Il y a le style tardif et puis il y a le
style terminal. L’un fait état autant d’un savoir que d’un retour presque
sauvage à l’élémentaire, à l’immédiateté (c’est presque un recommencement),
comme si c’était à elle, désormais et in
fine, de médiatiser ce qui préalablement avait constitué la médiation
formelle de l’œuvre ; l’autre est perdu, abandonné et délié à la manière d’une
prodigalité qui n’attend plus la moindre récompense ni de l’art ni même du
public. Ce style terminal fait de l’art sans en faire. Sa préoccupation
artistique est minimale. Il se satisfait de sa propre exposition, on ne dira
pas naturelle, mais spontanée au sens où Bergson par exemple, et avant lui
Leibniz avaient relevé que la liberté consistait dans le déroulé d’une
personnalité exhibant de son propre fond ses qualités, ses caractéristiques, et
pour tout dire ses attributs. Liberté, donc, mais aussi vérité, une sorte
d’aveu en somme (de reconnaissance de soi) qu’on susurre du bout des lèvres, de
la plume ou encore des doigts.
On connaît le dernier Beethoven, celui des
sonates ultimes et Bagatelles op. 126
prodigieuses de concision. Leur facture est inédite, rugueuse, d’une précision
et d’une concision implacables. Le travail se resserre, la forme est comme
élaguée, réduite à l’essentiel, pour ne pas dire à la trivialité. La courbe de
la recherche formelle et thématique se clôt et se noue à l’évidence de l’élément et du matériau par
lesquels l’art aurait toujours dû commencer, s’il n’avait pas eu à tâtonner si
longtemps et au gré d’une si grande quantité de savoir à acquérir. Les Variations Diabelli, surtout, sont de cette facture. La subjectivité
parvient à tirer d’elle-même une quintessence, qui n’est pas un bilan, ni un
résumé, mais une sorte de diagonale qui rejette par-dessus bord ce qui est
estimé accessoire, du moins de tracé qui va droit au but. La forme se fait
brève, sèche, presque violente. Elle est grandiose, en dépit de l’apparence
minimaliste. On relèvera que ce style tardif n’est guère triomphal, précisément
et sans le moindre doute parce qu’il est certain de sa maîtrise. Et de toute
façon l’orbe de ce que cet art aura pu réaliser a été parcouru. Toute
progression encore à venir s’est avérée impossible. Mais la monade artistique
est constituée : elle a foré au plus profond de sa crypte, comme quelques
rares autres créateurs qui auront su creuser aussi profond, mais ailleurs et
autrement.
Dans le style terminal, rien de tout cela. Certes
il existe un « dernier » Schubert, celui des trois dernières sonates
pour piano, illimitées plutôt qu’infinies (l’illimité ouvrant sur l’infini ?),
celui du Quintette à cordes. Mais ce « dernier » Schubert, à trente
et un ans à peine, que l’on y songe un instant en parcourant l’inventaire des opus, ce qui le rapproche, et pas
seulement par là, de Mozart, ne compose plus par décision, par souci de quintessence,
il ne rassemble rien et ne fait surtout pas de bilan. Il poursuit, il continue.
Avec Beckett qui lui portait une admiration sans borne, il dirait :
« Ça suit son cours ». L’œuvre,
si l’on peut s’exprimer ainsi, ne s’accomplira pas (elle ne se referme
pas) : elle s’interrompt. On songe sous cet angle particulier, par
association d’idées, à Deleuze (une pure continuité dans l’œuvre, avec des
brisures et des fractures évidemment, une poursuite sans fin assignée ou
assignable, depuis les ressources paradoxales de l’épuisement) ; on songe
encore à Derrida, à l’errance acceptée, par probité extrême, de la pensée et au
flot fécond de l’écriture. Çà et là, chez ces philosophes, on est tenté de
reconnaître des signes du style tardif. Mais ce serait faire mention d’une
sagesse qui ferait contresens. Derrida, de son côté, aura barré cette lecture :
« Apprendre à vivre enfin »,
dont la méditation attend le dépliage de sa propre infinité et reste
stupéfaite, mais confiante, devant sa propre interruption. C’est que le style
tardif, en revanche, même s’il se soustrait à la systématicité en propose un analogon effrangé, pour ainsi dire une
ironie paradoxale. Le style tardif, en revanche, est un savoir du savoir.
À l’évidence, rien de tout cela dans
Schubert : ni un savoir ni une récapitulation, mais le libre cours donné
(abandonné) à l’expérience, de celle
dont on ne saurait faire le tour, qui de fait se poursuit, dans la neige, la
forêt, dans l’inconnu, avec les semelles usées du Wanderer (du Voyageur). Le style terminal se dirige sans finalité
ni conscience vers l’inconnu. Et celui-ci n’est pas, comme dans le style
tardif, ce que l’on pourrait déduire, c’est-à-dire calculer comme dans une
équation, certes très compliquée. Mais c’est tout l’honneur du style tardif que
de la résoudre. S’il reste malgré tout une part d’inconnu dans les œuvres
tardives, comme dans la dernière sonate de Beethoven, défigurée à l’égard du
genre dans lequel elle s’expose (deux mouvements seulement, ce qui ne constitue
aucunement un inachèvement), c’est sous la forme d’un suspens de nuage ou de
méditation émanant de la forme trouvée. Le compositeur comme l’auditeur n’en
peuvent qu’être médusés. La vérité est que le style tardif est une méditation
contrôlée (sa démarche fait irrésistiblement songer au parcours sinueux et
plein d’embuches du Descartes des Méditations,
ou encore à la sécheresse de l’Ethique
de Spinoza). Car la méditation tourne à la démonstration, les expériences n’en
étant que les moyens ou le matériau. Chez Spinoza, on le sait, l’expérience se
trouve comme en bas de page, dans les scolies et non dans les transitions
sévères qui articulent théorèmes et démonstrations. D’une certaine manière, l’expérience
est hors champ : elle n’est pas perdue de vue, mais elle n’est pas le
sujet. Ce qui l’est, c’est la vérité que l’on peut et doit en tirer.
Si l’on prête patiemment l’oreille aux trois
dernières sonates de Schubert, la méditation paraît tourner en rêverie.
Aussitôt, comme en un brusque réveil, en autant de reprises et de répétitions,
en un ressassement qui n’est pas un simple retour du même, mais une insistance
et un effort tant psychique que physique, le courage propre au désespéré –
courage, oui, repris et réengagé comme dans le dernier mouvement de l’ultime
Sonate en si bémol –, la rêverie retourne en réalité à la méditation. Mais
celle-ci ne calcule pas : elle s’enfonce dans la nuit de son contenu. Ce
n’est pas (encore) la mort, plutôt le mystère insondable de l’existence qui va
sans savoir où. Et l’important, tel serait le courage et avant tout sa conquête,
est d’y aller, vers ce lieu, cet espace dont on ne sait rien, parce que c’est
le sens même de l’expérience inconnue de chacun que d’y mener. Cette attitude,
qui n’est pas une pose, ne se traduit dans aucun grand style, dans aucune forme
préconçue, elle n’est pas davantage souveraine, mais elle cherche son terme. L’art n’est plus un moyen,
surtout pas une échappatoire, une consolation, un Dieu en somme, mais seulement
le plus fidèle compagnon vers lequel
on jette régulièrement, avec une confiance mêlée d’inquiétude, un coup d’œil
comme vers l’ombre que l’on porte avec soi. Et de surcroît, l’art, ici la
musique (Du holde Kunst! dans le Lied
An die Musik), ne fut-il pas la
fidélité même, de celle que toute existence requiert à défaut de trouver une
vérité ? Ne constitue-t-il pas le dernier compagnon, les autres s’étant avérés
inconsistants (toute la vie sociale, les femmes et les amis, la gloire), la
dernière attache par laquelle on va se détacher du monde ?
Le style terminal se tient sur la limite. La
question de l’âge n’y joue aucun rôle contrairement aux conditions du style
tardif. Et, d’une certaine manière, le style terminal est indissociable d’une
maturité objective qui n’eut jamais lieu. Il va très vite, trop vite, il brûle
et se brûle. Il ne ferme pas, il dit seulement adieu (cet Abschied dont la musique est en quelque sorte le médium
privilégié). Son terme, s’il est bien terminal, n’ouvre pas davantage. Entre
non fermeture et ouverture sur rien, le style terminal fait couler sans raison les
larmes (Lob der Tränen, D 711),
inscrit des traces (c’est le geste fondamental de l’art que de le faire,
l’animalité de l’art), et, parce que nous nous y reconnaissons, à notre tour, cette
musique de Schubert ne déplace pas l’existence vers l’art mais à l’inverse étend
sa faible lumière sur le chemin que nos pas empruntent.
André Hirt
Chronique du 16 (février 2014)
Beethoven, Variations Diabelli (Rudolf Serkin), Sonates pour piano op. 109,
110, 111 (Maurizio Pollini).
Schubert, Sonates pour piano, op. posthumes, D. 958, 959, 960 (Rudolf Serkin,
Radu Lupu).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire