Jean-Luc Marion, de l’Académie
Française, nous donne à lire un essai sur Courbet. Une tentative fouillée
signalant par les mots ce que le peintre signe par des choses. Et le style de
Jean-Luc Marion pour dire ce que le peintre fait voir est un style au classicisme
exhaussé, clair jusqu’à la typographie retenue par son éditeur. Au fil de
la lecture, la clarté de style entre en une exhaustivité saturée, au point sans
doute d’introduire dans la langue une touche si distinctive qu’elle en devient originale, inactuelle, intempestive, insolente d’une certaine manière pour autant que l’insolence
n’est pas seulement un manque de modération plutôt qu’une expérience de la
nouveauté ou, en tout cas, de l’étrangeté qui fut celle de Courbet lui-même.
Courbet est en effet reconnu pour son insolence à refonder la peinture en
poussant l’exigence de clarté à bout : clarté d'exécution, de composition qui ne va pas sans opacité dans sa rupture
avec le dessin académique, avec l’exotisme du siècle, avec le spectaculaire de
la représentation. Et ce geste de refondation, éminemment visible, montre une
volonté de recommencer, ou de commencer à voir ce qu’on n’avait pas vu, ce qui
dans la vue constitue comme sa tache trop évidente et par là même disons aveugle.
Prétention que beaucoup de peintres au demeurant ont affichée mais sans parvenir
au point extrême de passivité, d’effacement, de dépouillement, de pauvreté que
Courbet laisse monter du fond de la toile comme sa peine propre. Mais toile de
quoi au juste ? Texture et tessiture du réel, nommément proposées par le réalisme ?
Jean-Luc Marion ne souscrit pas
vraiment à ce mot de réalisme qui
n’est, comme souvent, qu’un mot d’ordre, un slogan pour répertorier un peintre
qui ne se laisse guère réduire à ce genre d’abstraction ou de sobriquet
métaphysique. La peinture est ailleurs que dans la rhétorique des canons. Ces
derniers ne s’adressent qu’à des objets quand le peintre veut des choses. Et
encore, il ne peut les vouloir qu’en ne voulant rien, en voyant mourir toute
certitude ontologique à leur sujet. « Qu’on jette trois dés au hasard sur
une table devant tous les peintres de l’Institut. Je les défie de peindre ces
trois dés à leur place respective et avec leur coloration divergente sous la
perspective ». Chaque dé a sa place. Mais cette place n’abolit pas comme
dirait Mallarmé le hasard de leur surgissement ici ou là. C’est une place
immobile, dure comme une pierre. Mais des choses si simples –cubes
géométriques- « qui veut les bien voir comme ils furent jetés et dans leur
arrivée imprévisible » ? Voilà la question par laquelle commence, au
milieu de l’ouvrage, le portrait du peintre que Jean-Luc Marion suit à la trace
d’un parcours très riche en œuvres et en vies. C’est que voir les trois dés, ce
n’est pas en rester à l’idée préalable qu’on pouvait entretenir à leur sujet,
objet d’un gain ou d’une chance élective. Non, ce que Courbet envisage, c’est
de laisser leur ivoire, leur patine percer au jour. « Je fais même penser
les pierres » dit-il, non pas pour les ranger sous un concept de
l’entendement, mais pour les équarrir comme ces casseurs de pierre qu’il peint
dans l’obstination d’une taille, d’une place équarrie, tout à fait singulière,
incomparable.
Pour ce faire, pour faire penser
les pierres, il convient « d’éliminer toute forme parasite », à
commencer par celle de l’objet tout autant que du sujet qui en distribue les
intentions préformées. Et par conséquent de se corrompre à un art qui se fait
« l’organe d’une extrême passivité ». Il n’y a de peinture de la
chose qu’au regard de la passivité extrême, un dénuement de l’œil qui relève
non pas seulement d’un talent mais d’une expérience, « synthèse
passive » dont on dira qu’elle est la peine du peintre. Une peine
incomparable au terme de laquelle l’objet se liquéfie dans une étrange
saturation. Si cette peine réclamait à vrai dire l’insolence du peintre, socialement
reconnu comme tel, elle n’en aboutit pas moins à l’extrême pauvreté qui sature
les phénomènes, à un point dépouillé de la moindre perspective, tous les
éléments se laissant tasser comme dans Un
enterrement à Ornans. Peindre dans la passivité, c’est donc reconnaître en
premier lieu qu’il n’y a pas de point de vue, de mise en évidence pittoresque,
nous chassant sur les rivages d’Afrique pour trouver un beau paysage. « Où
que je me mette, c’est toujours bon, pourvu qu’on ait la nature sous les
yeux ». Et ce qui est vrai du paysage l’est éminemment du portrait (que nous
évoquions récemment à propos du Regard du
portrait de Jean-Luc Nancy). Ce que montrent les portraits de Courbet, c’est
que, comme dit Marion, le regard se « voit passivement vu et non plus
activement regardant ». Et cette
passivité sans intention, cette mise entre parenthèses, cette totale éclipse,
que peut-elle fixer si ce n’est la montée asubjective d’une chose dans la
profondeur de la toile ? « Le peintre se montre ne voyant plus rien,
enfermé hors du visible <le plus quotidien>, orphelin de ce qui l’avait
toujours guidé (…). L’ego du peintre
comme tel disparaît ici ». Quelles choses alors naissent à la
vision ? Un arbre, un vieux banc, un sexe béant qui du reste n’appartient
à personne ?
Pour répondre à ces questions
nous n’avons pas encore affronté suffisamment le sommeil, le sommeil du
peintre, son épuisement devant les choses épuisantes, comme dans le sommeil du
tabac qui sort de la pipe et vient brouiller le regard, mettre en « suspension
la conscience objectivante» dans « une rêverie où le regard du peintre
tente de ne pas succomber à la maîtrise presque inévitable de la veille ». Il ne s’agit pas tant d’un cogito blessé que
du cogito en veillée funèbre, en mode veilleuse, sans que celui-ci soit un
acteur de quoi que ce soit, le « quoi que ce soit » laissant place au
« quelque chose » dont Jean-Luc Marion poursuit également la thématique
dans sa récente analyse de la passivité chez Descartes[1]. Et alors disions-nous, quelles sont ces choses
corrélatives à la veillée funèbre du moi ? Quel noème au seuil de la mort
pour une noèse déjà en sommeil ? La mort d’un enterrement ? La mort
en face ? La mort veillant sur la mort montrant le mort mort ? Rien
n’est moins sûr et cela reconduirait à un nihilisme dont Jean-Luc Marion ne saurait
faire son tabac -comme si l'on pouvait se satisfaire de ce que « le curé
Bonnet n’enterre pas seulement un mort » mais qu’ « il enterre,
insensiblement, l’espérance chrétienne » -ce qui d’une certaine manière
est tout de même un peu le cas devant la léthargie du prêtre Bonnet, indifférent et
insensible par profession.
Le livre de Jean-Luc Marion ne
détaille point la passivité du sujet pour en ressortir par ces choses mortelles
que sont la mort de Dieu, la mort de l’homme, la mort de tout. Devant le
sommeil de la raison qui préside au geste de peindre, ce sont d’autres choses,
une autre choséité qui imposent le pelage crotté des vaches hors toute idéalisation
et qui comme les tailleurs font parties du paysage « deux autres pierres,
vivantes, parmi les pierres du chemin ». La chose qui se délivre du sujet
mis en veille, ce n’est donc pas seulement l’objet profane, les ustensiles de
la décoration et de l’illustration esthétique, mais une dramaturgie
fondamentale qui touche au sacré, celle de ce que Marion nomme la peine, de toute une création qui peine,
une peine qui conduit non pas tant à la mort qu’à l’épuisement, à l’hébétude
sans souffrance de celui qui s’endort quand il ne se passe plus rien. Ce peut être
la fin d’un repas, la peine de ne sentir plus rien : « que font-ils ?
Ils ne pensent à rien, mais ce rien, ils le pensent solennellement,
massivement, en grande dimension, voire plus grand que nature », comme
pour cuver, cuver leur peine. Et où
cette peine se montre-t-elle au mieux si ce n’est dans la figure de l’animal ou
encore peut-être du crucifié ?
Le livre de Jean-Luc Marion s’achève par des considérations sur l’animal. Et dans cet inconnaissable de l’animal, il ne s’agit pas seulement de la peine d’un deuil, mais comme du point culminant d’une symphonie de la peine qui laisse monter le fond, la profondeur maigre des sous-bois comme sur une toile de Rothko, saturée à l’extrême, vibrant du contraste des couleurs absorbées dans des effets diminutifs. Saturation des phénomènes dont il faut bien reconnaître que l’animal donne accès lorsque le cerf est peint non pas dans sa mise à disposition de l’homme mais en tant qu’animal vu sans l’homme, « élimination de l’homme hors de la scène animale », dissipé dans la peine des vivants. Mais pour laisser voir quoi d’autre si ce n’est un regard de truite, une sacralisation de l’animal dont la souffrance est celle du Christ crucifié, qui meurt dans la peine qu’endure l’animal ? Ce n’est plus la représentation d’une Cène, mais « trois truites mortes qui s’inscrivent dans le schéma d’une Crucifixion : deux exaltés, mourant la tête vers le ciel, bouches ouvertes comme dans un cri ; la troisième, renversée, comme dans une descente de croix ». C’est ainsi que la vision atteint le fond de la peine en laissant monter dans l’image l’invu, ce que nous ne voyons jamais et qui revient s’incarner dans le geste du peintre comme en une icône phénoménologique.
J.-Cl. Martin
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