« Qu'ils
sont bêtes ! », c’est le cri qu’on pousse pour injurier tous ceux qui violentent
notre capacité d’entendement et de tolérance, qu’il s’agisse du déferlement
haineux d’un fondamentalisme, ou même de la vulgarité d’une émission de
télé-réalité. Et cette angoisse est de plus en plus répandue : nous
n’aurions jamais été autant cernés par des puissances bêtes et malfaisantes,
des poussées identitaires d’une autre époque, le règne des marchés financiers
et la suffisance de leurs représentants. Nous serions une multitude à partager
cet état d’hébétude, presque de l’ordre d’un trauma, en nous sentant
paradoxalement toujours plus seuls et démunis.
Qui
pousserait ce cri ? Les membres éparpillés d’un peuple moins bête que la « masse »
régnante ? Démuni justement parce qu’il ne serait pas assez bête pour se
laisser aller à la brutalité ambiante dont il témoigne ou qu’il subit ?
Et
s’il arrivait que la bêtise devienne également l’autre nom d’une résistance ?
Par exemple, celle de sujets fragilisés par un monde qu’ils ne reconnaissent plus
et qui réagissent en se durcissant ? Ne s’accrocheraient-ils pas farouchement à
des formes figées (de pensée, d’identité, d’appartenance politique) pour
résister à tous les flux qui les traversent, les agressent et les violentent, générant
des craintes diffuses qui font le jeu des extrêmes ?
Revient
la question de savoir ce qui rassemble encore, quels seraient les codes « familiers »
qui permettent de vivre ensemble. Les valeurs républicaines ? La religion ?
Ou la multitude d’énoncés qui circulent, se collent les uns aux autres en
brouillant les frontières, faisant sauter les clivages entre gauche et droite,
ce qui affaiblirait peut-être les distinctions entre les plaintes des uns et
des autres ? N’est-ce pas contre des risques de décomposition subjective
que la bêtise revendique, que la norme réagit en se durcissant ?
À
l’opposé, la bêtise sert également à qualifier les déviants, ceux qui ne se
conforment pas à la norme, comme dans
cette interprétation de la métamorphose de Kakfa par Lo Du Xu et Émile Noiraud dans
leur article Des cloportes et des hommes :
« La société moderne avait fait de toi un sujet intégré, reconnu, civilisé
et tu t'es obstiné, en te conduisant en véritable brute humaine, à travailler à
ta propre déchéance ! Tu es trop con, et la carapace qui, désormais,
entrave chacun de tes gestes et t'afflige de cette démarche grotesque n'est,
après tout, que le miroir de ton ineptie. »
La
bêtise serait cette fois en lien avec la déchéance, ramenant l’homme du côté du
cafard, de l’animalité.
Nous
verrions alors deux types de bêtises qui s’affronteraient, codes durcis qui
restreignent les libertés contre poussée de liberté indéterminée qui déforme les
catégories existantes, désir encore informe et incapable de s’exprimer dans des
coordonnées prédéfinies. Comme l’analyse Zafer Aracagök dans son article Cutupidité : devenir-radicalement-stupide,
pendant les manifestations en Turquie en 2013, « des
milliers d’êtres humains se sont rassemblés dans le parc, et dans la place
Taksim, […] contre la “politique” de l’effacement menée par l’AKP et ses
prédécesseurs qui n’a produit que les clichés de l’individuation sous la loi de
l’islamo-capitalisation. […] ce qui est arrivé au Parti Imaginaire
de Gezi Park a été l’abandon de la distinction forme/informe comme une source
de résonance […]. Les structures de la
répression, compte tenu de leur stupidité de formes, n’ont rien pu faire face à
l’absence de la dichotomie forme/informe, sauf envoyer des gaz lacrymogènes et
des canons à eau. Ils avaient peur, ils étaient terrifiés parce qu’ils étaient
profondément stupéfaits face à la stupidité radicale des manifestants
pacifiques qui rejetaient la forme, même l’informe, se dividuant continuellement.
C’est pourquoi ce qui s’est passé à Gezi Park a été une invitation à une
dividuation humanimale et infinie, à la possibilité d’un passage de la
stupidité per se à un
devenir-radicalement-stupide. »
Le
devenir animal relèverait de cette « humanité déchue » qui ne se
reconnaîtrait plus dans la pensée bien tenue de la recognition, ouvrant sur une
résistance politique non plus contre
la bêtise, mais à partir d’un genre
de bêtise, capable de dissoudre les formes.
Au
moins, le héros paranoïaque du bref récit de Marco Candore, Comme les bêtes, semble y trouver son
compte dans une angoisse joyeuse.
En
reprenant Deleuze, Bruno Heuzé décrit le rapport paradoxal où la bêtise (non
pas l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la
source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser : « La
bêtise ne cesse d’être à l’œuvre au fond de la pensée, où se croisent cependant
devenir-animal et réalité machinique, prolifération buissonnante du bestiaire,
chimères et lignées surhumaines, frontières, lisières et lignes de fuite »
(Du Bestiaire au surhumain).
La
schizophrénie capitaliste décrite par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ajoutée à la
déconstruction qui nous arrive, nous ont peut-être fait atteindre un point de
bascule qui inquiète, ouvrant le règne d’une bêtise surhumaine. Un grondement
encore mal identifié (ou inidentifiable), un fond monstrueux vient peut-être
mettre en question certaines frontières, notamment entre l’homme et l’animal,
frontières qui appartiennent à un discours de souveraineté d’autant plus
résistant qu’il fuit par tous les bords.
Nous
pouvons aussi nous reporter aux analyses de Félix Guattari dans La Révolution moléculaire recensée par
Manola Antonioli dans sa réédition de 2012 (préfacée par Stéphane Nadaud) :
« Guattari y esquisse deux scénarios possibles pour un proche
avenir : la consolidation et la stabilisation de ce qu’il appelle le “Capitalisme mondial intégré”
d’une part et, d’autre part, une perte de contrôle progressive de la
situation par les pouvoirs en place (ces tendances opposées pouvant d’ailleurs
coexister de façon temporaire ou durable). La première hypothèse […] aboutirait
[…] au développement incessant de nouvelles catégories de “non garantis”
(immigrés surexploités ou sans papiers, travailleurs précaires, chômeurs, etc.)
et à l’apparition de zones de plus en plus vastes de sous-développement au sein
de celles qui furent autrefois des grandes puissances, phénomènes qui iront de
pair avec des revendications régionalistes, nationalistes, droitières de plus
en plus radicalisées […] La seconde hypothèse prend en compte l’incapacité
absolue du Capitalisme mondial d’apporter des solutions aux problèmes
fondamentaux de la planète (dont la crise écologique et la nécessité de
réorienter globalement les modalités et les finalités de la
consommation-production) ; de la désillusion et de la colère contre cette “gestion” des
intérêts de la planète […] naîtront (sont en train de naître…) des
micro-révolutions susceptibles d’aboutir un jour à une vraie révolution, vouées
à remettre en question les finalités du travail, des loisirs et de la culture,
les rapports à l’environnement, entre les sexes et les générations, qui ne
seront pas centrées sur une quelconque “avant-garde”, mais toujours polycentrées. »
Dans
ce numéro, nous avons souhaité interroger la dimension contemporaine de la
bêtise, à la croisée des textes de Deleuze et Guattari d’une part, et, d’autre
part, de la réflexion autour de la souveraineté, de l’animalité et des figures
animales du pouvoir développées par Jacques Derrida dans les textes, parus de
façon posthume, réunis dans L’Animal que
donc je suis et dans les deux tomes où ont été publiés les séminaires qu’il
a consacrés à La Bête et le souverain. Derrida
y interroge des auteurs de référence classiques et contemporains comme Lacan,
Foucault, Agamben, notamment sur l’opposition entre l’homme et l’animal, et
reprend la question de la bêtise chez Deleuze-Guattari tout en la
poursuivant : « Ce que les
textes que nous avons lus appellent, c’est au moins une plus grande vigilance à
l’endroit de notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil,
un seul et solide seuil. Peut-être qu’il n’y en a jamais, du seuil, un tel
seuil. C’est peut-être pourquoi nous y restons et risquons d’y demeurer à
jamais, sur le seuil. L’abîme, ce n’est pas le fond […] ni la profondeur
sans fond […] de quelque fond dérobé. L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait
plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil[1]. »
Comment
déconstruire notre rapport à l’animal ? Manola Antonioli dans son article Animots, reprend les analyses de Derrida
et rappelle que « la violence faite à l’animal commence au nom du langage
et par le langage. […] Derrida forge ainsi un mot “chimérique” (l’animot) pour
s’insurger contre l’animal utilisé comme “singulier général”. […] Remettre
en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de
l’animalité et de l’humain, et les rapports qui les lient, étendre le domaine
de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme
Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de
l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits
de la technique). »
Et
la pensée de Derrida, pour suivre la perspective de Patrick Llored qui met en
évidence le lien entre bêtise et souveraineté, tout en dénonçant le sacrifice
logocentrique sur lequel reposent nos productions de subjectivités, ouvrirait
la voie à une autre démocratie qui ferait une place à la bêtise des bêtes :
« Ces institutions humanistes sont nées de leur incapacité fondatrice à
penser la bêtise animale comme forme ultime et suprême de toute subjectivité. C’est
pourquoi elles sont sacrificielles et le partage de souveraineté entre vivants
humains et vivants animaux que Derrida nous permet de penser devrait pouvoir
passer par des transferts de souveraineté qui ne peuvent être que des
transferts de bêtise comme reconnaissance du phantasme de propriété de tout
vivant chez tout vivant » (Du droit des bêtes à la bêtise).
Nous
avons souhaité éclaircir les stratégies employées par Deleuze-Guattari et Derrida
en interrogeant le philosophe Jean-Clet Martin (Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement…) : « […]
dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes “animots”
de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie
où est en jeu l’idée d’une humanité qui
ne se limite pas au “fait” humain, à l’anthropologie structurale capable d’en
relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une
hybridation où se croisent en “droit” l’animal autant que la machine selon une
technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas
de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple
d’oppositions nettement tranchées. »
L’article
d’Elias Jabre, Le collectif commence
seul, c’est-à-dire à plusieurs, tente de développer le geste de Derrida qui
interroge Deleuze-Guattari, lorsque les deux philosophes s’en prennent aux
bêtises que disent les psychanalystes qui rabattent les sujets sur Œdipe en ratant
les devenir-animaux de l’homme. À travers sa critique, Derrida viserait certaines
stratégies qui s’attaqueraient à l’ensemble d’un champ qu’il estime perfectible.
Par sa politique de l’auto-immunité, il préfère partir d’une situation existante
qu’il s’agirait d’endurer dans le cadre formel tel qu’il est institué (encore
une fois, s’il semble perfectible, ce qui exclut Al-Qaïda et le régime nazi,
par exemple), le temps de le faire dévier et de transformer les rapports de
force jusqu’à les faire basculer dans un nouveau jeu. Il tient en même temps deux
positions : d’une part, il tente d’assouplir un cadre qui prépare un
possible changement de coordonnées ; de l’autre et dans le même mouvement,
il se prononce au profit d’un nouveau pacte à venir (par exemple, en se
prononçant pour le mariage homosexuel tout en défendant un autre pacte civil).
Il
ne s’agit pas d’une résistance molle qui, en négociant avec le cadre existant, tiendrait
de l’impuissance politique ou d’un mouvement qui ne mettrait pas en question
les catégories sur lesquelles il repose, se contentant de protester dans une
logique confortable.
Dans
son article Assises citoyennes, Christophe
Scudéry analyse la façon dont le Collectif des 39[2] a
organisé aux assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le
médico-social l’hétérogénéité des discours pour laisser circuler la
parole entre « le psychiatre, le psychanalyste, le psychologue, l’interne,
l’infirmier, le professeur, le politique mais aussi la mère de malade,
“l’usager”, le malade pour ne pas dire le fou, etc. ». Mais de cette
façon, chaque discours a été « assigné à résidence d’un représentant
patenté ». Malgré les différentes tentatives d’assurer un contre-pouvoir,
l’auteur explique que le dispositif reste problématique : « Parmi
ceux qui avaient la parole se distinguait, par ailleurs, celui qui, du haut de
son magister, tenait un propos souverain articulant un vouloir-dire déterminé
avec des effets poursuivis, de ceux qui, rangés en rang d’oignon, alimentaient
le débat d’une table ronde à coup d’énoncés spontanés, réagissant sous la forme
d’une critique, d’un témoignage, d’une association libre, d’un développement,
d’une opposition, etc. Comme s’il revenait à ces derniers d’exprimer la parole
ôtée au public. N’y-a-t-il pas là la plus éclatante des mises en scène du
Maître et de ses affidés ? N’y aurait-il pas quelques paradoxes à ce que
des “assises citoyennes” qui se veulent espace d’épreuve d’une démocratie en
train de se faire au moment même où elle s’exerce, ne soient au final que la
répétition insidieuse d’une structure aristo-monarchique d’essence
théologique ? »
Christiane
Vollaire nous rappelle qu’une psychiatrie coloniale sévissait encore en Algérie
après la deuxième guerre mondiale, et que Frantz Fanon, psychiatre formé à la
psychothérapie institutionnelle et dont la vision politique dépassait le cadre
de sa pratique, contribua à la démanteler en attaquant violemment ses
présupposés racistes (Jungle, basse-cour,
labo zoologique) : « Au cœur de ce dispositif, la médecine coloniale,
comme outil “scientifique” de représentation du colonisé en
animal de laboratoire. Fanon montre que tout le montage en repose sur une
tautologie, première faute logique : l’indigène est bête parce qu’il est
bête, animal sauvage dont le mieux qu’on puisse en faire est de le transformer
en objet d’observation ou, mieux, d’expérimentation. Fanon, psychiatre cultivé
d’origine antillaise épousant la cause du FLN, ne va pas simplement dénoncer la
barbarie physique infligée aux colonisés par ceux-là même qui les traitent de
barbares, mais la profonde bêtise de ces Bouvard et Pécuchet de la médecine
positiviste que sont les médecins-chercheurs coloniaux. […] S’occuper d’un
débat d’experts psychiatres et de neurologues en pleine guerre d’Algérie,
est-ce bien nécessaire ? Fanon montre que c’est précisément là, au sens
propre, le nerf de la guerre. »
Dans
l’esprit du combat de Fanon, en conjuguant d’autres approches à partir de
Deleuze-Guattari et Derrida par exemple, on pourrait imaginer l’articulation
d’autres discours dans les mouvements de la psychiatrie actuelle, qui rompraient
avec les hiérarchies corporatistes, mettraient en question les partages entre
folie et raison, multiplieraient les pratiques alternatives. Philippe Roy
décrit dans Trouer la membrane, Penser et vivre la
politique par des gestes, ouvrage recensé par Christiane Vollaire, le
processus d’ « une percée au
sens stratégique du terme qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le
confinement social. […] La communauté politique est la membrane que peut
activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur
les autres […]. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec
ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy
appelle une boucle. […] C’est la boucle insécable que constitue le cycle du
désir et de la possession. Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce
bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt “devenir cause adéquate d’un geste”. […] un geste tel que celui par lequel a pu se
constituer ”la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de
l’institution psychiatrique”. »
Annie
Vacelet, quant à elle, dans son texte Qu’importe
le langage ?, évoque l’hôpital psychiatrique comme un lieu
qui « accueille aussi des groupes d’artistes débutants qu’il héberge
dans des pavillons désaffectés qui puent. Il laisse se développer ici ou là des
pratiques non-quantifiables. (La Sécurité sociale ne parle que d’acte “médical”
parce qu’elle a réussi à le quantifier mais elle est incapable de dire quoique
ce soit du geste, de l’accompagnement, de l’intersubjectivité.) […]
L’hôpital a besoin de ces danseurs de l’existence, de leurs lumières, de leur
rêveries, de leur capacité à passer de la médecine à la poésie, de l’audace qui
les conduit à enjamber le gouffre de la création en clamant : “La folie nous
concerne, la folie est partout, la folie est en nous. Il n’y a aucune raison de
la faire porter entièrement par les malades”. »
Peut-être
le psychanalyste cherche-t-il lui aussi à construire d’autres passerelles, notamment
avec les patients dits psychotiques, des façons de toucher des êtres reclus
dans des mondes peu accessibles, de trouver la transverse qui permettra de modifier
leur position subjective, de changer les rôles et d’ouvrir l’espace d’un
nouveau jeu, comme l’écrit Jean-Claude Polack dans son article Du pense bête au corps-à-corps qui
excède largement la simple vignette clinique.
Quant
à la psychanalyse, elle pourrait être ou devenir une des meilleures façons de
lutter contre les excès de la souveraineté, micro-politique qui bénéficierait
au sujet et à son entourage. René Major, dans La bêtise est sans nom, reprend l’ensemble de l’argumentation sur
la bêtise que tient Derrida dans le séminaire sur La Bête et le souverain, présentant une pratique qui consisterait
dans « la possibilité de dire, en cours d’analyse, toutes les bêtises que
l’on veut ou que l’on peut […] Cette liberté a pour but de réduire la “liberté
indéterminée” […] afin que le sujet soit moins assujetti et moins
assujettissant. - Il devrait donc, par la suite, dire moins de bêtises et en
faire d’autant moins. Mais cette expérience ne peut avoir lieu que dans
certaines conditions, celles où le tenant lieu d’analyste se sera abstenu de
tout jugement en n’étant, tout bêtement si je puis dire, que le révélateur du
savoir inconscient du sujet. »
La
psychanalyse ne nous permettrait-elle pas également de mieux comprendre le sens
d’une politique de l’auto-immunité par la manière dont elle rencontre la
résistance ? Tout discours contestataire (et logocentrique) qui
s’opposerait simplement aux discours qui tiennent la place ne générerait-il pas
un surcroît de bêtise (de part et d’autre) ?
Cette
politique de l’auto-immunité est illustrée dans l’article Autonomie, auto-immunité et stretch-limousine de Michael Naas qui
s’appuie sur la fiction de De Lillo, Cosmopolis,
où le sujet principal du roman est un milliardaire en limousine, un souverain
dans son automobile, celle-ci renvoyant à toutes les figures classiques de l’autos et de la souveraineté. Dans cette
fable de la déconstruction, on se rend compte que les puissants peuvent
eux-aussi s’effondrer en une seule journée. Elle annonce peut-être
l’effondrement de tout un monde, non plus à cause d’un ennemi qui serait plus
fort que lui, mais par la démolition de ses propres défenses immunitaires. En
effet, le héros tout puissant et insomniaque semble en quête d’un évènement qui
le sortirait de son royaume numérique saturé de calcul : « Car
l’auto, l’automobile, est ce qui nous protège, nous donne un sentiment
d’identité et de plénitude, d’autonomie et d’indépendance, mais aussi ce qui
nous empêche de faire l’expérience des événements – et l’événement c’est, à mon
avis, cette chose qui interrompt la répétition du même, et que recherche en
définitive Eric Packer. » Dans ce voyage d’une seule journée, on observe l’auto-immunité
au travail, le sentiment d’appropriation et de maitrise du héros ayant atteint
un degré tel, que le corps doit retourner ses défenses contre lui-même,
s’exposer afin de sortir de sa pétrification, la bêtise n’étant peut-être que le
devenir-chose du vivant.
D’une
autre manière, Marc Perrin nous fait voyager dans la tête de son héros
spinoziste Ernesto (Spinoza in China – 3 journées dans la vie
d'Ernesto) à qui il
arrive de « […] comprendre comment nous sommes nous-mêmes les producteurs
de l’enfermement dont nous affirmons subir l’oppression, et, comprendre, oui,
comprendre : qu’une libération durable ne passe pas par une action qui nous
permettrait de sortir de, mais : passe par une décision très simple : cesser la
production de l’enfermement. Alors évidemment, cesser une production ça fait
toujours un petit peu mal. Et pourquoi ça fait toujours un petit peu mal ? Ça
fait toujours un petit peu mal, parce que produire, ça fait toujours un petit
peu jouir. Même si c’est une toute petite jouissance qui est produite, c’est
une jouissance qui est produite. Et cesser de jouir. Oui. Cesser de jouir même
d’une toute petite jouissance ça fait toujours un petit peu mal. »
Contre
le devenir chose, comme nous le montre Flore Garcin-Marrou (Pas si bête la marionnette !), le
théâtre nous apprend plutôt à jouer des répétitions qui nous agissent, s’écartant
de la bêtise de croire à notre liberté souveraine : « Schönbein[3] apparaît
en sirène, femme-poisson où l’humain, la bête, la marionnette inter-agissent
sans qu’aucun ne conserve bien longtemps le pouvoir. À la limite de l’humain,
Schönbein se fait aussi mécaniques, lignes, matériaux, créature
mécanomorphe : il ne s’agit plus d’un pouvoir souverain exerçant une
domination sur un objet, mais d’un effet-retour constant entre la marionnette
et son corps. »
Le
devenir chose du vivant aurait ainsi partie liée avec la problématique de la souveraineté
qui entraîne également la pétrification des êtres qui passent sous son joug, sorte
de « modèle autopsique » mettant
en jeu la curiosité d’après Derrida, et qui mêlerait voir, savoir, pouvoir, et structure
théorico-théâtrale : « l’inspection objectivante d’un savoir qui
précisément inspecte, voit, regarde l’aspect zôon dont la vie et la force ont été neutralisés[4]. »
Nous
avons choisi pour ce numéro une image de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel,
portant dans ses bras un loup empaillé, symbole pétrifié de la bête souveraine.
Figé tout en étant paradoxalement dans une posture de puissance, l’animal
semble marcher tête haute, tout en étant porté par une humaine (quant à elle, bien
vivante), qui marche pour de bon et tête haute également, l’arrogance pointant
jusque dans le reflet de ses lunettes de soleil. Et cette espèce de double
posture, comme deux puissances qui s’étagent, un mort sur une vivante, donne
cet effet grotesque où la souveraineté parait aussi bête que comique.
Maude
Felbabel, jeune artiste plasticienne, a nourri une fascination pour les animaux
qui oriente depuis quelques années son travail par des Rencontres avec un taxidermiste, dont l’activité quotidienne
interroge ces mêmes représentations entre le mort et le vivant.
Ces
rapports avec les animaux nous rappellent que nous les avons mis sous notre
tutelle, et que notre mode de vie technique les menace de façon permanente. Heureusement,
quelques voix se sont levées dès l’Antiquité contre le sacrifice rituel et
l’alimentation carnée pour « la coexistence illimitée, surmontant l’amour
préférentiel et l’empathie ciblée, en vue de s’initier à une forme surhumaine
de solidarité inter-animale. […] seul le droit, et non plus seulement les
sentiments d’empathie, peut garantir une forme de protection aux êtres vivants
pris dans le processus de marchandisation », voix dont le philosophe allemand
Peter Sloterdijk se fait l’écho dans l’article qui ouvre le numéro (Des voix en faveur des animaux), traduit
de l’allemand par le philosophe spécialiste de l’écologie et de la question
animale Stéphane Hicham Afeissa.
Ce
nœud complexe de concepts philosophiques et de propositions politiques originé
par la réflexion autour des bêtes et de la bêtise, s’est compliqué ultérieurement
dans le cours de l’élaboration du numéro, d’une part, par une réflexion sur
l’esthétique, et, d’autre part, par l’irruption de multiples animaux, de
« bêtes » dont la réalité déborde de tous côtés les concepts, « bêtes »
présentes de plus en plus dans l’art, dans le design, dans les recherches de
terrain. Dans son article sur Les
Ambassadeurs, qui commente le travail artistique de Lydie Jean-Dit-Pannel, et
l’inscrit dans le bestiaire fabuleux des édifices de la ville de Dijon,
l’historienne et critique Martine Le Gac fait ainsi défiler devant les yeux des
lecteurs une chouette, une chauve-souris, des loups et des perroquets, des
animaux domestiques, sauvages et fantastiques, des animaux culturels et des
animaux ambassadeurs, que l’art n’a jamais cessé d’interroger, de représenter
et d’utiliser pour nourrir l’imaginaire collectif à travers les siècles, même
quand le discours philosophique s’efforçait (de façon sacrificielle, comme nous
l’a si bien montré Derrida) de les exclure pour laisser la place à l’humain et
aux puissances prétendument exclusives du logos.
Dans
Toujours la vie invente…, Manola
Antonioli évoque la question du biomimétisme. Si les designers, les architectes et les artistes se
sont toujours tournés vers la nature pour imiter la beauté de ses formes et
s’en inspirer, le biomimétisme cherche aujourd’hui à observer la nature pour
inventer des solutions écologiques aux problèmes qui se posent dans les
domaines les plus divers (l’agriculture, l’informatique, la science des
matériaux, l’industrie) et pour développer des nouvelles interactions entre
l’homme et ses environnements, animaux, végétaux et techniques.
Toujours
dans le domaine du design, Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand présentent
leur travail autour des animaux qui a donné lieu à l’exposition « Les
Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? » dans le cadre de
l’édition 2013 de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne
2 : animaux qui vivent sur les terres contaminées dans la zone interdite
autour de Fukushima, production d’animaux mécaniques et inquiétants,
propositions d’interventions numériques susceptibles d’adoucir les conditions
cruelles de l’élevage industriel, autant de pistes pour imaginer de nouvelles
relations entre l’homme et le vivant (Porcs
en parcs). Virginie Mézan-Muxart et Gaëlle Caublot nous présentent la
figure méconnue du Médiateur Faune sauvage,
qui sert de « passeur » entre les humains et des animaux
(« intrus-artistes ») qui demandent à partager les maisons et les
territoires, suscitant des craintes ou des rejets ou, à l’inverse, en poussant
les habitants à aménager leur espace pour accueillir ces nouveaux hôtes.
Jean-Philippe Cazier en faisant la recension de
l’ouvrage Le parti-pris des animaux raconte
la démarche de l’auteur Jean-Christophe Bailly : « Il s’agit d’ouvrir
des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les
animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et
une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. Bailly regarde les animaux au
plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur
vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se
dissimuler, de construire un territoire. Par cette approche empirique, il
s’agit de “suivre leurs lignes et d’élargir par là même
notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche”, c’est-à-dire de
trouver avec les animaux les
conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. »
Tous
ces parcours entre les bêtes et la bêtise, la philosophie et la politique,
l’homme et les animaux, nous embarquent (comme l’écrivent Marie-Haude Caraës et
Claire Lemarchand dans leur article) « dans une mise en cause profonde de
ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution
copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière
vous et à vous projeter, inquiets, vers le monde qui se profile. »
Manola Antonioli et Elias Jabre
[1]
Jacques Derrida, Séminaire La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Paris, Galilée,
2008, p. 442-443.
[2] http://www.collectifpsychiatrie.fr/: En 2009, trente-neuf professionnels de plusieurs
horizons, ont lancé un appel face à la violence de l’Etat et au projet de
rétention de sûreté et au dépistage, dès l’enfance, des futurs délinquants.
[4] J. Derrida, La Bête et le souverain, volume
I (2001-2002), Ibid., p. 395.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire