dimanche 29 juin 2014

Y a-t-il une différence sexuelle ?




Si évidemment une forme me distingue et me fait reconnaître immédiatement comme redevable d’une espèce, ne suis-je que cela ? Peut-on limiter l’individualisation de mon existence à l’espèce considérant que homme -différent de perroquet ou d’araignée-  « est » mon essence, se définit selon une pertinence qui importe, qui fixe un sens : une catégorie ontologique en-deçà de laquelle les exemplaires différents comme Pierre et Jacques s’estompent, deviennent insignifiants ? Difficile d’imaginer que pour Aristote Socrate vaille moins que l’espèce homme. Comment se poursuit alors la différenciation de chacun ou de « chaque un »[1] ? Et la femme, est-elle simplement un humain, confondue avec son représentant mâle ? L’homme blanc, qui plus est occidental, conduit-il à son tour à fournir le cadre le plus achevé des « fins » de l’homme, son prototype exemplaire plus proche de l’être que ne le serait par exemple Vendredi dont Derrida retrouve les traces dans Robinson Crusoé?[2] Nous le savons, l’œuvre de Derrida tourne de manière décisive autour de ces questions, qui prennent leur essor dans des textes nombreux sur La différance aussi bien que sur Les fins de l’homme, réunis dans Marges de la philosophie et se poursuivent dans toutes les directions jusqu’aux réflexions posthumes réunis dans L’animal que donc je suis.

Dans ce dispositif, Glas constitue sans conteste un moment prévalant en ce que la figure féminine d’Anti/gone singularise un nom, une signature inimitable, hors mimèsis si par mimèsis on entend l’imitation du digne représentant d’un rôle familial. Ce nom, dans son étymologie même, se montre capable de faire capoter la génétique, la lignée des familles -trop  Œdipienne- qui la relègue dans la domesticité, au profit de la figure du frère qui porterait seul le nom[3]. Nous avons amplement développé ce point dans notre propre analyse de Hegel à laquelle je renvoie pour le détail de la séquence[4]. Il est patent, en tout cas, que la manière dont émerge cette figure dans la pensée hégélienne, l’importance de ce nom intraduisible sonne le glas de la pensée phallocratique imputée au Grecs en ce que, pour Sophocle, la femme y apparaît comme tout autre chose qu’une doublure du frère, placée seulement à l’ombre de la famille qu’elle fait éclater au contraire, redevable d’un tout autre complexe. Il y a donc bien différence sexuelle. Antigone constitue une figure de la féminité qui va au-delà de la sœur et dont il convient de réfléchir l’absence de règles pour penser sa différence, l’absence de Loi pour régler son cas. Le dilemme qu’elle affronte dans le registre du Tragique, la psychanalyse en loupe sans doute un peu la portée par l’importance accordée à Œdipe, oubliant cette autre grande figure par laquelle Sophocle déconstruisit la logique des représentations et de la mimèsis. S’y joue un autre mime, bien plus pervers.

Qu’en est-il de l’homme et de sa délimitation essentielle ? Comment définir alors ce qu’il est en son Etre, ou encore en ce qui permet de le rapporter à ce qu’il montre essentiellement ? On connait la réponse d’Aristote d’après laquelle on peut affirmer que « Socrate est mortel », même si, dans les différentes Ethiques, la mort reste trop générale. L’animal on le verra également meurt. Ce sont plutôt les vertus qui poursuivent la sculpture individuelle mieux que ne le permettait l’ontologie seule. Dans ce dernier cas, son être en tant que mortel consiste à se coupler à un genre qui le distingue par exemple des immortels que sont les Dieux ou d’autres êtres titanesques. L’homme se voit donc placé entre les Dieux et le règne animal comme un étant privilégié. Mais, à tout bien prendre, l’animal n’est pas moins mortel que Socrate. Sous ce rapport, l’animal reste dans l’horizon générique qui l’inscrit dans la mort, puisqu’en effet il meurt. Et que savons-nous de sa mort ? Comment ne pas voir qu’il partage le genre commun aux mortels ? Et pourquoi serait-ce sans le savoir, à la différence de l’homme qui le déclare et le déplore, existant pour la mort, obnubilé par elle ? Pour toutes ses raisons de principes, il convient de poursuivre cette distinction, cette différenciation et contester que Socrate, à la différence de l’animal, soit doué de raison, qu’il se détermine comme être raisonnable, mortel possédant seul le savoir de sa mort. Nous avons en effet admis que nous seuls vivons pour la mort et, sous cette différence, que seulement l’homme ferait preuve de raison, la raison étant sa finalité essentielle.

On comprendra donc qu’il y a des genres, fort nombreux mais insuffisants. Socrate n’est pas un Dieu suréminent. Sans être animal puisqu’il est un « être pour la mort », il reste fragilement vertébré. S’agit-il simplement là d’une catégorie générale, trop générale sachant qu’aucune vertèbre ne suffit à faire un homme ? Sans doute que la vertébration est essentielle à Socrate puisqu’il naît et se développe selon des lois, des processus physiologiques qu’il ne choisit pas et auxquels son corps se soumet, des formes de composition réelles qui sont actives et font de lui autre chose qu’un insecte articulé ou une limace inarticulée. Il est doué d’une forme d’organisation par vertèbres et la Socratéité de Socrate ne serait pas advenue ni même pensable sans participer de cette différenciation substantielle capable de lui donner une stature, une colonne et station verticale. Cette substance, cette tenue vertébrale est bien ce qui le fait tenir debout, ce par quoi il conquiert une posture et un être.

Pourtant, nous convainc Derrida, au sein de ce genre très large, trop relâché, il convient d’affiner cette distinction et de poursuivre la singularisation de ce que c’est que d’être pour un étant particulier. Qu’il soit vertébré, cela n’implique pas qu’il soit oiseau -également vertébré-  partageant avec lui la tenue verticale. On dira donc que Socrate est tout autant mammifère, qu’il développe toutes les qualités propres à ce genre et que quelque chose de plus précis permet, en outre, de le distinguer des chiens ou des chats - ce qu’Aristote va appeler son espèce. Elle n’est ni choisie ni modifiable et s’impose donc de manière essentielle. Mais alors, quoi de Socrate s’il partage avec le chien ses caractères de mammifère ? Il y a bien une formalisation particulière de chaque étant, une différenciation supplémentaire qui se produit à la limite de l’ontologie mais que la copule « être » rend insensible, ignore royalement, rapportant toute singularité individuelle à son essence spécifique, à ce qu’avec Aristote on nommera sa dernière différence : « Socrate est Homme » et non pas Lézard ! Mais n’est-il pour autant qu’Homme, Socrate devenant identique à son ennemi Calliclès ? N’est-il pas plus et autre chose ?  Il semblerait donc indispensable de franchir le cap de cette différence finale, extrême et dernière nommée espèce. En-dessous de l’« homme », existent des singularités, des signatures inimitables. Il est en effet possible de poursuivre cette singularisation en-deçà de l’espèce en direction de l’individu particulier, avec le risque de toucher à son caractère idiot, idiomatique ou idiosyncrasique. Peut-on considérer alors que ce qui fait Socrate, en son être, réside dans tel grain de beauté ou telle verrue, que la forme camuse de son nez, l’incarnation douloureuse de ses ongles, constituent ce qu’il en est de Socrate ? Qu’est-ce qu’une anomalie ? On dirait que toutes ces différences ne sont que laideur : des accidents qui affectent l’ontologie et la portent vers le non-sens d’une monstruosité matérielle, une différence par la matière, différence débilitante qui ne concerne pas vraiment ce qu’il en est de Socrate comme être raisonnable.

L’individuation par la matière nous pousse à des anomalies, des pathologies qui ne relèvent pas de notre substance, ni de notre essence. Ce sont des dérives de la différence, un épuisement qui n’entame pas notre accès à la raison de sorte que l’humanité qui nous caractérise ne tient pas au strabisme, ni à la jambe claudicante qui m’affecte de manière inessentielle ou par défaut. En conséquence de quoi, la différenciation aristotélicienne conduit à une ontologie, un système de couplage dont l’être intelligible doit s’arrêter à la « dernière différence » pensable qu’on appelle l’espèce : « Socrate est homme ». En tant qu’homme, son être sera qualifié par la raison et non par la matière qui lui confère des cheveux roux, blonds ou au pire une calvitie précoce. La dernière différence substantielle sera, pour Aristote, celle de l’espèce, du moins si on se contente de lire la Métaphysique en-dehors du cortège des vertus qui composent une Ethique. Si l’ontologie poursuit la différenciation en-deçà de l’espèce, si elle prend en compte d’autres singularités individuelles, alors le système des catégories pour fixer l’être se perd dans l’absurde, dans l’échevelé de la boue, de la crasse et des avatars congénitaux à la matière. Mais n’y a-t-il pas des différences parfaitement intelligibles, en même tant que sensibles, au-delà cette limite de l’ontologie aristotélicienne ? Ne peut-on pas transgresser ce seuil de la différence débilitante? Que faut-il penser sous ce rapport de la différence sexuelle ? Est-il indifférent que Socrate en tant qu’homme ne soit pas une femme ? La femme se réduit-elle au genre homme, ou faut-il lui reconnaître une qualité « essentielle », celle d’Antigone qui n’est pas du tout comparable à celle de Socrate ? L’ontologie, telle que  la métaphysique en monte la différenciation, n’est-elle pas capable de subir une déconstruction en mesure de laisser voir, dans l’Etre, un « supplément de copule[5] », d’autres accouplements pour une différence sans borne ?

Ces questions redoutables d’une singularité individuelle et pré-individuelle sont des questions que Derrida partage avec les interrogations de Deleuze, notamment dans Différence et répétition alors même que les deux parcours sont indépendants et pour ainsi dire parallèles dans le temps. Quoi qu’il en soit de ce rapport, ce que Derrida permet de penser (au moment où Deleuze interroge les agencements du « et »), c’est que l’organisation des catégories et des genres peut se déconstruire et s’ouvrir à des associations nouvelles. La copule peut se déplacer du verbe être vers d’autres opérations comme dans la formule « il a plu » dont Deleuze a tant parlé quand « il » incarne une personne, une entité qui n’est pas un sujet défini. De même, la formule « Il y a » ne dit pas ce qu’est cette troisième personne. Il existe ainsi, à côté du verbe être, des manières de coupler, des suppléments de copule comme c’est le cas dans d’autres langues, notamment certains dialectes où le pronom peut porter la liaison, et par conséquent introduire une tout autre logique dans le jeu des catégories, dans la ventilation des distinctions et des différences. « Cette valorisation syntaxique du pronom en fonction de copule est un phénomène dont il faut souligner la portée[6] », notamment dans l’indistinction de la troisième personne du singulier qui donne au sujet des sens si différents entre « on », « il », « elle » dont la valeur n’est pas la même : « on a frappé », « il vente », « elle déferle », etc  –autant de propositions associées en-dehors du verbe être.

Le « il » et le « elle », le masculin et le féminin montrent une différence qui intervient sous la « troisième personne du singulier » dont on peut considérer qu’elle excède les propositions du type « Socrate est un homme ». Il ou elle témoignent d’une différenciation plus profonde que celle de l’ontologie. Ce mouvement de la différence sexuelle concerne un processus capable de diviser l’espèce selon d’autres dimensions, masculines ou féminines, dont la différence doit être interrogée. Sous la table des catégories, dans la répartition des genres, dans les classes de l’être et des espèces qui le particularisent, intervient une autre découpe qui ne relève pas de la copule, de la grammaire de l’ontologie, un couple constitutif d’une vie, d’une écriture qui n’est pas seulement celle du langage mais de la procréation, de la diffusion du vivant, grammatologie réelle dont la pragmatique sexuelle serait enfin exogène aux arts de la langue, comme en témoignerait une analyse un peu précise de l’articulation érotique des corps, du Toucher au lien si prolifique[7]. Ce qui vaut tout autant de l'art des rencontres, surprenantes, non catégorielles, plus larges que le statut des personnes constituées pour penser des distinctions infra-sexuelles.

J.Cl. Martin, Extrait de Derrida, un démantèlement de l'Occident, Ed. Max Milo, p. 241  



[1] L’expression « chaque un » revient souvent sous la plume de Jean-Luc Nancy.
[2] C’est là l’objet du vol II de La bête et le souverain déjà cité.
[3] Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1989.
[4] Une intrigue criminelle de la philosophieLire ‘La Phénoménologie de l’Esprit’, Paris,  Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010.
[5] Cette déconstruction de la copule « est », se trouve abordée sous ce titre dans Marges de la philosophie, op. cit. p.209.
[6] Le supplément de copule, p. 242.
[7] Il faudrait relire Le toucher selon la richesse des suppléments de copule que réalisent toutes ses tangences, cf. notamment les corpus du Ch. XIII.
[8] Cette érotique a été développée dans le des deux livres que j’ai consacrés à l’érotisme et qui, entre Deleuze, Derrida et Bataille jouent d’une âme, d’une psyché, inséparable de cette différence extra-ontologique.
[9] Derrida, Fourmis in Lecture de la différence sexuelle.
[10] Différence sexuelle, différence ontologique in Psyché, Paris, Galilée, 1987-2003, p. 15.

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