture et la différence en 1967 : « Le logo-phonocentrisme n’est pas une erreur philosophique ou historique dans laquelle serait accidentellement, pathologiquement précipitée l’histoire de la philosophie, de l’Occident, voire du monde, mais bien un mouvement et une structure nécessaires et nécessairement finis : histoire de la possibilité symbolique en général (avant la distinction entre l’homme et l’animal et même entre vivant et non vivant)[8]. » Il nous faut mettre en relation cette définition du logocentrisme avec ce qui est la définition la plus récente du même concept dans la philosophie animale derridienne, à plus de 20 ans de distance pour voir ce qui a bougé dans la déconstruction : « Ce que je voudrais dire d’un mot à propos du logos, c’est que, au fond, ce qu’on peut appeler, ce que j’ai appelé depuis très longtemps le « logocentrisme », justement, qui a toujours désigné selon moi une hégémonie forcée, un forçage, imposant une hégémonie, ne signifie pas seulement l’autorité du logos comme parole, comme langage – qui est déjà une interprétation – mais signifie aussi  une opération proprement, je dirais, entre guillemets, « européenne » qui rassemble justement à la fois les traditions bibliques et puis la tradition philosophique, en gros les religions monothéistes, les religions abrahamiques et la philosophie. Ce logocentrisme des religions abrahamiques et de la philosophie signifiant non pas que le logos était tout simplement au centre de tout, mais qu’il était en situation, justement, d’hégémonie souveraine, organisant tout à partir de ses forçages de traduction[9]. » Il est remarquable de noter que le concept de logocentrisme est donc inséparable chez Derrida de la question de l’animal et permet à sa philosophie animale de penser en même temps la vie humaine et la vie animale comme si l’une et l’autre ne pouvaient se comprendre sans prendre en compte non seulement ce que les hommes font à l’animal, mais de manière plus fondamentale, ce que les animaux font à la question de la souveraineté humaine.
Nous pouvons dès lors commencer à définir ce que nous entendons par l’antispécisme radical de Derrida dans ses dimensions historique, politique et éthique. Cela signifie que le logocentrisme, à savoir ce privilège accordé par l’histoire à la souveraineté humaine, et à elle seule, c’est-à-dire en fait à la conscience s’exprimant dans la voix et la parole, est toute notre histoire. Autrement dit, notre monde n’est pas interprétable en dehors de ce privilège qu’il a toujours accordé à la parole comme expression de la conscience humaine. Plus précisément, cette histoire logocentrique n’est rien d’autre que ce qui a permis ce que Derrida nomme la « possibilité symbolique » en ce qu’elle permet l’invention permanente de notre monde selon un triple mouvement déconstructible : le symbolique est d’abord un espace mental où parole et conscience jouent un rôle de premier plan ; il est aussi ce qui est à l’origine de la distinction entre l’humain et l’animal, mais aussi de la différence entre le vivant et le non vivant. Autrement dit, notre monde où domine la force hégémonique de la souveraineté humaine produit du symbolique qui consolide ce même pouvoir souverain en un mouvement circulaire, faisant ainsi que symbolique, pour l’être humain, veut dire cette distinction entre le vivant humain et le vivant non humain.
Or Derrida nous annonce en 1967 que cette distinction entre l’être humain et l’être animal est elle-même une « structure finie » puisque ce texte doit être lu comme l’une des étapes fondamentales de la déconstruction comme mouvement historique de ce que Derrida appelle « la déconstruction du propre de l’homme », en tant que celui-ci s’est approprié par la violence le symbolique par un coup de force religieux, philosophique et éthique excluant les animaux de toute communauté symbolique avec les humains. Toute la philosophie derridienne peut donc être lue comme une déconstruction de ce symbolique, c’est-à-dire comme une déconstruction de cette « répression logocentrique » au principe même du symbolique comme propre de l’homme mais aussi comme une opération de décompression du sens que l’homme s’est approprié par la violence afin de l’ouvrir aux animaux. L’intérêt de ce texte de 1967 est que Derrida y puise les « fondations » de sa philosophie du vivant animal en s’appuyant sur un auteur inattendu, Freud, qui est à l’origine de l’invention d’un nouveau concept de vie. Derrida reprend à Freud le concept de trace pour comprendre la vie animale en dehors de tout logocentrisme.
Il faut aussi prendre conscience que ce concept de trace vise à comprendre la vie animale selon quelques principes permettant de parler d’une éthique animale dès les débuts de la déconstruction. Quelles sont donc les conditions de possibilité de l’éthique animale chez Derrida et en quoi le concept de trace est-il la condition de possibilité de cette éthique d’un genre particulier et propre à la déconstruction ?

L’éthique animale derridienne

L’éthique derridienne n’a aucun sens à être pensée comme la production de règles et de normes morales, c’est-à-dire comme un système abstrait de conventions, mais doit plutôt être envisagée comme une réflexion sur ce qui fait éthique dans l’éthique, sur ce qui la rend possible, sur ce qui fait qu’il peut y avoir de l’éthique, « l’éthique au-delà de l’éthique » selon l’expression utilisée dans le livre Apories. L’éthique animale derridienne est incompréhensible sans la prise en compte du concept de trace par lequel quelque chose comme une vie psychique animale se forme, se produit et se développe selon un double mouvement sans lequel aucune vie psychique ne pourrait exister. Ce double mouvement repose d’abord sur une logique d’espacement et de temporalisation mais aussi sur une logique d’effacement : « Les traces ne produisent donc l’espace de leur inscription qu’en se donnant la période de leur effacement. Dès l’origine, dans le « présent » de leur première impression, elles sont constituées par la double force de répétition et d’effacement, de lisibilité et d’illisibilité[10]. » Toute vie psychique, humaine ou animale, fonctionne selon une logique de la trace, elle-même soumise au régime de sa répétition et de son effacement. L’intégrité du psychisme animal tel qu’il est ici décrit selon cette logique de la trace est ce à partir de quoi il faut penser l’éthique animale derridienne. Plus exactement, la trace est donc une force psychique double, constituée en même temps de répétition et d’effacement, qui ne vise qu’à persévérer dans son « être » selon une logique complexe qui fait du vivant animal un « être » dont l’intériorité se constitue en ne se soumettant jamais à une quelconque identité repliée sur elle-même. Dit autrement, cette logique de la trace permet de penser la constitution d’un soi qui ne se replie jamais sur lui-même, d’un soi qui échappe à un moi et qui, par conséquent, crée ainsi les conditions de sa propre liberté jamais réductible à une identité ou à une subjectivité données. La trace est donc la condition de possibilité de toute vie animale. La dimension éthique de cette logique est en construction permanente d’elle-même malgré, et grâce à, l’effacement qui l’habite. Ce qui échappe à la maîtrise entière de la trace est la condition de l’éthique au sens où aucune autre force ne doit venir toucher ce système producteur d’une forme certaine de liberté, voire de souveraineté ici pensée en dehors de toute maîtrise.
La conséquence la plus fondamentale de cette philosophie animale de la trace est de ne jamais séparer le corps de l’animal de ses capacités ou représentations. La déconstruction offre donc la possibilité de fonder une éthique non dualiste selon laquelle toute vie prend forme dans un corps à partir duquel capacités et représentations de l’animal prennent forme. Derrida n’a pas fondé son éthique animale sur une seule « capacité » des animaux, celle de souffrir ou celle du souffrir. Dès le début de la déconstruction, sa philosophie animale se veut une pensée qui accueille la vie animale en une « zoopolitique », à savoir dans le cadre d’une éthique offrant les conditions de possibilité d’une communauté politique entre humains et animaux, dans laquelle s’établirait un véritable partage démocratique de souveraineté entre eux. Autrement dit, il y a chez Derrida, l’idée que la « perception », et le corps dans lequel elle s’inscrit selon une logique de la trace, est aussi la condition du rapport possible à l’autre, humain ou animal. Cela a une conséquence fondamentale à partir de laquelle on peut dire que l’origine de toute vie est dans le rapport à l’autre. S’il n’y a pas de vie animale sans représentations, et donc sans capacités, celles-ci ne sont jamais premières. C’est l’autre qui sera toujours premier dans l’origine de la vie. On pourrait donc dire, pour préciser cela, que la trace, loin de se réduire en une intériorité subjective, sera toujours de l’autre perçu avant d’être de l’autre représenté : toute trace est faite de l’existence de l’autre comme « perception » et non comme « représentation ». Dans la logique de la trace telle qu’elle est pensée par Derrida, c’est le rapport à l’autre qui est toujours premier : «  Mais c’est que la « perception », le premier rapport de la vie à son autre, l’origine de la vie avait toujours déjà préparé la représentation. Il faut être plusieurs pour écrire et déjà pour percevoir[11] » ou dit de manière plus concentré en une formule qui résume toute sa philosophie animale : « Il faut penser la vie comme trace avant de déterminer l’être comme présence[12] ».
Qu’est-ce que cela veut dire du point de vue de l’éthique animale derridienne ? D’abord que le vivant animal est porteur d’une vie qu’aucun pouvoir souverain ne doit venir entraver. Cela veut dire ensuite que le corps animal possède une intégrité que rien ne doit venir diminuer, au sens où ce corps est le lieu même de la finitude du vivant qu’il faut laisser se déployer. Le respect de cette finitude du vivant est le lieu où l’éthique animale derridienne prend naissance en lui offrant la possibilité d’une hospitalité inconditionnelle, autre nom de cette éthique. Cette hospitalité inconditionnelle est donc le lieu d’un espace et d’un temps où la vie du vivant s’inscrit afin de permettre d’accueillir l’autre en tant qu’autre et ce tout autre est dès lors porteur de cette finitude que je partage avec lui et qu’il partage avec moi. Cela a comme conséquence de repenser de fond en comble le concept de politique qui devient chez Derrida une zoopolitique. La zoopolitique est ce dans quoi et avec quoi toute vie animale doit s’inscrire non pas seulement pour qu’elle soit respectée et protégée, mais afin de lui permettre de produire aussi du commun à travers une zoopolitique du toucher, respectueuse de cette logique de la trace. Cette zoopolitique du toucher partagée par vivants humains et vivants animaux veut dire aussi partage du symbolique qui est peut-être l’autre nom de cette philosophie antispéciste. Partage du symbolique comme partage de souveraineté et donc de liberté.

Conclusion

Il est donc faux de parler d’un tournant éthique et politique chez Derrida dans les années 80 et 90. La conceptualité derridienne prendra seulement une forme plus éthique et politique qui ne peut être comprise sans prendre encore en compte quelques éléments biographiques. En effet, l’étrangeté du monde dans lequel vit Derrida en ces années-là lui devient de plus en plus grande jusqu’à se traduire par un écart de plus en plus béant dans la réception de son travail entre le monde académique international et la scène intellectuelle française. Derrida devient le marrane qu’il a toujours été, « marrane » étant ce mot d’origine espagnole qui est une insulte antisémite désignant les Juifs convertis de force au catholicisme sous l’Inquisition, mais continuant à vivre entre deux mondes et deux cultures. Derrida reconnaîtra définitivement dès lors que sa philosophie vit entre deux mondes qu’il cherche à réunir par la pensée : le monde des humains inséparable de celui des animaux. Autrement dit, le marrane est celui dont la vie ne peut être vécue qu’en régime d’extériorité. Vivre pour lui veut dire survivre, c’est-à-dire exister à la fois dedans et dehors, c’est-à-dire appartenir à une communauté humaine qui ne prend signification pour lui que si elle diffère d’avec elle-même. Une communauté « différante » ouverte sur le dehors. Ce contraste dans la réception et la reconnaissance de la déconstruction est d’abord un contraste entre une hospitalité qui provient principalement de l’étranger et une inhospitalité qui naît de la supposée communauté d’appartenance. Contraste qui ne fait que confirmer les intuitions philosophiques derridiennes sur les limites de toute appartenance et de toute identification communautaire. Le devenir-animal du marrane qu’est Derrida pourrait être l’expression qui concentre le mieux les dernières réflexions de Derrida en tant que l’animot est en même temps celui qui est exclu de la communauté politique et morale des hommes tout en y jouant un rôle de contre-modèle absolu. L’animot est le pharmakon. Notre hypothèse de lecture est que c’est toute la pensée derridienne qui devient marrane en tant qu’elle vise à accueillir l’autre dans le cadre d’une hospitalité inconditionnelle ouverte à tous les vivants. Le concept d’hospitalité inconditionnelle est l’un des derniers états de l’antispécisme derridien en tant qu’il fait signe vers une éthique radicale dont la finalité est d’accueillir l’autre au-delà de toute distinction spéciste. La déconstruction est donc devenue ce qu’elle n’aura jamais cessé d’être : l’une des dernières grandes pensées du vivant à l’intérieur de la tradition philosophique occidentale : « Tout vivre ensemble suppose et garde comme sa condition même, la possibilité de cette séparation singulière, secrète et inviolable depuis laquelle seul s’accorde, dans l’hospitalité, un étranger à un étranger. Reconnaître qu’on ne vit ensemble, et bien, qu’avec et comme un étranger, un étranger « chez soi », dans toutes les figures du « chez-soi », qu’il n’y a de « vivre ensemble » que là où l’ensemble ne se forme pas et ne se ferme pas (…), ne se laisse contenir, épuiser ou commander ni dans un ensemble naturel ou organique (génétique ou biologique) ni dans un ensemble juridico-institutionnel. Et cela, quelque nom qu’on donne à ces ensembles (organisme, famille, voisinage, nation, Etat-nation) avec leur espace territorial ou le temps de leur histoire[13] ». S’il y a quelque chose comme une communauté des vivants, de tous les vivants, elle ne peut jamais être réduite à quelque dimension biologique ou naturelle que ce soit dont la fermeture conduit toujours à une grande violence. Derrida aura toujours cherché à déconstruire toute forme de communautarisme prenant la forme d’un logocentrisme culturel en défendant la thèse que les relations entre vivants doivent se soustraire à cette violence du logocentrisme quand celui-ci fait de la parole et de la langue humaines la justification de tout spécisme. Autrement dit, il n’y a d’hospitalité digne de ce nom que si elle ne parle pas la langue de l’autre, c’est-à-dire que si la langue de l’autre m’est entièrement étrangère : « L’hospitalité suppose à la fois l’appel ou le rappel du nom propre en sa pure possibilité (c’est-à-toi, toi-même que je dis « viens », « entre », « oui », et l’effacement du même nom propre («viens », « oui », « entre », « qui que tu sois et quels que soient ton nom, ta langue, ton sexe, ton espèce, que tu sois humain, animal ou divin[14] »… » Cet effacement du nom propre serait ainsi non pas la fin de toute souveraineté mais un partage démocratique de cette même souveraineté déconstruite par l’événement donc que constitue la venue des animaux en démocratie, partage de souveraineté libérateur, dont le véritable nom est libération animale.


[1] Nous publierons en mars 2015 un ouvrage collectif aux éditions Autrement, Pour l’abolition de l’exploitation animale. Le véganisme éthique, aux Editions Autrement, avec le philosophe Gary Francione, dans lequel je retrace l’histoire de la philosophie occidentale en montrant qu’elle est avant tout une recherche de souveraineté et que très peu nombreux ont été les penseurs de la tradition occidentale à y inclure véritablement et généreusement les animaux, sauf le philosophe présocratique Empédocle : « La violence théologico-politique du régime carné. L’éthique animale d’Empédocle à Derrida ». 
[2] L’animal que donc je suis, Paris, Editions Galilée, 2006, p.144.
[3] C’est une telle position sceptique et donc inclassable pour l’époque que Derrida exprimera dans une lettre à l’historien français Pierre Nora : « Et quand Camus écrit que, « si bien disposé qu’on soit envers la revendication arabe, on doit cependant reconnaître qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle », je suis loin, pour ma part, de partager l’assurance de ta protestation (implicite). D’une part, je ne vois pas ce qu’il y a de si péjoratif là-dedans ; ni, d’autre part, pourquoi on adhèrerait sans réserve au nationalisme – en tant que tel- des révolutionnaires  arabes, quand on sait qu’aujourd’hui l’indépendance nationale-politique n’est rien, et surtout dans le cas des pays sous-développés ; quand, d’un côté, on condamne le nationalisme-français en particulier, avec raison, comme une valeur réactionnaire. Je sais bien que cela dépend de la situation, que le nationalisme algérien est révolutionnaire, mais précisément, en tant que tel, le nationalisme est utilisé, sinon créé par la révolution pour son énergie passionnelle ou comme énergie passionnelle. » Cet extrait se trouve dans le livre de l’historien Pierre Nora, Les Français d’Algérie, Paris, Editions Plon, p.122.
[4][4] Cette thèse très suggestive et explicative de l’œuvre derridienne se trouve dans le texte de Jean-Luc Nancy « L’indépendance de l’Algérie, l’indépendance de Derrida », dans l’ouvrage collectif Derrida à Alger. Un regard sur le monde. Essais. Paris, Editions Actes Sud, 2008, p.244.
[5] L’Animal que donc je suis, p.57
[6] Jacques Derrida, Marges. De la philosophie, Paris, Editions de Minuit, p.156.
[7] Marges, p.88.
[8] Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, p.66
[9] Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume I, Paris, Editions Galilée, 2006, p.344.
[10] L’écriture et la différence
[11] L’écriture et la différence.
[12] L’écriture et la différence.
[13] Jacques Derrida, « Avouer – L’impossible » dans l’ouvrage collectif Comment vivre ensemble ? Paris, Editions Albin Michel, 2001, p.196.
[14] Comment vivre ensemble, p.197.

2 commentaires:

  1. Qu'est-ce que ce " soi présent chez tout vivant, au-delà de l'opposition supposée entre l'homme et l'animal" ?

    Si ce n’est pas seulement un « soi » comme "présent vivant" que Derrida a uniquement travaillé à déconstruire chez Husserl comme propre de l'homme.

    Est-ce aussi un "Soi" propre à tout vivant et donc à l'exclusion des non-vivants, qu'il faudrait donc encore travailler à déconstruire pour faire sauter toutes frontières "spécistes" ou autres ?

    Les animots machines à déconstruire l'homme-souverain devraient-ils encore eux-mêmes être déconstruits ?

    Et cela du fait même de ce "Soi" qu'on leur donne au nom d'un hypothétique état de nature commune d'individualisation de tous les vivants ?

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  2. Laurent Chevalier, vous m'avez très bien compris tentant de comprendre la déconstruction derridienne du propre de l'homme. Je vous en remercie vraiment. Les questions que vous posez, poser à Derrida et peut-être aussi un peu à moi-même, sont belles, immenses, passionnantes et complexes...J'y travaille. Mais sachez, comme si vous ne le saviez-pas, que l'animot derridien est tout, sauf...une machine, même à déconstruire la déconstruction elle-même. L'animot est un vivant singulier, unique, comme vous et moi, si cela existe. Bien à vous. Patrick Llored

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