«Il faut donc, sur un fil, encore nommer «grâce» ce que nous ne pouvons ni savons plus nommer. Il nous faut explorer cette nomination difficile, peut-être sa pure et simple possibilité. Cette difficulté est celle de l’expérience de la pensée, aujourd’hui.»
- Hirt, La grâce désaccordée.
«Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.»
- Bouvier, L’usage du monde.
Il serait assurément présomptueux, ou pour le moins déplacé, et finalement injuste de parler «d’oeuvre» ou «de l’oeuvre» d’André Hirt. D’abord parce que pareil syntagme en signale toujours peu ou prou la fin consumée ou prochaine, mais surtout parce que parler en l’espèce «d’oeuvre» nous fait, quoi qu’on en ait, glisser vers quelque chose qui sent sa totalité (au moins en cours ou en idée), la suffisance de son «auteur» ainsi que la claire conscience de ce qu’il incomberait de penser et de phraser; toutes caractéristiques exemplairement étrangères au travail d’André Hirt.
Alors de quoi s’agit-il? La formule la moins malheureuse serait celle qui dirait un cheminement opiniâtre, à la fois inspiré et laborieux, traversé de joie inquiète sans aucun doute, porté par la clarté quand elle s’impose, sachant aussi faire place à ce qui se rétracte de soi-même et qui ne peut qu’être indiqué au creux d’une phrase, dans ses plis serrés, bref une formule qui ferait signe vers l’effort de la pensée cherchant son juste niveau d’expression dans enchaînement d’un discours adressé à l’évidence à la communauté fraternelle des lecteurs connus ou inconnus
Mais alors pensée de quoi ou pensée à quoi? On peut globalement repérer deux orientations ou deux lignes de force dans le(s) chemin(s) arpenté(s) par cet auteur depuis maintenant près de trente ans, lignes qu’il serait aussi naïf que malvenu de vouloir séparer d’une limite bien étanche. Au contraire, ce n’est pas forcer le trait que de rappeler ici l’image usée jusqu’à la corde de l’envers et de l’avers d’une même pièce pour donner une figuration de ce travail, à moins qu’il ne faille convoquer la figure de la spirale par laquelle on peut indiquer deux points nettement séparés dans l’espace et cependant à leur façon concomitants, se répondant exactement. Quoi qu’il en soit d’une incarnation figurée possible et même souhaitée d’un élan autant théorique qu'existentiel — pièce de monnaie, spirale ou encore bande de Moebius —, il reste qu’on peut, pour commencer, sans trop prendre de risque, déterminer deux tendances dans ce parcours marqué par de régulières publications: d’un côté une veine très nette et abondante qui commencerait par un travail de traduction à quatre mains pour aboutir au livre à la lumière si particulière portant sur l’oeuvre d’Hélène Schjerfbeck en passant par des essais, notamment sur Descartes et Lacoue-Labarthe, que l’auteur lui-même n’hésite pas à qualifier comme une suite «d’exercices d’admiration»; de l’autre, une tendance apparemment beaucoup plus discrète qui prendrait pour objet non plus des sujets ou plutôt des subjectivités inspirantes mais des «objets» de pensée comme ce fut le cas avec l’étude sur le Lied, l’essai sur «l’écholalie», les textes qui forment le recueil intitulé l’Étoilement ou, aujourd’hui, avec l’interrogation sur la Grâce qui fait le thème de son dernier opus. Cette division, il faut y insister, reste fort artificielle dans la mesure où un chiasme active cette séparation. Les «exercices d’admiration» sont tissés d’analyses conceptuelles qui débordent pour ainsi dire le seul cadre de l’écrit «sur auteurs» que ces derniers ont cependant rendues possibles et, inversement, ce qui se présente comme des travaux sur ou à partir (ce qui n’est pas vraiment, on en convient, la même chose) d’une notion ou d’un thème, ne prennent toute leur consistance qu’en faisant une part belle à l’arrêt sur tel ou tel nom propre qui vient donner son emblème à ladite analyse conceptuelle. Dans ces conditions, force est de reconnaître, de constater d’abord que le sujet du dernier livre d’André Hirt aux fidèles éditions Kimé est «la grâce», soit un mot et ce qu’on a peine, et presque ridicule, à nommer une «chose» au charme quelque peu suranné, au sens qui très vite se perd dans des débats qui nous paraissent immémoriaux (alors qu’ils sont dans tous les sens du mot «datés») et à la valeur dont nous les post-modernes (ou hyper-modernes, la nuance ici importe peu) n’avons selon toute apparence plus la moindre idée. Alors on dira: encore un livre qui nous parle de choses qui n’existent plus, le produit du luxe temporel (mais d’ailleurs y en a-t-il d’autres? l’espace sans doute) d’un prof de khâgne qui n’a que ça à faire - vous savez ces happy few grassement payés pour parler (pour ne rien dire ou si peu eu égard aux «vrais problèmes» qui convulsent notre époque) quelques heures par semaines à de jeunes nantis bien «reproduits». Phraser la grâce, n’est-ce pas aujourd’hui se payer l’impudence, à l’heure où nos frères les arbres se meurent, de publier un bouquin que nul si ce n’est, du moins l’espère-t-on, son auteur, n’intéresse? On se surprend à penser incidemment à la réplique de Jean-Pierre Bacri, dans le petit chef-d’oeuvre du très regretté Alain Rainais, On connaît la chanson, répliquant, la bouche à moitié pleine, à Agnès Jaoui, qui venait de lui confesser son intérêt de doctorante en histoire médiévale pour les «chevaliers paysans de l’an mil au lac de Paladru»:«ça va intéresser qui ça?»
Au reste, A. Hirt est le premier à prendre acte, sans état d’âme, de cette obsolescence avérée de la grâce. «La grâce, reconnaît-il dès les premières pages du livre: ce qui n’est plus qu’un mot, dont nous avons perdu le contenu.»
Mais, passé ce constat, est-ce une raison suffisante pour ne plus avoir à prendre et le risque et l’éventuel bonheur d’y engager sa pensée? La question n’est évidemment pas de verser dans une intempestivité conceptuelle comme on se réfugierait derrière une recette théorique servant de prétexte systématique au déversement d’une rhétorique sensément applicable à tout et donc aussi bien à n’importe quoi. À considérer tout ce qui est dépassé, au sens de ce qui n’est pas moderne, il est sans nul doute un certain nombre de choses qui ne sont plus bonnes à penser comme à dire (a fortiori à être publiées); mais là est justement l’exercice du jugement philosophique que de déterminer en le réfléchissant ce qui bien que passé n’est jamais vraiment dépassé, n’est donc pas passé et partant ne demande qu’à revenir, en un sens pas si éloigné du Nachleben cher à Aby Warburg. Si pareille survivance ne relève pas du caprice des cerveaux embués des philosophes et implique que faire de la philosophie c’est tout à la fois pousser au plus loin les potentialités de la raison jusqu’à ce qu’elles rencontrent impromptues les confins de la pensée où les revenants accueillent les ressources du logos, si toute aventure de pensée digne de ce nom est toujours déjà doublée comme son ombre par des fantômes qui font, pour paraphraser le même Aby Warburg, de la philosophie aussi une «histoire de fantômes pour grande personnes», si de tels prodiges sont non seulement possibles mais réels et même au fond nécessaires pour que ce qui s’appelle encore philosophie existe envers et contre tout, c’est que le temps de la pensée n’est pas exactement celui de l’histoire ordinaire, encore moins a-t-il quelque accointance avec celui de l’actualité ou, cela va sans dire, avec celui des philosophèmes à la mode. (D’ailleurs, ce temps de la pensée est-il encore du temps? en fait-il encore partie ou faudrait-il en déporter le sens ou, mieux, la «signifiance» comme eût dit Roland Barthes, du côté de ce que des stoïciens à Deleuze en passant par Jung, on a nommé l’aiôn, détonnant mélange d’événementialité et d’éternité?)
De la grâce, donc. Il fallait bien pour satisfaire à ce qui a littéralement pro-voqué la rédaction d’un tel livre une forme de surdité à la foire aux idées pour rester fidèle à ce qui du tréfonds de la subjectivité réclame d’être porté au langage. Ce qu’il faudrait se risquer à appeler un «autisme», d’un genre évidemment très spécial, a dû être cultivé, et de longue date, pour que ce qui anime un sujet philosophant en vienne au final tout naturellement à se confondre avec la plus haute objectivité et aboutisse à un livre, soit un livre sur la grâce
Composé à la manière d’un triptyque tout juste précédé de ce qui ressemble à une dense introduction, tout le texte tourne autour de son (non)-objet. «Tourner autour» ne veut assurément pas dire ici que le «sujet» est lâchement évité, c’est même de l’exact contraire qu’il s’agit. Par nature la grâce échappe à qui la poursuit et quand elle daigne se donner c’est encore in extremis sans qu’on puisse en épuiser les raisons, loin s’en faut. «Elle est toujours, à tous les niveaux et sur tous les plans — et c’est bien là l’essentiel —, reçue.»
Et pourtant, s’il faut en quelque manière la phraser, au moins l’approcher par et dans ou entre les mots, il faut bien aussi, inévitablement, peut-être aussi désespérément, tenter de la cerner à défaut de la retenir; cernée elle s’échappera, par le haut ou, plus probablement aujourd’hui, par le bas. Alors oui, tel un animal-écrivant aux aguets, celui pour qui la grâce ou quelque chose comme ça devient l’affaire la plus importe du monde se doit de l’approcher, de la traquer même avec la rigueur, l’esprit de finesse, la probité, la culture et le désir requis. C’est une gageure, c’est au fond impossible, la grâce étant justement une figure de l’impossible, l’auteur évidemment le sait quand il écrit que la grâce est «Possibilité de l’impossible»; et c’est parce qu’il le sait d’un savoir à la première personne qu’il sait aussi qu’il doit, au sens d’un impératif inconditionnel, d’un sens on ne peut plus kantien de se qu’il se doit, disons mieux: de ce qu’il sait devoir à la pensée qui est aussi bien en l’occurrence sa pensée, c’est donc au nom de ce type indémodable (et, bien sûr, admirable) d’exigence qu’il faut, aussi paradoxale que puisse apparaître cette formulation, affronter la grâce avec la claire conscience «de son mystère, que l’on ne prétendra pas pénétrer»
La tentation est grande, inévitable, de flairer, avant même d’entrer plus avant dans les lignes et les courbures du texte, de suggérer que si grâce il y a, si une grâce peut encore nous être accordée c’est précisément dans l’espace-temps du texte, de l’écriture, bref de la littérature. La tentation vise juste et pourtant elle manque. Ce qu’on vient d’avancer est certes vrai et tout autant faux, enfin pas au centre de la cible, encore un peu à côté, suffisamment à côté pour qu’on sente que les choses sont un peu plus compliquées et qu’il faut au moins la lecture jusqu’à sa dernière ligne de La grâce désaccordée pour le mieux comprendre.
Au cours du premier volet, intitulé «Les éclats de la grâce», on aura le plaisir jamais déçu de suivre l’auteur dans sa quête pour rassembler ce qui est épars, soit les fragments ou «éclats» de ce qui est tout à la fois un thème ô combien polémique de spéculations théologico-philosophiques et une expérience. Les temps n'étant plus à la grâce (ce qui n’aura échappé à personne), non plus qu’à la disgrâce, l’une n’allant pas sans la possibilité de son contraire, il reste au philosophe-chiffonnier l’humble et toutefois redoutable tâche d’approcher ce qui fait défaut, simplement ce qui n’est plus, en s’efforçant de le circonscrire le plus précisément possible — ce qui peut encore s’appeler conceptualiser —, avec toutes les ressources du pédagogue et celles, non moins essentielles, de l’auteur habité. Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail de toutes ces poussières de grâce disséminées ici ou là dans la cartographie mentale de l’Occident; le lecteur commencera de s’en faire une idée en consultant les titres des chapitres qui composent cette première entrée et constatera avant d’aller y regarder de plus près que la grâce, sans jeu de mot, touche autant à la beauté qu’à l'abêtissement, au bonheur et à la joie, au don comme à l’impossible, qu’elle est autant puissance qu’abandon, qu’elle nous permet de retrouver le cas Antonin Artaud mais aussi le couple inattendu Kant/Kleist central en toute cette affaire.
On sera cependant attentif à quelques motifs qui rythment tout le livre, motifs qu’il faut bien séparer pour les nécessités de l’exposition mais qui, en vérité, s’entremêlent au point de vue de la chose même et qu’il revient justement au talent d’André Hirt d’avoir su démêler sans jamais céder à certaines facilités discursives, tout en maintenant indemne ce qu’il faut continuer d’appeler une forme d’inspiration dont l’autre nom, dans un registre qui serait celui d’une physiologie de la pensée qui s’écrit, serait le souffle ou la respiration (le tempo d’une phrase). Cette méditation sur (avec, sans, vers?) la grâce est aussi une interrogation serrée sur la subjectivité saisie comme existence (l'existence comme subjectivité ou ce que jadis on osait encore nommer: l’existant) dans son rapport possible au bonheur, au langage et à la liberté. Classicisme théorique de l'auteur. Cela est dit, nettement, dans une formule concise, dès le début: la grâce «serait ainsi l’expérience de l'existence.» Rien moins. Une expérience et pas un «vécu» aurait distingué Benjamin, ou un «ressenti» comme on dit plaisamment aujourd’hui, soit un événement qui met en péril (per) l’ego (le «moi-je») dans l’épreuve (peira) de sa dissolution momentanée (?) en mettant en jeu les limites (peras) de l’expérience possible. L’expérience de la grâce ou la grâce comme expérience entendue ainsi s’annonce donc comme une traversée, une percée, un approfondissement doublé d’un risque qui nous porte aux limites des cadres de la représentation (ou de la représentation comme cadre), faisant chavirer l’édifice de toute construction symbolique trouvant ses assises dans la Critique de la raison pure. Exproprier de ce qu’il croyait être son propre ou sa propriété, le sujet découvre alors que ce qui gît au fond de toute subjectivité, que ce qui fait la vérité du sujet c’est ce que A. Hirt, après d’autres, appelle le «Soi», autrement plus vrai et plus consistant que le «moi», si bien que «la grâce signifierait le moment du surgissement du soi». Non pas donc de soi, ce qui serait encore un tour pour réaffirmer une sorte de propre, réintroduire à un degré ou à un autre quelque suffisance mais l’avénement tremblant, littéralement ravissant, de ce qui en moi réclame l’élévation, requiert que je sois à sa hauteur - ma musique, jusque-là inaudible? mon rythme recouvert, étouffé par les bruissements et les gesticulations de l’ego? Savoir ce qu’est exister, ce qui s’appelle savoir, autrement-dit «savoir par corps», parce qu’il n’y en a pas d’autres, si ce n’est des «savoirs» frelatés, des savoirs ready made prêt à être consommés, cela ne se pourrait que par grâce. Tel est le bien nommé «état de grâce»: «être soi sans avoir à être soi, une conscience de soi sans la charge d’être soi. Mais aussi bien: être soi sans la conscience de la charge. En effet, l’existence naturelle doit se porter. Exister c’est être en charge de soi. Ainsi la grâce marquerait-elle l’état dans lequel le soi se trouve déchargé, dans lequel il n’est plus une charge. Lourdeur de l’existence.»
Par où la grâce, à l’évidence, nous fait toucher à la joie continuée, c’est-à-dire au bonheur. Etre un ange en quelque sorte, une sorte de corps glorieux, une bulle dansante, l’existence valsée, triomphe de la légèreté accordée, «glissez mortels, n’appuyez pas»...la formule du bonheur, à ceci près qu’il ne s’agit justement pas d’appliquer une formule mais de se rendre disponible à la venue d’un souffle inouï. Mais d’où vient ce foehn salvateur? qui donne la grâce? qui la reprend? où gît-elle quand elle nous a quitté? Questions inévitables et candides puisque pour nous, les tard-venus aurait dit Husserl dont la grâce ne faisait pas le cœur de ses préoccupations, il n’est plus de grâce accordée. À qui la faute dira-t-on encore? Peut-être, s’il faut parler le langage de la culpabilité, donc en dernière instance de la morale, la «faute» nous en revient-elle à nous qui sommes revenus de tout (de Dieu, de l’Histoire, de l’Art, du Plaisir et même, cela ne saurait tarder, cela a même déjà commencé, de la Communication, etc.) et surtout de ce qui semblait nous faire en tant que représentant du genre humain, à savoir le symbolique, l’inscription du sens dans un sensible, mieux: l’accord du sens et du sensible. «La perte et la fin du symbolique signifient le retrait de la grâce.»
Pourtant, et là est l’un des aspects insigne du problème, tenace, insistant, faisant retour, décidément provoquant, là est ce qu’il incombe de penser, quelque chose comme la grâce nous est encore bon an mal an accordé — ce que tout le livre qui nous occupe s’emploie à montrer autant qu’à dire.
Ce qui semble acquis, c’est que la grâce tient à l’existence. Elle représente la plus belle catastrophe qui puisse encore nous «tomber dessus», si on veut bien entendre dans «catastrophe» la résonance étymologique de katastrophê qui initialement, dans le vocabulaire de la comédie et de la tragédie grecques, renvoyait tout à la fois aux idées de bouleversement, de dénouement et de fin. La grâce n’est-elle pas ce temps suspendu où quelque chose finit pour laisser place à une redistribution inouïe des cartes de l'existence? On ne peut néanmoins en rester là très longtemps, sinon à verser dans un «mysticisme» que certes l’auteur ne dédaigne pas mais auquel non plus il ne peut se résigner tout à fait. Tout ne peut certainement pas être dit, plus ou moins bien dit, mais tant que l’on peut dire, il faut phraser encore, continuer à enchaîner les propositions quitte, évidemment, à tordre dans un sens ou l’autre, voire si nécessaire dans tous les sens, le langage, quitte à user avec mesure des marques typographiques en usage (parenthèses, tirets, etc.), non comme de simples parerga mais comme autant de traces consubstantielles à l’écriture, exigées par la chose même — ce dont ne se prive par l’auteur de La grâce désaccordée. Si bien qu’une fois reconnue cette sidérante «stupéfaction de l’existence, une sorte d’idiotie de l’existence» registrée à la grâce, il incombe d’aller plus avant et de tenter de donner si ce n’est un contenu tout au moins doit-on essayer de tracer l’allure que peut, le cas échéant, prendre l’existence graciée. La subjectivité en régime d’existence ne ressortit pas à une idée (abstraite, vue de l’esprit ou encore idée régulatrice, pour ne rien dire des excitations neuronales), elle s’incarne dans un corps, elle prend corps et cette incarnation est celle d’un être de langage au double sens du génitif. L'existence est comme trempée dans le langage, ce pourquoi son mode d’effectivité le plus authentique est celui de l’expressivité. La grâce réclame son expression. Aussi est-ce par cette voie que nous retrouvons l’antique interrogation qui porte sur le bonheur. Le second volet de la grâce désaccordée s’emploie à définir ce bonheur, exemplairement «Le bonheur de Kleist». Toute cette partie, centrale à tous les sens du mot, peut être lue comme une critique en règle de la représentation — telle qu’elle fut génialement bâtie par le Kant de la première critique —, à partir de textes de Kleist lus comme au cordeau. On connaissait l’improbable «Kant avec Sade» de Jacques Lacan, il faudra maintenant compter aussi avec le «Kant avec Kleist» de André Hirt. À la lecture de ce qui assurément fait le coeur vibrant de tout le livre, son point irradiant, ce qui lui donne son souffle, la «respiration» qu’on évoquait tout à l’heure, on comprend que la matrice théorique de notre auteur, à la fois son ressort méthodologique et ce qui donne sa secrète consistance à tout son travail, se concentre dans ce qu’il appelle «l’étoilement», c’est-à-dire le scintillement d’un tracé formé de points épars reliés, sur fond de fêlure, par une ligne tremblante et solide comme du crin, comme une constellation ensauvagée sur le point de se retirer, au bord de la disparition. La méditation avec Kleist, élevé ainsi à la dignité de ce que dans un langage qui n’est pas celui de l’auteur on appellerait un «personnage conceptuel», est ce vers quoi tendait tout ce qui a précédé, et qui continue de féconder la suite de cette poursuite de la grâce perdue, comme si l’avant et l’après servaient littéralement de pré-texte (nécessaire, cela va sans dire) à la rencontre Kant/Kleist. Rencontre dont l’enjeu est, au-delà et à cause du tragique imposé par la pensée de la représentation qui nous barre l’accès à «la chose en soi», donc à ce qui nous comblerait enfin, dont l’enjeu donc est la venue à l’écriture de ce qui peut faire «notre être heureux au monde.»
Si le bonheur est encore possible, il vient peut-être par l’écriture, ce qui veut dire par la recherche d’un style. Pour celui qui a écrit De l’élaboration progressive des idées par la parole, ce sera celui qui passe par «la phrase longue», la phrase «qui cherche et espère l’issue, qui désire, à même le problème et l’impossible, la grâce.»
On suivra André Hirt dans ses minutieuses analyses de la langue de Kleist, on tentera de prendre sa foulée, on sera même à notre tour touché par les pages qu’il consacre aux motifs de la marionnette ou de l’ours, ces deux incarnations si déroutantes de la grâce perdue - perdues pour nous qui, hélas, ne sommes jamais assez ours ou marionnette. On sera tout autant attentif à la question qui alors ne peut manquer de s’imposer, question rebattue, décisive, douloureuse et redoutable, celle qui demande si «la vraie vie, c’est la littérature?» Il fallait bien s’y frotter à cette question théorico-pratique, au sens fort question existentielle; et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur l’affronte autant qu’il est possible, principalement dans le troisième et dernier moment de son étude au titre si baudelairien: «L’Inconsolable». C’est l’occasion de revenir à l’inévitable Proust et même au Proust le (plus mal)connu, celui qu’on livre au tout-venant, celui de la «madeleine». Il fallait quand même oser, il fallait avoir vraiment quelque à dire pour mobiliser en quelques pages serrées et, selon nous, les plus lumineuses du livres, ce Proust-là, le Marcel des autoroutes toujours encombrées de la culture à l’adresse des philistins, ces montres que notre temps a produit à satiété, la vermine que Nietzsche avait vu venir: les barbares lettrés — les gens qui communiquent.
Une lecture trop rapide ou par trop enthousiaste pourrait porter à la conclusion selon laquelle oui, la vraie vie, la «vie bonne» ou le «pur bonheur» pour le dire avec les mots de Georges Bataille, «c’est la littérature», dans l'exacte mesure où c’est en passant à l’acte d’écrire que l’ordinaire d’une vie serait, de façon hégélienne, «relevé», ceux qui n’écrivent pas n’expérimenteraient au mieux que la moitié du bonheur, sa face triviale voire profane, non accompagnée de conscience, donc de ce savoir que seule l’aventure d’une phrase peut délivrer, porter à la dignité du langage dans une conception finalement autotélique de la littérature. «C’est pourquoi la grâce — ce qui est donné à la subjectivité comme surcroît d’elle-même — ne réside pas dans l’événement lui-même, mais dans le récit de l’expérience.»
Pourtant les choses sont autrement plus complexes, là encore. En relançant la question, on s’aperçoit qu’il existe pour le moins une tension entre l'écriture et la vie, une irrésolution insistante elle-aussi et que, partant, s’il faut faire quelque concession à la dialectique ce serait non plus au sens d’un mouvement progressif, fut-il ponctué de convulsions, qui conserverait tout en dépassant (Aufhebung) mais plutôt au sens de cette «dialectique à l’arrêt» pensée par Benjamin qui bloque dans un tremblement, un frisson, les forces en présence pour les faire pour ainsi dire hurler de joie et d’effroi. On l’a dit en commençant, André Hirt se refuse à la facilité, le prix à payer c’est de ne pas attendre de son travail des «résultats»; ce n’est pas un philosophe à thèses, c’est un cherchant, à ce titre il poussera la question (cette «piété de la pensée») jusqu’à ses extrêmes possibilités, ce qui bien sûr n’est pas toujours facile ni pour lui ni pour son lecteur - à chacun de savoir le prix qu’il veut bien payer et qui sera à proportion de ce qui, pour soi-même, est en jeu. Notre tendance première voudrait trancher le noeud gordien, dissoudre la tension, faire cesser la «crampe mentale», que ça s’arrête! qu’on nous dise enfin ce qu’est la vraie vie! Désir régressif, exercice de la patience manqué, bonheur philosophique ajourné. Sans prétendre déterminer une fois pour toute ce qu’il en est de ce satané bonheur obtenu par grâce au ras de l’existence, on conjecturera avec A. Hirt que le bonheur est forcément impur, strié de mélancolie. (Autre face de la solitude souveraine pointé plus haut.) Un peu moins vaguement, ce qui pour être tenu pour indéniable, c’est que les coordonnées de «notre être heureux» croisent un certain rapport à l’enfance, à l’écriture/lecture (d’une manière ou d’une autre), à la mémoire, à la perte, à l’affectivité dans son écart avec la seule sensibilité, à ce qui arrive dans la prose des vies ordinaires, à la solitude aussi, tout ceci ajointé par la faveur d’une grâce. Étoilement du bonheur.
La générosité du philosophe ne va pas sans sa part de saine cruauté; arrive toujours un moment (le moins tard possible) où il faut cesser de se raconter des histoires, c’est aussi cela ce qu’on appelle la vérité en philosophie. Alors oui le bonheur existe, la grâce aussi qui y contribue mais le bonheur n’a rien d’un propre, d’une possession, d’une rente ou d’une propriété (ce pourquoi, soit dit en passant, toutes les méthodes du bonheur éditées et qui font le miel des supermarchés de la culture ne peuvent que déclencher, dans les bons jours, un éclat de rire olympien), le vrai bonheur se tient toujours Between the Devil and the Deep Blue Sea, mêlé d’une fêlure qu’on dirait transcendantale. Et l’écriture dans tout ceci? «Il faudrait donc penser la logique d’écriture de la Recherche comme une logique d'existence. Celui qui vit avec le savoir de «la littérature», qui écrit pendant qu’il vit, qui écrit pour vivre et qui ne vit pas seulement pour écrire, celui-là éclaire l'existence, qui demeure finie, mais qui se soustrait au charme de l’esthétique.»
Ces quelques lignes mériteraient un commentaire impliquant une attention portée quasiment à chaque mot. Retenons que l’écriture entendue comme espace où le temps de la grâce peut nous échoir n’est pas quelque chose qui viendrait se greffer sur l’existence ou lui succéder, comme au soir d’une vie ou d’une journée on rassemblerait, comme en une prière apaisante, dans un texte le «bilan» de nos vécus (écrire ses mémoires...); la littérature ne vient pas exactement après, sur ou au-delà de la vie. Elle est plutôt à côté d’elle, mieux, avec elle, parfois tout contre elle, d’autre fois elle en trace la diagonale (du fou) dans une relation forcément compliquée faite de rivalité, de complicité, d’incompréhension, de méprise, de déprise et de prise, s’éclairant mutuellement d’une lumière elle aussi très impure, le «soleil noir» n’étant jamais écarté, bref une histoire d’amour. Ce n’est pas une question de «charme», donc de séduction, donc de mensonge, mais une affaire qui engage notre expérience de la vérité. «L’esthétique», dont André Hirt ne prise ni le mot ni la doctrine doucereuse avec l’humanisme bon tient qu’elle draine, réduit l’art à une petite affaire d’hédonistes bavards (le monde immonde des salons épinglé par Proust lui-même) plus préoccupés de se rassurer sur la légitimité (sociale) de leur jugement (de quoi cette ridicule attitude est-elle le signe compensatoire?) que de prendre le risque de s’exposer à la vérité de l'existence, autrement-dit à la finitude, d’où le tragique inhérent à la pensée. L’esthéticien n’accepte pas d’être affecté, il n’a par conséquent aucune chance d’être touché par la grâce, car si l’esprit souffle où il veut encore faut-il y être un peu disposé; Descartes disait que tous les hommes ne sont pas égaux dans «la volonté de vouloir», disons que tout nos contemporains ne sont pas égaux dans la capacité de vouloir le non vouloir, de se rendre ce faisant perméables à la grâce qui nous reste, à ce reste qu’elle représente. C’est que «Bonheur et grâce se donnent, mais ne tombent pas au hasard.»
Aussi incompréhensible que cela paraisse (et, en effet, c’est incompréhensible, profondément mystérieux), la grâce concerne aussi avec l'existence et le bonheur, la liberté. Que faut-il entendre ici par «liberté»? Allons à l'essentiel: ce qui du tréfonds de la subjectivité, avec nous sans nous, nous convertit, en nous y exposant, à la vérité, quelque chose que Schelling, avec audace et courage, avait osé en son temps approcher. Cette abîme qui fait la brisure constitutive du soi est ce qui permet au sujet de se retourner (d’aller vers le soi précisément, la liberté est par essence révolutionnaire, elle est à la lettre révolution) sans garantie aucune vers sa chance ou sa grâce. C’est peut-être le point le plus difficile, le plus fuyant, d’une méditation étoilée par la grâce que ce rapport essentiel entre ce qui se donne et l’aptitude à le recevoir, donc à y être déjà en quelque façon préparé. Non pas à proprement parler une attente, pas davantage une espérance, encore moins naturellement une volonté conscience et active mais bien une disposition, un don pour le don, puisque, quelle qu’en soit sa finalité ou sa visée, «la volonté elle-même suppose encore une grâce, une puissance donnée à la volonté». À cet égard, il est à la fois remarquable et étonnant de ne voir à aucun endroit du texte de A. Hirt une référence faite à Bataille qui est pourtant l’un de ceux qui, parmi les trop «tards-venus», s’est exercé à penser quelque chose comme une grâce dans un monde sans dieux. On sait que le mot «grâce» n’est pas celui de Bataille qui lui préfère celui de «chance», mais cependant on est frappé de constater que son souci rejoint sur bien des points les interrogations de l’auteur de La grâce désaccordée. Ainsi, lorsque ce dernier s’interroge: «cette chance, donc, ne recouvre-t-elle pas ce qui se présente à l’idée comme l’impossible et dont la considération positive porterait le nom de grâce, ou du moins en conserverait quelque chose?»
«Chance», «impossible» sont des termes qui ne peuvent pas ne pas évoquer le cas Georges Bataille qui, lui aussi, avec les ressources de son écriture, a tenté de dire cette contradictoire «volonté de chance» qui ouvrirait («déchirerait» dirait plus volontiers Bataille) extatiquement le sujet au jeu indéfini du monde. Le rapprochement ou l’écho (ce qui serait plus dans le vocabulaire d’André Hirt) est plus tentant encore lorsqu’on lit ces lignes: «soit la chance de l’amorce d’un autre cours du monde, plus heureux, presqu’un espoir hébété, mais très innocent, qui toutefois ignore sa vanité face à l’inconsistance de toute réalité et de tout affect. Alors, peut-être la mort seulement ouvre-t-elle à cette chance...»
La référence finale à cette figure éminente de l’impossible qu’est la «mort», en tant qu’occasion de manifestation de la «chance» comme autre nom de la grâce (avec l'hébétude, l’innocence et la vanité), ne peut en effet manquer d’apparaître comme un retour, une survivance ou une revenance de l’auteur du Sur Nietzsche. Il est clair que ce rapprochement mériterait d’être davantage étayé, il reste cependant que les deux auteurs ont dû se laisser travailler par cette «croix de la philosophie» qu’est le problème de la liberté qui ne se révèle peut-être jamais avec autant d’acuité que lorsqu’il est articulé à celui de la (volonté de, «nolonté» aurait dit Jankélévitch) grâce-chance.
Laissons-là le fantôme de Georges Bataille et reconnaissons pour finir que l’un des mérites du livre d'André Hirt, c’est de montrer que pour que la grâce devienne l’affaire de la pensée peut-être fallait-il qu’elle soit dépouillée et comme décapée de tout ce qui la reversait encore à la théologie ou à toute forme d’approche qui précisément essaye encore de nous raconter des histoires. Rendue à sa trace, à son nerf, à son balbutiement, au reste qu’elle est (un platonicien dirait à son eïdos), ce que tout le livre qui nous a occupé s’emploie à effectuer, la grâce peut enfin tous tendanciellement nous concerner, dans la stricte mesure où tous nous sommes des subjectivités phrasantes embarquées dans l’existence à la recherche d’un bonheur à la mesure du vertige de notre liberté. Réduite à sa pureté (l’os de la grâce), la grâce peut enfin rencontrer (ou pas) l’existence dans sa souveraine nudité.
Sous un tel horizon, il devient évident que la grâce qui nous est de justesse accordée ne peut être qu’une grâce claudiquante, dysharmonique, une grâce un peu ‘‘mal fichue’’, toujours quelque peu criante et trouée, marquée par un trouble en cela bien accordé à notre fêlure constitutive.
Olivier Koettlitz
1 Et pourtant, on comprend aussi qu’il soit tentant, et d’une certaine façon justifié, de parler de son «oeuvre», pour une raison en apparence assez bête qui tient à la bêtise d’un regard qui ne peut ignorer, qui doit bien constater, prendre acte du nombre de livres publiés avec une régularité de métronome, presque une «ponctualité», qui force à parler, du seul point de vue de la quantité, «d’oeuvre». (Faut-il rappeler qu’étant donné le sérieux avec lequel il tient son métier, il n’a pas que ça à faire?)
2 Cela peut se dire de façon plus lapidaire: il s’agit de la solitude bien peuplée du philosophe.
3 André Hirt, La grâce désaccordée, Paris, Kimé, 2014, p. 12.
4 La question devait «travailler» l’auteur depuis quelques temps. Dans L’Écholalie on pouvait déjà lire: «Ce qui vient, survient et sous-vient dans le cri de Baudelaire n’est pas seulement une extase, puis un retrait, mais la grâce.» Cf. A. Hirt, L'Écholalie, Paris, Kimé, 2011, p. 133.
5 A. Hirt, La grâce désaccordée, op. cit., p. 18.
6 Ibid., p. 21
7 Exigence au vrai toute cartésienne qui en vient à se confondre avec la «vraie générosité», celle qui autorise et commande «la juste estime que l’on se doit».
8 Ibid., p. 22.
9 Au sens de la prescription énoncée par Benjamin de l’«historien-chiffonnier».
10 Ibid., p. 21.
11 Bourgeoisie foncière (si l’on ose dire) de la théorie classique du sujet qui registre celui-ci au propre et à la propriété (les facultés étant pensée comme les propriétés ou les propres du sujet, ainsi chez Locke), à la notable exception de Hume. L'irruption de la grâce, de nature aristocratique, fait dégringoler tout ce petit théâtre (aux vanités); la remarque n’est pas d’inspiration marxiste mais plutôt renvoie-t-elle à la théorie de la «souveraineté» telle que Georges Bataille l’a en son temps développée. Concernant Hume, cf. le stimulant travail de Pierre Zaoui, Vivre, c’est croire. Portrait philosophique de David Hume, Paris, Bayard, 2010.
12 Sur le «soi», cf. A. Hirt, La grâce désaccordée, op. cit., pp. 21 et 59, 65, 87. Ce problème du «soi» fait aussi partie des «hantises» de notre auteur, cf. notamment, Ce rien que moi dur et glacial. Hélène Schjerfbeck, Paris, Les Belles Lettres, collection «encre marine», 2012, p. 104, entre autres. Tout ce livre peut être considéré comme une réflexion sur ce qu’il en est du «soi» par les voies d’une certaine pratique de la peinture.
13 Un lecteur qui posséderait les compétences qui nous faut défaut en ce domaine pourrait s’essayer à une lecture musicale de La grâce désaccordée. La musique est pour l’auteur quelque chose d’essentiel, c’est vraiment le moins qu’on puisse dire. Pour s’en faire une petite idée, il faut lire les contributions qu’il donne au blog «Strass de la philosophie»; le principe en est simple: une idée/une musique.
14 A. Hirt, La grâce désaccordée,op. cit., p. 63.
15 Ibid., p. 47
16 Ibid., p. 21.
17 Ibid., p. 90.
18 Ibid., p. 101.
19 On en dirait autant concernant sa reprise du mythe de Narcisse qui ouvre L’Écholalie, qui nous présente un Narcisse sans narcissisme.
20 A. Hirt, La grâce désaccordée, op. cit., p.154.
21 Il faut lire et méditer, dans la mélancolie et la joie, ce qui est dit de l’enfance dans toute la dernière parie du livre: c’est à la fois juste, émouvant et propre.
22 A. Hirt, La grâce désaccordée, op. cit., p. 179.
23 182. Ce concept «d’exposition» est central dans son parcours, au moins depuis son Baudelaire, L’Exposition de la poésie, Paris, Kimé, 1998.
24 A. Hirt, La grâce désaccordée, op. cit., p. 162. Il faudrait comparer ce qui est dit ici avec une étrange idée qu’on trouve chez Maître Eckhart, idée selon laquelle lorsque l’âme humaine accède au «détachement», c’est-à-dire un état dans lequel l’âme est vidée de toute représentation et de toute image, Dieu ne peut pas ne pas se donner à cette âme prête à l’accueillir dans la mesure où le vide intérieur de l’âme devient comme le lieu naturel de Dieu (ce qui suppose toute une «physique» d’un genre très spécial, une physique un peu monstrueuse puisqu’elle serait une physique de la mystique.) Cf. Maître Eckhart, Du détachement et autres textes, trad. G. Jarczyk et J.-P. Labarrière, Paris, Rivages, 1995.
25 A. Hirt, La grâce désaccordée, p. 79.
26 Ibid., p. 38.
27 Ibid., p. 86, et aussi pp. 90 et 178.
28 C’est qu’il existe de ce point de vue au moins deux manières d’envisager la narration d’une histoire. La narration d’histoires fallacieuses reposant sur une speudo-rationalité qui se rend elle-même aveugle au vrai; et la narration qui repose sur un usage baudelairien de l’imagination, entendue comme «reine des facultés», sorte de sur-raison qui préside à l’élaboration des «histoires de fantômes pour grandes personnes» qu’on évoquait en commençant. Il importe évidemment de bien distinguer ces deux régimes de narrativité.
29 Dans L’Écholalie, A. Hirt parle, à propos du grand art, de «l’exactitude de l'existence finie.» Cf. op. cit., p. 90. L’expression «grand art» est fréquente sous la plume de André Hirt. Explicitement ou implicitement, elle porte et traverse quasiment tout son travail. Aussi, on se demande s’il faut absolument distinguer (et en l’espèce hiérarchiser) grand art et petit art, art majeur et art mineur, ou s’il ne faudrait pas plutôt déterminer ce qui est grand dans l’art et qu’on pourrait rencontrer aussi dans des formes d’art dites mineures (chanson populaire, par exemple). Dans ce cas, il n’y aurait plus de limite bien étanche entre grand, moyen et petit art mais des moments ou des poussées de grandeur même dans les «arts analphabètes». Le Rimbaud d’Une saison en enfer nous serait ici d’une aide précieuse.
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