1/ "Algèbre de la tragédie" vient de sortir aux Editions Léo Scheer dans une collection très contemporaine. Il s'agit donc d'une reprise d’un pan de "L'esprit du nihilisme". Le texte a-t-il bougé depuis ce premier jet et comment percevoir le supplément qui lui fait face -ou vient après-, rédigé par Tristan Garcia. Comment le lire en retour quand l’auteur abordé, commenté, se découvre lui-même devenu lecteur, dans le prisme d'une vision rapprochée ou miniaturisée comme le dit Tristan dès les premières pages?
"Algèbre de la Tragédie" est la dernière section de "L'esprit du nihilisme", à l'époque sorti dans une relative indifférence : grosseur et densité du livre, absence totale de relais académiques... du coup, le noyau de personnes qui l'avaient lu m'ont presque toutes dit : pourquoi n'as-tu pas publié "Algèbre" seul? Tu aurais été beaucoup plus lu... Et en effet j'ai un peu regretté de ne pas l'avoir fait comme ça. C'est un texte charnière pour moi, au sens où, jusque-là, moi, parfait autodidacte, je ne m'étais jamais considéré comme "philosophe", mais plutôt comme un essayiste philosophant, un théoricien pratiquant le concept pour des raisons déterminées (phénoménologie du "collectif" post-avant-gardiste, Evidenz ou Tiqqun, par exemple), idéalement à la Artaud, Bataille, Debord : comme un "intellectuel qui philosophe"(c'est le mot, injuste du reste, qu'utilise Habermas pour qualifier Adorno, figure éthico-philosophico-politique pour moi absolument tutélaire). Même les trois autres sections de "L'esprit du nihilisme" sont des essais, des recherches, des expérimentations sur les concepts des autres. Il y avait, bien sûr, des bribes de systématicité, mais je ne recherchais pas le système-pour-le-système.
Et pourtant! "Algèbre de la Tragédie", qui m'est venu comme un souffle, écrit dans un état de très grande intensité nerveuse, s'est avéré être la naissance pure et simple d'un système, que j'ai aujourd'hui entièrement mis au point. Pour répondre à une partie de ta question, non, je ne l'ai pas corrigé ou révisé, pas même relu avant qu'il sorte en volume. Comme le signale Tristan, il s'y trouve encore des « compromis » historiques avec Badiou, et les deux dernières pages sont totalement caduques par exemple ; mais, pour le reste, tout le monde a bien vu en le relisant que la rupture avec Badiou y était inéluctablement filigranée. Pour paraphraser Lacoue et Nancy : aucun livre ne se soustrait aux épreuves de la durée, mais aussi un texte ne se laisse guère amender par le révisionnisme ; il doit supporter et affronter sa propre singularité, temporellement située, y compris dans ses propres erreurs. A la relecture, elles apparaissent tout de même bien minces : à l'exception de la thèse mathématiques=ontologie, je ne dis rien de la métaphysique de Badiou que je ne continuerais à soutenir aujourd'hui ; pour le reste, c'est bien à la naissance de « mon » propre système qu'on y assiste.
Donc : philosophie par hasard, système par hasard, et pourtant philosophie au sens le plus exigeant du terme, système au sens le plus fort : une interaction organique de tous les concepts produits. En même temps, on peut s'attacher sur un simple "moment" conceptuel de la construction, sans y perdre ses petits (et beaucoup de mes lecteurs "attitrés" me lisent encore comme ça! Je pense à Stéphane Domeracki, qui par parcours personnel n'arrive même pas à envisager la philosophie comme « système »...), mais tout de même, pour bien comprendre l'entièreté du mouvement, il faut... comprendre l'entièreté du mouvement! Un brillant universitaire américain m'a dit à ce sujet tout haut des choses que je n'aurais jamais même osé penser tout bas (il est vrai que c'est au sujet d'un inédit, que j'évoquerai plus loin). Sur la "ratio" entre systématicité conceptuelle (au sens vraiment "classique", spinozisto-hégélien, du terme, toutes proportions bien évidemment gardées) et "autodidactisme". Je n'ose pas répéter ce qu'il m'a dit, c'est écrasant... C'est pour ça aussi que j'ai pris mes distances avec tout ça pendant deux ans : "c'est trop grand pour moi", comme le résumait Deleuze des "petites santés" (Spinoza, Hölderlin, Nietzsche... lui-même, Deleuze!) ; ça m'est, en quelque sorte, "tombé dessus" : je me suis trouvé avec un système philosophique sur les bras alors que rien ne m'y préparait. Donc voilà ce que "représente" "Algèbre" dans mon parcours : la naissance, palpitante, "en direct", d'un système. Cela a agi comme une sorte de psychanalyse métaphysique : tout ce que j'avais écrit auparavant, littérature comprise, et que je croyais passablement schizophrénique, dispersé, morcelé, sans cohésion immédiatement lisible d'un livre à l'autre... se "concaténait" en une articulation conceptuelle pour laquelle la pudeur m'empêcha pendant des années d'oser utiliser le mot "système". Système que j'ai récapitulé dans un livre inédit en français, "La Transgression et l'inexistant", qui sort ces jours-ci chez l'éditeur anglo-saxon Bloomsburry. C'est là-dessus que cet érudit américain, Steve Light, m'a dit : « on n'a jamais vu ça : quelqu'un d'à ce point purement autodidacte produire à ce point un système ! » Et c'est écrasant, parce qu'on ne s'y attend pas du tout.
Donc : d'un côté, on m'a souvent reproché de ne pas avoir publié ce texte en quelque sorte à part; de l'autre, à l'issue du colloque consacré à mon travail qui s'est tenu à l'ENS d'Ulm en 2013, plusieurs personnes, impressionnées par la conférence de Tristan Garcia, me suggérèrent de rééditer "Algèbre", par exemple en anglais, précédé ou postfacé par le texte amélioré de la conférence de Tristan. A cette époque-là, comme je l'ai dit, je ne m'occupais plus du tout de tout ça, j'étais pris dans une pulsion "rimbaldienne" de fuir de tout ce qui avait trait à la culture (ou, pour citer Lacoue-Labarthe : « tout détruire et ne plus entendre parler de quoi que ce soit », telle était le seule stimmung); je n'ai pas donné suite. Et puis, "télépathiquement", Léo Scheer eut la même idée (à la lecture du roman, hum hum, comment dire ? "à thèse", ou "à clés", de Tristan, "Faber le destructeur"...).
Mon rapport à Tristan? J'ai lu avant sa sortie "Forme et Objet", je savais à peine que Tristan me lisait (un roman de mes vingt ans, m'avait-il dit simplement), « Forme et Objet » que j'ai tout de suite salué (ça se pose quand même là!), dans les lieux où je le pouvais (« La revue littéraire », « Chronicart »), de manière toute désintéressée : je n'imaginais pas du tout que Tristan eût lu mes expérimentations philosophiques. Je n'escomptais aucun « renvoi d'ascenseur » : il est juste émouvant, dans le nihilisme où nous baignons, de découvrir un jeune homme qui entreprend un travail philosophique si ambitieux, et c'est à ce titre que je l'ai salué.
Tristan a lu "Algèbre" à sa manière : sa postface est plus une sorte de double hologrammatique de mon texte, où pour finir il déploie "sa" propre phénoménologie du nihilisme contemporain, qu'un commentaire au sens strict de mon texte, du système dont il jette les bases encore moins (parmi tous les participants du colloque suscité, Tristan est le seul à n'avoir toujours pas lu "La Transgression", à cause d'un concours de circonstances. Du coup, son texte est le plus « personnel » : à la rigueur ce sont (presque) tous les autres qui dialoguent réellement avec, hum, « mon système », parce qu'ils avaient lu « La Transgression » !). Force m'est cependant de reconnaître que la grande émotion que provoqua en moi sa conférence à l'époque (d'autant plus, je le répète, que je n'écrivais plus et ne lisais même presque plus : je cherchais "l'abrutissement simple" dont parle Rimbaud, sans hélas y trouver le soulagement escompté), était, tout de même, que c'était la première fois qu'un texte de cette force mettait en perspective historique mon travail. Y compris, il faut bien le dire, sur le mode de « le Roi est mort, vive le Roi »... Bien sûr que l'hommage, venant de quelqu'un de son talent, m'a touché (comme avec toi, quand tu fis ce superbe article si prémonitoire de mon parcours : "Lacoue tue Badiou"!). Après, ce sont plus deux textes parallèles : une sorte de tennis éditorial. Deux « solutions » spéculatives divergentes au même problème : le nihilisme. Lui propose une sorte d'acceptation passive de l'égalité formelle de toute la prolifération d'objets qui nous accable aujourd'hui, on ne sait trop comment (mais j'y reviens) ; je propose plutôt une déconstruction, et même une destruction pure et simple, du concept même (nietzschéo-heideggerien) de « nihilisme », pour aller au fond de ce que masquait cette question : celle du mal, celle des souffrances surnuméraires, atroces, que s'inflige l'humanité depuis son apparition.
Comment je me situe, donc, par rapport à son travail? Immense question. Beaucoup de réponses, qui viendront en leur lieu. Mais je vais résumer le point stratégique clé : pour moi, l'histoire des ontologies en philosophie est finie, pour toutes sortes de raisons; de plus, je crois qu'on ne perd rien à renoncer à la grande ambition ontologique, mais qu'on y gagne (je crois à une pensée de l'être, à une logique paradoxique de l'être, mais à aucune ontologie, et n'ai à ce sujet nulle nostalgie : je crois au contraire que c'est profondément libérateur, tandis qu'en revendiquant la posture « ontologique », -fût-elle la plus « démocratique » possible, Tristan dixit-, on s'enferme dans tout un tas de contraintes dont on pourrait se passer. Pour le dire dans son tranchant : pourquoi vouloir produire une ontologie qui permette de parler « équanimement » de tout, puisqu'il n'y a pas de tout ?). En sorte que, là où Tristan prétend "innover" en revendiquant une ontologie "plate", entendons : la moins hégémonique, la plus "déflationniste", la moins grevée possible des réquisits classiques (et toujours "hiérarchisants" : plus un étant à d'être, mieux c'est, tandis que Tristan dit l'inverse : même ce qui a "le moins d'être possible" a droit à la "dignité ontologique"), pour moi, il délivre plutôt, sans s'en apercevoir, la vérité même de toute l'histoire de l'ontologie. Qu'est-ce que celle-ci? "La science du plus général et universel". Donc : par définition, l'ontologie est plate, a toujours été plate. Son seul problème est qu'elle ne l'a jamais su... jusqu'à Tristan, qui consciemment/inconsciemment incarne le diagnostic qui s'impose. Pour moi, sans tout à fait s'en rendre compte, Tristan dit : l'ontologie ne peut plus être autre chose que « plate » ; elle ne peut plus feindre d'ignorer qu'elle est condamnée à cette « platitude ». Au fond, il se résigne, par une très vive intelligence stratégique de la... chose, à la solution non seulement la plus élégante, mais au fond la seule possible : à une ontologie minimaliste, ramenant toute chose à son plus petit dénominateur commun de... chose. Raison exacte pour laquelle je me passe joyeusement de quelque ontologie que ce soit... La dernière thèse, et de loin la plus forte, qui est celle de Badiou, sur l'ontologie, a échoué : j'ai démontré dans mon travail, très rigoureusement, pourquoi et comment. Après, il faut lire... En sorte que je veux bien accorder à Tristan "son" ontologie : la plus plate, la plus "lâche" possible, la plus accueillante et démocratique (lui dit même : libérale). Lui parle dans son texte à mon sujet d'une "fatigue du négatif", dont je serais le phénoménologue (ce qui n'est vrai qu'en petite partie); je dirais volontiers pour ma part que, lui, sous prétexte de produire l'ontologie la plus affine à son époque, -témoigne au contraire, et explicitement, mais l'explicite d'un symptôme à la fois criant et inconscient comme tel, de la fatigue de l'ontologie elle-même, simplement-. D'une certaine exténuation historique de l'ontologie elle-même, et c'est ça, le "nihilisme" : le fait que les corps hypostasiés, idéalisés par la métaphysique comme étant éternels et impérissables, se sont avérés aussi finis, périssables, mortels que les corps physiques qu'ils voulaient dépasser et rabaisser. Garcia est l'ontologue de ce moment-là, ni plus ni moins.
2-Il y a dans cette algèbre l’esquisse d’un rapport à Hegel pour lequel tu sais sans doute que je ne suis pas en reste. Et entre Garcia et toi s’est ouvert tout une discussion sur le rapport de l’universel au particulier, voire au singulier, le singulier étant ce qui dans le sillage de la machine dialectique ne serait pas strictement récupérable, déchet sans relève qui serait un héritage indéconstructible dont la philosophie de la différence n’a apparemment rien à faire. Tu pourrais préciser un peu les contours de ces concepts : Singularité… différence… négation…
Que tu ne sois pas en reste, je le sais d'autant mieux que la magistrale lecture que tu as faite de Hegel dans Une intrigue criminelle de la philosophie, pour moi aussi marquante que celles de Kojève ou de Marquet, est au cœur de ce que j'ai à dire concernant ce rapport entre, en effet, négativité et différence ! Je rends hommage à la profonde influence que ce livre a eue sur ma conception dans La transgression et l'inexistant.
Comme je le dis par provocation, et pourtant non sans un très solide fond de vérité, je déploie une sorte de « hégélianisme de la différence ». Pur oxymore ! Mais en effet ce que je dis de tout ça ne pouvait être pensé ni par Hegel ni par les philosophes de la différence.
Tout part de l'éblouissante lecture que Lacoue-Labarthe consacre à Rousseau dans Poétique de l'Histoire. Qu'est-ce qu'il découvre ? Que l'aufhebung de Hegel, le fameux moteur de la négativité, l'agent anthropologique du dépassement du donné, n'est autre qu'une traduction inconsciente, via Rousseau justement, de la katharsis d'Aristote. Le système hégélien -tardivement érigé du reste, comme tu le montres bien, sous le coup des contraintes académiques, et certainement pas dans La phénoménologie de l'esprit, où on assiste pour ainsi dire « en direct », dans l'anarchie la plus complète, à la bacchanale historiale de la négativité humaine, pléonasme-, ce système, dis-je, appert, après avoir lu Lacoue, pour ce qu'il est : une extension de l'opérateur « kathartique », qu'Aristote confinait à l'art, à tous les secteurs de l'activité humaine. Qu'est-ce à dire ? Que l'effet « kathartique » est la résultante de ce qui est « l'arme » anthropologique par excellence, la capacité mimétique : en imitant des phénomènes qui, vécus directement, sont à fort taux de « pénibilité », comme on dit aujourd'hui, en imitant des péripéties, horribles, atroces, abominables, etc., eh bien, la Tragédie transforme, comme c'est notoire, pour ainsi dire alchimiquement, les affects que suscitent ces péripéties négatives : terreur et pitié, dit Aristote. C'est-à-dire que ces affects, insoutenables si on les vit « directement », en présence réelle d'une atrocité réelle, deviennent, dans la performance tragique, des affects positifs, voluptueux. Ils sont supprimés en tant qu'affects négatifs, en tant qu'affects extrêmes de la « pénibilité » humaine... et en même temps ils sont conservés, puisque c'est quand même de la terreur et de la pitié qu'on éprouve en assistant à Oedipe Roi, Electre... Dépassement, suppression et en même temps conservation de ce qui est supprimé sous une forme modifiée, qui est ce dépassement même. C'est l'aufhebung hégélienne, tout crachée. C'est ça la trouvaille géniale de Lacoue : le système hégélien de la négativité « positive » est une gigantesque traduction de la katharsis d'Aristote.
Autrement dit : la production. Marx, lecteur de Hegel, n'en perdra pas une miette. Qu'est-ce que la technologie ? La suppression-conservation-dépassement des matériaux « donnés ». Cette table sur quoi j'écris est en bois. Pour la construire, j'ai dû supprimer un arbre, que j'ai cependant conservé, en tant que bois. La forme de ce dépassement, c'est la table. Bonne nouvelle pour nous : de même que Hegel était beaucoup plus héraclitéen que parménidien, il se démontre qu'il aura été bien plus aristotélicien que platonicien... Et il n'est pas un seul secteur de l'existence humaine qui ne porte la trace de cette phénoménalité « kathartique ». Et c'est ça le « hégélianisme de la différence » : montrer comme l'opérateur « kathartique », présent dans le plus infinitésimal détail de notre plus plate quotidienneté, produit d'innombrables et impronostiques différences : ne se résorbent pas dans l'horizon « identitaire » hégélien initial. Par exemple, récemment, j'ai montré comment ça fonctionnait, cette machinerie mimético-« kathartique », cet aufhebung d'une sorte de productivisme différential-intégral, dans les constellations de nos pratiques sexuelles.
Sans ta relecture discrépante de la Phénoménologie de l'esprit, je n'aurais pas fait tous ces liens. Qu'est-ce qui est à l'origine de cette katharsis productiviste ? La distance mimétique. L’animal dévore l’herbe directement, comme tu dis. L’homme, lui, rompt ce cycle en s’appropriant l’être de l’herbe. « Au lieu de dévorer le grain, il le plante ; il met en suspension son instinct de conservation et ne se jette pas sur les produits de la terre », dis-tu. L’animal dévore immédiatement ce qui tombe sous le coup de son besoin alimentaire ; l’animal techno-mimétique, -nous!-, en court-circuitant cet instinct, produit à la fois un surcroît consommateur exponentiel, -la production-, et... autre chose, que nous dirons plus loin. Comme tu le dis : l'acte d'appropriation techno-mimétique, -chasse, agriculture, et donc naissance des premières chefferies, donc la fameuse dialectique Maître/esclave : la paléo-anthropologie moderne confirme Rousseau et Hegel- produit de « nouveaux débouchés » -expression de toi que j'aime beaucoup, et reprends souvent à mon compte-.
Pourquoi mimétique, et pas seulement technologique ? Parce que la naissance de l'animal de la virtuosité technologique, nous, est étroitement dépendante d'une capacité superlative à l'imitation : qu'est-ce que l'agriculture, sinon une imitation des lois de l'efflorescence, qui « produit de nouveaux débouchés » ? Qu'est-ce que la chasse et l'élevage, sinon des imitations des lois de la prédation ? Suppresion, dépassement... et en même temps conservation. Aufhebung, c'est-à-dire en réalité katharsis étendue à tous les secteurs de l'activité humaine. Et ce ne sont pas des « concepts » : c'est l'entièreté de la facticité anthropologique telle que constatable à l'oeil nu. C'est de cette entièreté que mon travail érige la phénoménologie panoramique.
Que rate Hegel ? Le moment mimétique. De ce point de vue, je reste entièrement fidèle aux acquis des philosophies de la différence : la métaphysique, très longtemps, a occulté la différence sous l'identité. Voire : cette dernière était l'illusion métaphysique, le contresens par excellence quant à l'être, -qui n'est, en effet, « que » différence-. Hölderlin, contre ses menus copains du Stift, le verra le premier : l'être n'est pas identité, mais disruption. Ce que mon travail, ici au croisement de Lacoue et Jean-Clet, démontre, je crois, d'un peu novateur, c'est ceci : l'identification est l'arme métaphysique, c'est-à-dire technologique, par excellence. L'humanité a longtemps illusionné dans l'être même, la chance hyper-appropriatrice dont l'avait pourvu la nature, la force d'identifier -qu'Aristote, comme toujours plus futé que son Maître, reconnaissait purement et simplement dans la mimèsis-, l'hypostasiant par-là dans l'éternel, l'immortel, l'impérissable, etc. Puisqu'on pouvait identifier sans limites (nous, animaux techno-mimétiques), alors forcément une Identité ultime devait se « tenir » derrière toute chose.
Autrement dit : la capacité, la virtuosité mimétique, c'est la force d'identification elle-même : des lois de l'efflorescence végétale, de la prédation... et finalement de l'entièreté de l'être « même », avec la logique, la mathématique, la physique mathématisée, l'astronomie, etc. La science est la force d'identifier l'être, à partir d'une impulsion mimétique surgie à un animal singulier il y a seulement quelques dizaines de millénaires. La métaphysique a longtemps hypostasié cette sur-puissance techno-mimétique dans un « secret » tapi dans l'être lui-même : l'Identité de toute chose, Graal de la métaphysique de Parménide à Hegel. Sur ce point, le « renversement » des philosophies de la différence (dont Garcia fait un cas tout de même très mince...) est, pour moi, un acquis définitif : la déterminiscence de l'être se fait sous le signe de la différence, non de l'identité si longtemps illusoire, parce qu'au départ, instrumentalement prodigieuse.
Où est alors le différend, l'inquiétude par rapport aux philosophies de la différence, le point où je les « menace » ? C'est une sorte de chiasme : c'est la virtuosité identifiante elle-même, la virtuosité techno-mimétique... qui produit de la différence, en inflation. Le fonds de l'être est différence ; mais l'événement est toujours un exposant intensif, une « explosion » de ce fonds. Et nul événement, sous ce rapport, plus intensif que le surgissement d'un primate superlativement habile, et doté génétiquement d'une capacité au langage exceptionnelle (il fallait cette virtuosité pour coordonner les efforts stratégiques des chasseurs de mammouths : transmettre des informations sophistiquées). C'est ce que que tu dis, sur Hegel : un animal ne touche pas à son être, se répète dans le mode d'appropriation limité -l'alimentation, mais aussi, déjà, la conscience et la perception simples- qui est le sien : un troupeau de vaches d'il y a dix mille ans ressemble à s'y méprendre au troupeau que je vois à travers la fenêtre de ma maison de campagne. Les dinosaures ont dominé notre planète pendant près de cent cinquante millions d'années, sans produire d'autres événements que morphogénétiques, ce qui n'est évidemment pas mal, et atteste d'ores et déjà que la vie, ce miracle impronostique, est un événement produisant surabondamment de la différence, ce qu'on appelle la biodiversité. Plus de différences intensives sur notre infime planète, sous le seul rapport biologique, que dans tout le cosmos à ce jour connu (par la science ! Ce qui signifie qu'elle créé de la différence aussi sur ce seul mode-là : de la découverte, de la description impronostique, et pas seulement la production). Enfin, en quelques millénaires de « civilisations », plus de différences quantifiables, intensives... qu'en des centaines de millions d'années de pure « autoproduction » biologique (puisque la technologie, comme on le sait depuis Aristote toujours, c'est la production... par autre « chose », comme dirait Garcia).
Cette capacité supérieure à la production de différences, l'événement techno-mimétique, la virtuosité méta-physique (entendons : l'imitation de la phusis, l'appropriation de ses lois par la science), s'est payée d'un cortège d'horreurs, d'atrocités, qui n'existaient pas sur terre auparavant. « L'histoire n'est (plus) l'histoire du Bien » des métaphysiciens, comme a dit Adorno, « mais de l'horreur » : esclavage, mutilation, empoisonnement, torture, inflations épidémiologiques, etc. Et, aujourd'hui : menace chaque jour plus immanente, chaque jour plus inéluctable, somnambulique, d'auto-suppression de l'animal gâté par sa virtuosité. En d'autres termes : la capacité maximale à l'événement, c'est-à-dire à la différence, semble bel et bien se solder, contrairement à tout ce qu'a cru la métaphysique, par une précarité en quelque sorte proportionnée. (Au reste, les anthropologues les plus affûtés, je pense à Jared Diamond, parviennent empiriquement à la même conclusion : l'apparition de l'homo sapiens sur terre coïncide avec une capacité jusque-là inouïe à l'innovation incessante, et toujours plus accélérée et foisonnante ; mais aussi, et ce dès le début, à une dévastation des milieux « biotopiques »). La vie est un événement hyper-producteur de différences par rapport à l'univers physique jusqu'ici découvert, mais aussi plus « rapidement » précaire. Et l'étant techno-mimétique, qui intensifie, par appropriation identifiante, cette « fertilité » de l'être comme événement -se réveille aujourd'hui de son illusion « suprématiste », « éternaliste » paraphée par les métaphysiciens et théologiens, et s'aperçoit qu'il est mortel non seulement individuellement, mais désormais comme espèce-.
Voilà ce que « j'inquiète », dans les grandes lignes, des philosophies de la différence ; et voilà le nœud, plutôt inédit, que je propose entre négativité et différence. « Hégélianisme de la différence », ça veut dire : l'Aufhebung, qui n'est autre que la tekhnè comme katharsis de la phusis, -imitation de celle-ci, méta-physique-, n'est pas clôturable ni dans un savoir absolu, ni dans un Etat de Droit universel où le jeu du Maître et de l'esclave devient un jour à somme nulle. C'est une prolifération divergente et donc par définition inégalitaire de différences. Mon « hégélianisme » est une perversion (mais, une fois de plus : c'est la perversion du réel même sous nos yeux), c'est-à-dire l'aufhebung comme diffraction de différences. Et non seulement la négativité est « l'agente » de cette diffraction, mais elle est aussi son résultat massif : le jeu n'est pas à somme nulle. Les différences sont non seulement de plus en plus inégales (les loups supérieurs et inférieurs, les « mâles dominants », dès le stade animal...), mais le plus souvent, au stade techno-mimétique, souffreteuses, martyrologiques (humains, animaux). L'amplification du phusique par le technologique a aussi amplifié et sophistiqué, démesurément, les souffrances purement nécessaires (alimentaires, prédatrices) du règne animal, en souffrances surnuméraires, parfaitement inutiles et gratuites. Et nos philosophes universitaires gauchistes font le tour du monde conférencier en parlant d' « égalité » ! Ouvrons les yeux : c'est le contraire qui se passe, qui caractérise l'humain. Et je ne m'en réjouis d'aucune façon ; mais ce mot d'« égalité », sentimental au mieux (Rancière), méta-tyrannique au pire (Badiou), je ne le supporte philosophiquement plus. Si ce qui reste de la « gauche » crève de quelque chose, c'est bien de ça. Il ne s'agit donc pas de s'en réjouir (ni de renoncer à l'idée législative, régulatrice, de l'égalité : j'aimerais un jour écrire un livre qui renouvelle de fond en comble la philosophie du droit). Mais, tout de même, déconstruire les illusions métaphysiques qui ont mené la gauche au naufrage, et qui demeurent encore aujourd'hui des sortes de vaches sémantiques sacrées, comme le mot « égalité », vidé de son sens mais servant de signe vide ralliement autour de la nostalgie de l'époque des combats d'émancipation, dont on s'explique si mal le terrifiant reflux contemporain, au profit d'une non moins terrifiante imposition, un peu partout, d'idéologies d'extrême-droites, fascistes, xénophobes, identitaires, etc. etc. Si les ouvriers conceptuels de ce qu'on n'ose plus appeler la gauche ne se penchent pas sur les racines de cette situation, ne font pas l'(auto)-critique des illusions métaphysiques qui nous ont conduits à ce fiasco international, alors c'est que nous ne méritons pas mieux : nous ne sommes que des « belles âmes » hégéliennes, au fond très satisfaits de notre impuissance. Je consacre un livre à la question, qui est une réaction au livre que Domeracki consacre aux « Cahiers Noirs » de Heidegger. Savoir : Nietzsche et Heidegger comme premiers symptômes, géniaux et monstrueux, d'un problème qui aujourd'hui nous est entièrement laissé sur les bras : l'effondrement de l'universel uniment positif (dont Badiou, autre symptôme monstrueux et génial, continue à faire la promotion comme si de rien n'avait été). L'universalisme, l'aptitude anthropologique à l'universel, non plus comme bénédiction et eudémonisme, mais comme malédiction (ce qui est tout autre chose, comme je le montrerai aussi, qu'un « anti-universalisme » de plus).
C'est la capacité même à l'universel (à la science, à l'appropriation mimétique des lois de la nature et de l'être) qui produit l'amplification démentielle de l'inégalité ; et non pas, comme l'a raconté si longtemps le « compte » de fée onto-théologique, l'universel qui nous garantira, dans un futur toujours à nouveau repoussé, l'égalité de tous. Bille Gates possède à lui seul le total des P.IB. des vingt pays les plus pauvres du monde ; si nous consommions tous en énergie la même chose que la seule Californie, il ne pourrait pas y avoir plus d'un milliard et demi d'humains sur terre(!) ; etc. etc. C'est ça aussi, le « jeu » de la différence ; malheureusement. Ce n'est pas un jeu « égalitaire », que ce soit « par le haut » (Badiou), ou « par le bas » (Garcia) : voilà encore pourquoi je donne quitus à toute ontologie. Penser l'être comme événement et comme différence accuse plutôt le jeu démesurément inégalitaire de l'étant sujet d'un événement digne de ce nom : dans la clôture biologique d'abord (« darwinisme »...), dans la clôture techno-mimétique ensuite, où ce jeu inégalitaire atteint des proportions littéralement démentielles, et où la pure souffrance et mortalité animales se grossissent en pathétique littéralement monstrueux, « atrocifiant ».
Mon travail est donc une systématisation des intuitions les plus incisives du dernier Lacoue : il faudrait parler de la manière dont je me suis démarqué de la notion « badiolienne » de l'événement grâce à Lacoue (à ses lectures de Hölderlin), ce que j'appelle architransgression. Tout ça est lié. Mais, par exemple : pourquoi y-a-t-il, dans la seule clôture anthropologique, plus de différences dans les pratiques et singularisations sexuelles qu'il n'y en a dans aucune autre espèce animale connue prise isolément ? Voilà le genre de choses que mon travail explique, démontre exhaustivement, sans zone d'ombres. Et, comme je l'ai dit dans un séminaire récent : bien sûr que l'érotisme est l'un des domaines de création des plus grandes joies, des plus voluptueuses singularisations. Mais il est stupide, et aujourd'hui ruineux, en vertu d'une « morale » libérale-libertaire qui ne mange plus beaucoup de pain noir, de se masquer que la sexualité anthropologique est aussi le lieu de certaines des plus intenses souffrances, des plus inconcevables crimes et horreurs (Sade et Goya, Freud et Lacan, Bataille et Guyotat... et tant d'autres, nous ont impitoyablement édifiés sur ce point). Ce que je pointe, payant d'exemples et de phénoménologies très nombreuses, dans la sexualité (c'était le livre Être et sexuation, paru l'année dernière aux éditions Stock, et à quoi je donnerai une suite), c'est ce qu'on peut constater partout ailleurs : il y a un nœud singulier, jusque-là inaperçu comme tel, entre différence et négativité. La revisitation révolutionnaire, grâce à Lacoue et aussi Jean-Clet, de l'aufhebung hégélienne, autrement dit : de l'événement en tant que répétition, mimèsis, permet de déterminer ce nœud.
3/Tu t’es exprimé sur le rapport aux ontologies plates ou orientées vers l’objet dans le voisinage de Tristan Garcia, Meillassoux… Il me semble que c’est en effet une ligne de pensée de la philosophie de l’extrême contemporain avec/contre laquelle il faudra compter. En revanche, je ne connais pas ton sentiment à l’égard d’une autre ligne qui nous traverse aujourd’hui, celle du pluralisme que j’ai relancée depuis 1988 autour de Deleuze, ma thèse portant alors sur l’idée de Multiplicités mais qui ponctue des singuliers du côté de Jean-Luc Nancy, Aurélien Barrau, mais sans doute aussi Isabelle Stengers, David Lapoujade… Comment tu te rapportes à cette ligne disons qui n’est pas très ontologisante et n’est pas pour autant le « tout arrive » du capitalisme ?
En un mot comme en cent : les deleuziens et les derridéens ! (Rires). Que dire ? Je suis entouré, harcelé par des deleuziens (rires). Toi, un de mes meilleurs lecteurs (Michaël Crevoisier) est un lecteur étourdissant de Deleuze, une de mes meilleures amies finit sa thèse d'histoire de l'art où il n'y en a que pour Deleuze (et Nancy, j'y viens)...
Il me semble que, sans avoir cité le nom de Deleuze, je viens en partie de répondre : il ne me paraît plus très possible d'ignorer que, maintenant que la différence est « libérée » (tout simplement parce que, comme aurait dit Kierkegaard, chaque génération est assignée à sa tâche singulière, et qu'il y a cinquante ans, c'était en effet la joyeuse « libération de la différence » ; la nôtre est peut-être un peu moins joyeuse...), elle pourrait bien être affectée d'une négativité que les philosophies de la différence se sont un peu trop empressées d'évacuer. Une négativité qui n'est plus tout à fait, donc, celle de Hegel. Pour le dire brutalement : si une philosophie ne parle pas du fait que la virtuosité techno-mimétique, donc l'aptitude maximale à la différence, se solde aussi par une exponentiation partout flagrante du mal et de la souffrance (exemple entre mille : 71% des femmes dans le monde, aujourd'hui, sont victimes de maltraitances physiques) ; que l'humanité pourrait bien n'en avoir que pour quelques siècles encore à vivre, peut-être moins, à cause de cette surpuissance intensive même ; je ne vois pas bien à quoi elle peut servir.
Mais je me suis très clairement exprimé sur la question ontologique chez Deleuze, dans un texte qui s'appelait « L'être=l'événement chez Deleuze » (qui ressortira dans quelques mois, préfacé donc par ce deleuzien émérite qu'est Crevoisier). Comme avec Badiou, donc bien entendu autrement, j'y conclus à l'impasse ultime de l'ontologie deleuzienne, comme ontologie. Les sciences sont désormais devenues trop multiples, et les mondes eux-mêmes trop schizophréniques (ce que tu appelles, si j'ai bien compris, « plurivers »), pour que qui que ce soit, aujourd'hui, puisse prétendre à « l'univocité de l'être » (ou alors, bien entendu, l'ontologie « minimale », qui pour moi épuise la question plus qu'elle ne la résout). Mais là n'est pas le plus important pour moi. L'intuition ontologique initiale de Deleuze (le virtuel, hérité de Bergson) me passionne (ce que je récuse, c'est le Un-Tout, la « mémoire totale », tout ça : l'être une fois de plus « unifié »), et ses enquêtes locales, singulières, demeurent pour moi des sommets de la pensée du vingtième siècle, des modèles d'écriture conceptuelle. Je tiens son Bacon pour le plus beau livre écrit au vingtième siècle sur la peinture avec le Van Gogh d'Artaud. Je crois que personne n'a tiré à conséquence la pensée du masochisme chez Deleuze comme je l'ai fait dans mon travail. Mais, pour le résumer très simplement : si le « fonds » de l'être est différence, alors l'ontologie est pour nous « chose passée ». Par définition.
En tant qu'autodidacte, je dois sans doute plus, initialement, mon invitation-surprise au Banquet de la philosophie contemporaine à Derrida (il y a maintenant quinze ans), qu'à Deleuze. Donc à Nancy. J'éprouve à l'égard de ce dernier le sentiment d'une dette mal réglée. Je le lis aussi beaucoup, toute sa manière de « poser » la question de la présence -par exemple dans ses commentaires esthétiques-, m'influence, je crois, considérablement, mais je n'arrive pas encore à dire où et comment. Moins qu'avec Derrida (il y a dans mon travail actuel les rudiments d'une « déconstruction de la déconstruction »), et beaucoup moins (là ça va sans dire) qu'avec Lacoue. Cela viendra. Aux dernières nouvelles, il était question d'un entretien où nous aurions confronté sa « déconstruction du christianisme » et mon concept d' « architransgression ». On verra.
Je voudrais réagir sur la première partie de ta question. Je ne pense absolument pas qu'on puisse rabattre Meillassoux sur les « philosophies de l'objet », autrement dit sur le « réalisme spéculatif » qui s'est réclamé de lui. Il y a là un immense malentendu. Ce que Meillassoux a démontré, et je crois qu'il a marqué un point décisif dans l'histoire de la philosophie, c'est une certaine péremption des « pensées de la corrélation », entendons : le soubassement philosophique du constructivisme. Il faut toujours (depuis Kant) un pensant pour qu'il y ait du pensé. Meillassoux a brisé ce cercle, démonstrativement. Du coup, les « réalistes spéculatifs », si souvent des anglo-saxons (et ce n'est pas anodin) qui ne se résolvent pas à la corvée analytique, se sont précipités (et Garcia! Qui a lu beaucoup plus d'analytiques que de « continentaux »...) pour dire : désormais, nous avons « innocemment » le droit de faire des ontologies « directes », parler des « choses mêmes » ! La vérité est que la philosophie de Meillassoux est très éloignée, par ailleurs, de tout ça. Dans mon débat avec Tristan, si c'en est un (et non un dialogue de sourds...), je crois que le point crucial est qu'il me « reproche » d'être un philosophe trop « intensif », moi à lui d'être un philosophe beaucoup trop oecuménique (« irénique », comme il dit, mais l'irénisme, je n'y crois pas : je reste nietzschéen sur ce point, toute position est intéressée, il n'y a pas de point « platonicien » ou « hégélien » de Sirius, comme Badiou nous l'aura prouvé avec grandiloquence) : beaucoup trop « extensif ». Et je pense que cette différence entre « intensité » et « extensivité » est le point clé de ce qui sépare nos deux pratiques philosophiques d'un abîme : comme je l'ai dit plus haut, Garcia a tout de même très peu lu les philosophies de la différence, tandis que, comme il le dit dans sa postface, je me suis passé du « passage obligé », pour tant de jeunes universitaires d'aujourd'hui, de la philosophie analytique. Cela viendra peut-être, mais à dire vrai, et à en juger par les résultats, je n'ai pas du tout l'impression qu'on obtienne plus d'innovation conceptuelle en bûchant Quine ou Lewis qu'en revisitant Lacan ou Lacoue. Le jour où, lisant Mac Taggart, il m'apportera plus de réponses que Derrida...
Meillassoux est comme en inclusion exclusive, en exclusion inclusive du « réalisme spéculatif », et il est à mes yeux aux antipodes des « object-oriented philosophies » : il a généré tout ce « mouvement », mais lui au fond se tient résolument au-dehors. Pourquoi ? Pour une raison très simple : c'est un philosophe très profondément intensif, lui aussi ! Il n'est pas anodin qu'il ne tienne pas, lui non plus, un compte démesuré de la philosophie analytique dans son travail... son « fonds » est très résolument « continental », au sens le plus noble du terme. Il a « suscité » toutes ces « ontologies plates », mais je mets ma main absolument et littéralement à couper qu'il ne s'y reconnaît en aucune façon ! Son ontologie est au contraire « profonde », au sens le plus continental du terme : c'est à Schelling ou à Deleuze qu'on pense en le lisant, pas à Lewis ou Meinong. Sa lecture a été absolument déterminante pour moi, au même titre que Lacoue, Schurmann, ton livre sur Hegel, récemment Jared Diamond... je vais finir mon livre sur lui, dans un tiroir depuis deux ans (je le répète, j'ai fait une « grève de la faim » spirituelle ces deux dernières années), où, entre beaucoup d'autres choses, je mets en balance sa conception du « virtuel » avec celle de Deleuze. Tu verras, c'est quelque chose. Mais, tout ça pour dire : ne laissez pas, vous, orphelins fidèles des philosophies de la différence, Meillassoux aux « réalistes spéculatifs ». Ou à Badiou... c'est un philosophe intensif à l'état quasi pur, plus même que moi, en réalité (ce qui échappe, me semble-t-il, à Garcia). Il n'a certainement pas dit : « revenons aux choses mêmes ! » -ce qu'on s'est empressé de déduire de lui-. Il a dit tout autre chose, qui fait date. Et il y a aussi de très profondes impasses, que mon livre, je crois pour la première fois, mettra à jour. Toujours affaire, tu verras, d'Aufhebung... Comme le disait si bien Derrida : si vous oubliez Hegel, lui ne vous oublie pas (rires).
JCM / MBK
Sur MBK, cette revue de l'Université Franche-Comté
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