Le dernier livre
qu’Hélène Cixous vient de publier, Homère
est morte…, est un de ces
diamants stellaires qui troue le continent de l’écriture, qui entraîne le
lecteur dans un choc souverain. Somptueux livre qui est plus qu’un livre, ce
météore saisissant qui m’a foudroyée, extase nous capture, nous délivre. Homère est morte… fait de la vie avec la
mort, pousse la langue dans une création folle qui nous rend ce qu’on a perdu
et fait être ce qui n’est point. Mû par une impérieuse nécessité, mon
ravissement s’est prolongé en une rêverie que je vous livre.
Pour le dernier
long voyage, nul ne sait comment s’équiper. Attendre le train mobilise toutes
les forces, monter dans un wagon qui mène à l’outre-monde se fait sans nous, le
pied gauche aspire à partir, le pied droit rechigne, redescend du marche-pied,
en arrière toute, il n’y a plus de train, plus de gare, Ève redevient
sage-femme, la vie qui passe entre ses mains est partout chez elle, même de
l’autre côté elle est encore chez elle, l’âge s’emporte dans une fête
stroboscopique, gagne l’extrême jeunesse de la nudité à l’aube de la vieillesse
absolue. Cent trois ans qu’Ève, la mère d’H.C., tient le secret, celui de la
vie, la vie et encore la vie qui recycle mort, fatigue, bouts d’agonie. Chez
Ève, l’endroit où tenir le fil, ce sont ses mains.
Les noms sont les
gardiens de tout. Aucun ciseau ne coupera la sève quand on s’appelle Cixous,
Cixous née Klein, ciseaux de sioux en un clin d’œil détournés/retournés en leur
tâche, ciseaux qui ajointent les mots au lieu de sectionner. Il n’y a pas à
monter la garde, l’Autre n’est pas là, la mort ne creuse pas son trou, la mort
ne sait pas s’y prendre avec les chats, Ève est un chat qui au mot de "mort" ronronne "vie", feule "vie" en tous ses états. Même la mort est
un des états transitoires de la vie. Le territoire du moi, du monde se
rétrécit, les amarres se rompent quand le corps ne sait plus habiter ni le
dehors ni le dedans, quand le corps d’Ève cherche son corps d’avant, se referme
Omi/momie aux grandes plaies. La mesure de la progression (mais la progression
de quoi au juste ?), c’est le parc écrit Hélène écrite par Ève devenue
fille de sa fille.
Ce livre a déjà été écrit par ma mère jusqu’à la dernière ligne.
Tandis que je le recopie voilà qu’il s’écrit autrement, s’éloigne malgré moi de
la nudité maternelle, perd de la sainteté, et nous n’y pouvons rien (…)
Ce n’est pas le livre que je voulais écrire.
Je ne l’écris pas.
C’est ma mère qui l’a dicté cette dernière année (2013), sans le
vouloir, sans qu’elle le veuille, sans que je le veuille. Cette année avait
commencé en 1910, elle était immense, surtemporelle et cependant je pressentais
qu’elle mourrait, avant la fin.
Le 1er Juillet : jour unique entre tous ses
jours où elle aura été à la fois morte et vivante. Je la tenais embrassée à
jamais.
Les axes du réel se
dissipent, oùsuisje, quiestu questionne Ève. L’instant suivant tout se
réorganise, l’ancrage dans le monde succède au grand flottement. Pour pouvoir
quitter le rivage, peut-être faut-il se dépouiller de tout, entrer en ses
labyrinthes, se rétrécir corps et esprit, se césurer du bruit du temps… La peur
prend possession d’Ève, lui fait une seconde peau, « troptard » et
« aidemoua » dévorent maman.
C’est que la Nature se joue de nous, nous pousse sur la
balançoire au-dessus de l’abîme
Mais l’après-midi l’angoisse éclate, maman souffle Toolate en
rafales ininterrompues, on croit que l’orage va s’épuiser mais la pause donne
sur une rafale plus forte en français : — Troptard, qu’est-ce que tu fais
pour moi, aidemouaaidemoua la voix forcène, supplie, insiste, fouette fais fais
— Dis-moi, dis-je tandis que le grondement se succède, tu veux quelque chose
pour dormir ? — Je veux non je veux — Que veux-tu ? — Je ne sais
pas, fais pour moi, oublie, Troptard.
Le temps secoue ses
os au milieu de la tempête qui s’appelle Iliade, le temps du café au lait tient
bon, rappel de cordée du père Michael Klein « mort dans les frimas
biélorusses », le temps de la confiture revient quand on n’y croyait plus,
le temps des phrases qui ressemblaient à Ève est révolu, à la période coin-coin
succède la séquence du « limédicalisé », de la vie à l’horizontale,
des mots rescapés, des bulles, des cendres de mots qui trouent le silence.
La phrase lancée à
Ève par l’infirmière aux yeux de violettes, « Vous avez envie de
partir », « votre fille est d’accord. Elle vous permet de
partir » amène son lot d’épouvante, de terreurs, plante en H.C. les échardes
de l’apocalypse. Lui donner l’autorisation de s’en aller, lui accorder le visa
de sortie, perdre son passeport vital de perdre Ève… la ronde funèbre désempare
les petits bouts d’Hélène et d’Ève, d’Hélènève qui cherchent l’autre côté,
pour lui résister, pour s’y coucher, qui cherchent la dernière porte
prophétisée par Kafka, Benjamin, Montaigne, les anges. Le temps ordonne de
compter s’il y a encore de l’ « encore ».
Dans cette longue
fin sans fin, six mois dans une région intermédiaire qui n’est ni la vie ni la
mort, dans une viemort qu’Ève explore en pionnière de pays extrabiologiques,
extragéographiques, durant les six premiers mois de l’année 2013 qui
s’arrachent au calendrier, plus longs que les dix ans de la guerre de Troie,
Ève repose au fond de sa barque, ne se rendant pas à la minute qui tue toutes
les autres. Elle n’est ni ici ni ailleurs, mais dans un état quantique viemort
superposés. Quand Oran se fond dans Osnabrück, quand les yeux s’entrouvrant un
instant disent encore « je vis », quand l’anglais remonte dans la
gorge d’Ève, que l’allemand, ses Ich bin
verloren, Warum, Weshalb, Tut weh fendent l’air, on ne se confie pas à
Charon, on tangue dans une barque qui va au-delà de l’au-delà, au-delà de
l’Achéron et du Styx, on va vers Hélène, vers la terre des songes d’Hélène, là
où on se sent bien. Des lèvres prises dans l’immobilité du sommeil, un dernier
mot tombe, deux fois, le dimanche 30 juin 2013, la veille de l’événement, la
veille du grand départ. Une ultime adresse en deux syllabes
« Hélène », nom du pourquoi, du sans pourquoi, du comment, de la
destination, de la terre promise, de la délivrance, de l’accompagnatrice qui
est soi, du laissez-passer, du soleil léger comme un chat. L’accent grave de
l’initiale Ève se pose sur l’accent aigu et l’accent grave des deux E d’« Hélène ».
Après l’après,
comment vivre SANS, sans Ève, amputée de soi ? Caché : ce qui m’attend « après » Ève, si
« après » a un sens. Hypothèses : 1) il n’y a pas d’après, elle
resterait, éternellement, mêlée à moi » ; 2) un trou dans mon flanc,
ou dans mon dos, une terreur. Une amputation du cerveau. Au lieu d’une retrouvaille
avec moi, un immense affaiblissement du cœur et de la tête, abêtissement, perte
de ma force d’analyse.
Après l’après, s’adresser
la mission de rejoindre Ève, lui chuchoter « attends, j’arrive »,
après l’après, lancer
la promesse de la retrouver par de l’écriture machinant de la vie pour l’autre
côté,
après l’après, laisser
« Lécriture » dessiner des paysages pour Ève, maintenant qu’Ève est
en Hélènie.
« Le-livre-que-je-n’écrirai-jamais »
qui hante l’œuvre d’Hélène Cixous, qui est le moteur absent/agissant, le
foyer secret, l’horizon de tous ses livres, on pourrait dire qu’Ève l’a écrit. Mais elle l’a écrit sans l’écrire, en laissant flotter
dans les vents du rêve le corps vertigineux du
« Livre-que-je-n’écris-pas », du LQJNP, acronyme soustrait à la
vocalisation, mot imprononçable qui dynamise l’infinité de l’écriture.
Véronique Bergen
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