samedi 25 octobre 2014

Communauté et Fraternité : Un différend entre Derrida et Nancy? / Pierre-Philippe Jandin (Colloque Derrida, ENS Ulm-IMEC)

                                         



                                                      « Comment distinguer entre deux désajustements, entre
                                                       la disjointure de l’injuste et celle qui ouvre la dissy-
                                                       métrie infinie du rapport à l’autre, c’est-à-dire le lieu
                                                        pour la justice ? Non pas pour la justice calculable et
                                                       distributive. (…) … non pas pour un rendre justice qui
                                                        se limiterait à sanctionner, à restituer et à faire droit,
                                                        mais pour la justice comme incalculabilité du don et
                                                       singularité de l’ex-position an-économique à autrui ».[1]   

                                                      « La question serait donc, ici comme ailleurs : comment
                                                       penser en d’autres termes ?comment délaisser l’accom-
                                                       plissement sans se résoudre à l’interminable, comment
                                                     désavouer la transcendance sans se vouer à l’immanence
                                                       opaque ? »[2]                       
      
        Comment les pensées de J. Derrida et de J.-L. Nancy se touchent-elles ? Quel est leur point de tangence ? Sans doute le souci d’une question partagée, qu’il leur arrive de formuler ensemble (insimul), c’est-à-dire en même temps ou à la fois ( le hama grec ), au sujet du « vivre-ensemble » ou de l’ « être-avec ». Il semble que, à ce propos, un différend reste entre eux, que l’un a un différend avec l’autre. Cette « simple » description, dans son usage même des prépositions, adverbes ou locutions adverbiales, laisse paraître l’occasion et l’enjeu du différend : les notions de rapport, de lien et d’altérité. Dans leurs manières respectives d’aborder la pesée de ces questions politiques et/ou ontologiques, chacun témoigne aussi bien de sa proximité que de son écart de l’autre. Ainsi J.-L. Nancy rappelle-t-il un échange bref et instructif entre J. Derrida et lui, au cours d’un dialogue que nous avons partagé[3] : « A l’occasion d’une conférence que j’ai donnée lors du colloque de Cerisy consacré à J. Derrida, intitulé La démocratie à venir, j’ai rédigé un texte sur la notion de « peuple »[4]. Quand j’eus fini mon exposé, Derrida me déclara : « j’aurais pu dire tout ce que tu as dit, mais pas avec le mot « peuple » ; à quoi je répondis : « oui, mais alors donne m’en un autre », et lui : « je ne sais pas, mais pas « peuple ». Cette petite anecdote est intéressante car elle montre que Derrida a les mêmes réticences envers ce terme qu’envers « communauté » ( « trop juif ») ou « fraternité » (« trop chrétien »). Mais justement « peuple », c’est différent … Il n’empêche que Derrida exprime, par son embarras, celui de notre situation philosophique actuelle ; en certains endroits nous manquons de mots ». Témoigne de ce manque l’usage des guillemets, fréquent chez ces deux penseurs, qu’il s’agisse d’ « extraire » une notion de son contexte traditionnel ou de tenter de « contenir » ou de « border » ses significations proliférantes. Quant à l’ « excès » qui semble ici dénoncé, par le recours à l’adverbe « trop », qui pourrait en donner la mesure, c’est-à-dire la juste mesure ? Il existe plusieurs façons d’être « trop » ( « de trop » ou « en trop »)[5], il existe plus d’une manière d’être « plus d’un » ; le voisinage de ces deux logiques, si l’on peut garder ce terme, est sans doute  un point de tangence important des pensées de J.-L. Nancy et de J. Derrida.
       Ce dernier rappelle à la prudence et à la nuance dans les dernières lignes fort connues de son ouvrage Le toucher, Jean-Luc Nancy[6]. Avant de lancer le « salut » de la fin, « un salut sans salvation, un salut juste à venir », il a précisé sa perception de J.-L. Nancy « comme un parieur. Mais un parieur désespéré : (qui) ne cesse de miser, d’engager, de s’engager, de tout faire pour calculer exactement, exagérément aussi, des gages hyperboliques, mais sans rien attendre, sans compter sur le bénéfice d’aucun « argument du pari ». Sur aucun salut. Peut-être est-ce aussi cette folie de perdition, cet impossible, sa « déconstruction du christianisme ». »  La suite, obéissant à la « loi du toucher », précise : «  Si je l’imitais en cela, il resterait à voir en quoi le fond ou le style de christianisme qui résiste encore à toute déconstruction diffère de l’un à l’autre, et signe nos histoires respectives de façons intraduisibles l’une à l’autre. Nous ne sommes pas « chrétiens » ou « non chrétiens, entre guillemets, de la même façon, mais peu importe ici, sans doute ». Nous devrions ajouter, en toute probité, nous semble-t-il : nous ne sommes pas « juifs » ou « non juifs », entre guillemets, de la même façon, mais peu importe « tout autant ». Ce qui alerte ici notre curiosité, c’est la double question d’un « reste » et d’une « résistance » qui parcourt l’écriture de ces deux hommes ; peut-être s’agit-il tout à la fois de la pensée de la « communauté » et de la « communion », qui s’enlève, ainsi que tous deux l’ont précisé, sur l’expérience de l’ « échec immense » dont parlait G. Bataille, l’effondrement du « communisme ». Etre-ensemble et être-au-monde sont deux dis-positions indissolublement et intimement liées dont le sens ne nous est plus livré, simplement en tout cas, par une philosophie ou une théologie assurée.
        L’aventure partagée par J.Derrida et J.-L. Nancy – mais ce n’est la qu’une possibilité entre autres de recevoir ce double legs – est peut-être la recherche, en-deça des grandes charpentes onto-théologiques, d’un affect qui précéderait tout ajustement et toute concorde, tout contrat. Ce dont semble témoigner J.-L. Nancy : «  par exemple, « Politiques de l’amitié » me semble un texte très fort, en particulier dans sa manière de répondre et de détourner la pensée de Schmitt sur l’ami et l’ennemi, un texte dont fondamentalement l’enjeu est l’affect, pas une politique de l’affect mais la question d’un affect politique, et cet affect Derrida lui donne le nom d’amitié. Et je me demande ce qu’il y va dans ce nom d’amitié qui renvoie soit – c’est plutôt l’attitude de Derrida – à un impossible, parce que l’amitié dont il parle est toujours impossible, soit à la philia grecque qui renvoie à un certain modèle politique et social. Et de l’autre côté, il y a la fraternité à laquelle Derrida s’est toujours bien farouchement opposé. Sur la fraternité, je regrette de ne pas pouvoir reprendre le débat avec lui parce que je pense qu’on avait un peu avancé, mais cela ne change pas le point fondamental de la fraternité, c’est un autre mot pour l’affect politique ou l’affect de la politique ».[7] Il serait certes erroné de croire qu’à la question de la « communauté », débordant ou non celle de la politique, l’un s’emploie à écarter une réponse que l’autre tiendrait pour acceptable ; en fait l’un et l’autre sont en délicatesse avec leur propre choix.
       Il serait vain ( et impossible) de vouloir résumer Politiques de l’amitié ; au mieux nous pouvons rappeler ces quelques lignes de l’ « Avant-propos » : «  … la figure de l’ami semble spontanément appartenir à une configuration familiale, fraternaliste et donc androcentrée du politique. (…) Demandons-nous ce que serait alors la politique d’un tel « au-delà du principe de fraternité » »[8]. Nous souhaitons seulement  remarquer quelques traits d’écriture et tout d’abord la graphie même de la citation attribuée à Aristote : ô philoi, oudeis philos. Selon les signes diacritiques retenus par une double tradition, la formule grecque peut recevoir deux traductions ( d’où les deux parties de l’ouvrage de J. Derrida.) : ô, avec esprit doux, est une interjection vocative; d’où : « O mes amis, il n’y a nul ami ». Mais ô, avec esprit rude et iota souscrit,  est un datif pronominal, signe d’une attribution ; d’où : « pour qui a des amis (pluriel), il n’y a aucun ami « . Quel que soit le choix retenu, l’enjeu insistant est celui du nombre, du calculable et de l’incalculable. Est-que l’amitié compte ? Combien d’amis ? Un ? Plus d’un ?«  Et la démocratie, ça compte ? », pour user des mots de J. Derrida. Or on ne peut oublier que cette question du nombre ( alors, il est vrai, celle du très grand nombre, voire de l’innombrable ) fut à l’origine de l’article de Jean-Luc Nancy, La communauté désoeuvrée[9], publié dans la revue Alea en 1983 ; Jean-Christophe Bailly avait proposé comme thème de réflexion pour ce numéro : «  La communauté, le nombre ». La notion de « désoeuvrement » est empruntée à Maurice Blanchot et l’écriture de ce texte fait suite à un travail d’enseignement de la pensée de Georges Bataille[10].
       C’est donc comme des interlocuteurs privilégiés que, dans Politiques de l’amitié, Derrida, à plusieurs reprises, regroupe ces trois penseurs dans une même référence. Ce qui l’intéresse, c’est que ces auteurs, en cela sans doute annoncés par Nietzsche, sont eux aussi contraints de frôler la folie, acculés «  à dire des choses aussi contradictoires, insensées, absurdes, impossibles, indécidables que « X sans X », « communauté de ceux qui n’ont pas de communauté », communauté désoeuvrée », « communauté inavouable » … »[11]. Trois témoignages de l’épreuve endurée par Nietzsche, lui qui aura « représenté ce qui arrive à notre monde , ce qui nous arrive , ce qui arrive à nous en affectant jusqu’à la possibilité de dire nous ». Et quelques lignes plus loin : « … nous appartenons … au temps de cette mutation, qui est justement une terrible secousse dans la structure ou l’expérience de l’appartenance. Donc de la propriété. De l’appartenance et du partage communautaire … »[12].  Dans cette détresse inouïe, dans la surprise de ce nouveau « désastre », l’urgence est peut-être de donner à « la question qui reste » une autre forme, voire de formuler une autre question : non  plus :« qu’est-ce que l’amitié ? » mais  «  qui est l’ami ? » ; pour ce faire, J. Derrida en appelle à M. Blanchot. Deux approches de l’ami semblent rompre avec toute notre tradition quand ce dernier avance que « (nos amis) réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir  de laquelle ce qui sépare devient rapport »[13] ou quand il parle d’ « une amitié sans partage comme sans réciprocité, amitié pour ce qui passe sans laisser de traces, réponse de la passivité à la non-présence de l’inconnu »[14]. Ces propos ont une portée « économique «  et politique décisive, ce que souligne J. Derrida : « comment une telle « réponse » pourrait-elle jamais se traduire en responsabilité éthique ou politique, celle qu’on a depuis toujours, en Occident philosophique et chrétien, associé  à l’amitié ? »[15] Dès lors, pour échapper à « l’aporie qui oblige à neutraliser sans cesse un prédicat par un autre »[16] ( le « X sans X »),une double tâche nous est dévolue et « nous » ouvre peut-être à la possibilité  d’un monde : renoncer aux motifs de la communauté, de l’appartenance ou du partage, de quelque signe qu’on les affecte.
       On ne saurait dissimuler notre trouble ( et notre émotion ) quand la parole de J. Derrida, à la fin de son ouvrage, semble emportée, alarmée ou même exaspérée dans son commentaire d’une lettre de M. Blanchot à Salomon Malka. Que dit cette missive : « C’est évidemment la persécution nazie … qui nous fit sentir que les juifs étaient nos frères et le judaïsme plus qu’une culture et même plus qu’une religion, mais le fondement de nos relations avec autrui »[17]. Dans un premier temps J. Derrida se borne explicitement à demander : « … que veut dire ici « frères » ? Pourquoi autrui serait-il avant tout un frère ? Et surtout pourquoi nos frères ? les frères de qui ? Qui sommes-nous alors ? Qui est ce « nous » ?  Toutefois, comme si revenait de façon impérieuse la question de l’ « appartenance » ( et donc celles du « propre » et de la « communauté », il poursuit ) – telle est notre hypothèse - : «  pourquoi n’aurais-je jamais pu écrire cela, ni souscrire à cela, alors même que, à me fier à d’autres critères, cette déclaration pourrait m’être plus facile qu’à quelques autres ? (…) D’où me viendrait cette réticence ? (…)Que veut dire alors, une fois encore « judaïsme » ?  Mais le langage de la fraternité n’est-il pas au fond étroitement lié, en d’autres termes, à celui de la communauté ? Dans le même élan, J. Derrida précise : «  J’ajoute que le langage de la fraternité me paraît tout aussi problématique quand, réciproquement, Levinas y recourt pour étendre l’humanité jusqu’au chrétien, en l’occurrence l’abbé Pierre : « l’humanité fraternelle de l’homme de confiance du stalag qui, par chacun de ses mouvements, restaurait en nous la conscience de notre dignité. L’homme s’appelait abbé Pierre, je n’ai jamais connu son nom de famille »[18] ».
       Plusieurs fois, en plus d’un livre, J. Derrida a tenté de (se) rappeler ce que fut son enfance, pendant un temps, de jeune « juif indigène » de l’Algérie française et une époque qui enracina en lui un résistance toujours vigilante aux diverses formes de l’antisémitisme de même qu’une farouche réticence à toute captation communautaire (sans oublier l’attention constante pour le jeune Etat d’Israël) ». Nous n’y revenons pas ici. Toutefois il nous semble instructif de méditer les paroles qu’il a prononcées devant des assemblées se présentant comme juives et réunies pour l’écouter « en tant que » juif, ou « soi-disant » juif , comme il disait lui-même. Nous avons retenu deux conférences : l’une, «  Avouer – l’impossible : « Retours », repentir et réconciliation  » prononcée à l’occasion du XXXVII ème Colloque des intellectuels juifs de langue française (1998)  intitulé « Comment vivre ensemble ? »[19], l’autre, « Abraham, l’autre », pour le colloque international  Judéités : questions pour Jacques Derrida, organisé au Centre communautaire de Paris.[20] J. Derrida, on ne saurait en douter, s’est rendu en ces lieux avec appréhension, sans être assuré d’être le destinataire de l’invitation qu’il avait reçue, pour répondre, par l’aveu ou le désaveu de son « être –juif », de ce qu’il n’a pas choisi : la blessure de l’insulte et de l’injure en son jeune âge qui n’est pas sans rapport avec « la mémoire sans mémoire de la circoncision ».[21]  A ceci près, qu’il s’agit dans un cas, d’une parole qui exclut et délégitime, dans l’autre d’une marque qui « met à part » ( celle du sacré ? ), peut-être celle de l’élection (celle de la sainteté ?). Mais les séquelles  de  ces deux événements se recoupent, ce que Derrida précise avec netteté : « …chaque fois que j’ai eu à traiter sérieusement … dans l’histoire de la philosophie ou de l’onto-théologie, par exemple chez Nietzsche, Heidegger ou Levinas, ce thème d’une culpabilisation ou d’une incrimination originaires, d’une culpabilité ou d’une responsabilité (Schuldigsein…), le thème d’une dette, d’un endettement, d’un être endetté originaires, avant tout contrat, avant d’avoir rien contracté, eh bien, chaque fois … je voyais revenir du fond sans fond de la mémoire cette expérience de l’assignation dissymétrique de l’être-juif, immédiatement couplé avec ce qui est devenu pour moi  l’immense ressource, et la plus suspecte, la plus problématique, … la ressource  de l’exemplarisme … ».[22] ( en jeu donc la prétention à l’élection d’un individu, d’un peuple ou d’un Etat ).
       On peut feindre de succomber à la tentation et jouer à se surnommer « le dernier des Juifs »[23], en réponse à la question « qui êtes-vous ? » ou, plus essentiellement au sens propre, « qu’êtes-vous ?» : le plus indigne des Juifs ou, tout aussi bien, le dernier survivant, le seul authentique, comme si le moins pouvait engendrer le plus . L’enseignement de cette hyperbole de la surenchère est celui de l’indécidabilité.           J. Derrida n’a pas décliné l’invitation mais il a « décliné son identité présumée », non pour en révélée une autre », authentique celle-là, mais en se soustrayant à toute alternative d’un choix, préférant parler de « (son) appartenance sans appartenance à la judéité ou au judaïsme »[24]. Ainsi respectait-il une exigence dont l’ensemble de son travail, dans tous ses registres, peut témoigner : « Le premier paradoxe ou l’aporie principielle tient au fait que l’expérience de la dissociation ou de l’hétérogénéité disséminale est cela même qui interdit la dissociation de se fixer ou de s’apaiser en distinction oppositionnelle, en frontière décidable et en différence rassurante ».[25] Il ne pouvait donc se couler, oserons-nous dire, dans les catégories disponibles : Juif / juif, authentique / inauthentique, judéité / judaïsme.
       On comprend mieux peut-être maintenant les raisons de la défiance de J.Derrida envers  la notion de communauté. Quant à la notion de fraternité, l’échange avec J.-L. Nancy n’a pu se poursuivre longtemps pour les raisons que l’on sait, encore que ce dernier ait parlé d’une certaine avancée. Ce fut au prix d’un effort de sa part pour penser à nouveaux frais cette question. Notre texte de référence est l’original français d’un article intitulé « Fraternité » et destiné, il y a peu, à une revue turque.  Si nous précisons d’emblée qu’il s’agit d’évaluer, dans sa portée politique, l’articulation de la « figure » du père et la « non figure » de la mère, force est de reconnaître que cette préoccupation est présente depuis longtemps dans la pensée de J.-L. Nancy : au moins depuis l’époque des travaux du « Centre de recherches philosophiques sur le politique », fondé ici même, à l’ENS Ulm en novembre 1980, à l’initiative de J. Derrida ; la responsabilité en était confiée à Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy.[26] Il serait même souhaitable de prendre en compte un article de 1979 et une conférence de 1980 dont ces compagnons de pensée étaient les auteurs : « La panique politique » et « Le peuple juif ne rêve pas ».[27]
       Dès la séance d’ouverture ou d’installation de ce « Centre », le 8 décembre 1980, les deux responsables présenté leur projet : penser la « co-appartenance essentielle » [28]( et non accidentelle ou simplement historique ) du philosophique et du politique. (…) autrement dit, de prendre en compte le politique comme une détermination philosophique – et inversement. L’enjeu était de penser le « retrait » du politique, non comme une sortie du politique mais comme un « re-tracement » de ses limites. Cette nécessité s’est affirmée au cours d’un cheminement dont Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy rappellent les étapes : le marxisme et Marx, puis bataille et Heidegger, enfin la psychanalyse. Il apparaît avec insistance que « la question du « rapport » surgit de toutes manières dans la philosophie dès que le politique y fait énigme, lacune ou limite ».[29] La psychanalyse à son tour est confrontée à cette difficulté qui pose la question de ses limites et de ses pouvoirs. Ce que les deux rédacteurs de l’ « ouverture » précisent en ces termes : «  Si  le « lien social » fait question véritable – et fait, du coup, la question-limite  - pour Freud, c’est que le rapport donné ( le rapport tel que, malgré tout Freud se le donne, tel qu’il le présuppose, lui aussi, comme toute la philosophie ), ce rapport d’un sujet à la subjectivité elle-même dans la figure d’un père, implique dès l’origine ou en guise d’origine, la naissance ( ou le don précisément ) dans ce rapport. Et une pareille naissance implique le retrait de ce qui n’est sujet, ni objet, ni figure, et que l’on peut, par provision et par simplification nommer « la mère » ».[30] Le retrait du politique signifie que la transcendance, la souveraineté et l’altérité, toutes notions liées peu ou prou à la figure du père, sont retirées du monde, d’où l’exigence d’un retracement du politique, d’un(e) politique autre, s’il faut même garder ce nom. Cela implique une prise en charge de la question reçue de Freud, celle de « l’identification, qu’on peut et qu’on doit référer à une problématique générale de la mimèsis ; tâche peut-être écrasante qui reste « la grande hantise et le lieu d’achoppement de pratiquement toute la pensée contemporaine, de Bergson à Heidegger et Levinas, en passant par Freud, Husserl, Bataille et quelques autres ). C’est pourquoi la question dite de la mère est d’abord pour nous celle d’un retrait maternel – de la mère comme retrait et du retrait de la mère ».[31]
       L’exigence, venue de loin donc, de préciser le mode de « présence » de la mère ( son « retrait »), engage un déplacement de la question de la fraternité et une critique de l’idée de « famille ».[32] Il ne s’agit certes pas d’écarter avec légèreté les inquiétudes, voire les réticences, de J. Derrida envers « un terme à la fois familial, sentimental, masculin et à résonance chrétienne » ; elles sont tout à fait justifiées sauf peut-être à tenter une autre approche du complexe familial classique. En ouverture de son analyse, une formule de J.-L. violente toute notre tradition : « les « frères » ne sont pas d’abord ceux que réunit un même sang »[33],ou, dans un renversement en rupture lui aussi : « Les fils et les filles sont moins ceux qu’unit le sang … que ceux qu’unit la communauté de l’allaitement, (…) le don externe, discontinu et médiat d’une substance nutritive3. Passer des « frères » au « fils et aux filles », c’est distinguer exactement deux types de lien ; «  les « frères » sont les enfants du « père » tué, les « fils et les filles » ceux de la « mère ». Ce que J.6L. Nancy développe ainsi : «  le lien avec la mère est paradoxal où l’incorporation ( certissima  ) s’oppose à l’identification ( l’enfant ne s’identifie pas, il absorbe la substance maternelle dans sa propre substance autonome  ) ; le lien avec le père est d’identification , non à un corps ou à une substance ( incertus )[34] mais à une figure ou à un signe ». La certitude donnée par la mère ne concerne que la co-existence des frères et des sœurs en tant que « com-pagnonnage de nourriture » et non leur com-munauté d’existence exposée à une absence de raison. La figure du père reste « un contour vide ou une esquisse », un signe dont la signification est fuyante. Au-delà du nourrissement, le « commun » des frères n’a aucune assurance ; ils sont « ensembl » » « par hasard, sans communauté d’origine ou « de sens ».
       Comprendre le sens du mot « ensemble » est la tâche qui rivent l’une à l’autre les questions de « fraternité » et de « communauté ». Pour ce faire, il est nécessaire de penser à la fois la quête du substitut de la nourriture maternelle et la recherche de consistance de la figure dans laquelle s’instaure la « loi », comme l’avers et le revers d’une médaille qui n’est autre que l’ « en » de « en-semble » ou de « en-commun ». Nommons les avec J.-L . Nancy : «  « fraternité » et « sororité » qui s’entrecroisent comme le font, plus généralement, « masculin » et « féminin ». Il faudrait alors entendre la fraternité dans un sens qui déroute l’acception commune de ce mot , pour autant que celle-ci ne porte pas seulement les valeurs du masculin et du paternel :    « … la fraternité porte aussi l’ombre ou la mémoire obscure et le désir de la nourriture commune. En cela elle est aussi « sororité » et à cet égard il faut convenir que le fraternel privilégie une unilatéralité masculine. La sororité serait la fraternité au-delà ou en-deçà de la loi, dans la sphère ou dans les sphères de la nourriture c’est-à-dire du « manger/rejeter » qui sont aussi les sphères de l’affect ».[35]  Si la fraternité reste androcentrée, si la famille, « conjugaison d’un hasard ( rencontre) et d’une étreinte       ( désir ) » peut être tenue pour « le véritable lieu et acte de naissance du droit », il semble alors que le désir soit maîtrisé par la politique. Toutefois le droit n’est fondé que sur le retrait de tout principe fondateur et d’autre part la vacance de la figure du père constitue une menace persistante qu’on ne peut détourner. Si le recours à quleque mythologie fondatrice fait désormais défaut, le sort de la démocratie est scellé : « elle doit assumer cette vacance sans faire appel à une mythologie », tout en ménageant des échappées sur l’affect, la jouissance ou la joie, la vie, la mort – des zones franches, pour ainsi dire.
       " « Fraternité » est bien un terme insuffisant ", concère J.-L. Nancy, « mais c’est un signal ». « Si « liberté » et « égalité » représentent – à condition d’être toujours repensées – les conditions minimales d’une association civile sans fondement donné, « fraternité » peut indiquer l’horizon de ce dehors du socio-politique. (… ) plutôt une brèche ouverte dans toute espèce d’horizon, de délimitation . Cette brèche est celle du sens… ».
       Commun, communion, communauté, communisme – Frère, fraternité, fratelli, philia, amitié, « aimance », philadelphie – le/la politique : voilà  notre bagage pour accueillir ce qui vient.  Que faire de ces mots ? S’y tenir ? Y renoncer ? Les déplacer ou les déporter ? J. Derrida et J.-L. Nancy ont toujours ( au présent, car leur partage est toujours au travail, en travail ) à se préoccuper de ces notions dans tous leurs registres ontologique, religieux, politique. Ces deux penseurs sont témoins de leur temps, au double sens de ce génitif. Contemporains l’un et l’autre  de la « fin » du communisme et d’une démocratie en souffrance de sens, , d’une mondialisation ( qui traduit, comme on sait, l’anglais « globalization » ) en mal de monde, attentifs à la possibilité d’un monde à-venir ou, autrement dit, à l’événement, à la surprise d’un monde, ils ont placé notamment au premier rang de leur questionnement – chacun selon sa provenance et son style – les notions de « rapport » et de « lien », de « déliaison », d’ »altérité » et de « déappropriation ». Gageons que, si nous souhaitons préserver cet éveil et garder mémoire de ces deux sillages, il nous faudra rester à l’écoute de deux paroles : l’une de J. Derrida : « Tout autre est tout autre » ; l’autre de J.-L. Nancy ; « Singuli : ce singulier pluriel, chaque(s) un(s) du un par un – singulièrement ». Est-il temps encore ? Est-ce encore « notre » temps ?


                                                                                                         Pierre-Philippe Jandin.
                                                                                                                               Le 1 er octobre 2014.



[1] J. Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 48.
[2] J.-L . Nancy, La Communauté désavouée, Galilée, 2014, pp. 133-134.
[3] J.-L. Nancy, La possibilité d’un monde. Dialogue avec Pierre-Philippe Jandin., Les petits Platons, 2013.
[4] La démocratie à venir : autour de Jacques Derrida, actes du colloque tenu à Cerisy-la-Salle du 8 au 12 juillet 2002, sous la dir. de Marie-Louise Mallet, Galilée, 2004. Le titre de la conférence de J.-L. Nancy est un fragment de la partition de Méhul, Le chant du départ, plus précisément les notes sur lesquelles on chante : « Le peuple souverain s’avance … ».
[5] Il faudrait avoir le temps de commenter le texte de J.-L. Nancy, « Trop. Carnet – Notes », publié dans le catalogue de l’ « exposition » « Trop. Jean-Luc Nancy avec François Martin et Rodolphe Burger », qui eut lieu à la Galerie de l’UQAM (Montréal) du 21 octobre au 26 novembre 2005. Les commissaires étaient Louise Déry avec Ginette Michaud et Georges Leroux.
[6] J. Derrida, Le toucher Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000, pp. 347-348. Précisons qu’à cette date, J. Derrida ne pouvait avoir lu que l’article  de J.-L. Nancy « La déconstruction du christianisme » publié dans la revue Etudes philosophiques, n° 4, 1998 et repris dans La Déclosion (Déconstruction du christianisme, I), Galilée, 2005.
[7] « Penser l’excédence de l’art », entretien avec G. Michaud. Dans le dossier «  J.-L. Nancy, à bords perdus », dans Spirale, mars-avril 2006, n° 207. A l’occasion de l’exposition « Trop ». Repris dans : Ginette Michaud, « Cosa volante. Le désir des arts dans la pensée de J.-L. Nancy », Hermann, 2014. (Nous soulignons).
[8] Politiques de l’amitié, op. cit., p. 12. On peut ici rappeler les références des synoptiques : Matt., XII, 48-50,  Marc, III, 33-35, Luc, VIII, 21.
[9] Texte paru sous forme de livre, La communauté désoeuvrée, Chistian Bourgois, 1986, 1990, 1999.
[10] C’est là le début d’une longue et délicate explication de J.-L. Nancy avec M. Blanchot, et avec Blanchot lecteur de G . Bataille. La dernière étape a été marquée, il y a très peu de temps, par La communautée désavouée, op. cit.. Nous ne pouvons ici qu’évoquer ce dossier promis à controverses, à n’en pas douter.
[11]Politiques de l’amitié, op. cit., p. 63. La communauté inavouable est un livre de M. Blanchot, Eds de Minuit, 1983, en réponse à celui de J.-L. Nancy
[12] Ibid., p. 98.
[13] M. Blanchot,  L’Amitié, Gallimard, 1971, pp. 328-329. Citée par J. Derrida, Politiques …, op. cit., p. 327.
[14] M. Blanchot,  L’Ecriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 47. Citée par Derrida, ibid., pp. 328-329.
[15] Ibid..
[16] Ibid., p. 331.
[17] Lettre à Salomon Malka, L’Arche, n° 373, mai 1988, p. 68. Citée et commentée par J. Derrida (qui souligne), ibid. pp. 337-338.
[18] Emmanuel Levinas, « Qui êtes-vous ? », Entretien  avec F. Poirié, La Manufacture, 1987, pp. 84-85.
[19] Comment vivre ensemble ? Actes du XXXVIIème Colloque des intellectuels juifs de langue française. Textes réunis par Jean Halpérin et Nelly Hansson, Albin Michel, 2001 .
[20] Judéités. Questions pour J. Derrida. Sous la dir. de Joseph et Raphael Zagury-Orly, Galilée, 2003.
[21] Ibid., p. 25. Notons ici le retour d’une formule de type : « X sans X ».
[22] Ibid., p.21.
[23] J. Derrida avec Geoffrey Bennington, Circonfession, « Le dernier des Juifs, que suis-je », Le Seuil, 1991
[24] Judéités, op. cit., p. 17.
[25] Ibid., p. 26.
[26] Les travaux du Centre ont donné lieu à deux publications :  Rejouer le politique , Galilée, 1981 et Le retrait du politique, Galilée, 1983.
[27] « La panique politique », Cahiers Confrontations, n°2, 1979, « L’Etat cellulaire ».  « Le peuple juif ne rêve pas », exposé prononcé le 25 mai 1980 au colloque de Montperllier, « La psychanalyse est-elle une histoire juive ? ». Première partie prononcée par J.-L. Nancy, seconde par Ph. Lacoue-Labarthe.  Ces deux textes ont été publiés par Christian Bourgois éd., 2013.
[28] Rejouer le politiqueop. cit., p. 14 et Le retrait du politique, op. cit., p. 184. Cette formule est de Jacques Derrida, dans « Les Fins de l’homme » in Marges de la philosophie, Minuit, 1972.
[29] Rejouer le politique, op. cit., p. 24.
[30]Ibid., p. 26.
[31] Le retrait du politique, op. cit., p. 197. Dernière séance du 21 juin 1982.
[32] Nous prenons appui ici sur un texte de J.-L. Nancy de 2011, intitulé « Fraternité », destiné à être publié en Turquie . L’auteur nous a communiqué l’original français ; nous l’en remercions vivement. Les citations sont tirées de cet article.
[33] On sait que sanguis, en latin, signifie à la fois le sang, la vie, et le lignage, la lignée. L’étude des dynasties amènent les historiens à parler de « frère de lait », précisément pour rappeler la subordination du lait au sang.
[34] Ces mots latins renvoient à la célèbre formule du droit romain : « Pater incertus, mater certissima ».
[35] Nous soulignons.

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