"Il y a
beaucoup d’écarts chez Kleist ; on ne rencontre même que cela : on
est tombé, on va tomber, on est toujours déjà tombé.
Toutefois, la
perte de tout centre de gravité doit s’entendre, selon les moments, les
circonstances et les intensités en jeu, de façon double, d’une certaine
manière contradictoire. D’une part, au sens de la perte du centre réel,
quoiqu’irreprésentable, ce centre que nous ne possédons plus dans la condition
humaine, imparfaite, inachevée, brisée, d’autre part, et en un sens plus
faible, du devoir qu’il y a à perdre
le centre de gravité, en vérité illusoire, que procurent la vie et l’exercice
de la pensée qui l’accompagne. En d’autres termes, Kleist, en son
insatisfaction des conditions existantes de l’humanité, ne peut que se sentir
obligé, comme par une exigence de vérité, de déraper de la voie centrée qui est
proposée. C’est précisément ce qui l’a fait prendre pour un original, voire un
fou. Et ses productions littéraires, comme on sait, auront suscité
l’indignation d’un Goethe et d’un Schiller. On voit d’ici la scène (elle fut en
effet rapportée), les deux autorités de Weimar s’esclaffant à la lecture d’une
page de Kleist, dont l’écriture apparut si encombrée, si déhanchée, si
maladroite. Il est certain que l’apparence d’un tel texte, dont les exemples
sont innombrables, fait songer moins à une cascade se fracassant sur les
rochers, qu’à la chute de rochers explosant en autant de débris dans une
disposition aléatoires sur la scène de la représentation. Une page de Kleist
est en effet un état de la langue à pierre fendre.
Cependant,
Kleist ne renonce pas à l’idée d’un centre. Comme celui-ci est à l’évidence
retiré et soustrait dans l’existence réelle, il faudra le rechercher, si du
moins ceci possède un sens, dans et par la pensée. Sa présentation n’est
d’abord possible que négativement : c’est par sa perte qu’il doit devenir
pensable. C’est là la petite fenêtre de Kleist, si étroite qu’elle risque sans
cesse de se fermer et même de disparaître. Cela fut le cas, et en même temps la
dernière journée de Kleist, apparemment si joyeuse, se passa dans l’idée d’une
fenêtre grande ouverte, en un mot si gracieuse, celle de la mort présentée
comme une offrande suprême, comme le gain de la pensée, comme sa réussite. Cela
est très romantique, au sens courant, cela nous apparaît encore ainsi, signe
que nous sommes encore en quelque façon très romantiques, mais cela n’est qu’un
échec aussi, ou une illusion de la pensée sur elle-même. Bien que nul ne puisse
s’immiscer dans l’expérience de Kleist, dans ses effets manifestement
insoutenables, il apparaît que l’effort de pensée de Kleist est très supérieur
à la conséquence qu’il en a tirée. Disons pour cette raison que l’effondrement
de Kleist, dans sa mise en scène, a connu la victoire de l’impuissance sur la
puissance de sa pensée. Par quoi il échappa (il estima échapper comme bon
nombre de « fous » ou de grands « idiots » de la
littérature et de l’art) à la douleur de la pensée, aux conditions présentes,
déchues, de l’humanité, en mettant fin à la chute par la chute.
Si la grâce
est la mort, elle n’est alors qu’une consolation, en réalité seulement
négative. Il est vrai que le problème de
Kleist fut celui-ci : les conditions de l’existence, phénoménales,
sont fausses, nous sommes irrémédiablement dans le faux, pris en lui ;
partant, toutes les considérations philosophiques concernant ce cadre sont
fausses, des faux problèmes. Si bien que toute cette philosophie ne peut être
que fausse : nous sommes faux, dans le faux, avec des pensées fausses. Et
c’est pourquoi, dans un premier temps de l’analyse, la marionnette a pu
apparaître comme désirable, parce qu’elle parvient par son mouvement régulier à
son centre de gravité. Mais comme ce centre lui est communiqué de l’extérieur,
par le marionnettiste, elle relève encore d’une fiction, certes précieuse et
pleine d’enseignement, de la pensée. En vérité, la marionnette incarne la
figure en pensée de la thérapie, et
plus largement de la technique (et la
technique qui sauve, qui comble comme une prothèse, et la technique supérieure
de soi). Mais comment échapper au monde phénoménal déchu ? À ce stade,
l’effondrement existentiel jure avec l’harmonie de la marionnette. Celle-ci est
une figure de la grâce, mais elle n’est pas encore la grâce. Nous aurions pu
être une marionnette, cela est encore en quelque façon désirable, mais les fils
furent coupés, sauf un ou deux peut-être, ce qui nous confère nos étranges et
faux mouvements déhanchés. Nous ne nous mouvons pas droit, nous boitons. Le
geste décisif de Kleist fut de le savoir, de ne pas considérer ces faux
mouvements comme naturels, mais comme des effets et des résultats d’une chute
originelle, et d’en tirer toutes le conséquences pour la pensée. C’est
pourquoi, la fondation kantienne de la représentation et du savoir dans la Critique de la raison pure, la fondation
en somme de la science newtonienne, bref ce que l’on considère comme un acquis
supérieur de la philosophie, lui est apparue si insuffisante. Et ce n’est pas
davantage l’insatisfaction kantienne elle-même qui aura pu consoler Kleist (le
besoin d’absolu inhérent à la raison, l’idée d’une finalité fût-elle seulement
nécessaire méthodologiquement et non pas réelle). D’une certaine manière, le
mouvement parfait de la marionnette est la figure d’une pensée qui a trouvé son
régime ; elle incarne la démarche de la dialectique transcendantale de la
première Critique, lorsqu’elle pense
correctement l’inconditionné, sans pourtant y avoir accès par la connaissance.
Toutefois, comme la marionnette est encore attachée à ses conditions (le marionnettiste),
elle fait l’expérience de la finitude.
La
marionnette, donc, comme moment de la thérapie.
Ou bien, dans un autre langage, le moment de la critique. Avec la marionnette, Kleist pose très clairement son
problème. Il s’agit d’évaluer la différence, l’opposition, entre, d’une part,
l’effondrement de la gravité dans l’expérience humaine et, d’autre part, la
considération d’une harmonie du mouvement de la marionnette. Il faudra donc
s’efforcer de dépasser le stade critique de la marionnette (ce que cette
critique enseigne) en envisageant une perfection absolue du mécanique, d’une
mécanique qui non seulement serait autonome, possédant son centre en elle-même
et non plus depuis l’extériorité du marionnettiste, bref d’une mécanique qui
serait sujet d’elle-même. C’est ce que Kleist illustre dans la figure organique
de l’ours, à la fin de son essai.
De la
mécanique à l’automatisme jusqu’à l’organisme, par conséquent. Et encore
convient-il en toute rigueur de préciser deux aspects. Bien sûr, l’ours n’est
pas sujet au sens métaphysique, c’est-à-dire conscient et encore dans l’effort
de la connaissance de soi sur un mode réflexif ; il est sujet par-delà
toute appropriation ; il est sujet approprié. Donc, en quelque façon, il
est le comble inconcevable de tout sujet ; il n’est plus métaphysique,
mais accomplissement de la métaphysique, c’est-à-dire en définitive abandon de
la métaphysique (son désaccomplissement ou son dépassement). Ensuite,
l’automatisme, ce moment crucial de l’appropriation en première approche, doit
s’entendre comme auto-matisme, en soulignant l’autonomie certes, mais en
ajoutant par la pensée que cet autos
ne signifie pas seulement, c’est encore un effet purement mécanique,
l’autorégulation ; il s’agit d’un autos
en son être même, en sa provenance, soit d’une sorte de siège à partir duquel
la structure va agir. Pourquoi ne pas songer en en reprenant l’image à ce que
Aristote entend par « âme », c’est-à-dire la forme du corps, ce qui
lui confère sa substance et sa réalité effective ? Kleist n’en reste pas à
une description de l’ours qui, sans réflexion, effectue toutes les parades
devant l’escrimeur ; il entend suggérer une profondeur, un centre de
gravité, une âme, donc, qui tourne parfaitement sur elle-même, il entend
présenter une perfection, donc une créature achevée qui n’éprouve plus de
problème quant à elle-même ni de question à l’égard de son adaptation à ce qui
l’entoure. Il suggère une réussite. Tous les échecs de Kleist, les modalités de
la chute, ne sont que la considération des modalités de la réussite. L’ours n’a
plus à connaître, à évaluer, à réfléchir et à calculer. La phénoménalité n’est
plus pour lui un problème. L’ours est la figure de la systématicité
philosophique devenue effective. À lui tout seul il présente « la fin de
l’Histoire » et de toute histoire. Là où la philosophie évalue et
construit les figures de la subjectivation, dans la douleur, la conflictualité,
la négativité et la problématicité, l’ours efface toutes les médiations de la
réflexion pour présenter un savoir incorporé, devenu instinctif comme tout vrai
savoir. C’est en effet en ce sens qu’on peut affirmer qu’il est le savoir
absolu.
(Cette
métaphysique « achevée » n’est donc pas la métaphysique en œuvre,
parvenue à son œuvre. Elle n’achève pas son « histoire ». Elle est
plutôt son inverse, son invalidation en somme. N’étant pas une œuvre, elle est
la réalité physique de la
métaphysique, par quoi elle se soustrait à toute métaphysique. Disons que la
métaphysique n’est plus la condition d’elle-même, donc de son effectuation,
mais que l’effectivité ne se soutient plus d’un fondement conditionnel absolu
qui viserait son actualisation.)"
Extrait du livre d'André Hirt p. 106, Editions Kimé
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