dimanche 16 mars 2014

Le vertige des possibles -un film de Vivianne Perelmuter



Cela est arrivé aujourd’hui. Une seule journée dans la vie d’Anne. Une journée qui n’est pas celle d’un homme comme ce fut le cas d’Ulysse de Joyce où subsiste encore la visée d’un tout, fût-il problématique. Rien ne rappelle ici la totalisation d’un récit qui ferait de l’heure le cycle complet d’un monde. Toujours le monde s’était fermé trop vite sur une boucle, celle qui court du matin au soir. Dans le film de Vivianne Perelmuter et les vingt-quatre heures de la pérégrination d’Anne, on ne trouve plus vraiment de monde clos sur soi. Le nom d’ « Anne », au demeurant n’évoque guère le cycle d’une « Année », ni même d’un jour qui en serait l’image. La promenade, l’errance nocturne, glissent en dehors de la chronologie au travers la bifurcation des trottoirs et les carrefours déconnectés de la ville. La démarche est souvent ponctuée par des intersections, contemplation réussie de petites ruelles qui marquent autant d’échappées et de souvenirs avortés. Non pas seulement dans l’espace mais encore dans le temps. Visions brèves, instantanées, montrant dans la rue principale des voies adjacentes ou transversales souvent brillantes et dont la profondeur gagne l’infini, d’autres « a/venirs » ou encore des « a/venues » esquissées. C’est le temps bref d’un carrefour, d’une ruelle croisée en un flash ouvert sur des temps possibles, une autre marche à suivre, une sonorité lointaine, à peine esquissée. L’œil descend ostensiblement dans une  profondeur de champs multiples, heurtés, à peine suggérés dans l’entrelacs des chemins possibles.

Sous cette rumeur du désaccord, sous la trame des textures urbaines, Anne parle, pense, songe à ce qui arrive, crucial par la forme croisée de l’alternative. Toujours sa vie est comme prise dans l’alternateur de lumières et de sonorités dont le film enchaîne les coupures, les recoupements : ou bien… ou bien… ou bien… Voici donc des coupes qui sont déjà comme l’errance de Kierkegaard, penseur de l’actuel, promeneur au "maintenant" indécis, impossible, improbable. Le rappel n'ajoute aucun crédit aux pensées. Le passé n’a pas plus d’autorité sous prétexte du nombre de commémorations qui en marque la fête. Le rituel n’y adjoint aucune certitude. Rien n’y fait, cela aurait pu ne pas se produire, l’événement étant aussi incroyable pour Anne, elle qui se remémore Noé avant le déluge, Noé qui attendait la pluie, la pressentait dans sa menace. La plus ancienne foi reste aujourd’hui tout aussi hésitante, aussi inacceptable et illogique qu’elle ne le fut pour un contemporain des premiers temps. Le passé, authentifié par une habitude, une histoire, la mienne, est aussi incroyable que maintenant, ce présent actuel dont nous voyons qu’il pouvait être autre. Anne est là, je suis là à la suivre en témoin insolite. Et cette rencontre sera si improbable que rien ne saurait l’éroder, la rendre commune, l’effacer par l’usage. 

Anne est attendue chez un ancien ami. Il n’est pas encore rentré et c’est sa femme, belle inconnue, qui l’accueille, dans le silence, l’embarras de n’avoir rien à se dire. Peut-être, pour patienter, regarder les tableaux aux murs, réfléchir au passé qui n’a jamais été présent, aux projets avortés, ceux d’un vieil ami peintre qui croyait en une vie d’artiste… et qui est devenu assureur… agent immobilier... ne se souvenant plus de ce que l’art avait d’inassimilable. Le désir de l’art était là dans la jeunesse mais comme esquisse d’un autre chemin, tout autre, le même pourtant. « Je est tout autre ». Pis, l’autre pourrait se placer sur cette route en moi comme se recoupent les avenues de la ville. Le temps n’est ni le mien ni à personne. Il est redevable d’une rumeur dans laquelle tout événement bifurque sur plusieurs avenirs possibles et plusieurs passés en balance. Une journée d’Anne ne se ferme donc pas tout à fait sur soi, déportée par des avenues qui en recoupent la certitude par autant d’incertitudes. Et toutes les minutes trottent, redevables d’un trottoir qui se brise, pavés disjoints entre lesquels font irruption d’autres assemblages. Ce n’est pas un cycle, mais un vertige. A la différence du cycle le vertige est toujours ouvert quelque part, spiralé au rythme d’un air, air décentré de Mahler dont on entend une symphonie en arrière-plan (même si le son passe souvent sur le devant de la scène). Il s’agit donc d’une spirale irrégulière dont les bords se disjoignent dans la rupture du son, Vivianne Perelmuter portant une attention particulière aux tons rompus des chuchotements et des basses qui traversent les corps et épaississent l’espace d’autant de fantômes.

Mais les fantômes sont avant tout des révélations, des variations de couleurs sur une vitrine ou une surface de magasin. Au milieu du film, une scène particulièrement coloriste déploie par degrés des formes qui naissent sur le lissage d’un mur légèrement vitrifié. Le déplacement de la caméra, lent et processuel induit des formes, un moirage de formes au bord de l’hallucination, modifiant la marche en une création de fresques, fresques murales ou gros plans dérangeants –par exemple le cadrage d’un œil en macro, oeil devenu presque animal, voire mécanique, le corps humain montrant sa face vide, son inquiétante forme machinale. Et de l’œil à la vision l’image traverse l’intégrale de Proust épuisant un petit mur jaune, un pan de mur se rappelant tout autant à Vermeer. Se déroule ainsi l’espace de la réminiscence, le cadrage auquel procède le film de Perelmuter fonctionnant par pans, pan selon pan, pan de trottoir, pan de vitre, pan ouvert dans les pans en forme de portes, de garages, d’impasses derrière lesquelles fourmillent autant de mondes. Et la traversée de la ville au hasard construit patiemment des raccords devenus nécessaires. C’est par exemple en manquant d’argent que la carte bancaire muette lui ferme l’accès à tout hôtel. Mais au travers de ce bug, Anne ouvre un nouveau pan de mémoire, se laisse conduire vers la chambre d’une amie, amante, avec laquelle la vie semble s’associer en une ultime étreinte qui ouvre le film sur une incertitude dont nous ne savions encore rien, si ce n’est que le passé pèse sur l'avenir, un passé lui-même multiforme, passé qui se rejoue en fonction des portes ouvertes ici et maintenant, réouvrant les donnes depuis certaines traces, celles sur les vitres mais encore celles de la route lisse, des pavés équarris, celles qui sont déposées par tous les autres qui nous ressemblent et y laissent des empreintes.

Nous sommes ainsi passés dans un enfer, un enfer qui comme pour Dante témoigne d’un jeu de portes, des couloirs d’habitude passés inaperçus dans les urgences de l’action, du travail qui nous distrait. Il fallait, pour que ces portes redeviennent visibles, le suspens de l’avenir et que se redéploient, sur leur dos, les empreintes par lesquelles elles ont été forcées, là, en une seule journée qui nous appelle, qui nous rappelle le passé pur, l’ensemble des portails de la mémoire. Ceux que nous avions abandonnés au nom de la réussite, de l’ascension sociale, de l’oubli… L’errance n’est donc pas un échec, une incapacité de créer. Dans l’errance, la distraction, la vacuité remontent les éventualités, les événements avortés, la face passive d’une vie qui nous tient comme un vent dans le dos. L’errance n’est pas la fatigue du découragement. Elle est un épuisement, l’épuisement des possibles qui éparpillent les dés, comme les signes d'une écriture japonaise, signes tombés en pluie sur la page de riz et qui relancent le jeu, le vertige de leur chute. Alors soudainement, aux rues de Paris, se superposent le nappage de Venise, le mappage liquide du macadam cédant aux sombres clapotis des barques et des avenues d’eaux.  


J-Cl. Martin

Sortie du film le 19 mars au Saint-André des arts, tous les jours (week-end compris) sauf le mardi à 13 heures. Pendant deux semaines.


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