vendredi 31 octobre 2014

Meillassoux ou Malabou / Frédéric Neyrat



« La vie ne se laisse pas définir,
c’est-à-dire ne se laisse pas séparer de ce à quoi on l’oppose »
(Muriel Combes, La vie inséparée)



Au hasard de vos pérégrinations sur les sentiers numériques, vous aurez peut-être eu l’occasion de voir une vidéo montrant un éloignement progressif de la Terre jusqu’aux limites de l’univers, en zoom arrière (Earth zoom out). Un tel éloignement progressif ne produit pas tant un « décentrement » à la Copernic qu’un acentrement : après avoir perdu la Terre du regard, c’est le regard lui-même qui risque de se retrouver définitivement perdu au milieu de nulle part, ou de l’univers - les deux s’identifiant.

La première séquence du film Contact (Robert Zemeckis, 2007) propose une fin alternative. Le premier plan se situe au-dessus de la Terre, on entend des extraits de radio- et télé-transmissions ; au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la Terre, les chansons et discours se font plus anciens (on reconnaît la voix d’Hitler, puis celle de Roosevelt) ; on remonte dans le temps. Cette remontée est généralement associée à la lumière : plus on « regarde » loin dans l’espace, plus il est possible d’observer des événements anciens (c’est l’effet de l’expansion de l’Univers) ; dans ce film, plus on s’éloigne de la Terre, plus on remonte dans le temps des discours. Une fois suffisamment éloigné dans l’espace, loin, très loin de la Voie Lactée, les discours humains s’estompent et le silence se fait - car il est des parties de l’Univers où les sonorités humaines n’ont jamais fait trembler l’espace. L’univers se fait alors taches blanches ; celles-ci se concentrent et s’avèrent être la lumière translucide traversant une fenêtre – qui se reflète dans l’œil d’une petite fille. S’éloignant de la Terre à l’infini, le zoom arrière finit par découvrir un œil un instant identifié au cosmos. Comme si l’œil-univers était cette composition d’humanité spectrale – radiophonique - et d’inhumanité silencieuse, muette et vide, effrayante comme le « silence des espaces infinis » selon Pascal ; mais une composition se fait dans ou plutôt par l’œil d’un être vivant, par la traversée du vivant.

Il nous faut dès lors choisir. Ou bien l’expérience du zoom arrière cosmologique s’achève dans l’inhumanité, le Grand froid d’un espace déserté par les vivants ; ou bien le dehors, loin d’être une sorte d’extériorité négative vérifiant par avance la victoire du second principe de la thermodynamique, est ce qui traverse un vivant qui par lui s’individue. Autrement dit, ou bien l’œil du vivant est le signe d’un anthropocentrisme, d’une subjectivité humaine refusant d’accepter quelque autonomie ontologique hors pensée ; ou bien cet œil marque la nécessité d’un centre capable de vivre et de rendre compte - en tant que vivant - de l’acentralité de l’univers. Ou bien la contingence est l’effroi devant la possibilité que l’univers s’écroule à chaque instant, ou bien la joie qui accompagne la formation excentrique du vivant. Devant ces alternatives fondamentales, la pensée contemporaine doit se décider.

Frédéric Neyrat, Octobre 2014
Dernier ouvrage paru : Atopies. Manifeste pour la philosophie (Nous, 2014)
(extrait d’un travail en cours)


DISCUSSION :

JCM : Cher Frédéric, je me permets de proposer une alternative à cette alternative ici:
Réalisme Deleuzien

FN : Mais, cher Jean-Clet, pour commenter votre texte sur le « Réalisme deleuzien », 1/ Si « il n’y a finalement pas d’autres incursions transcendantales que celles de la sensation », à quoi, à qui attribuer cette sensation, si ce n'est à un vivant ?; 2/ Une fois établi ou rétabli qu'il y a des « petites perceptions désassociées qu’aucun jugement synthétique ne saurait orienter », quoi, ou qui pourra finalement – après-coup - en rendre compte de façon suffisamment synthétique, si ce n’est un vivant? Quoi, ou qui saura traduire, de l’obscur, les « monstres » de « l’expérience déliée » ? Autrement dit, votre « réalisme deleuzien » ne me semble pas constituer quelque autre alternative, mais bien au contraire se tenir au plus près du vitalisme qu’il nous faut opposer au Grand froid des spéculations bornées par la mathématique.

JCM : Je voyais ça plus simplement (le texte auquel je renvoie n'est pas très récent et ne répond pas directement au problème que tu évoques). Pour moi, cher Frédéric, je trouve que les deux tentatives sont intéressantes. Je me demandais, en fait, si le "ou", l'alternative, pouvait convenir... Il me semblait qu'on pouvait également écrire "et". Une forme conjonctive, inclusive qui n'est pas une identification. Il se trouve que Deleuze réunit la perspective logique et vitale, transcendantale et empirique (ce qui n'est d'ailleurs pas le même couple) dans Différence et répétition. La part mathématique imprègne son vitalisme et il y a des lignes vitales qui sont mathématiques. Le vivant dont il est question est toujours une vie plus puissante que les organismes qui meurent. Elle ne s'arrête pas à l'organique, se poursuit dans une espèce de logique cérébrale, ou encore dans des lignes qui requièrent tout autant la technique, la cybernétique... Il faudrait convoquer ici plein de monde, Lautmann, Simondon, Ruyer, Souriau, Péguy, Stengers, Nancy... Et je n'ai jamais fait autre chose que de poursuivre cette inclusion, de la diversifier dans des "plurivers" qui renouent en plus, en sus, avec Derrida ou Hegel (ce que Deleuze n'avait pas vraiment tenté mais que Malabou également explore, comme Meillassoux peut-être). Il s'agit de "variétés", de "multiplicités" dont je soutiens, à l'inverse de Badiou, qu'elles ne sont pas de l'ontologie  -encore trop immobile dans l'ensemblisme qui les organise selon une certaine platitude, disons, pour parler comme Garcia. La question qui est la mienne est celle du "Vortex", sur mon site, mais tout autant dans une improvisation totale donnée ici  ou encore dans "Enfer de la philosophie"... et bien ailleurs... Une série de lignes dont je vais relier les fils prochainement par une lecture de "La Logique" de Hegel, en cours...

FN: Permettez-moi cependant de faire part de ce qui pourrait éventuellement apparaître comme un désaccord. Je ne crois pas aujourd’hui utile d’en rajouter sur la conjonction, mais nécessaire de savoir parfois différer celle-ci. En l’occurrence, plutôt que d’affirmer un peu trop vite la conjonction, le « et », entre vivant et machine, vitalisme biologique et mathématique, etc., il me semble bon de marquer leur différence de champ, d’objet, de méthode. Car dire que le vivant connaît une vie « plus puissante que les organismes qui meurent » est bien entendu pleinement recevable ; à ceci près que notre époque tend à en tirer la conclusion que la puissance du non-vivant, du robot, du post- et du trans-humain, rend en définitive bien moins grave que le vivant ne vienne à péricliter. Aujourd’hui, les biologistes de la conservation parlent de « dé-extinction » : un scénario scientifique à la Jurassic Park qui montre comment redonner vie à des espèces éteintes. C’est ainsi que les technologies de la résurrection, bien plus puissantes que le vivant, intiment à ce dernier de tenir sa place subalterne ; qu’il meure, en définitive, telle est sa loi. Contre cela, il nous faut repenser le vivant de telle sorte que le « et » dont tu parles soit au service du vivant. La conjonction ne se situe dès lors pas entre, mais dans. C’est à cet endroit que se joue une priorité, une hiérarchie, une valeur, un « ou » c’est-à-dire aussi un refus, une négation. A ce titre et par exemple, il me semble plus important de voir en quoi non pas vitalisme et mathématique peuvent se conjoindre, mais, pensons à Bergson (ou à Simondon, et donc à Canguilhem), en quoi et à quoi il est donné la valeur souveraine, ce qui motive une parole : une mathématique, en l’occurrence, au service de la vie, et non pas s’en détachant. Une alternative radicale doit être posée si l’on veut savoir ce qu’il s’agit de conjoindre.

JCM: Je te l'accorde volontiers pour ne pas sombrer dans les formes spirites de certains épigones Deleuzistes :-). Mais, de mon point de vue, il n'y a chez Deleuze rien de tel. Tout fonctionne chez lui par dimensions qui obéissent à des "Idées" sensibles qu'on ne peut pas transporter ailleurs sans en changer la nature. C'est le principe même de la répétition dans la différence. L'idée de multiplicités deleuziennes conduit à des expériences chaque fois uniques et singulières, à un plan transcendantal dont les répartitions sont extrêmement variées (à l'image de la topologie dont laquelle les espaces bifurquent entre 1 et -1). Là s'ouvrent des dimensions qui possèdent chacune une métrique irréductible aux autres, ce que j'appelle "Plurivers" pour refuser l'idée de Monde, l'unité d'un monde donné (fin du monde en un certain sens comme le dit le sous titre de mon essai). Injecter un peu de négativité là-dedans, sans doute, mais en sachant que la différenciation peut se penser d'abord sur le mode de l'intensité, d'après des degrés de courbure qui se passent de toute coupure discrète. Le pari de Deleuze c'est de dire qu'il y a des différenciations du côté de l'intensité. Autrement, en effet on pourrait retomber dans une philosophie de la nature où comme Hegel le reprochait à Schelling "toutes les vaches seraient noires". Il faudrait voir, cela dit, ce que Schelling entend par puissance, par potentiel... et par opposition à la négativité hégélienne qui, cela dit, s'affine dans la Logique (en raison du débat avec Schelling). Un chantier qui est loin d'être épuisé dans le cadre d'une Naturphilosophie à venir.

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