Philosophes d'aujourd'hui 7
Il est toujours possible, après coup, de retracer un parcours
philosophique en feuilletant sa logique interne. Il est possible ensuite, et
c’est parfois souhaitable, que l’on prenne position, en déterminant et en
clarifiant la silhouette des ennemis (il y en a, nécessairement, et chacun a
bien sûr les siens). Il est évident aussi que l’on s’inscrit de fait dans une
mouvance, un geste, une manière de philosopher (sans parler de style, qui
est rare). Tout cela va de soi, est infiniment complexe et intéressant, mais finit
par toucher, au-delà de ces diverses positions et poses repérables, à la
complexion matérielle d’une singularité individuelle, psychique et
existentielle. À cet égard, Nietzsche avait parfaitement raison en registrant in fine le philosopher non à une
typologie théorique et académique, mais à une économie et une symptomatologie
des corps et des âmes inscrites à chaque fois dans une disposition idiosyncrasique
de l’existence.
C’est pourquoi une passion
philosophique – j’entends ce qui fait passer à l’acte, à enseigner (vraiment),
à écrire (en assumant), à exister par là (absolument, jusqu’à la solitude
parfois) – ne paraît pas décidable de façon purement philosophique,
c’est-à-dire objectivée, normée et typologisée. La philosophie qui vient, comme
celle qui est venue, provient certes de conditions matérielles déterminées
(comme on disait dans le temps), de plis subjectifs et de rencontres
contingentes, mais plus amplement de lieux et de situations topologiques qui, à
l’examen, s’avèrent déterminantes et constituantes.
En somme, quitte à heurter, mais s’agissant des principes, de
ce qui conduit une manière de philosopher, on peut soutenir qu’un tel geste
inauguralement ne se décide pas. Le choix n’est pas philosophique, il est
seulement calcul de ce que l’on voudra (d’intérêt, de politique, de valeur).
Une philosophie du compte est ce qui
apparaît de la philosophie. En revanche, la pratique philosophique accompagnée
de son contenu ne s’y réduit pas. Elle est plus secrète, moins assignable, plus
décisive. Elle interdit, sous l’angle d’une vérité possible, que la pensée
puisse être déliée de ce qui l’a nourrie, de ce qui l’a abreuvée, de ce qui l’a
fait bourgeonner et fleurir. Et cela, quels que soient la nature et le sujet de
ce dont on écrit avec sa voix, son corps et son désir. À cet égard, on
éliminera seulement de la pertinence philosophique le projet d’une seule
régulation du langage (dans la dite « philosophie analytique »),
comme si ce dernier pouvait être manipulé comme un objet, assujetti aux seules
règles de la logique et dénoué de toute parole qui n’est jamais que désir et
existence. La raison connaît ainsi son délire, accompagné de tous les effets de
la psychose. Ne délire pas qui l’on croit.
*
Ces considérations nous rappellent, en bon platonisme dans
lequel on ne peut que se reconnaître, que la philosophie est un élan, qu’elle n’inaugure pas tout à fait
puisqu’il est toujours déjà prêt à se stimuler. Il n’y a, de ce point de vue, que
des occasions, des moments et des lieux de réminiscence. Et si valeur il y a
effectivement de cet élan, c’est qu’il ne cesse de s’épuiser, c’est-à-dire de
se relancer dans son Eros. La raison
pour laquelle la philosophie a connu des crises négatives, des épuisements
réels, tient à ce qu’elle s’est affaissée en maniement d’idées. Les idées sont
les ennemies de la pensée et même de la philosophie. Un philosophe n’a pas à
avoir d’idées, que du reste tout le monde a. La preuve majeure en est, on dira
le symptôme de cela, la concentration du philosophique en un système. C’est
aussi que ce dernier terme est parfaitement mal compris. Hegel nous instruit à
ce sujet. Si la philosophie a à être systématique, au risque de ne pas avoir
lieu du tout, ce n’est pas au sens où il lui faudrait établir une vérité totale
et définitive, mais en ce qu’elle est sans cesse en jeu, totalement, âme et corps, Esprit et nature réunis, formes et
figures assemblées, positif et négatif noués, absolu et relatif entrelacés,
essence et existence traversées, humain et divins dialogués, bref en ce que l’inquiétude
ne se calme que pour être réactivée, comme l’existence même. À la majesté
grandiose du système hegelien ne répond que l’extrême modestie de son propos. À
la froideur sèche du concept correspond la turbulence de ce qui l’anime. À
l’univocité concentrique apparente de l’écriture philosophique, qui n’est
pourtant pas soutenue par la moindre démonstration, ne s’articule en réalité
que le mouvement sans fin des contraires, comme d’une raison déchirée,
questionnée et renaissante. En surprise d’elle-même, la raison ne cesse de
creuser son objet, sa res, la chose
elle-même, dont elle partage l’étymologie (reor).
*
Et c’est bien cet élan qui fut reconnaissable à Strasbourg,
ce lieu philosophique, car il
convient de reconnaître à la philosophie des lieux. « Strasbourg »,
ce fut le lieu de conjonction de la pensée et de l’existence. Ce fut une vie
philosophique, ce qui ne signifie pas ce qu’on pourrait croire. Mais une
philosophie dans la vie et non hors de la vie, comme on voit aujourd’hui dans
les frontières internes des Universités, des publications normées, avec des
mots-clés.
Le lieu aura eu lieu. Mais qu’est-ce qui aura eu lieu au
juste ? La question n’est guère triviale et dans sa fulgurance n’attend
pas nécessairement une réponse, tellement elle demeure agissante et en quelque
façon se suffit, fidèle, à elle-même en son déploiement, jusqu’à présent. Il me
vient pourtant ceci, pour être le plus concis possible, de Friedrich Schlegel, Dialogue sur la poésie (Gespräch über Poesie), 1800 (une belle
date inaugurale d’envoi), qui ne m’a jamais quitté, contrairement à moi qui
l’ait parfois oublié, signe que la vérité est ce qui nous tient et non pas
l’inverse, que « l’art romantique » est en somme l’entreprise, en fin
de compte l’expérience, la faculté de
briser toutes les limites de la norme et de se « transporter dans le beau trouble de la fantaisie, le chaos originel de
la nature humaine ». C’est ce que j’ai appris au contact de Philippe
Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy, à la fin des années 70, lorsqu’ils
préparaient dans leur cours commun, auquel ce fut un bonheur d’assister, L’Absolu littéraire. Concernant l’idée
qu’il m’est possible de me faire de la philosophie, aujourd’hui, je ne vois pas
ce qu’il faudrait y changer. Le sentiment du « transport », l’exaltation et le plaisir de la pensée,
l’émotion en somme devant le sens qui vient dans et par la pensée, la beauté en
son « trouble », le souci
et la manière de briser les figures et les représentations, de secouer les
surfaces pour y faire revenir des profondeurs cachées (et inversement),
endormies ou insoupçonnées, la considération à la fois belle et terrible du
« chaos originel » comme
d’une vérité refoulée par la civilisation et même par la culture, tout cela,
donc, en passant par Nietzsche et Freud, énonce l’essentiel.
Et j’ajouterai à peine autre chose, juste une exemplarité,
presqu’à la mesure de la vérité de l’activité philosophique requise par notre
temps (je ne vois rien d’autre, pratiquement, qui s’en rapproche davantage), à
savoir une manière de philosopher et
de lire, face à un livre concrètement ouvert, avec le seul a priori ou présupposé que je laisserai à Max Horkheimer le soin de
décrire, à propos de Hegel : « … Hegel
dissout (auflöst) tout ce qu’il pense
et le met en mouvement ». Hegel, assurément, mais Jean-Luc Nancy
procédait exactement de cette façon (et je l’ai pour ma part vu et entendu lire
Hegel de cette manière, à sa manière). On constatera définitivement qu’il
n’existe pas d’idée qui vaille ; elles n’ont d’intérêt qu’à être
dissoutes, concrètement dénouées – pourquoi pas déconstruites ? Il pourrait s’agir d’un jeu d’enfant, ce que
penser est aussi, ne serait-ce que parce que l’intelligence y fait ses dents et
aime répéter l’annonce de son obstination future, son plaisir par conséquent,
sa douleur également. Seulement, tous les éléments dissous sont incessamment
relancés, remis en selle. Le philosophe est au four et au moulin. Il prend et
reprend les choses comme elles apparaissent, les rajeunit et les vieillit (et
inversement), bref il éprouve leurs formes (leur formation) jusqu’au point où
elles seront devenues des figures dépassées et grises. En vérité, on ne
commence qu’avec du vieux, que l’on pulvérise, disperse et ventile… Et je crois
ne pas me tromper que l’écriture philosophique de Jean-Luc Nancy, pour ne s’en
tenir qu’à elle, est demeurée fidèle à cette pratique. J’y vois une probité que
je ne perçois que rarement dans d’autres bricolages conceptuels.
*
Ce fut donc un lieu : Strasbourg. Et il ne se passe pas
un jour que ce nom de lieu ne se profile à l’arrière-plan de chaque pensée,
chaque parole prononcée en classe, chaque phrase écrite. Il apparaît ainsi que
philosopher ne s’engage pas seulement de lectures, d’influences, de scènes
dialectiques, mais depuis un endroit dont l’envers envoie son halène, la
tonalité de chaque pensée. Quelle qu’elle soit, elle vient sur les bordures de
cette aura.
Il a déjà été rendu hommage à Strasbourg dans un volume publié
par Galilée en 2004 : Penser à
Strasbourg. Ce titre laisse toutefois songeur, car, d’un côté, il est
grandiloquent et prétentieux, et, dans une autre mesure, on ne peut nier son
exactitude (Strasbourg fut en effet un lieu de pensée très singulier, une
marque de la pensée dans ces années-là, comme d’autres lieux en France, certes,
bien qu’en l’occurrence il ne s’agisse précisément pas de la même assiette ;
je songe à la baraque en préfabriqué dans laquelle Deleuze donnait son cours à
l’Université de Paris VIII, à la salle du Collège de France où Barthes et
Foucault enseignaient). Mais la singularité de Strasbourg, ce fut d’être non
seulement un lieu, mais un espace et une géographie, et autre chose encore.
Je dirais que Strasbourg ne fut pas un hasard, et pour
plusieurs raisons. Il y a d’un côté la présence d’une forme de mythe
(l’ouverture vers l’Est, l’Europe centrale, présente et palpable). De cela, Jean-Christophe
Bailly a bien parlé, en particulier dans Tuiles
détachées. Je fus pour ma part peu sensible à ce point, malgré une passion
primitive et comme héritée pour l’Europe centrale, sans doute parce que cette
ville se situait depuis mon enfance sur mon horizon géographique et d’ailleurs
comme mon seul horizon à tout point de vue (je vivais à soixante kilomètres de
là, et Strasbourg est restée longtemps pour moi la seule grande ville. Ainsi,
partir faire des études à Paris fut pour moi un déracinement. Autant je puis
encore aujourd’hui me sentir presque chez moi à Strasbourg, autant ce ne fut
jamais le cas à Paris ou même dans d’autres grandes villes du pays où j’ai
pourtant vécu, à chaque fois, de longues années). Je ne pense pas me tromper en
affirmant que tous mes condisciples étudiants partageaient le même rapport
géographique à la ville et le même sentiment.
D’un autre côté, on ne peut que relever la présence, plus que
les traces de la germanité, qui n’en fait pas vraiment une ville française. Toute
l’architecture du quartier de l’Université, avec ses grandes avenues et ses
ronds-points, est d’origine allemande. Il y a ensuite le parler alsacien, le
parler allemand, le parler français, qui parfois s’interpénètrent et ne cessent
au quotidien de se traduire. Puis la présence protestante, manifeste, sensible
dans la pudeur et même la froideur de Strasbourg. Et encore la présence non
moindre de tout un monde judaïque (audible, perceptible, joyeuse surtout). Le
rythme de l’année y est scandé par des jours de congés (Vendredi saint, 26
décembre, autant de marqueurs forts, puissants, qu’on ne saurait mésestimer – les
Passions de Bach au moment de Pâques,
en gros la présence de la musique) que le Concordat a mis en place. Sans parler
d’un régime à part de la Sécurité sociale, dont le mérite est d’être
aujourd’hui au moins en équilibre (quel mystère tout de même par les temps qui
courent). Pour parler de la France, on dit « l’intérieur », comme si
Strasbourg était toujours en extériorité, sans pour autant s’abandonner à une
autre intériorité qui serait l’Allemagne. Non, Strasbourg est ailleurs, n’est
pas dedans, est à part, au dehors d’on ne sait trop quoi au juste. Il y a donc
des faits : la frontière (qui existe toujours, il suffit de se transporter
à Kehl en passant le pont, le monde n’est plus le même), les langues,
l’histoire, des traditions.
Mais dans « Strasbourg », on saisit surtout une
Idée, une Idée dont la forme est néanmoins impossible à dessiner, qui fait
songer à une pensée en train de se faire. C’est une Idée qui tremble, flotte,
un équilibre statique, une mouvance interne qui ne saurait se déverser ou se
libérer totalement dans chacun de ses actes de libération. Je dirais pour ma
part que Strasbourg est l’Idée de la liberté mue intérieurement par sa loi
singulière de libération.
Dans le cadre universitaire, Strasbourg est singulière
également. L’histoire de cette Université est longue, on la devine encore en
regardant l’immense bâtiment, dont les statues des Grands Allemands sont le
rappel (Luther, Goethe, Herder, Schiller, etc…). Et puis l’Université fut
déplacée pendant la guerre à Clermont-Ferrand. Elle ne se laissa pas intimider.
De grands noms sont passés par cette université. Très longtemps, elle fut un
strapontin pour la Sorbonne. Levinas et Blanchot y firent leurs études, ce qui
n’est pas sans signifiance pour la suite ni pour personne qui y étudia. Enfin,
Strasbourg c’est aussi la présence que je vérifie à chaque fois par des signes
de Georg Büchner, et celle du situationnisme. Toutes ces réalités et ces
données appellent des échos et des conséquences.
À Strasbourg, donc, une Idée s’est formée, du moins fut
effleurée, en tout cas reprise. Une Idée, c’est-à-dire une conjonction
d’éléments qui n’ont jamais vraiment donné lieu à une configuration réelle,
immédiatement repérable et saisissable comme une substance, mais plutôt à une
sorte de constellation effrangée. Ces éléments sont au demeurant nombreux et
toute la difficulté, et non la simplification, est d’en saisir la nervure principale
après laquelle la pensée ne cesse fidèlement de courir.
*
Strasbourg, ce fut un lieu et un moment, un geste et un
mouvement. Et ces qualités, bien que palpables sur le coup, eurent en même
temps un caractère si effrangé, avons-nous dit, que leurs dates et leur
description ne tiennent pas à quelque imprécision due à la mémoire mais à leur
singularité même.
Il y eut pourtant des dates. L’enseignement incomparable de
Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe pendant les années 76-81 dans lequel
le passé (la Grèce, l’Allemagne) engageait la contrainte de devoir nous,
Modernes, nous déterminer. Plus concrètement, c’est hélas négligé depuis -et
pourtant si crucial-, les « Etats généraux de la philosophie », à la
fin des années 70, lorsque l’enseignement de la philosophie fut mis en danger
par le gouvernement Barre et sous la présidence de Giscard. Ce point m’apparaît
en effet crucial, dans la mesure où il fit sortir pour nous de l’ombre, dans
tous les sens du terme, la figure de Jacques Derrida, et surtout en ce que la
philosophie se devait à elle-même non seulement une défense, mais
essentiellement une nouvelle affirmation, sous des formes inédites dans
l’écriture, dans la forme, dans la productions de nouveaux contenus et
phénomènes, dans l’enseignement au premier chef. (Toute cette affaire est bien
sûr à reprendre…). À cet égard, il n’est pas anodin que Jean-Luc Nancy se soit
investi si pleinement dans cette problématique, devenue largement politique et
institutionnelle, sous le sigle du Greph (Groupe de recherche sur
l’enseignement de la philosophie en France). Et puis nous sortions, sans le
savoir, des Trente glorieuses, nous entrions dans la crise qui perdurera
jusqu’à aujourd’hui, nous prenions acte, là aussi sans le savoir réellement, de
ce que le Siècle venait de réaliser, bref nous avions affaire, toujours sans le
savoir vraiment et sans véritable préparation, tant la construction
philosophique du problème cachait encore la réalité effective qui constituait
son objet, à notre temps. La confrontation, donc, de la l’acte de philosopher
avec notre temps.
J’ai émis l’idée, plus haut, que « Strasbourg » fut
un moment, un geste et un mouvement. Et lorsque je mentionne ensuite un
« geste », je voudrais entendre par là qu’une Idée s’est élevée,
qu’elle a tenté pendant toutes ces années de se manifester, qu’elle fut pendant
toute cette séquence palpable, respirable en quelque sorte, mais qu’elle ne
s’effectua pas. Sans doute cela tenait-il à la nature même de cette Idée. Sans
doute aussi cette Idée ne fut-elle jamais que son tracé, ce qui laisse
entrevoir d’emblée qu’elle fut inséparable des traces qu’elle inscrivait et
dont nous sommes quelques-uns à être les héritiers. Dans cet étrange parcours
temporel, de ce geste émis vers l’avenir (ce que la pensée devait être, mêlant
à la fois une exigence éthique et une exigence à l’égard de ce qui vient) qui
constitue aussitôt son passé, à moins que les choses ne procèdent aussi d’un
passé constitué vers sa projection diffractée dans l’avenir, l’Idée en question
fut à l’évidence, car cela est attestable par les discours tenus dans les cours
de Nancy et Lacoue-Labarthe, celle encore, actualisée parce que vérifiée par
son analyse, du premier romantisme d’Iena. Et encore l’idée qui y présida dans
« Le plus ancien programme
systématique de l’idéalisme allemand », enfin ce papier que l’on
dénomme ainsi, sans savoir au juste qui de Hegel, de Schelling ou encore,
pourquoi pas de Hölderlin, l’aurait rédigé.
Sans entrer ici dans la reprise de toute cette analyse, on
peut toutefois souligner quelques points. D’une part, « Strasbourg »
devenait un lieu (désirait être un
lieu, se désirait lui-même), un site d’émergence, comme le fut Iena, ce dont la
réflexion de Jean-Luc Nancy, qui clôt pour ainsi dire la séquence proprement
temporelle de « Strasbourg », atteste. Et ce lieu ne pouvait pas être
Paris ; il ne le pouvait pas, car la marginalité, le discours venu de côté
était consubstantiel à l’entreprise, à son contenu et à son projet. D’autre
part, « Strasbourg » fut un acte de conscience, une réflexivité, une
reprise de ce que la pensée, en suspens, requerrait d’elle-même, là,
aujourd’hui. Enfin, et c’est à mon sens le plus important, « Strasbourg »,
ce lieu et cette matière vivante, s’opposait à tout formalisme philosophique, à
toute philosophie stricte du concept, comme on disait à l’époque, sachant que
cette manière de philosopher tenait le haut du pavé. Ce que j’entendis dans
« Strasbourg », ce fut cela, dont je ne me suis jamais plus démarqué,
d’où aussi ma résistance de plus en plus forte à la pure théorisation
philosophique, que je pratique néanmoins professionnellement, non sans plaisir,
mais également sans réelle satisfaction.
*
Un programme, avons-nous dit. Juste un programme. Mais un
programme tout de même, à savoir au sens strict l’écriture de ce qui vient, le
dégagement par elle de ce qui vient et qui doit être pensé (cette dernière
expression, combien de fois ne l’ai-je entendu en ce temps-là de la bouche de
Jean-Luc Nancy ?). La pensée donc non pas de ce qui est, mais de ce qui
vient dans ce qui est, qui déborde en aval mais aussi en amont, d’où la
relecture incessante des Grecs, de la tradition allemande. D’où, très directement
et précisément, l’intérêt porté à Heidegger, qui mourut en 1976, et pas si loin
de Strasbourg.
Autrement dit, sans
qu’on puisse prétendre à l’exhaustivité de ce trait qui du reste caractérise
l’Idée en question comme une sorte d’étoile filante, ou de comète que le feu
précède au-delà de sa tête et que la queue continue, rappelle et distribue, la
séquence de « Strasbourg » répétait le Moderne tout en constituant sa
différence, en raison des événements du Siècle, des pensées qui s’y sont
frottées (Heidegger, Benjamin), des catastrophes qui furent sa marque, des
secousses récentes (Mai 68), de la crise morale, politique et économique qui
était en train d’émerger. Ce geste était décidé, il tendait sans cesse vers la
conscience de lui-même (en quelque sorte, il ne fut que cela).
La leçon immédiate que l’on peut en tirer, c’est que « Strasbourg »
fut un lieu et un geste d’essentialité
philosophique. En ce sens, il fut absolument original dans la manière et
« classique » dans sa forme (par « classique », j’entends
qu’il correspond à ce que l’on est en droit d’attendre d’une activité
philosophique, en tant que philosophique). C’est pourquoi il ne s’agissait pas
de philosopher sur des « objets », quels qu’ils soient, ni même sur
des thématiques, mais qu’à chaque fois et tout le temps il important d’aller à
l’essentiel, en tentant de cerner ce qu’il y avait essentiellement à penser
aujourd’hui, ici et maintenant. Je crois, de ce geste, de cette tension, de
cette énergie dépensée, qu’ils furent et qu’ils sont toujours décisifs. C’est
encore à leur égard que je puis moi-même marquer ma fidélité. Dans la pratique,
cela s’exprime par ceci : éliminer de la tentative de penser ce qu’elle
peut avoir de contingent, supprimer de l’activité philosophique, universitaire au
premier chef et même quant à l’enseignement à quelque niveau que ce soit, et
des publications tout ce qui
constitue un écran quant à cette essentialité et qui ne vaut que pour le marché
dans lequel on se parfume de quelques vapeurs philosophiques pour se donner un
genre. De plus en plus, cette essentialité m’apparaît civilisationnelle ou
encore comme une rupture anthropologique (Nietzsche savait cela, très bien,
c’est même ce qu’il annonce). Ce geste ne fut pas toujours, ni même
immédiatement, compris. Il ne l’est toujours pas. Car travailler sur le
romantisme de l’Athenaeum, sur la lecture décisive qu’en fit Benjamin en
particulier, pouvait être reçu au pire comme un travail d’exhumation, au mieux
comme une fascination mimétique pour une période dont on aurait seulement à
imiter l’activité. Or, s’agissant du contenu, il fallait remarquer que
l’Athenaeum ne proposait pas à vrai dire un modèle, mais précisément un geste,
une lancée et un mouvement, dans le
sillage duquel nous nous situons encore, et que ce geste devait être compris,
donc examiné. La même chose pourrait être dite de Hölderlin et de sa tentative
de tragédie (Empédocle), et encore de la tragédie en général, aujourd’hui, dès
lors que son idée possible ou impossible instruit sur ce que nous sommes, nous
Modernes. D’où les réflexions nécessaires sur Nietzsche et la civilisation (le
statut de l’art en notre temps), le débat entre Nietzsche et Wagner tel que
Heidegger en rappelle et en analyse l’importance au début de ses cours sur
l’auteur de la Naissance de la tragédie,
sur l’identité du sujet, sur les masses modernes (toutes les analyses autour de
Freud et de Psychologie collective et
analyse du moi), sur le statut du spéculatif, sur la négativité (donc la
dialectique), sur la césure, le commun, le communisme (la présence et la
lecture de Georges Bataille, de son rapport avec Hegel, de ses analyses de la
représentation, du théâtralité, de la comédie), et pour finir sur l’existence
en général et en particulier.
Du geste au mouvement, il n’y a donc qu’un pas. L’existence,
la politique, l’écriture, l’Université, tout cela fut ébranlé lors de cette
séquence. L’Idée qui y présidait opéra des tremblements, parfois un vacillement
qu’au moins la pensée aura stimulé et laissé entrevoir. Il y eut un
enthousiasme et jusque dans la crise que la problématisation philosophique
rendait palpable, une confiance.
Le plus remarquable, donc, est que « cela »,
« Strasbourg », ait pris une forme, une sorte de forme, disons une
cohérence, par la grâce et la magie secrète d’un lieu. Il y eut des personnes,
beaucoup de conversations et d’échanges, des amitiés et des amours, des locaux
(l’Université évidemment, mais aussi le Lycée Fustel de Coulanges, la Libraire
des Facultés, le restaurant « La Victoire »…) On dira qu’il y eut une
impulsion, et par conséquent une empreinte sur laquelle étaient déjà inscrits un certain nombre de noms,
de textes, de mouvements (le romantisme, le situationnisme) et en définitive de
promesses qui appelaient leurs noms nouveaux.
Ce sont eux qu’à mon sens la pensée, qui est là et qui vient, cherche.
Jamais peut-être l’ambition plus ou moins consciente de ce
qui s’originait en ce lieu ne fut-elle d’un autre ordre, avons-nous dit, que
d’un programme, à la condition,
toutefois, de comprendre qu’il s’est
incliné sur et déversé dans un désir tout aussi nouveau d’existence (comme on voit, avec évidence, chez Jean-Luc Nancy).
Toute l’énergie déployée ne tendait sans doute qu’à sa rédaction, difficile,
impossible. Mais outre l’allure non doctrinale des discours – ce qui ne fut pas
contradictoire avec la radicalité toujours affichée –, en somme l’exigence,
l’impossibilité en question ne se laissait pas mesurer ni évaluer par le
possible.
Disons pour finir au passé ce qu’il me faut penser au futur
(c’est, en effet, toute la question) : il importait de dégager ce qui
n’avait pas encore eu lieu, une sorte d’espace deviné de pensée et d’existence autour
duquel l’époque s’enroulait, qu’il fallait extraire à la manière de la Modernité
de Baudelaire, et auquel il convenait de donner son mouvement et son langage
comme un nouveau-né qui s’engage à parler dans un monde à lui inconnu.
André Hirt
Février 2014
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