"La résistance constitue une
courbure, un front que Foucault a interrogé déjà dans la manière dont Artaud
résiste au pouvoir psychiatrique qui s’empare de la Folie. On en dira de même de
l’existence des hommes infâmes. Il y a des points et des lignes de résistance.
Ce que révèle le crime de Pierre Rivière[1],
c’est que « plus on en sait, moins on comprend ». Ils ont beau être
éclairés par des processus de savoir, ils n’en restent pas moins un mystère,
tout à fait obscurs au pouvoir, invisibles aux modes d’enquêtes qui cherchent à
en établir la vérité. Il y a des singularités qui ne laissent que peu de traces
dans l’histoire, mais qui constituent d’infimes fragments de vie qui
s’affrontent et modifient des relations de pouvoirs[2]. Il en
va ainsi de Gilles de Rais, Cartouche, Sade et Lacenaire. Ce sont autant de données
locales pour pervertir les rapports de pouvoir selon des devenirs devenus
répréhensibles, condamnables, dangereux, et qui laissent apparaître les failles
d’un système.
Ces singularités mettent le
doigt sur la porosité d’un archive. Aussi Foucault peut-il demander :
peut-on s’en sortir, ou encore « faut-il dire qu’on est nécessairement
dans le pouvoir, qu’on ne lui échappe pas, qu’il n’y a pas, par rapport à lui,
d’extérieur absolu, parce qu’on serait immanquablement soumis à la loi ? »[3]. Est-ce
la structure toujours qui gagne contre les singularités locales qui se rangent
sous son autorité ? Concernant la réponse à
cette question Foucault n’a jamais varié. De telles singularités ne peuvent
s’exercer que dans le champ du pouvoir auquel elles résistent. Ce ne sont pas
des générations spontanées, mais des réponses, des points de résistance dans un
champ stratégique, des points capables d’infléchir, sur une ligne de front, la
position des éléments qui font pression. Et c’est cette logique d’essaimage qui
importe.
Il y a des positions
singulières que Foucault va amplifier à la fin de sa vie pour montrer comment,
au sein d’une structure dont elles dépendent, vont se mettre en œuvre des
forces, des foyers de résistance capables d’entraîner des modifications
d’ensemble. S’agit-il alors d’un retour au Sujet, à la liberté du Grand Homme capable de changer le cours
des choses ? Est-ce là une contestation de ce que Foucault avait d’abord
pensé en soumettant l’histoire à la ventilation d’une archive fortement impersonnelle,
anonyme ?
A vrai dire, ces pointes de
résistance étaient déjà données depuis le début dans l’analyse de la folie et
des rejets qu’elle connait. La déraison se polarise autour de certains
noms : Van Gogh, Artaud, Hölderlin... Elle apparaît dans le monde moderne
comme une frontière associée à des noms singuliers, frontière décisive où se
joue ce qu’il y a de plus meurtrier et par conséquent de plus dangereux pour la
configuration des pouvoirs disciplinaires. C’est là que se dessine la ligne, le
sillon autour duquel tourne une société.
L’œuvre littéraire, l’œuvre
artistique sont la découverte incontestable d’un pôle de résistance, d’un point de désœuvrement
où tout se délite et se heurte au Dehors, à l’ « étrangèreté »
de ce qui n’est pas encore formalisé : moment d’incertitude qui fait la
naissance de l’œuvre ouverte, la singularité d’un nouveau jeu du sens et du
non-sens.
La folie de l’écrivain est un moment capital au sein
duquel naissent des rapports de forces qui rejouent la distribution de ce qu’on
croyait voir avec évidence et savoir dans sa vérité. L’œuvre, sous
cette incertitude essentielle, s’affirme comme un mode de perception et une
création de pensée pour une existence libérée, inédite.
« Depuis Hölderlin et
Nerval, le nombre des écrivains, peintres, musiciens, qui ont sombré dans la
folie de l’œuvre s’est multiplié(…) ; leur affrontement est bien plus
périlleux qu’autrefois ; et leur contestation maintenant ne pardonne
pas ; leur jeu est de vie et de mort »[4]. C’est
ce risque, cette ligne d’affrontement entre la vie et la mort qui constitue une
figure de la « subjectivation » sur laquelle se retourne la réflexion
de Foucault avant de tomber sous le coup de sa propre maladie. "
J-Cl.Martin, extrait de Comprendre Foucault, 141 p. Ed. Max Milo (En librairie le 2 juillet)
avec 12 illustrations de Laura Acquaviva.
avec 12 illustrations de Laura Acquaviva.
[1]
Pierre Rivière (1815-1840), jeune paysan dont la folie meurtrière (il a
assassiné l’ensemble de sa famille en prétendant défendre son père contre une
épouse qui le maltraitait) a donné lieu à l’une des premières tentatives
d’explication "scientifique" d’un crime.
[2] Dits et écrits, Vol. III, p. 107.
[3] La Volonté de Savoir, op.cit. p. 156.
[4] Histoire de la folie, op.cit. p. 555.
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