Ce n'est pas à Heidegger que revient l'horreur du sol en tant que principe de sélection. C'est Kant qui déjà dans la Critique de la raison pure, mais de façon affligeante selon tout l'opuscule sur le principe Des différentes races humaines, compromet la doctrine nomade des facultés -tout une géographie de la raison pure à laquelle Kant préférera en fin de compte le verticalité de l'histoire (dernières pages de la Critique).
Comme l'affirme Kant dans les Conjonctures sur le début de l'histoire, c'est sous le partage et la délimitation agraire que peut se concevoir une fixation effective et irréversible des dispositions naturelles. Elles sont d'abord pour lui encore mouvantes définissant un système de relations virtuellement coexistantes, itinérantes, chaque disposition bifurquant en affirmant déjà son mouvement propre et sa différence. Il faut alors les stabiliser par domaines fixes, cloisonnés. C'est par référence à un sol stable qu'on doit concevoir pour Kant la possibilité d'un jugement en mesure de partager des facultés enchevêtrées et de les démêler dans l'exercice d'un sens enfin commun. Toutes les figures multisensibles, multiraciales contenant les "essences vagues" de la totalité des races dans un état ou chacune d'entre elles reste indécise, tendue vers toutes les autres sans se précipiter au sein d'une lignée différenciée, toutes les configurations virtuelles doivent se soumettre à la puissance sédentaire du sol.
En un certain sens, ces lignées de différenciation, actualisées en rapport avec le sol, constamment menacé par elles, supposent l'existence virtuelle d'un plan géographique où se répartissent des singularités nomades, tous les germes enveloppant l'ensemble des dispositions naturelles : "L'homme dit Kant était destiné à tous les climats et à n'importe quelle constitution du sol. Par suite, en l'homme, des germes et des dispositions naturelles variés devaient se trouver prêts à être, selon les circonstances, développés ou entravés de façon à l'adapter d'abord à la place qu'il occupe dans l'Univers: de façon aussi à le faire apparaître, dans la suite des générations, comme pour ainsi dire adéquat à cette place et créé en fonction de celle-ci" (p. 16). Mais on le voit, à peine cette topologie est-elle esquissée que déjà elle se referme sur l'eschatologie de la place, sur l'histoire qu'elle finalise. Cette adéquation à une place centrale va hanter toute l'Allemagne à la suite de Kant pour réaliser en fonction du sol d'Europe septentrionale, une sélection de types caractéristiques dérivés du genre supposé originel. La mise en oeuvre de la dimension du sol comme substance de la sélection raciale permet à Kant de faire de l'Allemagne et du blond vif le lieu d'une race immédiatement dérivée du genre originel (p. 23)
Cette position du sol comme substance développe toute une logique sédentaire apte à fixer les dispositions humaines en déterminant le développement de certains germes, tout en étouffant l'ensemble des autres germes incompatibles avec la pureté supposée de la race dont le sol constitue à la fois le crible et l'égouttoir. Aussi, la race, "là où elle a une fois pris racine et étouffée les autres germes, résiste précisément à toute transformation" (p. 24). Sous ce filtrage rationnel des races, Kant regrettera de voir à l'oeuvre "des conduits de dérivation" capables de contourner "la valve de réduction" comme dirait Huxley: des lignes de fuite que parcourt un sujet nomade incapable de fixer des caractères typiques pour développer de manière anarchique les germes qu'il enveloppe comme autant d'essences vagues, fluentes, tendues sur toutes les dimensions hétérogène d'un "corps sans organes". Le nomade est donc justement celui qui refuse de se fixer sur un sol et qui, à cheval sur l'ensemble des dispositions naturelles, en extrait un développement anarchique incompatible avec la détermination d'un sens commun.
Si la Critique de la raison pure a "besoin de déblayer et d'aplanir un sol à la végétation folle" (p. 733), c'est par la crainte de voir surgir l'ennemi dont déjà l'île Kantienne devait constituer le rempart, ennemi que l'on retrouve dans la dialectique transcendantale, sous forme d'une taupe. En effet, dans ce texte, Kant propose une entreprise de nettoyage systématique, à même "de déblayer et d'affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale, ce sol où l'on rencontre des trous de taupe de toutes sortes creusés par la raison et qui menacent la solidité de cet édifice" (p. 266).
Cette menace du sous-sol, de la taupe souterraine, de ses boyaux de dérivation, trouve son nom de manière définitive dans un texte assez curieux où surgit cet étrange nomade contre qui la première Critique établit sa citadelle dératisée :
"Au début sa domination, celle de la métaphysique, était, sous l'administration des dogmatiques, despotiques. Mais comme sa législation portait encore la trace de l'ancienne barbarie, elle dégénéra peu à peu, par suite des guerres intestines, en une pleine anarchie, et les sceptiques, une espèce de nomades, qui en horreur tout établissement stable sur le sol, rompaient de tant en tant le lien social." (CRP p. 5 et 6).
Extrait de J-Cl. Martin, La philosophie de Gilles Deleuze p. 89-90, Payot, 1993 réed, PBP, 2005, texte suivi de la figure de la taupe chez Nietzsche
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