1 – Vos deux livres vous placent dans une intersection singulière : celle de la philosophie et de la musique. Comment situer ce rapport ?
Ce que j'ai voulu faire en étudiant successivement la « Passion selon saint Matthieu » de Bach et la fonction des annotations en mots dans les partitions de Schumann, c'est dégager quel rapport au monde et à soi est impliqué dans le discours musical et dans son écoute. Mon projet consiste à mettre à jour le contenu métaphysique de notre expérience musicale. Cela veut dire : non pas attribuer à la musique une fonction métaphysique, ce qui supposerait une esthétique générale, mais demander quelle métaphysique est enveloppée dans l'écoute de la musique. Ce projet est, je le sais, contestable. Une conception formaliste de la musique, inspirée par Hanslick, invaliderait cet arrimage du discours philosophique et de notre expérience du fait musical à la musique. Elle le contesterait justement au nom de l'autonomie du langage musical, d'une clôture sur lui-même qui rend illégitime toute tentative de vouloir lui attribuer une signification extra-musicale. Ce projet me paraît cependant appartenir à une tradition philosophique qui s'étend du « De Musica » d'Augustin à « l'Introduction à J.-S. Bach » de Schloezer, en passant par les textes que les premiers romantiques allemands consacrent à la musique. Art de se mouvoir en conformité avec le monde voulu par Dieu pour Augustin, invention d'un moi mythique pour Schloezer, fantaisie qui reproduit dans son ordre l'organicité de la nature pour Novalis, la musique est une métaphysique en marche dans laquelle ce qui est senti ne peut être dissocié de ce qui est pensé. Mon travail consiste d'une part à légitimer cette quête d'une métaphysique de la musique et d'autre part, par la confrontation aux œuvres, à tracer, à grands traits, le contenu possible d'une telle métaphysique. Ainsi suis-je arrivé à l'idée que la musique contient peut-être une conception de l'homme, une théorie de l'action et une éthique, dont je tente de formuler les premiers mots. Voici, énoncé trop abstraitement, le projet général.
L'affaire sera peut-être plus claire si je prends un exemple. Pourquoi écoutons-nous tant de musique sinon parce que nous y faisons l'épreuve d'un rapport à nous-mêmes à la fois singulier et nécessaire. Dans le livre sur Schumann, j'essaye de montrer que si nous écoutons autant de musique, c'est parce que nous y faisons l'épreuve d'une métamorphose ontologique, que, pour ainsi dire, nous y découvrons une nouvelle nature. L'hypothèse consiste à dire ici que le sujet, dans l'écoute, ne part pas à la rencontre de lui-même, je veux dire, de ce qui sommeillerait dans je ne sais quelle intériorité et que la musique ferait surgir à ses propres yeux, mais qu'il découvre un nouvel homme, un homme tout entier musical. Quel est ce nouvel homme ? Quels sont ses traits ? Pourquoi est-il ontologiquement différent de celui que nous sommes quand nous nous percevons comme des sujets ? Telles sont les questions que j'aborde.
2 – La musique se présente donc pour vous comme une expérimentation métaphysique. De Schumann à Bach, y a-t-il un chemin?
Ce qui fait de la musique un des lieux possibles d'une expérience métaphysique, ce sont les affects. Ce terme est aussi, pour moi, le point de continuité le plus clair entre le propos sur Bach et celui sur Schumann. Au fond, ce que j'ai voulu montrer à propos de la « Passion selon saint Matthieu », c'est qu'elle produisait en nous, à son audition, une joie assimilable au sentiment que nous aurions si nous étions ressuscités. S'il ne s'agissait, dans la « Passion », que de décliner la promesse de la résurrection, et plus généralement, que de faire entendre la parole liturgique, il n'y aurait aucun besoin de ces airs qui font de la Passion de Bach un oratorio. Mon interprétation consistait donc à dire que le sens métaphysique de la « Passion », c'est la production d'un affect déterminé dans l'auditeur, afin de lui offrir, par l'intermédiaire du sentiment, le corps glorieux de ceux qui sont ressuscités. On pourrait dire que mon propos sur Schumann est une extension et une radicalisation de cette intuition selon laquelle l'affect musical à la capacité de nous sortir de notre condition. C'est l'hypothèse dont je parlais en répondant à votre première question, à savoir que toute musique produit en nous un nouvel homme, tout entier contenu dans les mouvements qui l'agitent. Une telle affirmation demande nécessairement une redéfinition de l'affect. C'est le sens du livre sur Schumann. Qu'est-ce qu'un affect ? En quel sens peut-il être le tout de notre constitution, c'est le travail que j'ai commencé à mener à propos des annotations en mots chez Schumann, et que je poursuis actuellement. La première étape de cette redéfinition consiste à distinguer l'affect, du sentiment ou de la passion. Pour donner une approximation de cette différence, je dirais d'une part que le sentiment, ou la passion, suppose l'existence d'un sujet capable de s'en distinguer, de s'extraire de ce que précisément il sent. Pensons aux personnages du théâtre classique dont le drame consiste précisément à lutter contre leurs passions. Et d'autre part que la passion, bien que liée au corps, se déploie dans une âme, au sens classique du terme, c'est-à-dire dans une intériorité. Ainsi les mouvements de la passion sont-ils, à ce double titre, subjectifs, je veux dire, appartenant à un sujet, à son intériorité, et lui demandant de les assumer ou de s'en distinguer.
J'ai commencé à montrer, dans le propos sur Schumann, que les affects musicaux ne produisent aucune intériorité, ne demandent aucunement de se distinguer de nos agitations, et qu'ils n'instituent pas un sujet qui sent mais un homme qui ne se définit que par la modalité des mouvements qui l'agitent. Ainsi, quand je danse, mes mouvements sont à la fois le tout de ce qui me détermine singulièrement, j'ai ma manière de me mouvoir, cette manière correspond à la totalité de mon être, de mon état, des dispositions de mon corps, de ma disponibilité psychique, etc., et en même temps, ils sont objectifs dans la mesure où je n'en suis pas exactement le sujet, me laissant entraîner par la danse justement. Car danser, ce n'est pas choisir des mouvements et les faire, c'est se laisser porter par des mouvements qu'on découvre à mesure qu'on les fait. Ainsi, je peux dire à la fois que je fais des mouvements qui me caractérisent absolument, mais que ces mouvements me viennent du dehors, au sens où je n'en suis pas l'auteur. Pensez par exemple à ces cas, décrits par Sacks, de parkinsoniens dont les troubles disparaissent, qui se mettent à se mouvoir de façon fluide, quand ils entendent par exemple une valse. Ces mouvements, ils n'en sont pas les auteurs, sinon ils pourraient les produire à volonté ; mais ces mouvements sont les leurs. Si l'information nerveuse ne circulait pas dans la moelle épinière, ils ne pourraient pas bouger, quelle que soit la musique. Ainsi la musique les rend-t-elle en quelque sorte à leurs propres mouvements. Les affects peuvent donc être définis comme l'ensemble des mouvements qui nous définissent objectivement et c'est cette notion qui pour moi fait le lien entre ces deux livres.
3 – Vous parlez de résurrection, d’un instrument de résurrection. Beau titre d’ailleurs… Mais quelle extension donner à ce concept? Y a-t-il un rapport avec l’expérience musicale de la répétition? Et plus généralement, y a-t-il une technique de la résurrection, une machine à produire du retour éternel?
Votre question est très difficile. Vous faites un lien, passionnant, auquel je n'avais pas pensé, entre le motif théologique de la résurrection, et celui de l'éternel retour (que je comprends ici en un sens banal et non dans toute la complexité du vocable nietzschéen... et donc en réduisant considérablement la portée de votre question). A vrai dire, ma première réaction, en vous lisant, a été : « il n'y a aucun rapport pour moi entre la résurrection et l'idée d'une répétition ». D'une part, même si je vois en quel sens, depuis les pages de Hegel sur la musique, on peut faire de la répétition un concept central pour penser la musique, il me semble que ce concept ne rend pas compte de notre expérience réelle de l'écoute. Je veux dire, mais je suis affreusement caricatural, que l'expérience la plus banale quand nous écoutons une pièce de musique, ce n'est pas le sentiment que quelque chose revient, que le mouvement est celui d'un perpétuel recommencement, mais celui d'un écoulement continu sans possibilité de retour. L'écoute est justement ce qui nous interdit de revenir à ce qui a été entendu, et même de nous y tenir. D'autre part, la résurrection n'est pas, théologiquement, je crois, l'expérience d'un éternel retour, mais un état de contemplation en Dieu ; état qui ne demande aucun mouvement, mais un repos, et qui interdit que quoi que ce soit advienne ou se répète. Voilà pour ce qui est de ma réaction spontanée.
Mais en réfléchissant à votre question, je me suis dit que ce n'est pas cette résurrection-là (eschatologique) que produit la « Passion selon saint Matthieu » et qui m'intéresse. Car s'il s'agissait de dire que la « Passion » nous fait entrer dans un état de joie perpétuelle, et plus généralement que la musique nous donne le corps glorieux que nous aurons à la fin des temps, cela n'aurait aucun sens. Je vois bien, moi qui pense à ces choses, que la musique, quelle que soit ma disposition métaphysique et mon « impatience messianique » (pour reprendre l'expression de Rosenzweig), je vois bien, dis-je, que l'écoute musicale n'est pas une porte d'entrée définitive dans la résurrection et dans sa joie. Alors quoi ? Qu'est-ce que je cherche en parlant de résurrection ? Peut-être ceci, qui ne demande aucune figure divine, qu'il est possible de trouver dans l'affect de joie une manière de nous sentir au-delà de la mort ; qu'il est possible de faire une certaine expérience de l'éternité. Il est possible d'en faire l'expérience, non pas sur le mode d'un état, d'un saut définitif dans une nouvelle constitution ontologique, constitution dans laquelle nous pourrions nous installer, mais sur le mode d'une certaine joie dans laquelle nous entrons et dont nous sortons malgré nous puisque notre condition est encore de mourir. Dans la bible, que ce soit le Nouveau ou l'Ancien Testament, la joie est un vêtement qu'on enfile, le motif récurrent est celui d'une entrée dans la joie. On pourrait donc dire ceci : la résurrection pour nous, pour nous qui allons au trépas, la résurrection, ce sentiment que la mort est derrière nous, ne se donne à nous que sous la forme d'un affect de joie dans lequel nous ne cessons pas d'entrer. Ce qui se répète, éternellement si on veut, non seulement d'écoutes en écoutes, mais d'hommes en hommes, c'est le mouvement par lequel nous entrons dans une joie dans laquelle nous ne pouvons pas demeurer. Aller constamment vers cette joie, y entrer et y entrer encore, chacun pour lui-même, retrouver le chemin de cette joie à partir du lieu où la vie nous place, nous échapper à nous-mêmes, échapper à notre condition pour revenir sans cesse à cette joie, telle serait, pour moi, la manière de penser le lien, très fécond je crois, que vous me proposez entre résurrection et éternel retour.
J-Cl Martin / Thomas Dommange
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