Élias Jabre : Comment caractériser les styles de Deleuze et Derrida dans l'approche de la différence ?
Jean-Clet Martin : Derrida
et Deleuze pourraient nous laisser penser que peut-être tout les oppose. Il
y a des idées reçues sur ce point : des partages entre « deleuziens » et « derridéens
convaincus ». Deleuze, en tout cas, ne s’intéresse pas au cadavre
interminable de la métaphysique instillé dans notre histoire. Mais ce cadavre
peut, à l’image de la momie, revenir selon des formes qui ne sont pas une
répétition du même, toute une hantologie fort intéressante où le revenant ne
fait revenir que des différences, des spectres dérangeants, des virus pour
contaminer certaines formes de savoir et de pouvoir. C’est l’importance même de
la notion d’événement chez les deux penseurs.
Il y a parfois un assommoir des
thématiques philosophiques, un ennui subi aujourd’hui jusque dans la
disparition universitaire de la philosophie. Derrida a-t-il participé à une
telle « image de la pensée » et n’a-t-il pas réfléchi à une autre Université,
étant rejeté d’ailleurs par l’Institution en France ? Disons qu’il a été
davantage sensible, pour cette raison même, à l’enseignement de la philosophie
et à ses formes les plus obstinées. Je n’ai pas voulu pour ma part un livre sur
Derrida[1] où se rejouent les idées
attendues, les thématiques habituellement invoquées, celle du commentaire qui
ferait de lui un lecteur, lecteur formé à l’interprétation, même si évidemment
on ne saurait soustraire Derrida à la tradition si prestigieuse des lectures
talmudiques que Levinas nous fait découvrir. J’ai voulu le distinguer toutefois de cette surdétermination, autant
que j’ai voulu arracher Deleuze à l’Université qu’il débordait de partout.
Alors, si Derrida n’est pas strictement un penseur du judaïsme, il ne faut pas
davantage le confondre avec un suppôt de Heidegger. L’idée heideggerienne d’une
dispensation de l’Être, d’une destination ourdie par les anciens, eux qui se
tenaient dans l’origine, au bord du précipice et dont la mémoire nous serait
dérobée, ne m’a jamais intéressé. J’ai plus d’admiration pour ce qu’on
appellerait le premier Heidegger auquel Derrida également s’arrête longuement.
Et il me semble que, aujourd’hui, pour échapper à Heidegger, il nous arrive
trop souvent encore d’être nietzschéens dans le plus mauvais sens, nietzschéens
par goût de la philologie, la philosophie dégénérant en une rhétorique des
mots usés, une traque étymologique qu’on appelle « histoire de la
philosophie ». Deleuze et Derrida s’attaquent, de manière fort différente,
à ce problème tout à fait larmoyant devenu presque insupportable…
Deleuze a substitué à la
philologie nietzschéenne l’idée bien plus prometteuse de signe et en un sens qu'il retrouve également chez Peirce. Son Nietzsche est très fort mais gomme toute la part la plus
nocturne du philosophe allemand. La scène, le tragique, la profondeur de
Dionysos dont Apollon nous déroberait la vue et qui reviendrait dans l’histoire
étouffer les vivants du poids mort d’un secret d’origine, tout ce Tragique,
cette puissance de l’opéra historico-mondial a quelque chose de trop lourd
dirait-il à juste titre, l’attribuant pour les besoins de la cause au
ressassement de Hegel. Si donc on lit le jeune Nietzsche, avant la version
solaire, nous tombons dans une espèce d’hypermétropie qui donne sur une cuve
dont on ne sort pas, tout revenant désespérément au même.
Il me semble que Derrida, dans son rapport à
Nietzsche, dans la féminité qui le hante, pense des choses similaires à Deleuze
mais sans les devoir évidemment à un emprunt. Les modes de ruptures sont très
différents par leur méthode respective, celle de la dramatisation chez Deleuze,
celle de l’écriture virale chez Derrida… Je dirais simplement pour faire court
qu’à la différence de Deleuze qui construit en dehors de la perspective la plus
wagnérienne de Nietzsche et par conséquent hors le côté allemand de la
philosophie, Derrida va déconstruire cette espèce de fièvre qui plombe la
modernité en produisant un démantèlement de la mimésis occidentale tout à fait essentiel là où Deleuze s’en passait
déjà royalement. Et dans cet arrachement, il y a chez ce dernier quelque chose
de plus imagé, une image de la pensée spatiale, géographique, disons géophilosophique tandis que la différance Derridienne reste en tension
avec des modèles narratifs, des temporalités qui plongent dans l’histoire, la
métaphore – mais, là aussi, il ne faudrait pas durcir les choses sachant toute
la critique de la présence et de la temporalisation à laquelle Derrida
s’exerce en portant le poids sur l’idée de spectrographie, déployant également
une topologique des écarts, une typologie de l’écriture, etc. On peut donc
considérer qu’on a deux approches très différentes de la différence, et qu’il
faudrait éviter de les rabattre l’une sur l’autre. Mais cette précaution
respectée, tout semble converger dans une forme de critique radicale qu’ils partagent, étant l’un comme l’autre des
penseurs de la répétition quand ce n’est pas de la traduction : trahison
qui échappe aux modernes, à la mimétologie nihiliste. Par toutes ces
convergences, ce sont des contemporains, incontestablement…
É. J. : Derrida reconnaît tardivement une affinité très forte avec
Deleuze bien qu’il passe par une autre généalogie que la sienne[2]. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ces
pensées résonnent l’une avec l’autre, et ce que leur agencement pourrait
produire d’un point de vue théorique, mais aussi pratique (et si cette
opposition a encore un sens pour eux) ?
J.-C. Martin : J’ai plutôt
en mémoire ce que Derrida nous dit devant la mort, l’impossibilité d’apprendre à
mourir. Une posture inverse à celle de Socrate mais qui s’engage dans une
espèce de dialogue pour dire en philosophe la beauté de vivre[3]. La fin de Deleuze est
d’une certaine manière tout aussi dramatique et s’inscrit dans l’œuvre comme un
dernier geste. Disons que des deux côtés nous sommes dans une « philosophie
pratique » qui se réalise par une façon de tirer la vie de l’écriture
au-delà de la mort selon des régimes sémiotiques assez étonnant, impossibles en
tout cas à réduire à la phonologie, au structuralisme, etc. C’est évident
lorsqu’on a à l’esprit tout ce que Deleuze dit de la santé fragile de Spinoza.
Mais c’est vrai déjà sur un plan plus théorique lorsqu’il aborde des
« régimes de signes » pensés en-dehors de la linguistique. La machine
à écrire (AZERT) produit des énoncés qui ont à voir avec les écarts des doigts
de la main comme si la main avait elle aussi des aptitudes de pensée. D’une
langue à l’autre, les claviers ne sont pas les mêmes. S’y introduit un
espacement qui n’est pas seulement le fait d’une langue, mais un rythme, une frappe, des tympans dont la
phonologie n’a pas idée. Cette manière de tourner la langue vers le dehors est également une préoccupation de Derrida notamment par l'idée de dissémination. Alors dans une sémiotique asignifiante
comme celle de Deleuze ou encore dans les signes « animots » de Derrida, il
y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où entre en jeu l’idée d’une humanité qui ne se
limite pas au « fait » humain, à l’anthropologie structurale capable
d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une
hybridation capable de relancer la vie par-delà la finitude quand se croisent
en « droit » l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont
eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique,
de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées.
Pour Deleuze, la philosophie est
en effet un empirisme selon lequel la forme homme, individuée dans ses
prétentions bourgeoises, ne cesse de se défaire vers un plan pré-individuel,
extra-moral autant qu’intempestif. Cet empirisme est hautement transcendantal,
passe par des processus dont la virtualité est complexe, idéale, conceptuelle
mais sans être abstraite ou irréelle. C’est là tout le sens d’un livre comme Qu’est-ce que la philosophie? qui
s’intéresse au concept dans sa création bien réelle. Pour Derrida, la
différance se modèle sur des formes de puits, de trouées, de fors, étrangères à
la linguistique, mais elle trouve également dans l’origine de la géométrie ses retards et expansions... Cette
philosophie, dans ses moments les plus affûtés, est donc d’emblée une pratique
qui s’ouvre à des problèmes que la théorie n’entend pas toujours comme c’est le
cas du « e » muet, propre à une perception d’écriture. On se place
ainsi dans des échanges monstrueux comme ceux de Roussel, des mots valises
qu’il signe en même temps que Ponge écrit l’écrevisse. Parce qu’on est dans le
monstrueux, entre les catégories, hors des genres, longeant des hybridations
qu’aucune théorie seule ne peut dominer et dont les pratiques sont redevables
d’une touche, d’un toucher compris comme une tentative incertaine, toujours à reprendre… par-delà la mort.
É. J. : L’usage de Bergson et de l’intuitionnisme dans les concepts de Lisse/
Strié, l’œil haptique, et le Corps sans organes, renverraient-ils, comme semble
le dire Derrida, à la philosophie « classique »,
au continuisme du désir avec son fantasme de présence pleine et
d’appropriation ?
J.-C. Martin : « Je me
sens un philosophe très classique » me disait Deleuze… Mais c’était une
boutade qu’il m’avait adressée parce que je lui disais la ressemblance avec
Valéry ou encore Hegel. La question du lisse et du strié relance trop de
choses, à commencer par les deux formes de multiplicités chères à Deleuze
(distinction que Derrida ne connaissait pas bien et qui opposera encore Deleuze
à Badiou). Il est bien sûr question d’intuition, mais non pas au sens kantien
de ce qui se présente dans la forme pure de l’espace et du temps. Deleuze ne
cesse d’aller en-deçà des formes d’un temps donné, refusant tout ce qui se
« présente » au bénéfice d’une construction où rien n’est déjà lié,
ni donné en tant que tel. Il s’agit d’un intuitionnisme qui ne cesse de se
heurter à l’étrange, aux espaces dont les portions n’ont aucune équivalence et
qui ne se divise pas sans changer de figures, de coordonnées etc. Trop
compliqué à régler dans un entretien… Par contre sur la question de
l’appropriation, de la saisie haptique de l’œil qui apparemment s’empare d’un
monde, il y a évidemment tout un travail à faire, et dont on peut esquisser
assez rapidement le principe. Notamment la place centrale du toucher dans
l’organisation d’un sens commun (c’est Condillac déjà, que Derrida connaît
remarquablement bien, qui place le toucher au cœur du dispositif sensible)[4]. Quel est ce privilège du
toucher dans la présentation de ce qui se présente ? Et le concept
n’est-il pas justement défini depuis sa forme allemande comme Begriff (ce qui (se) saisit entre les doigts et se
touche) ? Ce n’est pas pour rien
que Heidegger insiste tant sur ce qui se situe à portée de la main, assujetti à
la manipulation qui caractérise l’étant
en quête d’appropriation. Il y a une différence ontologique qui au contraire se
tourne vers un plan inappropriable, une ouverture à l’Être dans la facture d’un
Dasein qui nous dessaisit du pouvoir
de le toucher en propre, l’événement constituant au contraire ce qui va nous
déproprier, s’emparer de nous et nous happer (ereignen). On ne touche donc pas à un plan si étranger de manière
haptique ou même pragmatique. Et cela permet de comprendre pas mal de choses, à
commencer par ce besoin deleuzien d’explorer un champ pré-individuel qui ne se
soumet à aucune élaboration formelle de notre part, placé en deçà des
« manœuvres » de la conscience. Un espace qui ne ressemble pas à ce
que nous avons déjà touché et mis en conformité avec le sens commun. Mais le
toucher, la touche, ce n’est pas forcément la prise en main. Le peintre
pratique des touches qui n’effleurent que des vides, une fumée pointilliste, le
grand dehors inhabitable. Sur ce point, il y a bien une convergence de Deleuze
et Derrida selon un style qui vise au-delà du sens commun esthétique des
devenirs inesthétiques dont je parle beaucoup dans mon livre sur Derrida autant
que celui que j’ai donné à Deleuze.
On dirait que chez Derrida, le
toucher doit être distingué de toute manœuvre et de toute manipulation
appropriante, génératrice de présence, de mainmise sur des objets ainsi unifiés
selon la loi du même. Le toucher chez Derrida tel que je le comprends ce n’est
pas le contact direct, la chose ramassée plutôt que sa forme intouchable. Noli me tangere. « Ne me touche
pas », tel est le titre d’un livre de Jean-Luc Nancy qui reprend l’épisode
de la descente de croix. Entre le doigt de Marie et le corps du Christ, la
distance est faible, mais le vide infini. C’est la mise en tension d’un
interstice infranchissable dans l’écart duquel le sens trouve la place de se
retourner en tous sens, en quête d’un sens autre. Au lieu de ce contact
proliférant, de cet espacement des possibles, l’haptique pourrait en effet se
laisser rabattre sur le « prendre dans la main » et rejoindre ainsi
ce qui tombe sous l’autorité du geste, l’accaparer selon un arraisonnement
technique que Heidegger condamne à juste titre. La main n’a pas seulement le
sens de la déterritorialisation, échappant à l’organe comme Deleuze nous y
invite dans Mille Plateaux. On sait
que pour qu’il y ait main, il faut que l’usage locomoteur passe au second plan
et que l’organe se perde en tant que marche, course, acte de grimper. Cette
libération eu égard à la physiologie témoigne d’une plasticité qui est le
premier indice d’un « corps sans organes », d’un devenir inorganique,
la main devenant comme dit Aristote un outil, un outil d’outil, etc. Et donc ce n’est pas sans poser de problèmes
quand l’outil soumet ce qui diffère à quelque chose de connu, au Begriff. Mais on voit bien que l’haptique
chez Deleuze – comme le corps sans organes – c’est tout autant la ligne
gothique qui se dessaisit d’elle-même. Dans la peinture gothique,
l’individuation de la tête passe au second plan au bénéfice de l’aura. Mais
cette aura n’est pas personnelle. On dirait une bulle qui se perd dans celle
des autres, un groupe de personnages qui sont surmontés d’un arceau, d’une
ligne gothique qui traverse tout le tableau pour nous porter ailleurs et faire
de nous des mutants, la sainteté étant le CSO d’un mutant. L’haptique dans sa
forme « digitale » et inesthétique n’a rien à voir avec une
« prise en main » ni avec une « analogie ». C’est une ligne de devenir, celle des dragons
de la peinture gothique. Deleuze place le geste haptique dans une rupture
vis-à-vis des formes analogiques de la représentation au profit d’une saisie
« digitalisée » qui est une recréation aussi complexe peut-être que
celle de Ménard réécrivant le Don Quichotte sans l’imiter ni le lire. Entre le
modèle et la copie, le digital intercale des écarts qui font d’un
enregistrement digital une réinvention absolue, la numérisation nous permettant
de recréer le son sans l’imiter, comme l’image fictive affichant un réalisme
absolu (presque surréel). Alors sur ce
plan digital peuvent surgir des oiseaux et des cris animaux qu’Olivier Messiaen
avait si bien pressentis, quelque chose qui échappe à la voix comme à la main
selon une touche différentielle, des recréations que le cinéma également nous
montre au travers d’incroyables paysages. Ce n’est pas de l’opéra pour
ressusciter les vieux mondes (Wagner) mais un Space-opéra incarnant l’avenir le plus monstrueux…
É. J. : Derrida relève que Deleuze mentionne la bêtise comme étant le propre de
l’homme, distinct de l'animal par la confrontation avec un fond sans fond dont
l'animal serait prémuni par ses formes explicites (Schelling), et il attaque
cette position oppositionnelle, la bêtise relevant pour lui du « propre du
propre », d’un triumph of life. Qu'en pensez-vous?
J.-C. Martin : Le fond sans
fond est toujours ambigu. Les effets haptiques du Space-opera se réclament davantage d’un monde à venir… voire
d’un « plurivers[5] ». Le fond, c’est
plutôt la soupe primitive, le commencement du monde chez Schelling suivi d’une
espèce de choc qui sort de la nuit, pure brillance au bord de l’abîme, pour
ainsi dire hors l’être. C’est très beau cet effondrement qui crève l’être au
bord de l’abîme. Il y va d’une certaine naissance, d’une liberté encore
infigurée que Schelling extrait de l’effondement (Abgrund) qui borde ce qui
s’ébroue hors de l’obscur. Cela, l’animal – les animaux –le partagent avec tous
les étants, même s’ils se dispensent de ce point de dissolution qui prend
parfois le nom de la bêtise. Comme s’il fallait un certain savoir de la bêtise
pour être bête… Et ce savoir qu’incarne
la bêtise nous mène au point de commencer quelque chose qui en sort.
Souveraineté de l’animal libre, la seule liberté assumée… Être libre, c’est ne dépendre de rien, c’est
se placer sur cette arête qui derrière elle ne s’appuie plus sur rien. La
liberté est proche de cette forme théologique de l’animal créateur, ex nihilo, dont l’homme se
réapproprie la capacité de commencer, d’instaurer, cause sans cause, incréation
créatrice. Il y a sans doute un risque perpétuel du Dieu de Schelling de
retomber, de s’effondrer dans la bêtise au moment de se tenir à distance et
d’affirmer sa création. Toute souveraineté naît de là. Derrida a donc besoin de donner à la bêtise
un autre statut que celui du propre, de ce qui s’extirpe du trou, de ce qui
advient à soi en toute indépendance vis-à-vis d’une détermination antérieure. À
moins que depuis ce fond, le coma devant le vide, la bêtise, permettent enfin
autre chose que la liberté seulement humaine, donnent sur un supplément inaperçu. Celui de la finitude, de
l’impropriété fondamentale qui est celle autant de la bête que d’un homme dont
Rousseau nous apprend la perfectibilité. L’homme pour Rousseau est bête, il n’a
rien pour lui et donc reste indéterminé, flottant, libre par défaut de nature.
Sauf que pour Derrida, cette impropriété ne doit pas se laisser finaliser par
la perfection, par la téléologie historique et par conséquent ne se laissera
par résorber dans le politique.
Le politique depuis Machiavel
substitue à cette impropriété du pouvoir, à cette absence de nature un mythe de
présence qui passe par la ruse et la force, par le renard et le lion. L’animal
est ici détourné de sa vigilance selon des caractères qui permettent de
fictionner un ordre, une organisation sociale qui se donne un air naturel ou,
en tout cas, une légitimité pour un État dont la fin justifie n’importe quel
moyen, fût-ce la peine de mort, ultime bêtise[6]. On comprend donc que
Derrida puisse se méfier du propre de l’homme, surtout quand ce propre relève
de la bête qui est le moyen politique par excellence de l’instauration de la
souveraineté. La question est alors, y a-t-il une autre bêtise qui soit non
seulement l’Autre de la bestialité, mais une bestialité tout autre ? Donc,
je ne vois pas véritablement de désaccord sachant que Derrida prélève un
extrait de Deleuze qui ne tient pas compte du plan d’ensemble de Différence et répétition… Il faut voir
plutôt quel est le plan particulier de son écriture et ce qu’il cherche à faire
valoir ici ou là parfois avec un certain luxe d’imprécisions, d’autre fois avec
une précision folle… à tourner en bourrique les philosophes sacralisés.
É. J. : Mais alors comment penser les rapports de la
bête et de la bêtise ?
J.-C. Martin : On peut faire
des bêtises sans être bête, n’allant pas suffisamment loin dans la bêtise pour
devenir bête. Alors, lorsque la bêtise nous pousse à devenir vraiment bêtes,
bêtes à fond, bêtes de somme, nous abordons des mondes qui nous montrent tout
autre chose que des bêtises. Dans le cas le plus simple, il s’agit de l’erreur, d’un défaut
d’approximation, une forme de stupidité qui n’a rien d’essentiel, rien de
transcendantal. L’ignorance, le manque de jugement est notre lot quotidien et
nous sommes tous à nos heures des imbéciles. Mais c’est là l’aspect le moins
intéressant de la bêtise qui nous rend bêtes comme sont les abrutis, fatigués
plus qu’épuisés. Être bête peut avoir un autre sens que celui qui consiste à se
tromper, et c’est sans doute ce que Deleuze développe réellement dans son
passage sur la bêtise – quitte à nuire à la bêtise la plus plate. Alors on
entre dans une forme d’épuisement, une forme supérieure de la bêtise qui est
comme une nouvelle vigilance, celle que nous partageons avec l’animal dans son
« être pour la mort ».
Nous reprenons souvent tous comme
une évidence l’impression stupide de la phénoménologie heideggerienne selon
laquelle l’animal échapperait à « l’être pour la mort » incapable de
s’ouvrir à sa présence, à un « être au monde » – chose que ne pensait
pas Hegel pour lequel rien n’est plus animal que la peur de la mort, le maître
au contraire se montrant humainement bête, l’affrontant sans la voir. En vérité
l’animal est d’une vigilance incroyable. C’est nous qui n’avons plus de regard
pour la mort. Nous ne savons rien d’elle. Nous l’avons complétement ascétisée,
ou alors aseptisée. On ne voit plus la mort dans la certitude ascétique de la
vie éternelle et on l’ignore dans la promesse « jeuniste » de nos
sociétés pernicieuses. Personne ne meurt plus en « apparence » si ce
n’est dans le secret d’une chambre mal gardée sans doute mais qui soustrait
l’événement à sa brutalité. La mort n’est plus l’objet d’une expérience
possible. Bien sûr Épicure pouvait le dire philosophiquement, théoriquement
tout autant. C’est très différent de la mort qui nous a été ôtée pratiquement,
tout étant fait dans nos sociétés pour la dévaluer en une faute morale (tabac,
alcool…) ou en un accident malheureux qu’on peut éviter et qui se laisse
maîtriser, jusqu’aux revendications d’euthanasie dont se sont souvent emparés
les non-mourants, ce qui n’est pas à confondre avec les soins palliatifs que
Derrida a acceptés tout en vivant jusqu’au bout … Aller au bout comme
dernière puissance….Nous vivons pour la plupart comme le Roi Soleil, dans des
maisons riches, des voitures, des espaces aménagés pour nous soustraire à l’ « être
pour la mort » qu’éprouve seul l’animal dans un cogito que Derrida veut
repenser par L’animal que donc je suis.
Alors la bêtise prend un sens tout autre que celle aveugle de s’enrichir et de
« travailler plus ». C’est
nous qui sommes bêtes quand l’animal se montre doué d’un sens incomparable
pour ce qui meurt, pour fuir la mort ou s’y exposer… rarement sans mourir...
Suite de l'entretien dans le dernier numéro de la revue Chimères
[1] Jean-Clet Martin fait ici référence à son dernier ouvrage, consacré à
Jacques Derrida (Derrida. Un
démantèlement de l’Occident, Paris, Max Milo, 2013).
[2]
Cf. le texte suivant de Derrida
: http://www.nettime.org/Lists-Archives/nettime-fr-0410/msg00037.html
[3] Le 12 octobre 2004,
au cimetière de Ris-Orangis, lors de l’enterrement de Jacques Derrida, son fils
Pierre a lu ces mots écrits par son père : « Jacques n'a voulu ni
rituel ni oraison. Il sait par expérience quelle épreuve c'est pour l'ami qui
s'en charge. Il me demande de vous remercier d'être venus, de vous bénir, il
vous supplie de ne pas être tristes, de ne penser qu'aux nombreux moments
heureux que vous lui avez donné la chance de partager avec lui. Souriez-moi,
dit-il, comme je vous aurai souri jusqu'à la fin. Préférez toujours la vie et
affirmez sans cesse la survie... Je vous aime et vous souris d'où que je sois. »
[4] Au sujet de la pensée du toucher chez Jacques Derrida, on pourra lire
l’ouvrage Le Toucher. Jean-luc Nancy,
Paris, Galilée, 1998.
[6] À ce sujet, on pourra lire J. Derrida, Séminaire.
La peine de mort, Volume I (1999-2000), Paris, Galilée, 2012.
Cher Jean Clet,
RépondreSupprimerpar rapport à ce que vous dites du refus de mainmise sur les objets dans la philosophie de Derrida, à travers cette idée de "forme intouchable", je ne peux m'empêcher de penser à la manière dont Deleuze et Guattari présente la littérature de Kafka comme un antilyrisme, dans lequel il s'agit au contraire d'empoigner le monde et ses objets. N'existe-t-il pas ici une forte nuance entre les deux approches? Deleuze et Guattari s'expriment ainsi: "Rappelons en effet l’idée constante de Kafka : même avec un mécanicien solitaire, la machine littéraire d’expression est capable de devancer et de précipiter les contenus, qui, bon gré mal gré, concerneront une collectivité toute entière. Antilyrisme : « empoigner le monde » pour le faire fuir, au lieu de le fuir lui-même, ou de le caresser". Une note vient alors préciser pour ce passage la définition du lyrisme qu'ils entendent, s'appuyant sur Gustave Janouch: « vous parlez bien plus des impressions que les choses éveillent en vous que des évènements et des objets eux-mêmes. Cela c’est du lyrisme. Vous caressez le monde au lieu de l’empoigner ». Kafka ferait donc le contraire. Il demeure qu'il n'est pas question non plus ici dans votre texte d'une approche qui nous ferait "caresser le monde".
Tout ceci reste complexe car plus loin dans leur ouvrage, Deleuze et Guatarri réintroduisent l'idée d'impressions esthétiques, qui concernent le "contact": "les points remarquables et les points singuliers, semblent être à certains égards des impressions esthétiques : ce sont souvent de qualités sensibles, odeurs, lumières, sons, contacts ou de libres figures de l’imagination, des éléments de rêves ou de cauchemar. Ils sont liés au Hasard". Pour préciser immédiatement que "toutefois ce serait une grande erreur de ramener les points de connexion aux impressions esthétiques qui subsistent entre eux. Tout l’effort de Kafka va même dans le sens contraire, et c’est la formule de son antilyrisme, de son anti-esthétisme : « Empoigner le monde » au lieu d’en extraire des impressions, travailler dans les objets, les personnes et les évènements, à même le réel et non dans les impressions. Tuer la métaphore". Il s'agit tout de même, in fine, de travailler dans les objets. Mais on conviendra qu'il s'agit de drôles d'objets, des "connecteurs" donc placés entre les choses. Comment peut-on empoigner les choses entre les choses? S'agit-il d'un retour de l'appropriation en passant par les objets ou bien d'une déprise en glissant dans un interstice? Exclure le geste de la caresse, serait aussi à interroger (vous parlez dans votre texte, d'"effleurer" des vides), si comme le pense Levinas, la caresse est "un mode d'être du sujet, où le sujet dans le contact d'un autre va au delà de ce contact". On pourrait aussi, d'une toute autre façon, suivre certains textes de D.H. Lawrence, dans lesquels la caresse, comme intermède érotique, jouerait un rôle clé dans la réactualisation d'un commencement du monde...