Je découvre le livre de Trinh Xuan Thuan publié en 2013 concernant Le désir d’infini. C'est sans doute un livre attractif et on y apprendra des choses, notamment sur le rapport de la science et de la littérature, avec des ouvertures vers l'art également qui sont alléchantes. Le livre vient de ressortir en poche. Je voudrais en guise de mise en bouche pointer néanmoins quelques détails qui en font aussi la faiblesse. Je le rencontrerais volontiers pour en discuter. L’hypothèse d’un dîner entre lui et moi me séduit. J'imagine un monde où, disons, Jean-Clet Martin rencontre Thrinh Xuan Thuan, un autre où ils ne se rencontrent pas, un autre où ils sont amis, un autre où ils sont ennemis, un autre où ils s'ignorent complètement. Imaginons alors un monde où ils auraient été leur lecteur réciproque... Dans ce monde, je m'étonne et m'amuse à constater que le livre de Trinh Xuan Thuan associe, comme je le fais depuis 1993, des motifs aussi éloignés que les « dimensions » cartésiennes, les espaces de Riemann, les bifurcations de Borges, Cantor, l’éternel retour de Blanqui, les miroirs de Welles, les variétés d’Escher, les mondes possibles de Leibniz… le tout organisé également autour de la question des « plurivers ». D’où provient une telle similitude ? Le plus extraordinaire est qu’il existe un autre monde encore où Thrinh Xuan Thuan, Pierre Bayard et moi-même dîneront également ensemble après avoir partagé le même Montrachet. Et ce monde est le nôtre puisque la même année que Thrinh Xuan Thuan, Pierre Bayard, aux éditions de Minuit, remplit, à peu de choses près, le même menu en publiant un livre Il existe d'autres mondes, avec... les mêmes références ! Edifiant, comme concours de circonstances… D’où peut provenir cette communication des consciences, cette percolation du même marc de café entre des milieux Parisiens si éloignés ? Dans quels mondes infinis nous sommes nous déjà croisés et dans quels autres allons-nous fêter cette retrouvaille avec le même menu déroulant? Cela est remarquable et tient de ce que Leibniz appellerait un miracle… A moins que nous soyons devant des livres écrits par des moteurs de recherche, confiés à des algorithmes pour produire les accès, les références et les tags communs -ce qui n'est pas à exclure. On peut supposer au mieux qu'il puisse y avoir quelque part une influence, une obscure loi des séries pour expliquer un tel rapport qui méritait pour le moins d'être signalé. Une loi capable de faire confluer un événement aussi extraordinaire que la mise en orbite d’auteurs qui s’ignorent sur une fonction convergente. Une série en tous points identique… au lieu de plurielle comme on pourrait l’attendre d’un sujet sur les univers multiples. Mais amusons nous d’une telle similitude…
Imaginons donc, pour poursuivre notre pastiche, un monde supplémentaire, un monde où un singe dactylographe s’enivre sur le même clavier que le nôtre et sorte aléatoirement un texte qui marque les boutures qui manquent, les joints qui se sont perdus. Alors, demandons à ce singe comment établir la connexion entre des événements si miraculeux. Par exemple, en guise de première monnaie de singe, comment savoir que Borges pratiquait l’art de la « bifurcation » selon le modèle des multivers pas franchement avoué dans l’œuvre ? On ne saurait découvrir tout de même l’existence de ces questions chez Borges ou Welles sans sources, au hasard d’une page tournée ou d’une salle de cinéma. De même l’idée du singe dactylographe dont je parle à l’instant, ce singe lui-même n’est pas utilisé par Borges auquel je l’applique plusieurs fois, retrouvant ce pauvre animal sorti indemne du clavier de Trinh Xuan Thuan comme d’une boîte de Pandore. La parenté est remarquable et l’animal nous croise, je ne sais comment. Rien en effet n’est écrit dans les œuvres de Borges ou de Blanqui d’un tel rapport. Celui-ci n’existe que par l’élaboration et la lecture suivie. Comment donc associer, où trouver la passerelle ? Les deux auteurs n’en fournissent aucune note. Par exemple comment établir la problématique morale de mondes qui n'ont pas les mêmes lois? Total étonnement de ce qui est dit à l'identique sur le criminel, ou encore les combinaisons génétiques! ( c'est ici ). Ou encore la relation de Blanqui à l’éternel retour! Pour ma part, je l’ai découverte en lisant Alfred Fouillée, publié sur mon blog ( http://jeancletmartin.blog.fr/2008/11/25/nietzsche-l-eternel-retour-5104700/ ). Mais également dans les œuvres posthumes de Nietzsche. Nietzsche a annoté le livre, ce qui explique qu'il puisse en reprendre les mêmes exemples. Il est donc le convive supplémentaire au dîner de ce soir. Il fallait en effet reconnaître un lien entre les deux, un livre qui a circulé de l’un à l’autre. L’identité des thématiques suppose une référence commune, du moins une précédence de l’un par rapport à l’autre comme peut-être on peut le supposer aujourd’hui pour la similitude qui m’amuse entre trois auteurs que tout sépare. Par souci de ce détail, dans Eloge de l’inconsommable, accessible gratuitement sur le site des éditions de L'éclat, je devais consacrer un chapitre commun à Blanqui et Nietzsche, une séquence qui les associe (ainsi qu’un chapitre sur Escher pour l’anneau de Möbius). Par contre, ni dans le livre de Pierre Bayard ni dans celui de Trinh Xuan Thuan le rapport n’est établi vraiment entre Nietzsche et Blanqui. Comment L’éternité par les astres de Blanqui est-il tombé entre les pages des auteurs ici retenus ? Je reconnais que c’est possible : par intuition immédiate, en claquant des doigts. Il est possible peut-être même de supposer un savoir absolu, une génération spontanée ou même quelque chose qui soit donné de toute éternité. Mais on ne peut en tout cas induire l’éternel retour d’après le titre du livre de Blanqui, L’éternité par les astres qui est épuisé ou pour ainsi dire peu discuté même si je devais lui rendre hommage sur mon site en 2008 (http://jeancletmartin.blog.fr/2008/11/19/blanqui-5063141/ ). J’en viens à Welles. Comment, selon quel humour Wellesien s’est établie cette connexion extra-terrestre de l’auteur sud-américain et du cinéaste ? En fait, le lien existe chez Borges lui-même qui s’échine à rendre compte de Citizen Kane, très petit texte qu’on peut retrouver dans une revue sud-américaine totalement introuvable après une recherche fort laborieuse. Mais je ne trouve aucune mention, aucune note sur cette accointance dans l'ouvrage de Trinh Xuan Thuan. Comment imaginer alors divinement que Welles et Borges aient quelque chose à voir avec les multivers ?
Seul notre singe dactylographe peut nous aider à devenir plus animal, plus instinctif : c’est chez Deleuze dans Logique du sens que pour la toute première fois, sans doute, il est fait mention des « univers parallèles » à propos d’une fiction : Le jardin aux sentiers qui bifurquent. Deleuze s’invite soudainement à table comme dernier convive. Et il vient d'un autre monde encore, un autre Cluedo… C’est de ce monde qu’est née la première association de Borges à Leibniz. Quant à Welles, il est également pris en chasse dans les livres sur le cinéma. La chose à établir était donc impossible sans lire Le pli de Deleuze qui fait le lien entre tous les "mondes possibles Leibniziens" et les beaux sentiers du jardin de Borges -question sur laquelle Deleuze revient dans L’image-temps. Autrement, il faudrait rêver à Inception pour y parvenir. Trouver un renvoi d’ascenseur quelque part pour descendre là où ça se corse… Il n’y a en effet nulle encyclopédie pour cocher le chemin d’un tel rapport, nul génie non plus qui n’ai obtenu ce lien sans une réflexion et une étude minutieuse, longue et passionnante. Pour ma part, il y a d’ailleurs une longue lignée deleuzienne qui passe noir sur blanc par « l’image virtuelle » (Kimé 1996), « L’âme du monde » (Seuil 1998), « Borges » (L’éclat 2005), « Eloge de l’inconsommable » (L’éclat 2004), « Plurivers » (PUF 2010)... Et sur cette ligne, je suis finalement ravi de déjeuner avec Trinh Xuan Thuan et Pierre Bayard, comme deux chats qui jouent à Schrödinger avec Deleuze. Parce que bien évidemment, cela m’amuse et que je suis tout à fait sûr de la totale objectivité du hasard. Ce ne peut être qu'un hasard! Le hasard est nécessaire et délirant ! Le hasard est mon credo ! Rien de plus intéressant que de fier au hasard la faveur des conjonctions surprenantes. Et il faut bien convenir au demeurant que ces livres sont beaux, instructifs et bien menés. Il faudrait du reste pouvoir en désirer l'archive, en prendre preuve de ce qu'aucun coup de dés n'abolit l'aléa. Néanmoins, je ne savais pas encore qu’il fût possible de parler de hasard pour des croisements redondants : un hasard qui se répète, nous apprend Cournot, n’est plus un hasard(1). Il devient une règle. Ce que je vénérais dur comme fer avant que ces circonstances n’aient posé entre mes mains les livres trumeaux qui se baladent sur la même trajectoire. A moins de voir en cet étrange dîner une exception au principe, cela valait en tout cas la peine de s'y attabler pour redonner à Cournot le dernier mot sur la rencontre des séries indépendantes.
JCM
1/ Vous partagez par ailleurs dans votre livre, cher TXT les mêmes images que moi sur FB il y a bien longtemps, ici et ici . Nous sommes dans le même palais de glaces en train d'attendre Yu Tsun dans un jardin aux sentiers qui convergent.
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