mercredi 17 septembre 2014

Philippe Beck / En coda




Extrait d'un livre à paraître de Philippe Beck "Contre un Boileau" destiné à la collection d'Alain Badiou et Barbara Cassin chez Fayard.

L’art poétique développé qu’on a lu ici n’a pas prescrit un mode d’écriture. La poésie est plusieurs, et cependant : “Écrire sur les vers est aujourd’hui presque aussi difficile que d’écrire des vers. Quant à écrire des vers, c’est presque aussi difficile que d’en lire. Tel est le cercle vicieux dans lequel nous vivons. Les vers se font de plus en plus rares, et ce qui existe en fait, ce ne sont pas des vers, mais des poètes. Et c’est beaucoup plus qu’on ne croit. (…) La prose a sommé la poésie de quitter les lieux. (…) La prose avance, la poésie recule. (…) Un fait reste un fait : la prose a gagné. (…) Le lecteur d’ajourd’hui aborde les vers avec précaution, comme s’ils étaient de trop vieux camarades, et se jette sur la prose.”[1] L’art poétique a rejoué de la prose tuante et tuée, et en principe, ne s’est pas fondé sur une théorie antérieure. Il n’a pas imposé une définition de la poésie telle que la définit Beckett : “Une définition a été “définie” comme le fait d’“enfermer l’espace sauvage d’une idée à l’intérieur d’un mur de mots.” Définir certaines choses, c’est les tuer.” (à propos de Murphy, 1938) A quoi s’ajoute un fait : “Mon unique relation avec mon œuvre – et elle est ténue – concerne le travail de l’écrivain. Je suis en face d’elle un peu dans l’obscurité et je tâtonne, aussi longtemps que cela dure, puis plus du tout. Je n’ai pour ma part aucune lumière à projeter sur elle et elle m’apparaît étrangère dans la lumière que les autres jettent sur elle.” (à Arland Ussher, 6 novembre 1962) L’étranger un peu dans l’obscurité y voit assez clair pour définir l’espace non domestiqué d’une idée pratique tranchée dans la mer gelée ou le mur des mots. L’art poétique se trouve dans la nuit relative ; et la nuit ne peut éclairer le procès de l’idée sauvage (causée par le monde) et première.
A la question : “Pourquoi un poète écrit-il un art poétique aujourd’hui ?” (dans un temps de la haine de la réflexion au moins), l’une des réponses est la suivante : “un art poétique est rendu possible par la commande philosophique.” C’est le cas du présent livre. La commande philosophique peut être intérieure (socratique) ou extérieure (intimée par une autorité). Si la théorie vient après la pratique, il y a deux après-coup. Celui du poète est relativement conceptuel, résurrectionnel et productif en principe ; celui du philosophe est absolument conceptuel et reconstituant. La commande philosophique extérieure est une commande du concept ; la commande philosophique intérieure (l’intimation sans obéissance) demande donc également une forme de reconstitution continue, dans une inséparation au poème premier. Intimée, la demande de reconstitution productive (qui inclut la mise au jour d’un processus) est toujours aussi une demande de théorie. Le poète (qui fait ce qu’il fait) n’agit pas dans l’ordre du concept absolu. Il ne peut théoriser ce qui s’est fait qu’en continuité nécessaire avec le réel du poème. Cela veut dire que la reconstitution poétique doit être prise en compte par le philosophe, plutôt que l’inverse. La double offense ou résistance du poème au philosophème et du philosophème au poème risque donc de s’aggraver d’un art poétique. La rivalité dans l’après-coup entre l’art poétique et le discours philosophique en principe suscité par le poème ne peut produire qu’une paix relative. Au faiseur de poèmes, la commande philosophique ne peut demander une théorie extérieure sans lui demander un texte philosophique séparé. Le philosophe, malgré tout, malgré son désir de fidélité, s’expose au danger de la théorie isolée du processus qui l’affecte ou la conditionne (il s’agit du mouvement par lequel un poème s’est élaboré). Qu’il y ait de la pensée ou de la vérité formée dans le poème justifie la reconstitution en sa séparation et sa conceptualisation relatives. La reconstitution poétique peut affecter la reconstitution philosophique, mais à condition de se déployer dans son ordre, c’est-à-dire en intériorité continuée, en dépendance au processus poétique. D’où sa fonction de manuel ouvert. Il y a aussi une intériorité de la philosophie à ses modalités, dont l’art poétique ne traite pas. Il est néanmoins possible que l’art poétique en prose s’expose à un effet d’extériorité du fait qu’il s’écrit en prose intellectuelle (l’intellect rythmique est un sensible intelligent). C’est définir le risque d’une prose qui, au moins, ne joue pas le jeu douteux de la prose poétisante ou évanescente. L’effet d’extériorité n’est pas une extériorité ; c’est une modalité paradoxale de l’immanence de la théorie à ce qui l’a suscitée avant toute commande ou demande, le poème. L’écrivain qui retourne lentement au réel des procédures est à la fois une chouette poétique, une panthère indépendante et un “écrivain retardataire” (Baudelaire) : il accentue le retard intimé en reformant ses formules, ses principes pratiqués et en puissance de se dire. Car il y a bien une théorie intérieure au poème, que la philosophie demande à voir. Le poème est d’ailleurs en extériorité ténue avec lui-même, du fait que de la prose constamment passe en lui, avec des concepts en puissance. Malgré la force centrifuge qui s’exerce sur le poème en vers (l’attrait des proses en lui), celui-ci se constitue de l’idée pratique d’une matérialité des formules découpées sur la ligne de crête entre le son et le sens. La bascule d’un côté ou de l’autre, les deux bascules expriment le risque des stances, des boustrophes. Le poème forme des formules ; l’art poétique formule des formes en puissance comme sur la ligne de crête (Il peut semble éclectique : la proposition dont il est la puissance ne l'est pas) ; la philosophie assume une bascule au régime de la signification, dans la conscience que la montagne de la langue est une. Et une « philosophie du vers » ne peut pas ne pas être impliquée dans un art poétique en langue, serait-il un prosimètre[2].


Philippe Beck



[1] Tynianov, Dans l’intervalle (1924). “Les montres des prosateurs et des poètes ne marchent pas au même rythme (…) le temps de la prose est déterminé à l’avance. Et pourtant (…) les rapports entre vainqueurs et vaincus sont loin d’être simples. La prose se meut aujourd’hui avec une extraordinaire force d’inertie. (…) On a parfois l’impression que ce n’est pas l’écrivain, mais l’inertie elle-même qui a écrit (…) Pour la poésie, il n’y a plus d’inertie. Rien ne sauve le poète : pas plus son passeport poétique que son appartenance à une école. Les écoles ont disparu. (…) Que des individualités se substituent aux écoles, cela est caractéristique de la littérature en général.” Cependant, “le vers est du langage transformé : c’est le langage humain se dépassant.” “Nous recevons ce vers comme un caillot, comme un produit fini, et nous avons besoin du travail des archéologues pour découvrir dans le caillot le mouvement passé.” Dans “l’indifférence du “vers en général””, un danger apparaît : “percevoir ses propres écrits comme des caillots, devenir prisonnier de sa propre culture du vers.” La prose relative de l’art poétique lutte contre le danger de l’indifférence de “la poésie en général”.
[2] Le prosimètre philosophique se distingue du prosimètre poétique, comme la théorie extérieure se distingue de la théorie intérieure, et comme la puissance se distingue de l’acte. La théorie intérieure est un poème en puissance, en entéléchie. La philosophie est ou bien une puissance suspendue (suspendant la relation à sa matière), qui s’expose à l’acte de l’art poétique auprès du poème se faisant, ou bien une puissance dont l’acte est le philosophème se pensant. Le prosimètre poétique peut puiser dans des pensées incompatibles sans se faire discours philosophique : son acte est le poème, la proposition matérielle. (Il peut sembler éclectique ; la proposition dont il est la puissance ne l’est pas.)

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