La métaphysique, me semble-t-il, témoigne d’un intérêt qui ne concerne pas l’être mais nous invite à passer le cap de l’être autant que la maille du filet qui répartit les faits au plus calme. Comme si nous étions sans cesse amenés à desserrer d’un cran la collection ordonnée des données qui s'étalent et se rangent sans résistance devant nous. La métaphysique me procure le sentiment de toucher au fond, de sonder une limite et par conséquent de viser en-deçà l’expérience comme en laissant derrière elle la rumeur des actualités si diverses. Dans la morne accumulation des moments insensés qui s’enchaînent par entassements multiples, nous sommes enclins à sonder d’autres rapports entre les faits, à les interroger en direction d’une Idée qui les habite de l’intérieur, une Idée qui en même temps s’en extrait ou s’y soustrait. Cette soustraction, cette manière de longer une limite pour pressentir ce qu’elle dessine, de suivre la ligne d’une muraille pour deviner l’autre côté de sa frondaison, un tel geste s’est progressivement rassemblé sous le nom de Métaphysique, sachant que son opération de reconstitution ne repose peut-être sur aucune loi, aucun principe et que ce mouvement de forçage des données factuelles reste purement imaginaire, fictif peut-être encore comme Kant le reprochait aux rêveurs.
La définition que je donne de la métaphysique tient à l’incertitude de ce qui chez Aristote reste une science introuvable, excédentaire au regard de toute situation, pas même réductible à la question de l’être dont, pour le moins, Aristote reconnait qu’il n’est pas un genre et que, au-delà de tout genre, la métaphysique en vient à interroger, à malmener l’être par la question de ce qu’il est. Non pas qui ou quoi est, mais qu’est-ce que l’être lui-même? Question qui interroge l’être selon une orientation qui n’est avérée en aucun répertoire ontologique, en aucun registre factuel, en aucun ensemble détaillé, déjà mesuré. Quant à Platon, la métaphysique témoigne d’une Idée suréminente eu égard à l’être, lequel menace l'idéal de se voir réduit aux poils, à la boue, à la crasse sachant que l’ordure partage l’être au même titre que l’Idée qui se démarque d’un autre point qu’ontologique, avec le besoin de se soustraire à l’ornière de l’être. Raison pour laquelle Badiou, très platonicien sous ce rapport ne s’intéresse pas tant à l’être qu’à ce qui l’excède, vient le trouer au titre d’un événement dont la métaphysique est précisément tout autre chose qu’une ontologie.
Appartenir à l’être rend sans doute impensable toute Idée sachant qu’une Idée n’est jamais l’élément d’un ensemble ontologiquement clos sur son compte. L’Idée ne relève pas d’une numération ontologique, ne se trouve pas cochée dans la généralité de l’ensemble mais vaut comme un excès, une excroissance, une trouée dont on dira qu’elle s’inclut bien sûr dans l’être mais plutôt comme ferait une panne, un vide. La métaphysique de Badiou, c’est le surnuméraire et donc l’extra-ontologique : un appel d’air, un événement, une différence -autant de pattes de colombe ou de voleurs dans la nuit… Ce n’est sans doute pas en vain que la logique de Hegel débutant par l’être ne fait démarrer le devenir d’une Idée qu’au contact du néant qui est le véritable commencement de la logique hégélienne. Il y a donc bien dans toute tentative métaphysique, une soustraction à l’être minéral et lourd, pulvérisé par la métaphysique qui l’excède et refuse de s’y réduire au point de délirer sans doute au-dessus des montagnes, insatisfaite des sommets les plus hauts, toujours encore trop engoncés dans la terre pour convenir au vide en lequel elle se met vraiment en chantier comme métaphysique et idéalité.
Sur ce point Aristote sera clairement d’accord encore avec Platon pour reconnaître que la physique relève d’un questionner qui ne saurait satisfaire aux formes spéciales de la métaphysique, peu enclines à se contenter d’un robinet qui goutte ou d’un mouvement d’accélération qui qualifie la diversité de la matière. Il y a pour Aristote une métaphysique spéciale plus puissante que toute métaphysique générale dans l’approche de ce qui, au-delà de l’être, nous montre une singularité, signant quelque chose qui ne relève pas de l’aplatissement de l’être. Il y a sous ce rapport une différence d’approche dans ce qu’on appelle métaphysique, qui du reste traverse l’histoire de la métaphysique elle-même, querelle d’origine dans la manière ou non de la rabattre sur l’ontologie ou de l'élever vers l'Idée. Nous sommes donc installés là dans la très vieille querelle des universaux. Mais il me semble que l’universel, l'idéalité mathématique reste bien trop large pour donner à la métaphysique sa véritable puissance de frappe.
Il y a des objets de la métaphysique qui ont fortement changés, irréductibles au monde, au moi ou à Dieu, classiquement considérés comme les domaines, les territoires de la métaphysique. Et c’est en ce sens qu’il faut un territoire inédit, lancer des sondes s’arrachant au site de l’ontologie, mais sans être pour autant redevable à une théologie ou à une onto-théologie. En revenir au robinet qui goutte, ou aux mouvement d'attraction de la matière me semble relever d'une métaphysique très spéciale, autrement spéciale que celle des hauteurs. Sonder l’être est une opération qui le mine et le creuse comme ferait une taupe. Non pas dépassement, mais enfoncement dans un enfer qui ferait frémir Lovecraft lui-même. Et sur ce point, Badiou, parfois très stellaire, peut être lu sous un tout autre paysage que celui qui le réduit à une ontologie mathématique. Badiou, assez Deleuzien sur ce point, cherche la constitution d’une ligne d’erre qui échappe à l’ontologie nombrant ce qui irait de soi selon nos situations les plus plates. Une ligne qui témoigne de l’explosion de singularités universalisables ou héroïques, des miracles au sens de Leibniz (c’est la singularité qui devient révolutionnairement universelle), Leibniz étant le philosophe classique le plus proliférant, le plus enclin à remettre sur le chantier la contingence du principe de raison dans l’interconnexion des mondes –le monde le plus parfait étant également celui en lequel la contingence viens perturber les nécessités de l’ontologie par quelque miracle. Cette thèse sur Leibniz, je l’ai amplement abordée à la fin de « Plurivers » dans le sillage de Deleuze dont on pourra dire pour le moins qu’il a lu Leibniz comme personne. Et donc oui, il y a comme dit une métaphysique chaotique, méphitique aux conséquences surprenantes, entrée sur un champ de mines, un champ stratégique dans lequel l’ennemi a plus d’intérêt que l’ami conciliant -l’ennemi Leibniz dans sa capacité à ressusciter les trous qui émaillent l’ontologie, ou encore l’ennemi Malebranche pour sa curieuse échappée théologique sur l’ontologie.
Alors, il me semble que ces trous redonnent la part belle à la métaphysique qui avait été emmaillotée dans la morne tristesse de ce qui est au détriment de ce qui devient et qu’il y a en effet aujourd’hui de nouveaux objets pour la métaphysique, des objets curieux comme un trou noir, ou encore des récits monstrueux comme ceux d'ALIEN... Ces objets de la métaphysique, il faut les entendre au sens de ce qui n’est pas clairement une idéalité mathématique, quelque chose de plus géométrique, de plus topologique que les nombres. Cette irréductibilité à l’Etre que je creuse en taupe ne renvoie donc pas à un Dieu, ni à une contingence qui serait l’envers du principe de raison, suspendue dans sa consistance ex nihilo. Une métaphysique de l’enfer est sans doute plus grave encore que l’être devenu irrespirable. Elle nous apprend des dispositifs et des techniques de respiration prothétiques autant qu'inventives. Elle prend le nom d’une contestation, d’une création de concepts, d’une innovation irrécupérable en termes de marché ou d’échange –et par conséquent se place dans l’horizon de tous ces objets paradoxaux qui m’intéressaient déjà dans un Eloge de l’inconsommable.
Jean-Clet Martin
Dessin de Sophie Pouille
A lire encore : http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/2012/12/metaphysique-du-chaos-renouveau-de-la.html?q=m%C3%A9taphysique
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