« Comment distinguer entre deux désajustements, entre
la disjointure de l’injuste et celle qui ouvre la dissy-
métrie
infinie du rapport à l’autre, c’est-à-dire le lieu
pour
la justice ? Non pas pour la justice calculable et
distributive. (…) … non pas pour un rendre justice qui
se limiterait à sanctionner, à restituer et à faire droit,
mais pour la justice comme incalculabilité du don et
singularité de l’ex-position an-économique à autrui ».[1]
« La
question serait donc, ici comme ailleurs : comment
penser en d’autres termes ?comment délaisser l’accom-
plissement
sans se résoudre à l’interminable, comment
désavouer la transcendance sans se vouer à l’immanence
opaque ? »[2]
Comment les pensées de J. Derrida et de J.-L.
Nancy se touchent-elles ? Quel est leur point de tangence ? Sans
doute le souci d’une question partagée, qu’il leur arrive de formuler ensemble (insimul), c’est-à-dire en
même temps ou à la fois ( le hama grec ), au sujet du
« vivre-ensemble » ou de l’ « être-avec ». Il semble que, à
ce propos, un différend reste entre eux,
que l’un a un différend avec l’autre.
Cette « simple » description, dans son usage même des prépositions,
adverbes ou locutions adverbiales, laisse paraître l’occasion et l’enjeu du
différend : les notions de rapport, de lien et d’altérité. Dans leurs
manières respectives d’aborder la pesée de ces questions politiques et/ou
ontologiques, chacun témoigne aussi bien de sa proximité que de son écart de
l’autre. Ainsi J.-L. Nancy rappelle-t-il un échange bref et instructif entre J. Derrida et lui, au cours d’un
dialogue que nous avons partagé[3] :
« A l’occasion d’une conférence que j’ai donnée lors du colloque de Cerisy
consacré à J. Derrida, intitulé La
démocratie à venir, j’ai rédigé un texte sur la notion de
« peuple »[4].
Quand j’eus fini mon exposé, Derrida me déclara : « j’aurais pu dire
tout ce que tu as dit, mais pas avec le mot « peuple » ; à quoi
je répondis : « oui, mais alors donne m’en un autre », et
lui : « je ne sais pas, mais pas « peuple ». Cette petite
anecdote est intéressante car elle montre que Derrida a les mêmes réticences
envers ce terme qu’envers « communauté » ( « trop juif »)
ou « fraternité » (« trop chrétien »). Mais justement
« peuple », c’est différent … Il n’empêche que Derrida exprime, par
son embarras, celui de notre situation philosophique actuelle ; en
certains endroits nous manquons de mots ». Témoigne de ce manque l’usage
des guillemets, fréquent chez ces deux penseurs, qu’il s’agisse
d’ « extraire » une notion de son contexte traditionnel ou de
tenter de « contenir » ou de « border » ses significations
proliférantes. Quant à l’ « excès » qui semble ici dénoncé, par
le recours à l’adverbe « trop », qui pourrait en donner la mesure,
c’est-à-dire la juste mesure ? Il existe plusieurs façons d’être
« trop » ( « de trop » ou « en trop »)[5],
il existe plus d’une manière d’être « plus d’un » ; le voisinage
de ces deux logiques, si l’on peut garder ce terme, est sans doute un point de tangence important des pensées de
J.-L. Nancy et de J. Derrida.
Ce dernier rappelle à la prudence et à
la nuance dans les dernières lignes fort connues de son ouvrage Le toucher, Jean-Luc Nancy[6].
Avant de lancer le « salut » de la fin, « un salut sans
salvation, un salut juste à venir », il a précisé sa perception de J.-L.
Nancy « comme un parieur. Mais un parieur désespéré : (qui) ne cesse
de miser, d’engager, de s’engager, de tout faire pour calculer exactement, exagérément aussi, des gages
hyperboliques, mais sans rien
attendre, sans compter sur le bénéfice d’aucun « argument du pari ».
Sur aucun salut. Peut-être est-ce aussi cette folie de perdition, cet
impossible, sa « déconstruction du christianisme ». » La suite, obéissant à la « loi du
toucher », précise : « Si je l’imitais en cela, il resterait à
voir en quoi le fond ou le style de christianisme qui résiste encore à toute
déconstruction diffère de l’un à l’autre, et signe nos histoires respectives de
façons intraduisibles l’une à l’autre. Nous ne sommes pas
« chrétiens » ou « non chrétiens, entre guillemets, de la même
façon, mais peu importe ici, sans doute ». Nous devrions ajouter, en toute
probité, nous semble-t-il : nous ne sommes pas « juifs » ou
« non juifs », entre guillemets, de la même façon, mais peu importe
« tout autant ». Ce qui alerte ici notre curiosité, c’est la double
question d’un « reste » et d’une « résistance » qui
parcourt l’écriture de ces deux hommes ; peut-être s’agit-il tout à la
fois de la pensée de la « communauté » et de la
« communion », qui s’enlève, ainsi que tous deux l’ont précisé, sur
l’expérience de l’ « échec immense » dont parlait G. Bataille, l’effondrement
du « communisme ». Etre-ensemble et être-au-monde sont deux
dis-positions indissolublement et intimement liées dont le sens ne nous est
plus livré, simplement en tout cas, par une philosophie ou une théologie
assurée.
L’aventure partagée par J.Derrida et
J.-L. Nancy – mais ce n’est la qu’une possibilité entre autres de recevoir ce
double legs – est peut-être la recherche, en-deça des grandes charpentes
onto-théologiques, d’un affect qui précéderait tout ajustement et toute
concorde, tout contrat. Ce dont semble témoigner J.-L. Nancy : « par
exemple, « Politiques de l’amitié » me semble un texte très fort, en
particulier dans sa manière de répondre et de détourner la pensée de Schmitt
sur l’ami et l’ennemi, un texte dont fondamentalement l’enjeu est l’affect, pas une politique de l’affect mais la
question d’un affect politique, et cet affect Derrida lui donne le nom
d’amitié. Et je me demande ce qu’il y va dans ce nom d’amitié qui renvoie soit
– c’est plutôt l’attitude de Derrida – à un impossible, parce que l’amitié dont
il parle est toujours impossible, soit à la philia
grecque qui renvoie à un certain modèle politique et social. Et de l’autre
côté, il y a la fraternité à laquelle Derrida s’est toujours bien farouchement
opposé. Sur la fraternité, je regrette de ne pas pouvoir reprendre le débat
avec lui parce que je pense qu’on avait un peu avancé, mais cela ne change pas
le point fondamental de la fraternité, c’est un autre mot pour l’affect politique ou l’affect de la
politique ».[7]
Il serait certes erroné de croire qu’à la question de la
« communauté », débordant ou non celle de la politique, l’un
s’emploie à écarter une réponse que l’autre tiendrait pour acceptable ; en
fait l’un et l’autre sont en délicatesse avec leur propre choix.
Il serait vain ( et impossible) de
vouloir résumer Politiques de
l’amitié ; au mieux nous pouvons rappeler ces quelques lignes de
l’ « Avant-propos » : « … la figure de l’ami semble
spontanément appartenir à une configuration familiale,
fraternaliste et donc androcentrée du
politique. (…) Demandons-nous ce que serait alors la politique d’un tel
« au-delà du principe de fraternité » »[8].
Nous souhaitons seulement remarquer
quelques traits d’écriture et tout d’abord la graphie même de la citation
attribuée à Aristote : ô philoi, oudeis philos. Selon les signes
diacritiques retenus par une double tradition, la formule grecque peut recevoir
deux traductions ( d’où les deux parties de l’ouvrage de J.
Derrida.) : ô, avec esprit doux, est une interjection vocative;
d’où : « O mes amis, il n’y a nul ami ». Mais ô, avec esprit
rude et iota souscrit, est un datif
pronominal, signe d’une attribution ; d’où : « pour qui a des
amis (pluriel), il n’y a aucun ami « . Quel que soit le choix retenu,
l’enjeu insistant est celui du nombre, du calculable et de l’incalculable.
Est-que l’amitié compte ? Combien d’amis ? Un ? Plus
d’un ?« Et la démocratie, ça compte ? », pour user des
mots de J. Derrida. Or on ne peut oublier que cette question du nombre ( alors,
il est vrai, celle du très grand nombre, voire de l’innombrable ) fut à
l’origine de l’article de Jean-Luc Nancy, La
communauté désoeuvrée[9],
publié dans la revue Alea en
1983 ; Jean-Christophe Bailly avait proposé comme thème de réflexion pour
ce numéro : « La communauté, le nombre ». La notion de
« désoeuvrement » est empruntée à Maurice Blanchot et l’écriture de
ce texte fait suite à un travail d’enseignement de la pensée de Georges Bataille[10].
C’est donc comme des interlocuteurs
privilégiés que, dans Politiques de
l’amitié, Derrida, à plusieurs reprises, regroupe ces trois penseurs dans
une même référence. Ce qui l’intéresse, c’est que ces auteurs, en cela sans
doute annoncés par Nietzsche, sont eux aussi contraints de frôler la folie,
acculés « à dire des choses aussi contradictoires, insensées, absurdes,
impossibles, indécidables que « X sans X », « communauté de ceux
qui n’ont pas de communauté », communauté désoeuvrée »,
« communauté inavouable » … »[11].
Trois témoignages de l’épreuve endurée par Nietzsche, lui qui aura « représenté ce qui arrive à notre
monde , ce qui nous arrive , ce qui arrive à nous en affectant jusqu’à la
possibilité de dire nous ». Et
quelques lignes plus loin : « … nous appartenons … au temps de cette mutation, qui est justement
une terrible secousse dans la structure ou l’expérience de l’appartenance. Donc de la propriété. De
l’appartenance et du partage communautaire … »[12].
Dans cette détresse inouïe, dans la
surprise de ce nouveau « désastre », l’urgence est peut-être de
donner à « la question qui reste » une autre forme, voire de
formuler une autre question : non plus :« qu’est-ce que
l’amitié ? » mais « qui
est l’ami ? » ; pour ce faire, J. Derrida en appelle à M. Blanchot.
Deux approches de l’ami semblent rompre avec toute notre tradition quand ce
dernier avance que « (nos amis) réservent, même dans la plus grande
familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient
rapport »[13]
ou quand il parle d’ « une amitié sans partage comme sans
réciprocité, amitié pour ce qui passe sans laisser de traces, réponse de la
passivité à la non-présence de l’inconnu »[14].
Ces propos ont une portée « économique « et politique décisive, ce
que souligne J. Derrida : « comment une telle « réponse »
pourrait-elle jamais se traduire en responsabilité éthique ou politique, celle
qu’on a depuis toujours, en Occident philosophique et chrétien, associé à l’amitié ? »[15]
Dès lors, pour échapper à « l’aporie qui oblige à neutraliser sans cesse
un prédicat par un autre »[16]
( le « X sans X »),une double tâche nous est dévolue et
« nous » ouvre peut-être à la possibilité d’un monde : renoncer aux motifs de la
communauté, de l’appartenance ou du partage, de quelque signe qu’on les
affecte.
On ne saurait dissimuler notre trouble (
et notre émotion ) quand la parole de J. Derrida, à la fin de son ouvrage,
semble emportée, alarmée ou même exaspérée dans son commentaire d’une lettre de
M. Blanchot à Salomon Malka. Que dit cette missive : « C’est
évidemment la persécution nazie … qui nous fit sentir que les juifs étaient nos frères et le judaïsme plus qu’une culture et
même plus qu’une religion, mais le fondement de nos relations avec
autrui »[17].
Dans un premier temps J. Derrida se borne explicitement à demander :
« … que veut dire ici « frères » ? Pourquoi autrui
serait-il avant tout un frère ? Et surtout pourquoi nos frères ? les frères de qui ? Qui sommes-nous alors ? Qui est ce
« nous » ? Toutefois,
comme si revenait de façon impérieuse la question de l’ « appartenance »
( et donc celles du « propre » et de la « communauté », il
poursuit ) – telle est notre hypothèse - : « pourquoi n’aurais-je
jamais pu écrire cela, ni souscrire à cela, alors même que, à me fier à
d’autres critères, cette déclaration pourrait m’être plus facile qu’à quelques
autres ? (…) D’où me viendrait cette réticence ? (…)Que veut dire
alors, une fois encore « judaïsme » ? Mais le langage de la fraternité n’est-il pas
au fond étroitement lié, en d’autres termes, à celui de la communauté ?
Dans le même élan, J. Derrida précise : « J’ajoute que le langage de
la fraternité me paraît tout aussi problématique quand, réciproquement, Levinas
y recourt pour étendre l’humanité jusqu’au chrétien, en l’occurrence l’abbé
Pierre : « l’humanité fraternelle de l’homme de confiance du stalag
qui, par chacun de ses mouvements, restaurait en nous la conscience de notre
dignité. L’homme s’appelait abbé Pierre, je n’ai jamais connu son nom de
famille »[18] ».
Plusieurs fois, en plus d’un livre, J.
Derrida a tenté de (se) rappeler ce que fut son enfance, pendant un temps, de
jeune « juif indigène » de l’Algérie française et une époque qui
enracina en lui un résistance toujours vigilante aux diverses formes de
l’antisémitisme de même qu’une farouche réticence à toute captation communautaire
(sans oublier l’attention constante pour le jeune Etat d’Israël) ». Nous
n’y revenons pas ici. Toutefois il nous semble instructif de méditer les
paroles qu’il a prononcées devant des assemblées se présentant comme juives et
réunies pour l’écouter « en tant que » juif, ou
« soi-disant » juif , comme il disait lui-même. Nous avons retenu
deux conférences : l’une, « Avouer – l’impossible :
« Retours », repentir et réconciliation » prononcée à
l’occasion du XXXVII ème Colloque des intellectuels juifs de langue française
(1998) intitulé « Comment vivre
ensemble ? »[19],
l’autre, « Abraham, l’autre », pour le colloque international Judéités :
questions pour Jacques Derrida, organisé au Centre communautaire de Paris.[20]
J. Derrida, on ne saurait en douter, s’est rendu en ces lieux avec
appréhension, sans être assuré d’être le destinataire de l’invitation qu’il
avait reçue, pour répondre, par l’aveu ou le désaveu de son « être –juif »,
de ce qu’il n’a pas choisi : la blessure de l’insulte et de l’injure en
son jeune âge qui n’est pas sans rapport avec « la mémoire sans mémoire de
la circoncision ».[21]
A ceci près, qu’il s’agit dans un cas,
d’une parole qui exclut et délégitime, dans l’autre d’une marque qui « met
à part » ( celle du sacré ? ), peut-être celle de l’élection (celle
de la sainteté ?). Mais les séquelles
de ces deux événements se
recoupent, ce que Derrida précise avec netteté : « …chaque fois que j’ai
eu à traiter sérieusement … dans l’histoire de la philosophie ou de
l’onto-théologie, par exemple chez Nietzsche, Heidegger ou Levinas, ce thème
d’une culpabilisation ou d’une incrimination originaires, d’une culpabilité ou
d’une responsabilité (Schuldigsein…), le
thème d’une dette, d’un endettement, d’un être endetté originaires, avant tout
contrat, avant d’avoir rien contracté, eh bien, chaque fois … je voyais revenir
du fond sans fond de la mémoire cette expérience de l’assignation dissymétrique
de l’être-juif, immédiatement couplé avec ce qui est devenu pour moi l’immense ressource, et la plus suspecte, la
plus problématique, … la ressource de l’exemplarisme … ».[22]
( en jeu donc la prétention à l’élection d’un individu, d’un peuple ou d’un
Etat ).
On peut feindre de succomber à la
tentation et jouer à se surnommer « le dernier des Juifs »[23],
en réponse à la question « qui êtes-vous ? » ou, plus
essentiellement au sens propre, « qu’êtes-vous ?» : le plus
indigne des Juifs ou, tout aussi bien, le dernier survivant, le seul
authentique, comme si le moins
pouvait engendrer le plus . L’enseignement de cette hyperbole de la surenchère
est celui de l’indécidabilité.
J. Derrida n’a pas décliné l’invitation mais il a « décliné son
identité présumée », non pour en révélée une autre », authentique
celle-là, mais en se soustrayant à toute alternative d’un choix, préférant
parler de « (son) appartenance sans appartenance à la judéité ou au
judaïsme »[24].
Ainsi respectait-il une exigence dont l’ensemble de son travail, dans tous ses
registres, peut témoigner : « Le premier paradoxe ou l’aporie
principielle tient au fait que l’expérience de la dissociation ou de
l’hétérogénéité disséminale est cela même qui interdit la dissociation de se
fixer ou de s’apaiser en distinction oppositionnelle, en frontière décidable et
en différence rassurante ».[25]
Il ne pouvait donc se couler, oserons-nous dire, dans les catégories disponibles :
Juif / juif, authentique / inauthentique, judéité / judaïsme.
On comprend mieux peut-être maintenant
les raisons de la défiance de J.Derrida envers la notion de communauté. Quant à la notion de
fraternité, l’échange avec J.-L. Nancy n’a pu se poursuivre longtemps pour les
raisons que l’on sait, encore que ce dernier ait parlé d’une certaine avancée.
Ce fut au prix d’un effort de sa part pour penser à nouveaux frais cette
question. Notre texte de référence est l’original français d’un article
intitulé « Fraternité » et destiné, il y a peu, à une revue turque. Si nous précisons d’emblée qu’il s’agit d’évaluer,
dans sa portée politique, l’articulation de la « figure » du père et
la « non figure » de la mère, force est de reconnaître que cette
préoccupation est présente depuis longtemps dans la pensée de J.-L.
Nancy : au moins depuis l’époque des travaux du « Centre de
recherches philosophiques sur le politique », fondé ici même, à l’ENS Ulm
en novembre 1980, à l’initiative de J. Derrida ; la responsabilité en
était confiée à Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy.[26]
Il serait même souhaitable de prendre en compte un article de 1979 et une
conférence de 1980 dont ces compagnons de pensée étaient les auteurs :
« La panique politique » et « Le peuple juif ne rêve pas ».[27]
Dès la séance d’ouverture ou
d’installation de ce « Centre », le 8 décembre 1980, les deux
responsables présenté leur projet : penser la « co-appartenance
essentielle » [28](
et non accidentelle ou simplement historique ) du philosophique et du
politique. (…) autrement dit, de prendre en compte le politique comme une
détermination philosophique – et inversement. L’enjeu était de penser le
« retrait » du politique, non comme une sortie du politique mais
comme un « re-tracement » de ses limites. Cette nécessité s’est
affirmée au cours d’un cheminement dont Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy
rappellent les étapes : le marxisme et Marx, puis bataille et Heidegger,
enfin la psychanalyse. Il apparaît avec insistance que « la question du
« rapport » surgit de toutes manières dans la philosophie dès que le
politique y fait énigme, lacune ou limite ».[29]
La psychanalyse à son tour est confrontée à cette difficulté qui pose la
question de ses limites et de ses pouvoirs. Ce que les deux rédacteurs de
l’ « ouverture » précisent en ces termes : « Si le « lien social » fait question
véritable – et fait, du coup, la question-limite
- pour Freud, c’est que le rapport donné ( le rapport tel que, malgré tout
Freud se le donne, tel qu’il le présuppose, lui aussi, comme toute la
philosophie ), ce rapport d’un sujet à la subjectivité elle-même dans la figure d’un père, implique dès l’origine
ou en guise d’origine, la naissance (
ou le don précisément ) dans ce
rapport. Et une pareille naissance implique le retrait de ce qui n’est sujet, ni objet, ni figure, et que l’on
peut, par provision et par simplification nommer « la mère » ».[30]
Le retrait du politique signifie que la transcendance, la souveraineté et
l’altérité, toutes notions liées peu ou prou à la figure du père, sont retirées
du monde, d’où l’exigence d’un retracement du politique, d’un(e) politique
autre, s’il faut même garder ce nom. Cela implique une prise en charge de la
question reçue de Freud, celle de « l’identification,
qu’on peut et qu’on doit référer à une problématique générale de la mimèsis ; tâche peut-être écrasante
qui reste « la grande hantise et
le lieu d’achoppement de pratiquement toute la pensée contemporaine, de Bergson
à Heidegger et Levinas, en passant par Freud, Husserl, Bataille et quelques
autres ). C’est pourquoi la question dite de la mère est d’abord pour nous
celle d’un retrait maternel – de la mère comme retrait et du retrait de la
mère ».[31]
L’exigence, venue de loin donc, de
préciser le mode de « présence » de la mère ( son
« retrait »), engage un déplacement de la question de la fraternité
et une critique de l’idée de « famille ».[32]
Il ne s’agit certes pas d’écarter avec légèreté les inquiétudes, voire les
réticences, de J. Derrida envers « un terme à la fois familial,
sentimental, masculin et à résonance chrétienne » ; elles sont tout à
fait justifiées sauf peut-être à tenter une autre approche du complexe familial
classique. En ouverture de son analyse, une formule de J.-L. violente toute
notre tradition : « les « frères » ne sont pas d’abord ceux
que réunit un même sang »[33],ou,
dans un renversement en rupture lui aussi : « Les fils et les filles
sont moins ceux qu’unit le sang … que ceux qu’unit la communauté de l’allaitement,
(…) le don externe, discontinu et médiat d’une substance nutritive3. Passer des
« frères » au « fils et aux filles », c’est distinguer
exactement deux types de lien ; « les « frères » sont les
enfants du « père » tué, les « fils et les filles » ceux
de la « mère ». Ce que J.6L. Nancy développe ainsi : « le
lien avec la mère est paradoxal où l’incorporation ( certissima ) s’oppose à
l’identification ( l’enfant ne s’identifie pas, il absorbe la substance
maternelle dans sa propre substance autonome
) ; le lien avec le père est d’identification , non à un corps ou à
une substance ( incertus )[34]
mais à une figure ou à un signe ». La certitude donnée par la mère ne
concerne que la co-existence des
frères et des sœurs en tant que « com-pagnonnage
de nourriture » et non leur com-munauté
d’existence exposée à une absence de raison. La figure du père reste
« un contour vide ou une esquisse », un signe dont la signification
est fuyante. Au-delà du nourrissement, le « commun » des frères n’a
aucune assurance ; ils sont « ensembl » » « par
hasard, sans communauté d’origine ou « de sens ».
Comprendre le sens du mot
« ensemble » est la tâche qui rivent l’une à l’autre les questions de
« fraternité » et de « communauté ». Pour ce faire, il est
nécessaire de penser à la fois la quête du substitut de la nourriture
maternelle et la recherche de consistance de la figure dans laquelle s’instaure
la « loi », comme l’avers et le revers d’une médaille qui n’est autre
que l’ « en » de « en-semble » ou de « en-commun ».
Nommons les avec J.-L . Nancy : « « fraternité » et
« sororité » qui s’entrecroisent comme le font, plus généralement,
« masculin » et « féminin ». Il faudrait alors entendre la
fraternité dans un sens qui déroute l’acception commune de ce mot , pour autant
que celle-ci ne porte pas seulement les valeurs du masculin et du
paternel : « … la fraternité porte aussi l’ombre ou la mémoire obscure et le désir de
la nourriture commune. En cela elle est aussi « sororité » et à cet égard il faut convenir que le fraternel
privilégie une unilatéralité masculine. La sororité serait la fraternité
au-delà ou en-deçà de la loi, dans la
sphère ou dans les sphères de la nourriture c’est-à-dire du
« manger/rejeter » qui sont aussi les sphères de l’affect ».[35] Si la fraternité reste androcentrée, si la
famille, « conjugaison d’un hasard ( rencontre) et d’une étreinte ( désir ) » peut être tenue pour
« le véritable lieu et acte de naissance du droit », il semble alors
que le désir soit maîtrisé par la politique. Toutefois le droit n’est fondé que
sur le retrait de tout principe fondateur et d’autre part la vacance de la
figure du père constitue une menace persistante qu’on ne peut détourner. Si le
recours à quleque mythologie fondatrice fait désormais défaut, le sort de la
démocratie est scellé : « elle doit assumer cette vacance sans faire
appel à une mythologie », tout en ménageant des échappées sur l’affect, la
jouissance ou la joie, la vie, la mort – des zones franches, pour ainsi dire.
" « Fraternité » est bien
un terme insuffisant ", concère J.-L. Nancy, « mais c’est un
signal ». « Si « liberté » et « égalité »
représentent – à condition d’être toujours repensées – les conditions minimales
d’une association civile sans fondement donné, « fraternité » peut
indiquer l’horizon de ce dehors du socio-politique. (… ) plutôt une brèche
ouverte dans toute espèce d’horizon, de délimitation . Cette brèche est
celle du sens… ».
Commun, communion, communauté,
communisme – Frère, fraternité, fratelli, philia,
amitié, « aimance », philadelphie – le/la politique :
voilà notre bagage pour accueillir ce
qui vient. Que faire de ces mots ?
S’y tenir ? Y renoncer ? Les déplacer ou les déporter ? J.
Derrida et J.-L. Nancy ont toujours ( au présent, car leur partage est toujours
au travail, en travail ) à se préoccuper de ces notions dans tous leurs
registres ontologique, religieux, politique. Ces deux penseurs sont témoins de
leur temps, au double sens de ce génitif. Contemporains l’un et l’autre de la « fin » du communisme et
d’une démocratie en souffrance de sens, , d’une mondialisation ( qui traduit,
comme on sait, l’anglais « globalization » ) en mal de monde,
attentifs à la possibilité d’un monde à-venir ou, autrement dit, à l’événement,
à la surprise d’un monde, ils ont placé notamment au premier rang de leur
questionnement – chacun selon sa provenance et son style – les notions de
« rapport » et de « lien », de « déliaison »,
d’ »altérité » et de « déappropriation ». Gageons que, si
nous souhaitons préserver cet éveil et garder mémoire de ces deux sillages, il
nous faudra rester à l’écoute de deux paroles : l’une de J. Derrida :
« Tout autre est tout autre » ; l’autre de J.-L. Nancy ;
« Singuli : ce singulier
pluriel, chaque(s) un(s) du un par un – singulièrement ». Est-il temps
encore ? Est-ce encore « notre » temps ?
Pierre-Philippe Jandin.
Le 1
er octobre 2014.
[1]
J. Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 48.
[2]
J.-L . Nancy, La Communauté désavouée, Galilée, 2014,
pp. 133-134.
[3]
J.-L. Nancy, La possibilité d’un monde. Dialogue avec
Pierre-Philippe Jandin., Les petits Platons, 2013.
[4]
La
démocratie à venir : autour de Jacques Derrida, actes du colloque tenu à
Cerisy-la-Salle du 8 au 12 juillet 2002, sous la dir. de Marie-Louise Mallet,
Galilée, 2004. Le titre de la conférence de J.-L. Nancy est un fragment de la
partition de Méhul, Le chant du départ,
plus précisément les notes sur lesquelles on chante : « Le peuple
souverain s’avance … ».
[5]
Il faudrait avoir le temps de commenter
le texte de J.-L. Nancy, « Trop. Carnet
– Notes », publié dans le catalogue de
l’ « exposition » « Trop. Jean-Luc Nancy avec François
Martin et Rodolphe Burger », qui eut lieu à la Galerie de l’UQAM
(Montréal) du 21 octobre au 26 novembre 2005. Les commissaires étaient Louise
Déry avec Ginette Michaud et Georges Leroux.
[6]
J. Derrida, Le toucher Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000, pp. 347-348. Précisons
qu’à cette date, J. Derrida ne pouvait avoir lu que l’article de J.-L. Nancy « La déconstruction du
christianisme » publié dans la revue Etudes
philosophiques, n° 4, 1998 et repris dans La Déclosion (Déconstruction du christianisme, I), Galilée, 2005.
[7]
« Penser l’excédence de
l’art », entretien avec G. Michaud. Dans le dossier « J.-L. Nancy, à
bords perdus », dans Spirale, mars-avril
2006, n° 207. A l’occasion de l’exposition « Trop ». Repris
dans : Ginette Michaud, « Cosa
volante. Le désir des arts dans la pensée de J.-L. Nancy », Hermann,
2014. (Nous soulignons).
[8]
Politiques
de l’amitié, op. cit.,
p. 12. On peut ici rappeler les références des synoptiques : Matt., XII, 48-50, Marc,
III, 33-35, Luc, VIII, 21.
[9]
Texte paru sous forme de livre, La communauté désoeuvrée, Chistian
Bourgois, 1986, 1990, 1999.
[10]
C’est là le début d’une longue
et délicate explication de J.-L. Nancy avec M. Blanchot, et avec Blanchot
lecteur de G . Bataille. La dernière étape a été marquée, il y a très peu
de temps, par La communautée désavouée,
op. cit.. Nous ne pouvons ici qu’évoquer ce dossier promis à controverses, à
n’en pas douter.
[11]Politiques
de l’amitié, op. cit.,
p. 63. La communauté inavouable est
un livre de M. Blanchot, Eds de Minuit, 1983, en réponse à celui de J.-L. Nancy
[12]
Ibid.,
p. 98.
[13]
M. Blanchot, L’Amitié,
Gallimard, 1971, pp. 328-329. Citée par J. Derrida, Politiques …, op. cit., p. 327.
[14]
M. Blanchot, L’Ecriture
du désastre, Gallimard, 1980, p. 47. Citée par Derrida, ibid., pp. 328-329.
[15]
Ibid..
[16]
Ibid., p. 331.
[17]
Lettre à Salomon Malka, L’Arche, n° 373, mai 1988, p. 68. Citée
et commentée par J. Derrida (qui souligne), ibid.
pp. 337-338.
[18]
Emmanuel
Levinas, « Qui êtes-vous ? », Entretien avec
F. Poirié, La Manufacture, 1987, pp. 84-85.
[19]
Comment
vivre ensemble ? Actes
du XXXVIIème Colloque des intellectuels juifs de langue française. Textes
réunis par Jean Halpérin et Nelly Hansson, Albin Michel, 2001 .
[20]
Judéités.
Questions pour J. Derrida. Sous
la dir. de Joseph et Raphael Zagury-Orly, Galilée, 2003.
[21]
Ibid., p. 25. Notons ici le retour d’une
formule de type : « X sans X ».
[22]
Ibid.,
p.21.
[23]
J. Derrida avec Geoffrey
Bennington, Circonfession, « Le
dernier des Juifs, que suis-je », Le Seuil, 1991
[24]
Judéités, op.
cit., p. 17.
[25]
Ibid., p. 26.
[26]
Les travaux du Centre ont donné
lieu à deux publications : Rejouer
le politique , Galilée, 1981 et Le
retrait du politique, Galilée, 1983.
[27]
« La panique politique »,
Cahiers Confrontations, n°2, 1979,
« L’Etat cellulaire ».
« Le peuple juif ne rêve pas », exposé prononcé le 25 mai 1980
au colloque de Montperllier, « La psychanalyse est-elle une histoire
juive ? ». Première partie prononcée par J.-L. Nancy, seconde par Ph.
Lacoue-Labarthe. Ces deux textes ont été
publiés par Christian Bourgois éd., 2013.
[28]
Rejouer
le politique, op.
cit., p. 14 et Le retrait du
politique, op. cit., p. 184. Cette formule est de Jacques Derrida, dans
« Les Fins de l’homme » in Marges
de la philosophie, Minuit, 1972.
[29]
Rejouer
le politique, op. cit.,
p. 24.
[30]Ibid., p. 26.
[31]
Le
retrait du politique, op. cit.,
p. 197. Dernière séance du 21 juin 1982.
[32]
Nous prenons appui ici sur un
texte de J.-L. Nancy de 2011, intitulé « Fraternité », destiné à être
publié en Turquie . L’auteur nous a communiqué l’original français ;
nous l’en remercions vivement. Les citations sont tirées de cet article.
[33]
On sait que sanguis, en latin, signifie à la fois le sang, la vie, et le
lignage, la lignée. L’étude des dynasties amènent les historiens à parler de
« frère de lait », précisément pour rappeler la subordination du lait
au sang.
[34]
Ces mots latins renvoient à la
célèbre formule du droit romain : « Pater
incertus, mater certissima ».
[35]
Nous soulignons.
Un excellent souvenir.
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