dimanche 16 mars 2014

Style terminal



Il y a le style tardif et puis il y a le style terminal. L’un fait état autant d’un savoir que d’un retour presque sauvage à l’élémentaire, à l’immédiateté (c’est presque un recommencement), comme si c’était à elle, désormais et in fine, de médiatiser ce qui préalablement avait constitué la médiation formelle de l’œuvre ; l’autre est perdu, abandonné et délié à la manière d’une prodigalité qui n’attend plus la moindre récompense ni de l’art ni même du public. Ce style terminal fait de l’art sans en faire. Sa préoccupation artistique est minimale. Il se satisfait de sa propre exposition, on ne dira pas naturelle, mais spontanée au sens où Bergson par exemple, et avant lui Leibniz avaient relevé que la liberté consistait dans le déroulé d’une personnalité exhibant de son propre fond ses qualités, ses caractéristiques, et pour tout dire ses attributs. Liberté, donc, mais aussi vérité, une sorte d’aveu en somme (de reconnaissance de soi) qu’on susurre du bout des lèvres, de la plume ou encore des doigts.

On connaît le dernier Beethoven, celui des sonates ultimes et Bagatelles op. 126 prodigieuses de concision. Leur facture est inédite, rugueuse, d’une précision et d’une concision implacables. Le travail se resserre, la forme est comme élaguée, réduite à l’essentiel, pour ne pas dire à la trivialité. La courbe de la recherche formelle et thématique se clôt et se noue à  l’évidence de l’élément et du matériau par lesquels l’art aurait toujours dû commencer, s’il n’avait pas eu à tâtonner si longtemps et au gré d’une si grande quantité de savoir à acquérir. Les Variations Diabelli, surtout, sont de cette facture. La subjectivité parvient à tirer d’elle-même une quintessence, qui n’est pas un bilan, ni un résumé, mais une sorte de diagonale qui rejette par-dessus bord ce qui est estimé accessoire, du moins de tracé qui va droit au but. La forme se fait brève, sèche, presque violente. Elle est grandiose, en dépit de l’apparence minimaliste. On relèvera que ce style tardif n’est guère triomphal, précisément et sans le moindre doute parce qu’il est certain de sa maîtrise. Et de toute façon l’orbe de ce que cet art aura pu réaliser a été parcouru. Toute progression encore à venir s’est avérée impossible. Mais la monade artistique est constituée : elle a foré au plus profond de sa crypte, comme quelques rares autres créateurs qui auront su creuser aussi profond, mais ailleurs et autrement.

Dans le style terminal, rien de tout cela. Certes il existe un « dernier » Schubert, celui des trois dernières sonates pour piano, illimitées plutôt qu’infinies (l’illimité ouvrant sur l’infini ?), celui du Quintette à cordes. Mais ce « dernier » Schubert, à trente et un ans à peine, que l’on y songe un instant en parcourant l’inventaire des opus, ce qui le rapproche, et pas seulement par là, de Mozart, ne compose plus par décision, par souci de quintessence, il ne rassemble rien et ne fait surtout pas de bilan. Il poursuit, il continue. Avec Beckett qui lui portait une admiration sans borne, il dirait : « Ça suit son cours ». L’œuvre, si l’on peut s’exprimer ainsi, ne s’accomplira pas (elle ne se referme pas) : elle s’interrompt. On songe sous cet angle particulier, par association d’idées, à Deleuze (une pure continuité dans l’œuvre, avec des brisures et des fractures évidemment, une poursuite sans fin assignée ou assignable, depuis les ressources paradoxales de l’épuisement) ; on songe encore à Derrida, à l’errance acceptée, par probité extrême, de la pensée et au flot fécond de l’écriture. Çà et là, chez ces philosophes, on est tenté de reconnaître des signes du style tardif. Mais ce serait faire mention d’une sagesse qui ferait contresens. Derrida, de son côté, aura barré cette lecture : « Apprendre à vivre enfin », dont la méditation attend le dépliage de sa propre infinité et reste stupéfaite, mais confiante, devant sa propre interruption. C’est que le style tardif, en revanche, même s’il se soustrait à la systématicité en propose un analogon effrangé, pour ainsi dire une ironie paradoxale. Le style tardif, en revanche, est un savoir du savoir.

À l’évidence, rien de tout cela dans Schubert : ni un savoir ni une récapitulation, mais le libre cours donné (abandonné) à l’expérience, de celle dont on ne saurait faire le tour, qui de fait se poursuit, dans la neige, la forêt, dans l’inconnu, avec les semelles usées du Wanderer (du Voyageur). Le style terminal se dirige sans finalité ni conscience vers l’inconnu. Et celui-ci n’est pas, comme dans le style tardif, ce que l’on pourrait déduire, c’est-à-dire calculer comme dans une équation, certes très compliquée. Mais c’est tout l’honneur du style tardif que de la résoudre. S’il reste malgré tout une part d’inconnu dans les œuvres tardives, comme dans la dernière sonate de Beethoven, défigurée à l’égard du genre dans lequel elle s’expose (deux mouvements seulement, ce qui ne constitue aucunement un inachèvement), c’est sous la forme d’un suspens de nuage ou de méditation émanant de la forme trouvée. Le compositeur comme l’auditeur n’en peuvent qu’être médusés. La vérité est que le style tardif est une méditation contrôlée (sa démarche fait irrésistiblement songer au parcours sinueux et plein d’embuches du Descartes des Méditations, ou encore à la sécheresse de l’Ethique de Spinoza). Car la méditation tourne à la démonstration, les expériences n’en étant que les moyens ou le matériau. Chez Spinoza, on le sait, l’expérience se trouve comme en bas de page, dans les scolies et non dans les transitions sévères qui articulent théorèmes et démonstrations. D’une certaine manière, l’expérience est hors champ : elle n’est pas perdue de vue, mais elle n’est pas le sujet. Ce qui l’est, c’est la vérité que l’on peut et doit en tirer.

Si l’on prête patiemment l’oreille aux trois dernières sonates de Schubert, la méditation paraît tourner en rêverie. Aussitôt, comme en un brusque réveil, en autant de reprises et de répétitions, en un ressassement qui n’est pas un simple retour du même, mais une insistance et un effort tant psychique que physique, le courage propre au désespéré – courage, oui, repris et réengagé comme dans le dernier mouvement de l’ultime Sonate en si bémol –, la rêverie retourne en réalité à la méditation. Mais celle-ci ne calcule pas : elle s’enfonce dans la nuit de son contenu. Ce n’est pas (encore) la mort, plutôt le mystère insondable de l’existence qui va sans savoir où. Et l’important, tel serait le courage et avant tout sa conquête, est d’y aller, vers ce lieu, cet espace dont on ne sait rien, parce que c’est le sens même de l’expérience inconnue de chacun que d’y mener. Cette attitude, qui n’est pas une pose, ne se traduit dans aucun grand style, dans aucune forme préconçue, elle n’est pas davantage souveraine, mais elle cherche son terme. L’art n’est plus un moyen, surtout pas une échappatoire, une consolation, un Dieu en somme, mais seulement le plus fidèle compagnon vers lequel on jette régulièrement, avec une confiance mêlée d’inquiétude, un coup d’œil comme vers l’ombre que l’on porte avec soi. Et de surcroît, l’art, ici la musique (Du holde Kunst! dans le Lied An die Musik), ne fut-il pas la fidélité même, de celle que toute existence requiert à défaut de trouver une vérité ? Ne constitue-t-il pas le dernier compagnon, les autres s’étant avérés inconsistants (toute la vie sociale, les femmes et les amis, la gloire), la dernière attache par laquelle on va se détacher du monde ?

Le style terminal se tient sur la limite. La question de l’âge n’y joue aucun rôle contrairement aux conditions du style tardif. Et, d’une certaine manière, le style terminal est indissociable d’une maturité objective qui n’eut jamais lieu. Il va très vite, trop vite, il brûle et se brûle. Il ne ferme pas, il dit seulement adieu (cet Abschied dont la musique est en quelque sorte le médium privilégié). Son terme, s’il est bien terminal, n’ouvre pas davantage. Entre non fermeture et ouverture sur rien, le style terminal fait couler sans raison les larmes (Lob der Tränen, D 711), inscrit des traces (c’est le geste fondamental de l’art que de le faire, l’animalité de l’art), et, parce que nous nous y reconnaissons, à notre tour, cette musique de Schubert ne déplace pas l’existence vers l’art mais à l’inverse étend sa faible lumière sur le chemin que nos pas empruntent.

André Hirt
Chronique du 16 (février 2014)

Beethoven, Variations Diabelli (Rudolf Serkin), Sonates pour piano op. 109, 110, 111 (Maurizio Pollini).
Schubert, Sonates pour piano, op. posthumes, D. 958, 959, 960 (Rudolf Serkin, Radu Lupu). 

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