mardi 25 février 2014

Courbet selon Jean-Luc Marion


Jean-Luc Marion, de l’Académie Française, nous donne à lire un essai sur Courbet. Une tentative fouillée signalant par les mots ce que le peintre signe par des choses. Et le style de Jean-Luc Marion pour dire ce que le peintre fait voir est un style au classicisme exhaussé, clair jusqu’à la typographie retenue par son éditeur. Au fil de la lecture, la clarté de style entre en une exhaustivité saturée, au point sans doute d’introduire dans la langue une touche si distinctive qu’elle en devient originale, inactuelle, intempestive, insolente d’une certaine manière pour autant que l’insolence n’est pas seulement un manque de modération plutôt qu’une expérience de la nouveauté ou, en tout cas, de l’étrangeté qui fut celle de Courbet lui-même. Courbet est en effet reconnu pour son insolence à refonder la peinture en poussant l’exigence de clarté à bout : clarté d'exécution, de composition qui ne va pas sans opacité dans sa rupture avec le dessin académique, avec l’exotisme du siècle, avec le spectaculaire de la représentation. Et ce geste de refondation, éminemment visible, montre une volonté de recommencer, ou de commencer à voir ce qu’on n’avait pas vu, ce qui dans la vue constitue comme sa tache trop évidente et par là même disons aveugle. Prétention que beaucoup de peintres au demeurant ont affichée mais sans parvenir au point extrême de passivité, d’effacement, de dépouillement, de pauvreté que Courbet laisse monter du fond de la toile comme sa peine propre. Mais toile de quoi au juste ? Texture et tessiture du réel, nommément proposées par le réalisme ?
Jean-Luc Marion ne souscrit pas vraiment à ce mot de réalisme qui n’est, comme souvent, qu’un mot d’ordre, un slogan pour répertorier un peintre qui ne se laisse guère réduire à ce genre d’abstraction ou de sobriquet métaphysique. La peinture est ailleurs que dans la rhétorique des canons. Ces derniers ne s’adressent qu’à des objets quand le peintre veut des choses. Et encore, il ne peut les vouloir qu’en ne voulant rien, en voyant mourir toute certitude ontologique à leur sujet. « Qu’on jette trois dés au hasard sur une table devant tous les peintres de l’Institut. Je les défie de peindre ces trois dés à leur place respective et avec leur coloration divergente sous la perspective ». Chaque dé a sa place. Mais cette place n’abolit pas comme dirait Mallarmé le hasard de leur surgissement ici ou là. C’est une place immobile, dure comme une pierre. Mais des choses si simples –cubes géométriques- « qui veut les bien voir comme ils furent jetés et dans leur arrivée imprévisible » ? Voilà la question par laquelle commence, au milieu de l’ouvrage, le portrait du peintre que Jean-Luc Marion suit à la trace d’un parcours très riche en œuvres et en vies. C’est que voir les trois dés, ce n’est pas en rester à l’idée préalable qu’on pouvait entretenir à leur sujet, objet d’un gain ou d’une chance élective. Non, ce que Courbet envisage, c’est de laisser leur ivoire, leur patine percer au jour. « Je fais même penser les pierres » dit-il, non pas pour les ranger sous un concept de l’entendement, mais pour les équarrir comme ces casseurs de pierre qu’il peint dans l’obstination d’une taille, d’une place équarrie, tout à fait singulière, incomparable.
Pour ce faire, pour faire penser les pierres, il convient « d’éliminer toute forme parasite », à commencer par celle de l’objet tout autant que du sujet qui en distribue les intentions préformées. Et par conséquent de se corrompre à un art qui se fait « l’organe d’une extrême passivité ». Il n’y a de peinture de la chose qu’au regard de la passivité extrême, un dénuement de l’œil qui relève non pas seulement d’un talent mais d’une expérience, « synthèse passive » dont on dira qu’elle est la peine du peintre. Une peine incomparable au terme de laquelle l’objet se liquéfie dans une étrange saturation. Si cette peine réclamait à vrai dire l’insolence du peintre, socialement reconnu comme tel, elle n’en aboutit pas moins à l’extrême pauvreté qui sature les phénomènes, à un point dépouillé de la moindre perspective, tous les éléments se laissant tasser comme dans Un enterrement à Ornans. Peindre dans la passivité, c’est donc reconnaître en premier lieu qu’il n’y a pas de point de vue, de mise en évidence pittoresque, nous chassant sur les rivages d’Afrique pour trouver un beau paysage. « Où que je me mette, c’est toujours bon, pourvu qu’on ait la nature sous les yeux ». Et ce qui est vrai du paysage l’est éminemment du portrait (que nous évoquions récemment à propos du Regard du portrait de Jean-Luc Nancy). Ce que montrent les portraits de Courbet, c’est que, comme dit Marion, le regard se « voit passivement vu et non plus activement regardant ».  Et cette passivité sans intention, cette mise entre parenthèses, cette totale éclipse, que peut-elle fixer si ce n’est la montée asubjective d’une chose dans la profondeur de la toile ? « Le peintre se montre ne voyant plus rien, enfermé hors du visible <le plus quotidien>, orphelin de ce qui l’avait toujours guidé (…). L’ego du peintre comme tel disparaît ici ». Quelles choses alors naissent à la vision ? Un arbre, un vieux banc, un sexe béant qui du reste n’appartient à personne ? 
Pour répondre à ces questions nous n’avons pas encore affronté suffisamment le sommeil, le sommeil du peintre, son épuisement devant les choses épuisantes, comme dans le sommeil du tabac qui sort de la pipe et vient brouiller le regard, mettre en « suspension la conscience objectivante» dans « une rêverie où le regard du peintre tente de ne pas succomber à la maîtrise presque inévitable de la veille ».  Il ne s’agit pas tant d’un cogito blessé que du cogito en veillée funèbre, en mode veilleuse, sans que celui-ci soit un acteur de quoi que ce soit, le « quoi que ce soit » laissant place au « quelque chose » dont Jean-Luc Marion poursuit également la thématique dans sa récente analyse de la passivité chez Descartes[1].  Et alors disions-nous, quelles sont ces choses corrélatives à la veillée funèbre du moi ? Quel noème au seuil de la mort pour une noèse déjà en sommeil ? La mort d’un enterrement ? La mort en face ? La mort veillant sur la mort montrant le mort mort ? Rien n’est moins sûr et cela reconduirait à un nihilisme dont Jean-Luc Marion ne saurait faire son tabac -comme si l'on pouvait se satisfaire de ce que « le curé Bonnet n’enterre pas seulement un mort » mais qu’ « il enterre, insensiblement, l’espérance chrétienne » -ce qui d’une certaine manière est tout de même un peu le cas devant la léthargie du prêtre Bonnet, indifférent et insensible par profession.
Le livre de Jean-Luc Marion ne détaille point la passivité du sujet pour en ressortir par ces choses mortelles que sont la mort de Dieu, la mort de l’homme, la mort de tout. Devant le sommeil de la raison qui préside au geste de peindre, ce sont d’autres choses, une autre choséité qui imposent le pelage crotté des vaches hors toute idéalisation et qui comme les tailleurs font parties du paysage « deux autres pierres, vivantes, parmi les pierres du chemin ». La chose qui se délivre du sujet mis en veille, ce n’est donc pas seulement l’objet profane, les ustensiles de la décoration et de l’illustration esthétique, mais une dramaturgie fondamentale qui touche au sacré, celle de ce que Marion nomme la peine, de toute une création qui peine, une peine qui conduit non pas tant à la mort qu’à l’épuisement, à l’hébétude sans souffrance de celui qui s’endort quand il ne se passe plus rien. Ce peut être la fin d’un repas, la peine de ne sentir plus rien : « que font-ils ? Ils ne pensent à rien, mais ce rien, ils le pensent solennellement, massivement, en grande dimension, voire plus grand que nature », comme pour cuver, cuver leur peine. Et où cette peine se montre-t-elle au mieux si ce n’est dans la figure de l’animal ou encore peut-être du crucifié ?


Le livre de Jean-Luc Marion s’achève par des considérations sur l’animal. Et dans cet inconnaissable de l’animal, il ne s’agit pas seulement de la peine d’un deuil, mais comme du point culminant d’une symphonie de la peine qui laisse monter le fond, la profondeur maigre des sous-bois comme sur une toile de Rothko, saturée à l’extrême, vibrant du contraste des couleurs absorbées dans des effets diminutifs. Saturation des phénomènes dont il faut bien reconnaître que l’animal donne accès lorsque le cerf est peint non pas dans sa mise à disposition de l’homme mais en tant qu’animal vu sans l’homme, « élimination de l’homme hors de la scène animale », dissipé dans la peine des vivants. Mais pour laisser voir quoi d’autre si ce n’est un regard de truite, une sacralisation de l’animal dont la souffrance est celle du Christ crucifié, qui meurt dans la peine qu’endure l’animal ? Ce n’est plus la représentation d’une Cène, mais « trois truites mortes qui s’inscrivent dans le schéma d’une Crucifixion : deux exaltés, mourant la tête vers le ciel, bouches ouvertes comme dans un cri ; la troisième, renversée, comme dans une descente de croix ». C’est ainsi que la vision atteint le fond de la peine en laissant monter dans l’image l’invu, ce que nous ne voyons jamais et qui revient s’incarner dans le geste du peintre comme en une icône phénoménologique.


J.-Cl. Martin




[1] Sur la pensée passive de Descartes, Puf, 2013.

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