Si
évidemment une forme me distingue et me fait reconnaître immédiatement comme
redevable d’une espèce, ne suis-je que cela ? Peut-on limiter l’individualisation
de mon existence à l’espèce considérant que homme
-différent de perroquet ou d’araignée- « est » mon essence, se définit
selon une pertinence qui importe, qui fixe un sens : une catégorie
ontologique en-deçà de laquelle les exemplaires différents comme Pierre et
Jacques s’estompent, deviennent insignifiants ? Difficile d’imaginer que
pour Aristote Socrate vaille moins
que l’espèce homme. Comment se
poursuit alors la différenciation de chacun ou de « chaque un »[1] ?
Et la femme, est-elle simplement un humain, confondue avec son représentant
mâle ? L’homme blanc, qui plus est occidental, conduit-il à son tour à
fournir le cadre le plus achevé des « fins » de l’homme, son prototype exemplaire plus proche de l’être que ne le
serait par exemple Vendredi dont
Derrida retrouve les traces dans Robinson
Crusoé?[2]
Nous le savons, l’œuvre de Derrida tourne de manière décisive autour de ces
questions, qui prennent leur essor dans des textes nombreux sur La différance aussi bien que sur Les fins de l’homme, réunis dans Marges de la philosophie et se
poursuivent dans toutes les directions jusqu’aux réflexions posthumes réunis
dans L’animal que donc je suis.
Dans ce dispositif, Glas constitue sans conteste un moment prévalant en ce que la figure féminine d’Anti/gone singularise un nom, une signature inimitable, hors mimèsis si par mimèsis on entend l’imitation du digne représentant d’un rôle familial. Ce nom, dans son étymologie même, se montre capable de faire capoter la génétique, la lignée des familles -trop Œdipienne- qui la relègue dans la domesticité, au profit de la figure du frère qui porterait seul le nom[3]. Nous avons amplement développé ce point dans notre propre analyse de Hegel à laquelle je renvoie pour le détail de la séquence[4]. Il est patent, en tout cas, que la manière dont émerge cette figure dans la pensée hégélienne, l’importance de ce nom intraduisible sonne le glas de la pensée phallocratique imputée au Grecs en ce que, pour Sophocle, la femme y apparaît comme tout autre chose qu’une doublure du frère, placée seulement à l’ombre de la famille qu’elle fait éclater au contraire, redevable d’un tout autre complexe. Il y a donc bien différence sexuelle. Antigone constitue une figure de la féminité qui va au-delà de la sœur et dont il convient de réfléchir l’absence de règles pour penser sa différence, l’absence de Loi pour régler son cas. Le dilemme qu’elle affronte dans le registre du Tragique, la psychanalyse en loupe sans doute un peu la portée par l’importance accordée à Œdipe, oubliant cette autre grande figure par laquelle Sophocle déconstruisit la logique des représentations et de la mimèsis. S’y joue un autre mime, bien plus pervers.
Qu’en
est-il de l’homme et de sa délimitation essentielle ? Comment définir alors ce
qu’il est en son Etre, ou encore en ce qui permet de le rapporter à ce qu’il
montre essentiellement ? On
connait la réponse d’Aristote d’après laquelle on peut affirmer que
« Socrate est mortel », même si, dans les différentes Ethiques, la mort reste trop générale.
L’animal on le verra également meurt. Ce sont plutôt les vertus qui poursuivent
la sculpture individuelle mieux que ne le permettait l’ontologie seule. Dans ce
dernier cas, son être en tant que mortel consiste à se coupler à un genre qui
le distingue par exemple des immortels que sont les Dieux ou d’autres êtres
titanesques. L’homme se voit donc placé entre les Dieux et le règne animal
comme un étant privilégié. Mais, à tout bien prendre, l’animal n’est pas moins
mortel que Socrate. Sous ce rapport, l’animal reste dans l’horizon générique
qui l’inscrit dans la mort, puisqu’en effet il meurt. Et que savons-nous de sa
mort ? Comment ne pas voir qu’il partage le genre commun aux mortels ?
Et pourquoi serait-ce sans le savoir, à la différence de l’homme qui le déclare
et le déplore, existant pour la mort, obnubilé par elle ? Pour toutes ses
raisons de principes, il convient de poursuivre cette distinction, cette différenciation
et contester que Socrate, à la différence de l’animal, soit doué de raison,
qu’il se détermine comme être raisonnable, mortel possédant seul le savoir de
sa mort. Nous avons en effet admis que nous seuls vivons pour la mort et, sous cette différence, que seulement l’homme
ferait preuve de raison, la raison étant sa finalité essentielle.
On
comprendra donc qu’il y a des genres, fort nombreux mais insuffisants. Socrate
n’est pas un Dieu suréminent. Sans être animal puisqu’il est un « être
pour la mort », il reste fragilement vertébré.
S’agit-il simplement là d’une catégorie générale, trop générale sachant
qu’aucune vertèbre ne suffit à faire un homme ? Sans doute que la vertébration
est essentielle à Socrate puisqu’il naît et se développe selon des lois, des
processus physiologiques qu’il ne choisit pas et auxquels son corps se soumet,
des formes de composition réelles qui sont actives et font de lui autre chose
qu’un insecte articulé ou une limace inarticulée. Il est doué d’une forme
d’organisation par vertèbres et la Socratéité de Socrate ne serait pas advenue
ni même pensable sans participer de cette différenciation substantielle capable
de lui donner une stature, une colonne et station verticale. Cette substance, cette
tenue vertébrale est bien ce qui le fait tenir debout, ce par quoi il conquiert
une posture et un être.
Pourtant,
nous convainc Derrida, au sein de ce genre très large, trop relâché, il
convient d’affiner cette distinction et de poursuivre la singularisation de ce
que c’est que d’être pour un étant particulier. Qu’il soit vertébré, cela
n’implique pas qu’il soit oiseau -également vertébré- partageant avec lui la tenue verticale. On dira
donc que Socrate est tout autant mammifère, qu’il développe toutes les qualités
propres à ce genre et que quelque chose de plus précis permet, en outre, de le
distinguer des chiens ou des chats - ce qu’Aristote va appeler son espèce. Elle n’est ni choisie ni
modifiable et s’impose donc de manière essentielle. Mais alors, quoi de Socrate
s’il partage avec le chien ses caractères de mammifère ? Il y a bien une
formalisation particulière de chaque étant, une différenciation supplémentaire qui se produit à la
limite de l’ontologie mais que la copule « être » rend insensible,
ignore royalement, rapportant toute singularité individuelle à son essence
spécifique, à ce qu’avec Aristote on nommera sa dernière différence :
« Socrate est Homme » et
non pas Lézard ! Mais n’est-il pour autant qu’Homme, Socrate devenant
identique à son ennemi Calliclès ? N’est-il pas plus et autre chose ?
Il semblerait donc indispensable de
franchir le cap de cette différence finale, extrême et dernière nommée espèce. En-dessous de l’« homme »,
existent des singularités, des signatures inimitables. Il est en effet possible
de poursuivre cette singularisation en-deçà de l’espèce en direction de
l’individu particulier, avec le risque de toucher à son caractère idiot, idiomatique ou idiosyncrasique. Peut-on
considérer alors que ce qui fait Socrate, en son être, réside dans tel grain de
beauté ou telle verrue, que la forme camuse de son nez, l’incarnation
douloureuse de ses ongles, constituent ce qu’il en est de Socrate ?
Qu’est-ce qu’une anomalie ? On dirait que toutes ces différences ne sont
que laideur : des accidents qui affectent l’ontologie et la portent vers
le non-sens d’une monstruosité matérielle, une différence par la matière,
différence débilitante qui ne concerne pas vraiment ce qu’il en est de Socrate
comme être raisonnable.
L’individuation
par la matière nous pousse à des anomalies, des pathologies qui ne relèvent pas
de notre substance, ni de notre essence. Ce sont des dérives de la différence,
un épuisement qui n’entame pas notre accès à la raison de sorte que l’humanité
qui nous caractérise ne tient pas au strabisme, ni à la jambe claudicante qui
m’affecte de manière inessentielle ou par défaut. En conséquence de quoi, la
différenciation aristotélicienne conduit à une ontologie, un système de
couplage dont l’être intelligible doit s’arrêter à la « dernière
différence » pensable qu’on appelle l’espèce :
« Socrate est homme ». En tant qu’homme, son être sera qualifié par
la raison et non par la matière qui lui confère des cheveux roux, blonds ou au
pire une calvitie précoce. La dernière différence substantielle sera, pour
Aristote, celle de l’espèce, du moins si on se contente de lire la Métaphysique en-dehors du cortège des
vertus qui composent une Ethique. Si
l’ontologie poursuit la différenciation en-deçà de l’espèce, si elle prend en
compte d’autres singularités individuelles, alors le système des catégories
pour fixer l’être se perd dans l’absurde, dans l’échevelé de la boue, de la
crasse et des avatars congénitaux à la matière. Mais n’y a-t-il pas des
différences parfaitement intelligibles, en même tant que sensibles, au-delà cette
limite de l’ontologie aristotélicienne ? Ne peut-on pas transgresser ce
seuil de la différence débilitante? Que faut-il penser sous ce rapport de la
différence sexuelle ? Est-il indifférent que Socrate en tant qu’homme ne
soit pas une femme ? La femme se réduit-elle au genre homme, ou faut-il
lui reconnaître une qualité « essentielle », celle d’Antigone qui
n’est pas du tout comparable à celle de Socrate ? L’ontologie, telle
que la métaphysique en monte la
différenciation, n’est-elle pas capable de subir une déconstruction en mesure
de laisser voir, dans l’Etre, un « supplément de copule[5] »,
d’autres accouplements pour une différence sans borne ?
Ces
questions redoutables d’une singularité individuelle et pré-individuelle sont
des questions que Derrida partage avec les interrogations de Deleuze, notamment
dans Différence et répétition alors
même que les deux parcours sont indépendants et pour ainsi dire parallèles dans
le temps. Quoi qu’il en soit de ce rapport, ce que Derrida permet de penser (au
moment où Deleuze interroge les agencements du « et »), c’est
que l’organisation des catégories et des genres peut se déconstruire et
s’ouvrir à des associations nouvelles. La copule peut se déplacer du verbe être vers d’autres opérations comme dans
la formule « il a plu » dont Deleuze a tant parlé quand
« il » incarne une personne, une entité qui n’est pas un sujet
défini. De même, la formule « Il y a » ne dit pas ce qu’est cette
troisième personne. Il existe ainsi, à côté du verbe être, des manières de
coupler, des suppléments de copule
comme c’est le cas dans d’autres langues, notamment certains dialectes où le
pronom peut porter la liaison, et par conséquent introduire une tout autre
logique dans le jeu des catégories, dans la ventilation des distinctions et des
différences. « Cette valorisation syntaxique du pronom en fonction de
copule est un phénomène dont il faut souligner la portée[6] »,
notamment dans l’indistinction de la troisième personne du singulier qui donne
au sujet des sens si différents entre « on », « il »,
« elle » dont la valeur n’est pas la même : « on a
frappé », « il vente », « elle déferle », etc –autant de propositions associées en-dehors du verbe être.
Le
« il » et le « elle », le masculin et le féminin montrent
une différence qui intervient sous la « troisième personne du
singulier » dont on peut considérer qu’elle excède les propositions du
type « Socrate est un homme ». Il
ou elle témoignent d’une
différenciation plus profonde que celle de l’ontologie. Ce mouvement de la
différence sexuelle concerne un processus capable de diviser l’espèce selon
d’autres dimensions, masculines ou féminines, dont la différence doit être
interrogée. Sous la table des catégories, dans la répartition des genres, dans
les classes de l’être et des espèces qui le particularisent, intervient une autre
découpe qui ne relève pas de la copule, de la grammaire de l’ontologie, un
couple constitutif d’une vie, d’une écriture qui n’est pas seulement celle du
langage mais de la procréation, de la diffusion du vivant, grammatologie réelle
dont la pragmatique sexuelle serait enfin exogène aux arts de la langue, comme
en témoignerait une analyse un peu précise de l’articulation érotique des corps,
du Toucher au lien si prolifique[7]. Ce qui vaut tout autant de l'art des rencontres, surprenantes, non catégorielles, plus larges que le statut des personnes constituées pour penser des distinctions infra-sexuelles.
J.Cl. Martin, Extrait de Derrida, un démantèlement de l'Occident, Ed. Max Milo, p. 241
[1] L’expression « chaque
un » revient souvent sous la plume de Jean-Luc Nancy.
[2] C’est là l’objet du vol II de La bête et le souverain déjà cité.
[3] Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1989.
[4] Une intrigue criminelle de la philosophie –Lire ‘La Phénoménologie de l’Esprit’, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte,
2010.
[5] Cette déconstruction de la
copule « est », se trouve abordée sous ce titre dans Marges de la philosophie, op. cit.
p.209.
[6] Le supplément de copule, p. 242.
[7] Il faudrait relire Le toucher selon la richesse des suppléments de copule que réalisent
toutes ses tangences, cf. notamment les corpus du Ch. XIII.
[8] Cette érotique a été développée
dans le des deux livres que j’ai consacrés à l’érotisme et qui, entre Deleuze,
Derrida et Bataille jouent d’une âme, d’une psyché, inséparable de cette
différence extra-ontologique.
[9] Derrida, Fourmis in Lecture de la
différence sexuelle.
[10] Différence sexuelle, différence ontologique in Psyché, Paris, Galilée, 1987-2003, p. 15.
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