Parmi les braises, certaines luisent plus
que d’autres. Lorsqu’on tisonne, elles apparaissent. Et puis d’autres
également, au point qu’on ne sait jamais ce qu’elles recouvrent. Car il existe
des braises pour ainsi dire dormantes, ni vraiment éteintes ni réellement
vivaces. On a beau, un soir de mélancolie des années tardives, remuer le feu
dans la cheminée, il paraît vain, à l’œil scrutateur et à l’oreille pourtant
attentive à la musique qu’elles rendent, de mettre la pince sur l’une de ces
braises dont s’échapperait, comme d’un flacon miraculeux, l’essence d’une
vérité enfouie.
C’est dire que les braises ne nous indiquent
pas clairement leur objet. Qu’on le veuille ou non, elles ont une profondeur
d’endormissement, comme la terre et ses volcans. Inversement, il leur arrive de
mettre en concert tout un jaillissement d’énergie mais dont il ne se dégage
rien de signifiant. Si on se demande quelle est leur vérité, alors il faudra se
rendre à l’évidence qu’elle est cachée, et aussi qu’elle sait se cacher pour
mieux se recueillir en profondeur. Toute une philosophie s’ébauche à cette
occasion : la vie dormante, la vie qui va sans manifester quelque leçon,
le travail qui, sous la législation et la maîtrise du temps, attend patiemment
le résultat de son élaboration. Si tout doit bien finir par se manifester, le
travail de la manifestation ne s’effectue pas dans le jour de la révélation.
Qu’il y ait de la profondeur se reconnaît dans la lenteur d’une colère ou d’une
haine par exemple (Nietzsche le savait, la détestation n’est pas la haine à
laquelle il faut du temps, beaucoup de temps), ou encore dans le surgissement
de l’évidence d’une hérédité lorsqu’un visage, parfois et soudainement, se
tourne vers vous et trahit son origine. Les braises couvent… Et, surtout, ne
nous méprenons pas, si elles possèdent la puissance de veiller si longtemps,
c’est qu’elles attendent leur heure, qu’elles portent un contenu qui doit, en
quelque sorte, se délivrer afin de respecter la loi qui veut que les choses, en
leur cycle, se bouclent et rentrent dans l’ordre, comme l’exigerait la Justice
du monde. Alors, toute chose et nous-mêmes pourrons nous confier au sommeil, le
vrai, sans le feu de la vie.
Dans Les
Braises, Sandor Marai (1900-1989) ne se livre pas à un exercice
philosophique. Il raconte, pour l’essentiel un dialogue et même une sorte de
huis-clos, les retrouvailles, dans son château, du Général (Henri) avec son ami
de jeunesse Conrad. Ils sont vieux à présent, ils s’accordent que seule la mort
les attend encore. Ils ne se sont pas vus depuis de nombreuses décennies,
Conrad ayant fui le pays pour des raisons que le récit éclaircira (en vérité,
un lien d’amour s’était tissé entre lui et Christine, l’épouse d’Henri). La
discussion porte essentiellement sur des questions qu’Henri se pose à propos
des derniers moments vécus ensemble dans la jeunesse. Ainsi, lors d’une partie
de chasse, Conrad a-t-il eu l’intention de tuer Henri, comme celui-ci le
suppose ? Christine a-t-elle réellement
trahi et trompé son mari ? Quelles furent en vérité les intentions de Conrad et
pourquoi ce dernier a-t-il soudainement, sans avertir quiconque, quitté l’armée
et le pays pour voyager et vivre sous les Tropiques ?
Le Général, qui mène la discussion, est
méthodique : les questions qu’il pose ne sont pas désordonnées, mais correctement
déduites et enchaînées. Il veut aller démonstrativement vers la vérité et
progresser en elle. Le passé tout entier est remué : les braises en somme.
Qu’est-ce que le temps va permettre de dire et aider à dire ? Et, en définitive, y a-t-il même une vérité
des choses ? Et de quel ordre est cette
vérité ? L’enquête, on le voit, car dans
l’optique du Général il s’agit effectivement de cela, est quasi-policière,
d’une police des âmes et des cœurs d’abord, secondairement d’ordre criminel
(d’un crime d’intention, le pire, le plus commun, celui que nous effectuons
tous, plusieurs fois au cours de notre existence). Mais c’est plus généralement
la philosophie tout entière qui est enquête, « enquête criminelle ».
Le philosophe est le détective qui s’efforce de saisir la vérité, et de
« coincer » le coupable et les responsabilités. Depuis Kant, de façon
explicite et en vertu d’une bonne lecture de Hume, le philosophe est cet
enquêteur dont Siegfried Kracauer a dressé
le portrait dans son grand livre Le Roman
policier. À cet égard, qu’il en soit conscient ou non – plutôt pas dans la
mesure où il répugne aux pures spéculations de l’esprit au nom d’un intérêt
exclusif pour les faits et le langage qui les rapporte –, le Général est
philosophe. Le goût des raisons, la construction démonstrative et les preuves
constituent son unique intérêt.
Il y a davantage : le sentiment de
trahison qu’éprouve le Général est aiguisé par le fait que son épouse Christine
et Conrad comprennent la musique et se comprennent ainsi entre eux. Lui
n’entend pas, il ne peut et ne veut entendre que des mots. Il hait la musique. Homme
de parole, par conséquent, il fait reposer les relations humaines et toute
pensée digne de ce nom sur la convention linguistique, la précision des termes,
la parole donnée et la promesse. Les
Braises nouent leur drame autour de mots, de propositions et de
démonstrations, toujours sous forme de questions, qui, dans l’esprit du
Général, devraient pénétrer le secret de la musique qui n’est à ses yeux que
l’aire de la trahison. Inversement, on peut considérer que la musique recueille
comme une arche la vérité.
Après l’adultère – l’éveil du soupçon qui
pèse sur lui –, et pendant huit années, jusqu’à la mort de Christine, le couple
n’échangera plus un seul mot. Pourtant, de son aveu même, le Général n’attend
toujours qu’une simple parole afin de la reprendre à son tour et de redonner
quelque vie à leur relation. Étonnante haine que celle dirigée contre la
musique, contre sa supposée puissance communicationnelle et donc aussi
d’exclusion pour ceux qu’elle n’élit pas ! La musique, pour autant, n’est pas
un simple instrument, ce que le Général croit encore, car elle habite le cœur
des personnes et en constitue de fait le foyer. C’est elle, non la conscience, ni
la convention ou le langage qui éveille le désir et la direction de l’existence
que l’individualité concernée n’est pas elle-même capable de reconnaître et
encore moins d’en prendre la mesure.
Le point est donc que le Général exige la
vérité. Celle-ci réside pour lui dans la réalité ou la nature et l’enchaînement
des faits que le langage est chargé de traduire en toute exactitude. Sans
aucunement forcer les choses, deux philosophies se font face, si l’on accorde
que la vérité constitue leur objet unique et ultime. L’une l’épuise dans le
caractère dicible et non contradictoire de la réalité, l’autre la profile dans
le cœur du mouvement d’un désir. Or c’est dans et non seulement avec la musique
que les amants se sont rencontrés, en secret et silencieusement. Ils se sont
rencontrés dans la vérité, dans la vérité de leur désir. Impuissant à entendre
et du reste ne voulant pas entendre, le Général n’accorde foi et crédit qu’à la
parole. Pour lui, même le désir tient à la parole et à la décision de parole.
De surcroît, il n’y a pas que l’erreur qui
soit fatale. La vérité l’est bien davantage, mais en un tout autre sens. Le
Général n’obtiendra pas d’aveu formulé en bonne et due forme. En quelque sorte,
il la recevra – c’est un comble pour lui – de façon musicale, au creux du
silence des réponses de Conrad. Il s’inclinera pour finir devant la vérité, qu’il
ne comprend pas, mais dont il saura désormais qu’elle existe en deçà et au-delà
de la vérité de parole. Mais la fatalité de la vérité musicale ! Les mots ne
touchent pas Carmen, ils n’atteignent ni n’expriment sa substance. Nietzsche
savait que ne pas parvenir à toucher la texture musicale traduisait le
déplacement catastrophique de l’existence et de la pensée dans l’erreur et la
faute.
Nul doute cependant que le Général soit
l’honnêteté même là où les amants transgressent les règles, les conventions et
les paroles qui les ont établies. Moralement, l’affaire semble entendue et
relever d’un cas de figure peu intéressant. Toutefois, en méconnaissant de part
en part la vérité du désir, il méconnaît aussi la sienne et le sien, auxquels
il n’a rapport que par la parole et qu’au demeurant il ne comprend qu’en termes
de pactes et de contrats, ces équivalents pourtant fragiles de la logique. D’où
le langage du Général qui ne repose que sur les principe de non contradiction
et du tiers-exclu qui, moralement, interdisent la trahison. Dès lors, ne
sachant rien de son désir – encore moins de l’ambivalence constitutive de tout
désir – et ne voulant rien en savoir
qu’il ne sache depuis sa parole, le Général méconnaît tout autant ce qu’est en
vérité une parole, à savoir qu’elle n’est jamais première dans l’ordre de la
vérité, qu’elle n’est jamais qu’un effet – on peut dire tout et son contraire
sans qu’à chaque fois cela soit contradictoire –, qu’elle n’est qu’un accommodement
à la situation ou un moyen d’affirmer son intérêt, qu’elle n’est en aucun cas
un instrument valant pour lui-même et reposant sur sa propre validité.
Être de parole, le Général ne peut guère
avoir l’idée qu’il existe des « êtres musicaux » comme ce couple
d’amants constitué par Christine et Conrad. Christine, dont nous n’entendons
pas la moindre parole – celles de son journal intime, qui doit bien recueillir
sa vérité de parole, et que le Général n’a pas ouvert par respect des
conventions qui ne l’y autorisent pas, est jeté au feu au cours de la soirée
que deux vieux hommes passent ensemble : les lettres, les mots et les
phrases sont consumées et retournent à la vérité des braises –, est
intégralement un « être musical ». Et comme le mensonge appartient au
langage, un « être musical » ne saurait mentir, la musique pas
davantage, sauf à la pervertir en langage, ce qu’il lui est arrivé de subir
dans son histoire.
« L’être musical » nous instruit
sur la nature de la musique. La musique est en effet un « être »
relevant d’un pur principe d’identité, à savoir que les
« propositions » qui en
relèvent (les occurrences, les « œuvres », en tout cas des
individuations et non des propositions) ne peuvent être ni vraies ni fausses.
Donc elles sont absolument vraies, mais, là aussi, en un sens tout autre de
vérité. Celle-ci ne s’énonce pas ou ne se dit pas au sujet de quelque chose,
mais consiste dans le déploiement de quelque chose ou d’un être. C’est
pourquoi, et pour y revenir, les « êtres musicaux » ne sauraient
mentir. Il existe par conséquent une éthique musicale – cette fidélité d’un
être au déploiement qu’il est – qu’aucune morale du langage n’est en mesure de
contredire.
Ne peut-on et ne doit-on pas aller jusqu’à
soutenir que le langage, en son ordre capable de vérité, qui est même depuis
Aristote l’ouverture même à la vérité, ouverture qui rend à son tour possible
la proposition, ne s’appuie cependant sur aucune vérité en tant que telle ? Que
par conséquent il marque un déplacement – un arrachement, une castration ? en tout cas, nous ne serions pas
originairement des êtres parlants – hors de la vérité que néanmoins il vise et
cherche à (re)formuler. Et qu’à l’inverse, la musique, incapable de la moindre proposition,
serait l’arche de la vérité, elle aussi frappée d’une sorte d’impuissance, mais
inverse, dans la mesure où elle serait incapable de figurer cette vérité que
pourtant elle énonce et manifeste. Autrement dit, elle ne serait pas en mesure
de vivre – de faire vivre dans la conscience – la vérité qu’elle est, là où de
son côté le langage vit et connaît dans la réflexion l’éloignement et la
problématicité de la vérité.
(À ce stade, mais peut-être l’a-t-on déjà
intuitionné, il faudrait reprendre la problématique philosophique de la vérité
au regard de la question qu’est la
musique. Et cela ouvrirait la pensée à un renversement très puissant, d’abord
d’ordre anthropologique (qu’engage l’idée que nous ne sommes pas par nature des
êtres parlants?), puis métaphysique en ce que la vérité ne tient pas au
jugement que la logique registre au vrai, mais à un contenu réservé et dont la
marque est repérable par la pensée comme un indice accroché à un mot mais qui
ne s’épuise pas dans sa présence de signifiant (c’est ainsi que Heidegger pense
la vérité non dans l’infra-linguistique mais dans ce que le mot, aletheia, recueille). Toutefois, malgré
de nombreux indices, surtout concernant l’événement, Ereignis, dans l’ouvrage du même nom, soit la venue, la
disponibilité d’écoute de la vérité par le Dasein
qui à cette occasion dévoile celle qui lui est propre, qui engagent le musical
(le grincement et le cliquetis, l’ébranlement et le bruit du vent de la vérité,
le cri aussi dans toutes ses nuances, plainte, pudeur, recul, effroi, autant de
traits au moins sonores), la thématisation en tant que telle de la musique
n’est pas en toute rigueur reconnaissable. En somme, est-il possible de
reconnaître l’aletheia comme
essentiellement musicale ?).
*
Il convient de revenir un peu en arrière sur
les raisons explicites qu’engagent les Braises
lorsqu’elles tentent par le biais du Général de cerner la vérité de parole, de
l’arracher à la vérité musicale, pour finalement reconnaître la réalité de
cette dernière, en s’inclinant pour ainsi dire devant elle (la scène finale,
grandiose, d’à peine quelques lignes, lorsque Henri – le Général devient ou
retourne à son individualité plus sobre, moins conventionnelle, plus
authentique en quelque sorte – fait raccrocher le portrait de Christine,
lorsque la parole s’est épuisée et a rencontré sa limite, lorsque la vérité
s’est manifestée sans avoir eu besoin de se dire.
Mais avant cette fin sans fin, comme la
vérité qui ne se boucle dans aucune proposition, qui se laisse seulement recevoir
à la manière d’une sérénité jusque-là inconnue, d’une réceptibilité enfin
disponible, d’un accord entre ce qui vient et ce que nous sommes, Henri aura dû
cessé d’être militaire. Auparavant, la musique militaire était la seule
recevable (celle « qui faisait
marcher au pas, c’était là sa raison d’être »), parce qu’elle
promouvait de façon fracassante les apparences et corroborait la vérité de
parole. En revanche, lorsque Conrad, dans sa jeunesse, jouait du piano, « dans cet état, Conrad n’était plus militaire ».
Du reste, l’entendant jouer, le père d’Henri avait mystérieusement mais au fond
clairement proclamé : « Conrad
ne sera jamais un vrai militaire ». Toutes ces considérations éloignaient
Conrad d’Henri, comme deux voies d’existence, mais au plus profond comme deux
philosophies. Lorsque Conrad jouait Chopin, « de ces sonorités, une force magique s’échappait, capable d’ébranler les
objets, en même temps qu’elle réveillait ce qui est enfoui au plus profond des
cœurs. Dans leur coin, les auditeurs polis découvraient que la musique pouvait
être dangereuse en libérant un jour les aspirations secrètes de l’âme
humaine. » Ainsi la future séparation d’Henri et de Conrad était déjà
au travail. Elle ne se signalait pas par des désaccords verbaux, une dispute ou
une occasion, mais elle était tapie dans le fond des êtres et de l’être qui déployait
sa loi. Lentement mais sûrement, le partage de la vérité couvait sous les
braises que la vie avait allumées et dont les existences faisaient l’expérience
de plus en plus trouble jusqu’à ce que ces dernières se révèlent chacune dans sa
fausseté, l’une parce qu’elle s’attachait trop à la convention et à
l’étiquette, qu’elle soit la sienne ou celle de l’ordre des choses, l’autre
parce qu’elle se sera menti dès le départ en endossant l’uniforme avec lequel
la musique ne peut s’accorder.
D’où, à la fin des Braises, tout un ensemble de constats et de bilans : certes,
le plus important, la vérité ne peut se soutenir du langage, et encore qu’elle
possède son lieu non dans le présent de la parole, mais dans la mémoire. Ainsi,
comme succombant devant la vérité de la musique, « le Général sourit, apaisé… » ; puis il lui échappe ceci,
concernant le souvenir de Christine, mais aussi assurément le jeune Conrad et
même le lien des amants : « Ce
qui est important, c’est qu’il reste dans notre cœur » ; plus
précisément, concernant Christine, que le Général pour la première fois – c’est
en effet l’hypothèse – se met à aimer autrement que par des conventions :
« le vrai sens de notre vie ne
résidait-il pas dans la nostalgie inquiète d’une femme qui est morte
? ». Il aura fallu une vie et des vies manquées, littéralement ratées,
pour que la vérité puisse se faire entendre. Et, plus librement encore, en
accord avec ce que la musique libérait et qu’il n’avait su reconnaître, le
Général énonce : « accepter
inconditionnellement certains liens, n’est-ce pas notre destin ? » ;
« … ce qui donne un sens à notre vie
c’est uniquement la passion, qui s’empare un jour de notre corps et, quoi qu’il
arrive entre-temps, le brûle jusqu’à la mort », et enfin, sous forme
d’aveu, qui détruit toutes les conventions et toutes les règles de la morale,
pour ouvrir le pressentiment d’une éthique : « … la passion s’adresse à une seule personne… éternellement
à quelque énigmatique personne, bien définie, qui peut être bonne ou mauvaise,
indifférente, puisque l’intensité de notre passion ne dépend aucunement de ses
actes ni de ses qualités ». Toutes ces formules, en elles-mêmes
banales, et même grandiloquentes, ce qui n’exclut pas leur exactitude dans le
cadre du vécu que le romanesque cherche à cerner, peut-être plus justement
qu’un traité philosophique qui quant à lui chercherait à les mettre à
l’épreuve, tendent à croiser le contenu que les lueurs des braises recouvrent,
la sagesse de leur feu et le silence de leur lumière.
*
Toujours est-il que les braises ont définitivement
brûlé les mots, et même le langage en général. Le temps de leur consumation et
de leur éventuelle révélation est assurément celui de l’existence, disons de sa
grâce. Il est aussi celui, plus paradoxal en apparence, de la composition
romanesque, poétique et à la fin des fins philosophique, ces entreprises de
parole pourtant, en ce que le langage, loin de viser à sa seule vérification,
s’attache obstinément à la vérité. Peut-il, ce faisant, réellement faire
l’impasse sur ce que la musique est et recouvre ? Peut-il, plus radicalement encore, se
retourner vers ce qui le contemple, qui lui est indifférent, et accepter d’être
bousculé, voire anéanti par lui ? Il en
va ainsi de l’existence : nul ne sait la vérité qu’il est ; il faut à
chacun, toujours comme la loi de la vérité que la temporalité des braises illustre,
livrer en retour ses mots et ses croyances en eux aux flammes. Ainsi se fermerait,
comme la scène finale du roman, le cycle du langage et de la vérité, ébranlé
par l’esprit de la musique.
Mais s’agissant de la musique, il convient
d’énoncer les principes qui régissent son intervention si particulière, si
décisive également, et que Les Braises
s’efforcent de dégager.
Il y a tout d’abord la dictée, c’est-à-dire le mode de commandement et d’impératif de la
musique. La modalité impérative concerne la forme mais aussi le contenu. Elle
est sans concession, comme on l’a vu concernant la morale. En cela, elle se
rattache indéniablement à la religion (on fait référence à ce qu’entend
Abraham, qu’il ne saurait ni ne pourrait sérieusement dire, lorsque Dieu lui
enjoint de sacrifier son fils unique). Tout comme la musique se soustrait à la
représentation, de même la religion en question (l’essence du monothéisme
originel) n’est rien du monde et de la convention humaine qui le gouverne.
Ensuite, la thématisation philosophique de
la musique induit la fusion de la vérité et du réel. Selon une tradition déjà longue, la musique touche au réel,
quelle que soit l’infime distance, spéculative, qui la sépare encore de lui
(ainsi, chez Schopenhauer, elle est la première copie de la volonté qui
constitue l’être du monde ; chez Nietzsche, elle est l’expressivité originaire
de la volonté de puissance). En brisant la phénoménalité, elle discrédite toute
réalité, toute figure et toute chose – au fond toute substance – au nom du
réel.
Le troisième trait serait, on y a insisté,
constitué par le rapport conflictuel avec le langage. Ce serait la thèse de la
musique comme affirmation absolue, donc sans négation. Autrement dit, la
musique ne contiendrait aucune dimension dialectique, de quelque manière qu’on
l’entende. Par conséquent, elle ne se traduit pas, comme le langage, en un
mi-dire comme c’est le cas pour le langage ; elle n’est pas une proposition,
mais nécessairement une imposition ; enfin, ne contenant pas de négation, elle
ne peut se retourner en dénégation (Nietzsche a appris – c’est une des significations
qu’il a revêtue du nom de Bizet, donc dans l’opposition à Wagner – qu’une
musique qui n’est pas une affirmation absolue se transforme en langage et donc
devient équivoque en se dressant contre elle-même pour devenir enfin suspecte).
Et, toujours dans l’ordre du langage, comme la systématisation de ce qui
précède, il convient de poser que cette affirmation pure qu’est la musique ne
dévoile rien, précisément parce qu’elle ne se laisse pas traduire. Cette
impossibilité, qui n’est pas privation, encore moins négation, l’éloigne du
langage. On pourrait, pour faire court, faire mention d’une dureté de la musique.
La conclusion va de soi : la musique
comme pur langage est sans langue. Cette puissance, là aussi, n’est pas
privation (le fait de la multiplicité des langues et les difficultés qui en
résultent), mais actualisation de la puissance comme puissance.
Le quatrième trait de la musique
consisterait subséquemment dans sa modalité de présence comme non manifestation.
Cette idée peut paraître paradoxale. Elle signifie que la musique est le
sentiment de la présence à soi et à toute chose. Elle ne manifeste pas la
subjectivité, mais la rassemble ; elle n’ouvre pas aux choses, mais les
dispose. À cet égard, donc dans ce que chacun peut expérimenter dans et par la
seule écoute, la musique est la mise en présence ordonnée de la subjectivité.
C’est ainsi que des musiques ne nous conviennent pas et ne nous conviendront
jamais, parce qu’elles ne relèvent pas de notre subjectivité. La thèse serait
ainsi celle d’un ordre subjectif. Et,
dans son articulation à la vérité, on soutiendra que la musique ne se dit pas,
mais se comprend. Dans cet ordre de choses, il lui appartiendrait de revêtir
une forme de réflexivité sans réflexion (sans décision réflexive, dans la résolution
d’une conscience).
D’où le cinquième et dernier principe, qui
porte sur la question de l’individuation.
En effet, si c’est toujours une individualité qui entend et éprouve la musique,
en revanche son processus, c’est-à-dire son efficience, ne désindividue pas !
Au contraire, l’individuation s’avère si intense qu’elle atteint l’individuum qui n’a plus rien de
numérique (la caractéristique, l’irréductible, l’expérience d’être
individuellement et singulièrement touché). Cet individuum est ineffable en ce qu’il soustrait l’individu à sa
représentation, donc à sa conscience, en en dissolvant l’apparence et même
l’apparaître en le livrant à sa présence ou, comme dit précédemment, à son
rassemblement ou son ordre inapparaissant.
La conclusion serait la thèse de la musique
comme convocation subjective. Ce
serait aussi la thèse de l’intemporalité musicale. Et l’occasion de son
expérimentation, nécessairement ponctuelle, ne serait jamais que la
vérification d’une présence, d’une disponibilité et d’une disposition
singulière, comme celle qui a lieu dans la joie qui exprime Cogito, qui n’est d’aucun lieu, cela va
de soi, ni d’aucun d’âge ! Dans ce rassemblement de soi, cette mise en boule,
dont le contenu infini excède tout contenant, échappant à tout compte et à
toute entreprise qui prétendrait l’épeler ou le débiter par le menu en mots, la
musique impose sa loi. À telle enseigne que dans Les Braises, les subjectivités sont progressivement déposées
d’abord face à elles-mêmes, puis ramenées à elles-mêmes : elles rentrent
en soi, reprennent place comme le portrait de Christine, et envisagent
l’étendue du désastre de leurs existences fausses depuis la vérité qui, dans la
cheminée qui ponctue les jours, attendait souterrainement son heure pour être
reconnue. On peut toujours s’écarter du feu, mais jamais de ses braises.
André Hirt
Chronique du 16 (septembre 2014)
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