"La fiction, si elle n’est pas réelle au sens d’une histoire effectivement avérée, n’en comporte pas moins une forme de vérité. Vérité fabuleuse, celle d’un temps à venir, mais sans doute encore celle qui conteste ce temps par la capacité à sortir de son horizon si étroit. La série des Aliens nous confronte à des épisodes invraisemblables, dont l’horreur n’a pas d’égal. On comprendra certes que les événéments qui y sont relatés sont issus de l’imagination. Il n’empêche, la fiction, l’imagination, aussi fantastiques soient-elles, n’ont cependant rien de commun avec l’illusion, avec l’erreur d’appréciation. La fabulation suppose pour le moins des éléments de cohérence. Si on ne peut accorder aucun crédit aux faits relatés dans Alien, le montage des plans, le développement de l’intrigue comportent une part métaphysique dont l’exactitude est surprenante.
Qu’une fiction puisse être vraie, la littérature nous en avait déjà donné la leçon, nous montrant des personnages irréels dont les vertus, la logique des passions étaient exemplaires : des modèles d’intelligibilité relativement à notre mode d’existence. Ulysse ne ressemble à personne. Il vit dans l’extraordinaire, mais cette « extériorité » reste une extériorité pour notre « ordinaire ». Il s’y situe, vient le fendre comme en y ouvrant un devenir, un autre monde dans le monde, une bordure qui témoigne de l’ontologie plus que de l’histoire. Il en va de même de la série des Aliens dont le vaisseau part à la dérive, nous porte hors de nos préoccupations quotidiennes en direction d’un réel enrichi, d’une densité incomparable.
Cet ensemble d’essais cherche à rendre visible ce que les images de cette aventure extra-terrestre retiennent de notre monde autant que ce qui peut lui échapper. On y découvrira des clefs concernant nos préoccupations bien réelles quant à qui nous est étranger, à l’invasion pandémique, à la procréation, au clonage, à la différence sexuelle, aux rapports que nous entretenons avec les robots, sans parler de la frontière même de ce que nous appelons l’humanité. Un humain, ce n’est pas un corps, mais un ensemble de relations extérieures à nos cellules, des relations que la génétique ne permet pas d’interroger. Nos valeurs, notre foi n’ont rien d’endogène mais témoignent d’un plan externe et comme extra-terrestre, au point que l’origine du pensable n’est jamais tout à fait darwinienne. Comment la pensée commence ? Pourquoi des machines ou des animaux nous donnent au cinéma le sentiment de se mettre à penser, hors de tout territoire ? Il y a dans l’humain quelque chose de « créatiogène », en rupture avec tout milieu. Cette frontière de l’humain, qu’elle soit darwinienne ou non, est toujours en prise avec d’autres espèces. Un monstre ne pourrait-il devenir humain ? Un androïde ne possède-t-il pas une forme de surhumanité angélique — pour ne pas dire maléfique — qui compromet l’idée d’une essence concernant notre espèce en mutation, espèce sans bords clairs, dont le mode d’existence dit « humain » n’est pas biologique ou, en tout cas, ne trouve pas dans la biologie sa véritable définition, la machine se montrant capable d’intelligence quand la procréation devient artificielle.
C’est cette hybridation que chaque contribution explore dans une forme d’interrogation propre à la philosophie. Cette philosophie trouve au cinéma une quatrième dimension pour la pensée, du moins un laboratoire où se trouve configuré ce que nous pouvions soupçonner quant à nos origines et à notre destin supposé. Se décline ainsi une forme de mythologie qui parle de nos craintes comme de notre lueur lucide vis-à-vis du vide devant nous, ici même comme demain, ou encore vis-à-vis du chaos de notre provenance, en lequel la fiction nous replonge, ayant fait exploser la barrière de nos croyances, de nos convictions et de nos assurances premières."
Textes: Elie During, Raphaël Bessis, Charles H. Gerbet, Laurent de Sutter, Frédéric Neyrat, Marika Moisseeff, Antoine Hatzenberger, Véronique Bergen, Peter Szendy, J-Cl. Martin
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