mardi 9 septembre 2014

Hélène Cixous, l'écriture des passages





Le dernier livre qu’Hélène Cixous vient de publier, Homère est morte…, est un de ces diamants stellaires qui troue le continent de l’écriture, qui entraîne le lecteur dans un choc souverain. Somptueux livre qui est plus qu’un livre, ce météore saisissant qui m’a foudroyée, extase nous capture, nous délivre. Homère est morte… fait de la vie avec la mort, pousse la langue dans une création folle qui nous rend ce qu’on a perdu et fait être ce qui n’est point. Mû par une impérieuse nécessité, mon ravissement s’est prolongé en une rêverie que je vous livre.

Pour le dernier long voyage, nul ne sait comment s’équiper. Attendre le train mobilise toutes les forces, monter dans un wagon qui mène à l’outre-monde se fait sans nous, le pied gauche aspire à partir, le pied droit rechigne, redescend du marche-pied, en arrière toute, il n’y a plus de train, plus de gare, Ève redevient sage-femme, la vie qui passe entre ses mains est partout chez elle, même de l’autre côté elle est encore chez elle, l’âge s’emporte dans une fête stroboscopique, gagne l’extrême jeunesse de la nudité à l’aube de la vieillesse absolue. Cent trois ans qu’Ève, la mère d’H.C., tient le secret, celui de la vie, la vie et encore la vie qui recycle mort, fatigue, bouts d’agonie. Chez Ève, l’endroit où tenir le fil, ce sont ses mains.

Les noms sont les gardiens de tout. Aucun ciseau ne coupera la sève quand on s’appelle Cixous, Cixous née Klein, ciseaux de sioux en un clin d’œil détournés/retournés en leur tâche, ciseaux qui ajointent les mots au lieu de sectionner. Il n’y a pas à monter la garde, l’Autre n’est pas là, la mort ne creuse pas son trou, la mort ne sait pas s’y prendre avec les chats, Ève est un chat qui au mot de "mort" ronronne "vie", feule "vie" en tous ses états. Même la mort est un des états transitoires de la vie. Le territoire du moi, du monde se rétrécit, les amarres se rompent quand le corps ne sait plus habiter ni le dehors ni le dedans, quand le corps d’Ève cherche son corps d’avant, se referme Omi/momie aux grandes plaies. La mesure de la progression (mais la progression de quoi au juste ?), c’est le parc écrit Hélène écrite par Ève devenue fille de sa fille.

Ce livre a déjà été écrit par ma mère jusqu’à la dernière ligne. Tandis que je le recopie voilà qu’il s’écrit autrement, s’éloigne malgré moi de la nudité maternelle, perd de la sainteté, et nous n’y pouvons rien (…)
Ce n’est pas le livre que je voulais écrire.
Je ne l’écris pas.
C’est ma mère qui l’a dicté cette dernière année (2013), sans le vouloir, sans qu’elle le veuille, sans que je le veuille. Cette année avait commencé en 1910, elle était immense, surtemporelle et cependant je pressentais qu’elle mourrait, avant la fin.
Le 1er Juillet : jour unique entre tous ses jours où elle aura été à la fois morte et vivante. Je la tenais embrassée à jamais.
 
Les axes du réel se dissipent, oùsuisje, quiestu questionne Ève. L’instant suivant tout se réorganise, l’ancrage dans le monde succède au grand flottement. Pour pouvoir quitter le rivage, peut-être faut-il se dépouiller de tout, entrer en ses labyrinthes, se rétrécir corps et esprit, se césurer du bruit du temps… La peur prend possession d’Ève, lui fait une seconde peau, « troptard » et « aidemoua » dévorent maman.

C’est que la Nature se joue de nous, nous pousse sur la balançoire au-dessus de l’abîme
Mais l’après-midi l’angoisse éclate, maman souffle Toolate en rafales ininterrompues, on croit que l’orage va s’épuiser mais la pause donne sur une rafale plus forte en français : — Troptard, qu’est-ce que tu fais pour moi, aidemouaaidemoua la voix forcène, supplie, insiste, fouette fais fais — Dis-moi, dis-je tandis que le grondement se succède, tu veux quelque chose pour dormir ? — Je veux non je veux — Que veux-tu ? — Je ne sais pas, fais pour moi, oublie, Troptard.  

Le temps secoue ses os au milieu de la tempête qui s’appelle Iliade, le temps du café au lait tient bon, rappel de cordée du père Michael Klein « mort dans les frimas biélorusses », le temps de la confiture revient quand on n’y croyait plus, le temps des phrases qui ressemblaient à Ève est révolu, à la période coin-coin succède la séquence du « limédicalisé », de la vie à l’horizontale, des mots rescapés, des bulles, des cendres de mots qui trouent le silence.

La phrase lancée à Ève par l’infirmière aux yeux de violettes, « Vous avez envie de partir »,  « votre fille est d’accord. Elle vous permet de partir » amène son lot d’épouvante, de terreurs, plante en H.C. les échardes de l’apocalypse. Lui donner l’autorisation de s’en aller, lui accorder le visa de sortie, perdre son passeport vital de perdre Ève… la ronde funèbre désempare les petits bouts d’Hélène et d’Ève, d’Hélènève qui cherchent l’autre côté, pour lui résister, pour s’y coucher, qui cherchent la dernière porte prophétisée par Kafka, Benjamin, Montaigne, les anges. Le temps ordonne de compter s’il y a encore de l’ « encore ».

Dans cette longue fin sans fin, six mois dans une région intermédiaire qui n’est ni la vie ni la mort, dans une viemort qu’Ève explore en pionnière de pays extrabiologiques, extragéographiques, durant les six premiers mois de l’année 2013 qui s’arrachent au calendrier, plus longs que les dix ans de la guerre de Troie, Ève repose au fond de sa barque, ne se rendant pas à la minute qui tue toutes les autres. Elle n’est ni ici ni ailleurs, mais dans un état quantique viemort superposés. Quand Oran se fond dans Osnabrück, quand les yeux s’entrouvrant un instant disent encore « je vis », quand l’anglais remonte dans la gorge d’Ève, que l’allemand, ses Ich bin verloren, Warum, Weshalb, Tut weh fendent l’air, on ne se confie pas à Charon, on tangue dans une barque qui va au-delà de l’au-delà, au-delà de l’Achéron et du Styx, on va vers Hélène, vers la terre des songes d’Hélène, là où on se sent bien. Des lèvres prises dans l’immobilité du sommeil, un dernier mot tombe, deux fois, le dimanche 30 juin 2013, la veille de l’événement, la veille du grand départ. Une ultime adresse en deux syllabes « Hélène », nom du pourquoi, du sans pourquoi, du comment, de la destination, de la terre promise, de la délivrance, de l’accompagnatrice qui est soi, du laissez-passer, du soleil léger comme un chat. L’accent grave de l’initiale Ève se pose sur l’accent aigu et l’accent grave des deux E d’« Hélène ».

Après l’après, comment vivre SANS, sans Ève, amputée de soi ? Caché : ce qui m’attend « après » Ève, si « après » a un sens. Hypothèses : 1) il n’y a pas d’après, elle resterait, éternellement, mêlée à moi » ; 2) un trou dans mon flanc, ou dans mon dos, une terreur. Une amputation du cerveau. Au lieu d’une retrouvaille avec moi, un immense affaiblissement du cœur et de la tête, abêtissement, perte de ma force d’analyse.
Après l’après, s’adresser la mission de rejoindre Ève, lui chuchoter « attends, j’arrive »,
après l’après, lancer la promesse de la retrouver par de l’écriture machinant de la vie pour l’autre côté,
après l’après, laisser « Lécriture » dessiner des paysages pour Ève, maintenant qu’Ève est en Hélènie.

« Le-livre-que-je-n’écrirai-jamais » qui hante l’œuvre d’Hélène Cixous, qui est le moteur absent/agissant, le foyer secret, l’horizon de tous ses livres, on pourrait dire qu’Ève l’a écrit. Mais elle l’a écrit sans l’écrire, en laissant flotter dans les vents du rêve le corps vertigineux du « Livre-que-je-n’écris-pas », du LQJNP, acronyme soustrait à la vocalisation, mot imprononçable qui dynamise l’infinité de l’écriture.

Véronique Bergen


 Hélène Cixous, Homère est morte…, Galilée, 224 pp., 26 euros.


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