dimanche 26 janvier 2014

Résurrection de Hegel / C.V. Boundas - J.C. Martin

Philosophes d'aujourd'hui 4






Constantin V. Boundas : J'ai été intrigué par le fait que vous, l'un des meilleurs lecteurs de Deleuze aujourd'hui, choisissiez d'écrire sur Hegel (Une intrigue criminelle de la philosophie) sans même laisser de côté votre vision aux accents deleuziens. Vous avez écrit sur Borges, Van Gogh, Aristote et Nancy, mais pour nous Anglo-Américains, vous êtes mieux connu comme étant un lecteur de Deleuze -et pour une bonne raison. Lorsqu'en 1989 j'ai approché Deleuze et lui ait demandé de m'aider à choisir des collaborateurs pour le volume que nous lui avions consacré Dorothea Olkowski et moi même, il a parlé de vous avec une confiance totale. Vous étiez, à cette époque, en train d'achever vos Ossuaires, et vos Variations n'avaient pas encore été publiées. Il connaissait évidemment l'existence de votre livre -il avait déjà composé la lettre qui sert maintenant de préface -et nous la connaissions aussi (2010), grâce à la traduction que les Presses Universitaires d'Edimbourg avaient rendu disponible. Votre profonde compréhension de Deleuze, votre fidélité créative à son travail, et votre dextérité à tisser des variations qui suivent les modulations de sa pensée justifient amplement la confiance que Deleuze avait en vous, tout en révélant votre capacité à penser et écrire en accord avec les lignes de fuite Deleuziennes. Mais je ne peux pas vous cacher la surprise que j'ai ressentie en lisant dans la Postface de votre livre en anglais que vous éprouviez la nécessité de composer une variation supplémentaire -cette fois, avec Hegel à l'esprit- dans laquelle « l'ennemi trouvera une meilleure place dans le réseau des amitiés introduites par Deleuze ». 
Nous devrions alors commencer notre discussion sur votre livre par ce point polémique… Sous ce rapport, un essai récent évoque le « ressentiment à l'encontre de Hegel » et ajoute que « de tous les philosophes majeurs étudiés par Deleuze […] Hegel reçoit de loin le traitement le moins compatissant. Alors que dans tous les autres cas, Deleuze est capable de retrouver quelque chose d'utile pour sa propre philosophie, sa critique de Hegel est presque inexorablement négative » (Baugg 2009: 130). Nous pourrions donc essayer du coup de discuter ces arguments très spécifiques : la philosophie de Hegel est celle de l'identité; la phénoménologie est un humanisme; l'aspect central de la négation étouffe les voix de l'affirmation ; le désir s'effondre dans le besoin etc, etc, –arguments qui fondent les commentaires de l’œuvre de Hegel mais conduisent vos propres évaluations à refuser de façon frappante l’ensemble de ces réquisits. Mais, avant de nous engager sur cette voie, pourriez vous peut-être nous ramener à une époque plus ancienne -celle de la naissance et de l'origine de votre besoin de chercher des « contrepoints et des singularités à la patience de la négation ? » Comment et pourquoi un lecteur comme vous éprouve-t-il le désir de ré-ouvrir ces dossiers sur la relation entre Deleuze et Hegel?



J-Cl. Martin : Question ample et complexe dont je retiens quelques moments au vol. Pourquoi au fond revenir à Hegel lorsqu’on marche dans les pas de Deleuze ? Deleuze évidemment ne doit pas grand-chose à Hegel et je m’en voudrais d’affirmer que Hegel a déjà pensé les multiplicités ou les variétés Deleuziennes. Dire en demi-teinte que Hegel avait déjà tracé l’horizon du pensable contemporain, c’est dire au fond que Deleuze ou Derrida n’existent pas en propre, qu’ils n’ont rien inventé et qu’il suffirait de revenir vers ces précurseurs autrement plus intéressants que sont Hegel ou Schelling. Cette manière d’annuler la spécificité de la pensée contemporaine par un retour à Marx ou Hegel ne correspond pas du tout à ma position et la lecture que Deleuze aurait pratiquée sur Marx eût été très différente de Marx lui-même. Il faudrait être singulièrement rétréci pour ne pas comprendre que Deleuze et Hegel ne participent pas du même siècle, ni de la même époque, et il est impossible de trouver dans Hegel ce que Deleuze déploie à partir d’une autre « image de la pensée ». Il me semble évidemment que Hegel lui-même refuserait de le faire, de réduire Deleuze s’il pouvait le lire, tant il avait à cœur de distinguer les âges du monde, montrant comment l’ « expérience » de la conscience supposait une forme d’empirisme impossible à ne pas percevoir dans la « Phénoménologie de l’esprit » qui retourne bien à l’apparaître au lieu de se satisfaire de l’essence idéale.
Alors, « pourquoi Deleuze ne pouvait-il pas apprécier Hegel ? » c’est sans doute une autre question qui tient précisément à la manière dont il conçoit la différence et la répétition. La ritournelle, par exemple, n’est pas le mouvement d’un cycle, ou encore d’une encyclopédie. Voilà, on est sur des terrains très différents, des milieux qui ne se recouvrent pas et dont l’éthologie des concepts ne sera pas comparable en raison d’une image de la pensée strictement incompatible (on y reviendra). Il me semble en revanche que si Hegel est un ennemi pour Deleuze, cette posture de l’ennemi devient intéressante en la rapprochant de la manière dont, dans « Qu’est- ce que la philosophe ? » Deleuze fait de l’ami le moteur de la philosophie. Amis et ennemis sont au cœur de l’histoire de la philosophie, comme on le voit, par exemple chez Sénèque qui, au sein d’un empire (où l’on ne cesse de se déplacer), montre une amitié plus forte que le lien familial, mais amitié très changeante pourtant, ouverte aux rencontres, aux nombreux déplacements, tandis que la cité grecque était préoccupée par la rivalité de clans et des oppositions, des querelles intestines que Hegel dénonce également dans son analyse de la famille (Anti/gone etc). Je pense avec Deleuze que chaque époque se définit par cette posture de l’ami. "Facebook" en donnerait un exemple aujourd'hui : tout le monde y est tellement ami qu’on aimerait bien quelques ennemis pour nous lire vraiment plutôt que de survoler les simples clichés et annonces mises en Buzz. De tels amis sont quelque fois (pas toujours évidemment) de bien tristes compagnons. Heureux donc celui qui possède des ennemis. Il me semble que Hegel est au fond l’ennemi que Deleuze attendait, l’ennemi qu’il méritait et qui nous obligerait à relire Deleuze selon une nouvelle stratégie plutôt que de nous contenter de la répétition parfois ridicule à laquelle se livrent les amis en usant de la «déterritorialisation», du «rhizome» sans même réfléchir à ce que cela veut dire et de façon comique.
Donc Hegel et Deleuze sont des ennemis ! Très bien! Mais comment l’ennemi regarde l’ami, voilà quelque chose de tout à fait intéressant à imaginer! Qu’est-ce qu’il peut lui trouver de si remarquable pour dépasser l’ordinaire de l’indifférence ? Comment l’ordinaire devient remarquable et singulier. Je pense que la manière dont je rapporterais Hegel à Deleuze relève de cette estime qui fait dire à Nietzsche qu’il faut un peu d’air, que l’ami nous étouffe et que celui qui a des amis a beaucoup plus de problèmes avec eux qu’avec les ennemis auxquels il se mesure vraiment.
Outre cette manière de rendre la confrontation à ses points remarquables, je dirais que du point de vue de l’anecdote personnelle, mon livre sur Hegel correspond à une configuration événementielle dans le parcours qui est le mien. J’ai en effet soutenu un mémoire de Maîtrise sur Hegel à l’Université de Strasbourg en 1981 : « Critique de la différence négative ». C’est une lecture de la "Phéno" dont j’ai souvent discuté avec Deleuze, et il me disait toujours à cet égard que c’est bien, ce travail, que « Hegel est le premier à penser le mouvement dans le concept », le concept comme mouvement. Or quand Deleuze dit que tel ou tel est « le premier à… », il le considère justement comme un créateur, l’inventeur d’une notion qu’il signe par son nom. Hegel est le nom du mouvement. C’est incontestable! Mais pour autant, ce mouvement n’est pas celui de Deleuze, le rythme et la danse ne sont pas la même, la négativité ne procède pas selon le mode spinoziste de l’affirmation, ses puissances ne sont pas de même nature. Mais c’est cette différence de nature qui les rend intéressants comme danseurs, comme lutteurs, même à contrecœur et à contretemps quand il s’agit de se battre et de trouver une autre démarche. Cela me fait penser à une remarque de Borges à propos du Tango : c’est un duel, une danse de deux frères ennemis qui se pratique au couteau, une espèce de maniérisme de l’art martial. Sous ce rapport la lecture que je pratique de Hegel rend possible une radiographie de Deleuze, un négatif -au sens photographique que possède ce nom dans la langue française- et qui permet une nouvelle visibilité ; mais à aucun moment il s’agit de dire que Hegel a déjà fait le mouvement de Deleuze à la place de Deleuze qui -nous le savons bien nous qui en sommes ses lecteurs- possède sa propre signature.



Constantin V. Boundas : Les lecteurs de Deleuze savent bien que les philosophies de la différence ne sont pas compatibles avec la pensée de la négation et que la dialectique de Hegel est à la fois une expression et un subterfuge de la volonté servile. Dans Nietzsche et la Philosophie on lit que « à l'affirmation de la différence [la dialectique de Hegel] substitue la négation de ce qui diffère ; à l'affirmation de soi, elle impose la négation de l'autre; et à l'affirmation de l'affirmation, elle surimpose la fameuse négation de la négation ». (Deleuze 1983 : 96). L’on comprend bien que cette liste de substitutions exprime succinctement la critique deleuzienne de Hegel. Même Jean Wahl, dans sa tentative de garantir les prérogatives de la dialectique, et malgré sa considération élogieuse du livre de Deleuze, ne pouvait pas masquer ses réserves à l'encontre de l'effort soutenu de Deleuze d'effacer tous les vestiges de la dialectique encore à l’oeuvre dans la philosophie de Nietzsche (Wahl 1963 : 352-19)

Parmi les lecteurs anglo-américains de Deleuze, il y a une dispute récurrente entre ceux qui croient que Deleuze reste dialecticien en quelque sorte, malgré sa dénonciation d'un certain type de dialectiques, et ceux qui préfèrent s’en tenir à sa posture anti-dialectique, sans aucune qualifications. Comme vous le savez bien, cette querelle n’est pas sans effet sur la lecture des textes en donnant un critère pour marquer la fidélité imperturbable à l'héritage du maître.

La querelle a en effet des implications politico-philosophiques. Il est par conséquent intriguant de découvrir dans votre livre les qualifications subtiles et les hésitations circonspectes qui empêchent la négation -et la dialectique- de devenir l'ennemi juré d'une pensée qui prend son envol depuis les joies de Spinoza et les affirmations de Nietzsche.

Vous soutenez contre toute attente que ceux qui mettent l'accent sur l'omnipotence de la négation dans la philosophie de Hegel ne doivent pas occulter le fait que c'est bien la négation qui empêche le système de se refermer sur lui-même. De plus, vous écrivez, « le négatif n’est opérant que dans la chose possédant en elle-même la puissance, la capacité de supporter et de mener à terme le manque qui la tenaille de l’intérieur. Au-delà du manque, il y a la force d’une être qui manifeste l’aptitude au dépassement de soi » (Martin 2010b : 29). Ou encore, lorsque vous parlez du besoin et du désir, vous dites : « Nous sommes loin d'un pur manque, loin du vide d'un désir qui se soumet passivement à l'objet dont il se remplirait mécaniquement (...) ce n'est pas une question de privation, mais plutôt d'une véritable force, une poussée et une tendance qui vient de l'organisme prêt à utiliser cette division qui mène à relier son intérieur à un extérieur' (Martin 2010b : 57)

Et, pour faire bonne mesure, vous citez la « Logique » de Hegel : « La négativité est la pulsation immanente d'un mouvement vivant autonome et spontané » (Hegel 1929: 70). Du coup, quand vous parlez de la dialectique hégélienne, vous la caractérisez d'une façon qui la rapproche du démasquement critique que nous sommes habitués à associer plutôt à la généalogie : « Hegel nomme ce retournement ‘dialectique’ : une entreprise critique qui vise à faire tomber les masques jusque dans les recoins les plus sublimes dissimulés derrière une morale d’esclave ou de valet » (Martin 2010b : 191). Mais que diriez-vous à celui qui vous accuserait de mêler les lignes en soumettant la négation à une affirmation originelle ? Démasquer et créer, ce n'est pas la même chose, n'est-ce pas?





J-C Martin : Il me semble que la dialectique déplait à Deleuze pour des raisons qui ne sont pas seulement morales mais tout autant instrumentales. La dialectique est un instrument. Le retour éternel en est un tout autre. Alors que valent ces instruments sur le plan fonctionnel et est-ce que la morale ne dépend pas de fonctions dont Nietzsche découvre les effets les plus lointains, les plus inattendus au titre d’une symptomatologie ? Il est vrai que la dialectique est l’instrument du faible dans la lecture que Deleuze réserve à Nietzsche et que les forces actives n’opèrent pas selon un mode dialectique. On pourra parler d’antidialectique sous ce rapport même si le mot « anti » est déjà trop dialectique… L’affirmation, du coup, sort des schémas dialectiques en ce qu’elle est d’emblée tournée vers l’avenir, javelot lancé sur une terre inconnue dont les règles ne sont pas les mêmes que celles qu’on nous proposait depuis toujours, tandis que la dialectique répète à l’identique des formes d’exploration redevables à la mémoire et, par conséquent, elle reste prisonnière du passé, comme l’âne dont Nietzsche disait qu’il se répète. Il faut dépasser l’obstination de l’âne. C’est la question de l’oubli, l’oubli salvateur de celui qui affirme, le cri créateur d’une force libérée de toute rengaine.

N’empêche qu’on ne peut en rester à cette vision et l’exporter sur le tout de l’œuvre Deleuzienne. Il s’agit évidemment d’un moment important et qui vaut entièrement au sein de l’interprétation que Deleuze réserve à Nietzsche. L’erreur serait de quitter le plan instrumental, de penser que l’outil de cette distinction sélective entre le passif et l’actif pourra se projeter comme un absolu sur les autres textes de Deleuze. Imaginons Deleuze dans la posture un peu rigide de celui qui forcerait ce schéma et l'exporterait au-delà du territoire sur lequel il vaut. Peut-on délocaliser, changer de territoire sans que les concepts eux-mêmes se modifient ? Il faut veiller à ne pas geler les oppositions, à ne pas bricoler du dualisme par obstination et fidélité à Deleuze. Quand Deleuze se met à lire Bergson, le voilà soudainement devant des notions qui demandent une nouvelle boite à outils. On peut comprendre immédiatement que le couple Matière et Mémoire ne fonctionnera pas sur le mode actif-réactif, c’est une nouvelle machine à construire. Si l’oubli est une belle chose quand on se situe sur la coupe pratiquée dans Nietzsche, c’est en revanche la mémoire qui s’impose sur la coupe pratiquée dans l’œuvre de Bergson. Il faut donc faire preuve de prudence lorsqu’on lit Deleuze et voir à quel niveau on se place, au point d’ailleurs que dans « Qu’est-ce que la philosophie », Hegel apparait lui-même aux yeux de Deleuze comme un dramaturge important dans l’organisation des « moments » et des « figures » qui composent les dimensions du concept. Ce n’est pas une contradiction dans l’économie de l’œuvre, c’est simplement un redéploiement des instruments. Et donc si Deleuze n’est pas dialecticien, il n’empêche qu’il reconstruit un immense agencement à partir de Bergson dont L’évolution créatrice donne le montage « Historial » tandis que Matière et mémoire produit le pendant « Logique ». C’est dans cette relecture de Bergson que Deleuze découvre vraiment les multiplicités, le nouveau couple actuel/virtuel, très différent de celui de l’actif/réactif. Devant cette nouveauté du terrain rencontré, on se mesure à des plans qui évidemment se recouvrent, réalisent des stratifications, des extensions, des enveloppements qui vont diffuser dans la matière et se contracter en mémoire. Le cône de Bergson est une machine fortement plus complexe que la circonvolution de l’éternel retour même si on peut essayer les deux machines et éprouver des intensités similaires ici et là. En revanche, il me semble que sur ce plan là, l’usinage demande d’autres alliances, d’autres amis que les Nietzschéens dont je suis un lecteur acharné. Dans cette usine, l’ennemi Hegel peut apparaître comme un partenaire aussi intéressant que Nietzsche, à condition de s’attacher aux textes que Hegel réserve à l’idée de vie, et même de machine, avant même de parler de désir.

Mais je reviens à la dialectique. Que les hégéliens l’aient transformée en rengaine, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, persistant dans la même erreur qu’un Deleuzien qui forcerait un concept à envahir tous les plans de l’œuvre. Pour ma part, je retiens de la dialectique son coté « dialecte », un dialecte qui se glisse dans les marges, qui infiltre les bas-fonds de la culture occidentale pour faire entendre une langue très différente de celle de la morale, non sans exhiber parfois ce que la morale recouvre en portant le masque du bon sens et du sens commun. La dialectique donc comme dialecte, mais encore, en-deçà du dialecte et de son folklore d’opéra, la dialectique comme force diabolique, le diable étant par essence dialectique, dans des dialectes mineurs qui font chavirer les pouvoirs de la langue «unilectale» (le mot n’existe pas mais il faudrait l’inventer pour les discours d’autorité, pour la langue pontificale). La grande différence avec Deleuze est donc ailleurs que simplement dialectique/antidialectique dont on comprend bien les enjeux quand on en reste à Nietzsche et la philosophie. Elle tient en tout cas au fait que Deleuze vit une époque dans laquelle l’infini s’éteint en tant que problème, perd son intérêt, n’a plus la même importance, davantage placée devant le Chaos. La dialectique Hégélienne répond me semble-t-il à la question de l’infini moderne quand la logique des multiplicités est davantage une réponse au Chaos devant lequel nous place l’époque contemporaine. J’essaie de prendre en charge ce problème dans mon dernier livre « Plurivers –essai sur la fin du monde » où, en effet, aucune dialectique ne saurait fabriquer encore un monde. Ce n’est pas même le diable qui saurait nous promettre une nouvelle vie, comme il le fait dans Faust, mais des êtres étranges que Deleuze nous fait rencontrer au-delà de tout masque et au travers de l’impersonnalité du devenir-animal. Voilà me semble-t-il la véritable nouveauté de Deleuze, celle qui nous place devant l’animal, devant des sensations animales, des esprits animaux (que l’occident va devoir comprendre avant qu’ils ne meurent) et des machines avant que nous quittions à notre tour la vie. Au contraire, dans la philosophie de Hegel, le devenir est encore pris selon l’opposition nature/culture : comment dépasser l’animal ou comment se libérer des machines. Il n’empêche que dans la « Phénoménologie de l’esprit » où les bêtes sont parfois chassées par la porte au nom du désir essentiellement anthropologique, ma lecture les retrouve qui entrent partout par les fenêtres… Quant aux machines, on aura l’occasion sans doute d’en reparler.



Constantin V. Boundas : Que Hegel critique sévèrement Kant et sa vision morale du monde ne fait aucun doute. Il voit qu'une moralité grandiloquante, forgée sur le devoir, est l'expression d'une volonté servile : une expression vide, à dégager d'un grand coup. Vous exposez cette critique d'une main de maître. Mais est-ce que cette critique fait de lui un précurseur de «Par delà le bien et le mal» ? Et si tel est le cas, avez vous toujours le droit de lire la Phénoménologie comme une intrigue criminelle ? Il me semble que l'affirmation la plus claire de ce pourquoi l'intrigue est criminelle apparaît à la fin de votre livre. Vous écrivez : « L'Absolu ne réalise pas une séparation vers les hauteurs, il n’est pas détaché du monde par sa transcendance. Il se sépare au contraire dans la Chute, mouvement de sombrer et de se diviser suivant un tracé d’immanence. Le mal réalise au fond la racine de la création » (Martin 2010b: 237). Maintenant, si Hegel tient que le mal est à l'origine de la création, vous avez raison de concevoir la Phénoménologie comme une intrigue criminelle. Mais alors, il sera difficile de maintenir que la critique hégélienne de la vision morale donne accès à «Par-delà le bien et le mal». Une approche procédant par-delà bien et mal ne peut être maintenue que si la Chute ouvre la voie à une «maladie» susceptible d’être guérie et non pas un crime, irréparable en lui-même. En d'autres termes, la conclusion de votre livre devrait concilier le crime et le mal -autant que vos précédentes analyses des figures de la mauvaise conscience (le stoïcisme, le scepticisme etc.)- l'avaient réussi. C'était, vous le rappeliez, avec ces figures à l'esprit que vous invoquiez le diagnostic généalogique de Nietzsche. Assimiler, malgré vos précautions, la chute de l'Absolu à un crime fera que la négation aura le dernier mot non sans recourir brutalement au Dieu de «La Logique» repensant sa propre pensée mais dont il est probable qu’elle ne correspondra pas tout à fait à l'arché et à l'escathon de la saga Hégélienne…




J-C Martin: Je crois en effet que la philosophie de Hegel n’est pas une philosophie morale et qu’à cet égard il est l’un des premiers à considérer les jugements moraux comme des constructions dont il faut envisager l’histoire. Il y a bien une histoire de la morale et cela est important vis-à-vis de Kant qui pose la morale comme un « fait de la raison » sur lequel rien n’est susceptible d’intervenir. Rien ne la touche, ne s’exerce sur elle, si ce n’est la morale elle-même. Ce que Kant d’ailleurs nomme liberté. On comprendra ainsi que toute morale comme telle sera catégorique. Pour Kant «le fait de la raison» que représente «l’impératif catégorique» est un universel dont la causalité sera absolument inconditionnée, autonome vis-à-vis de la causalité naturelle. L’impératif est le fait premier qu’on ne peut que respecter sans le dériver d’aucune détermination antérieure. Rien avant lui ! La critique kantienne se donne finalement ce qu’il fallait interroger. Peut-on critiquer autrement, plus fortement ? La critique de Hegel consiste en effet à montrer que la morale est elle-même un phénomène, un mode d’apparition historiquement déterminé. Ce fait que la morale se donne comme un absolu, il faut donc en reprendre la formation réelle. Dire que la morale est autonome cela conduit Kant vers l’apparence d’un fait inaugural qui serait valable en tout temps et en tout lieu. Kant a donc tout fait pour soustraire la morale à une phénoménologie. Hegel au contraire se dit qu’une véritable critique doit se montrer moins naïve, que critiquer la raison qui se croit pure, cela doit aller au-delà, bien au-delà des prétentions de la raison théorique pour englober le champ pratique, lui-même encore trop métaphysique et illusoire. Produire une histoire de la raison pratique, personne n’y avait songé mis à part les « Lumières » avec lesquelles Hegel va renouer selon beaucoup de précision. Dire qu’il y a une origine des jugements moraux, c’est affirmer que cette figure n’a pas toujours existé, qu’il convient de retrouver le point où telle ou telle forme commence, se manifeste ici alors qu’ailleurs ce seront bien d’autres formes qui prévalent. Cette soumission de la morale à une origine et à un commencement qu’elle ne veut pas voir, cela s’appelle pour moi une « généalogie de la morale ». Mais elle est différente de celle de Nietzsche sur bien des points, ce dernier étant plus attentif à la dimension psychique et pulsionnelle du dispositif moral quand Hegel insiste sur les faits sociaux et la variation géo-historique des jugements moraux. Est-ce criminel de penser de cette manière ou le mot que j’emploie reste-t-il une simple métaphore ?

Un tel geste me semble criminel eu égard à l’idéalisme allemand. Je pense que l’entreprise de Hegel pour un Fichte, pris dans la splendeur du moi=moi, serait celle d’un fou dangereux, insensible à l'immaculée conception de la morale en laquelle l’idéalisme va essayer de noyer la raison théorique elle-même, prenant l’impératif catégorique comme l’origine du monde, du monde comme volonté (Schopenhauer doit tout à Kant sur ce point et me paraît constituer la dernière forme de l’idéalisme quand il devient sceptique). J’ai essayé de reprendre Hegel dans "l’image de la pensée" qui dominait son époque, de le replacer à l’intérieur des philosophies de l’identité absolue pour m’apercevoir que Hegel ne fait pas partie de la famille ayant des difficultés avec l’Université, ce qui me le rendait assez sympathique, je dois dire... En tout cas, Hegel ne peut apparaitre autrement que comme un renégat et il est certain qu’il prépare le terrain d’une méthode que Nietzsche ne peut que reprendre à son compte lorsqu’il se détourne de Schopenhauer. Il y a là une rupture qui prend le nom de Hegel, un point singulier qui ne colle pas avec son époque et qui dans cette marge fera scandale, nécessairement incompris, maudit par ses pairs.

Voilà le premier point criminel. Il est pour ainsi dire intra-philosophique. Mais il faut compter sur une occurrence non-philosophique encore et voir comment Hegel se comportait vis-à-vis de son temps pour qu’il en vienne à se comparer à une vieille chouette nocturne. Il se trouve en effet que ridiculisé par les journaux de son temps qui moquèrent son abstraction, Hegel répond par l’exemple du criminel : le criminel est jugé par l’opinion qui exige des coupables et qui sous ce rapport montre une abstraction bien plus grande, un jugement qui s’abstrait de toutes les circonstances pourvu qu’on désigne un coupable, qu’on le condamne au plus vite. C’est là l’abstraction expéditive du jugement de Dieu. Hegel me semble ainsi prendre place du côté de ceux qu’on nomme des criminels, c'est-à-dire du côté des empêcheurs de penser en rond, transgressant les catégories morales en montrant qu’elles ne sont que des croyances spontanées dont use une société pour se protéger elle-même. Du coup la liberté n’est plus du côté de la morale, elle n’est plus l’élégant «factum rationis» de Kant, mais elle se place du côté de l’exclu, du paria, de l’esclave, de ce que Foucault appellerait les « hommes infâmes ». On comprendra dès lors que l’esclave n’est plus seulement le «réactif» mais que sa liberté comporte un potentiel insurrectionnel dont Kant avait eu horreur lorsqu’on lit le dévouement aux maîtres qu’il manifeste dans «Qu’est-ce que les lumières?». Voilà entre autre pourquoi je dis que Hegel n’est pas idéaliste et qu’il est impossible de le placer à côté de Kant ou Fichte, qu’il manifeste au contraire un puissant mouvement de chute, la chute créatrice ouvrant des potentialités nouvelles. Sombrer, ce n’est pas seulement s’enfoncer dans le ressentiment et la culpabilité, mais c’est entrer dans une vie nouvelle, celles des humiliés et des offensés, dans le sous-sol des hommes infâmes et des bêtes de somme. Du coup, la manière de soumettre la morale à une généalogie, cela me parait effectivement plus radical que l’insistance avec laquelle on cherche à oublier ce côté criminel du jeune philosophe pour lire, l’esprit plus tranquille, la « Logique » de Hegel, très en retrait par rapport à cet élan contestataire de la Phéno. Mais, même là, je pense qu’une nouvelle lecture de la « Logique » s’impose -et je ne sais pas si j’aurais le temps ou le goût de la faire… J’évoque un peu ce problème dans «Plurivers» en rapprochant Hegel de Russell. La Science de la Logique me paraît de plus en plus convenir à une logique du paradoxe. Elle produit une pulvérisation de son éminence fondative. Mais c’est là un point complexe que je laisse pour le moment en suspens m’étant déjà un peu éloigné de votre question sur la chute, essentielle à mes yeux, mais pour des raisons que j’aborde dans d’autres textes difficiles à évoquer ici.





Constantin V. Boundas : Vous avez écrit que la philosophie n'est pas une anthropologie et que Hegel, par un geste comparable à celui de Nietzsche, exige que l'homme soit surmonté. « La phénoménologie de l’esprit ne se confond jamais avec un humanisme et l’existence au nom de laquelle Hegel nous instruit ne se réduit pas à la liberté de l’homme » (Martin 2010b: 218). Et vous poursuiviez en disant : «L'intrigue hégélienne se dresse vers un dispositif logique, vers l’appréhension d'une pensée dont les notions ne dépendent plus de l'homme, mais réclame la création d'un mode de narration impersonnel et inhumain, redevable au Concept capable de s'exposer selon ses propres voies, de s’innerver dans une vie au-delà de la vie, non cérébrale, non organique (…)». (Martin 2010b: 221)

Néanmoins, vous admettez une différence de forme et de contenu entre laPhénoménologie et La Science de la Logique. La Phénoménologie est un «conte d'initiation»; la Science de la Logique demande que la logique « soit comprise comme le système de la pure raison...[Son] contenu réside en l'exposition de Dieu, tel qu'il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d'un esprit fini».(Hegel 1929: 44; 50). Il me semble que cette différence demande que vous nous offriez une explication plus élaborée que celle que vous donnez de la relation entre la Phénoménologie et laLogique. Quelle est la relation entre le conte d'initiation et le noēsis noēseos? Comment peut-on être initié à la pensée d'un Dieu avant la Création si le parcours initiatique passe par le chemin du Dasein? Comment Hegel réussit là où Heidegger et Bultmann ont échoués? Il semble que nous avons besoin d'une démonstration plus détaillée -que Hegel soit ou non un anti-humaniste et à supposer que son anti-humanisme puisse être considéré comme une variation de Deleuze lui-même.

Il y a encore une de vos revendications qui me fait douter : «L'homme », dites vous, « dans la finitude de ses valeurs les plus rudimentaires […] fait l’expérience d’un désir au terme duquel il s’apparaît à lui-même comme un être qui doit être dépassé » (Martin 2010b: 218). Bien, je vous accorde que Hegel pense ainsi. Mais quand vous ajoutez : «C'est le désir qui fait dérailler la vie simplement organique en direction de l'inorganique de l'art et la philosophie» on y perçoit un accent peut-être deleuzien, mais je ne suis pour l'instant pas convaincu que ce soit très hégélien. Par des termes comme «déraillement», «désir», et «homme à vaincre», certains lecteurs de Hegel semblent avoir établi une déification de l'homme, plus qu'une production de la vie de l'inorganique…






J-C Martin : Bien, c’est une question très complexe, qui déborde le cadre de la Phénoménologie à laquelle je me suis attaché de manière exclusive -et je ne sais trop par quel bout la prendre… Commençons d’abord par Heidegger ! Il y a chez Hegel l’appréhension de modes d’existences dont l’enchaînement prend le nom d’Esprit et pas du tout celui de «sujet» ou de «substance». On ne peut compter sur aucun sujet qui soit donné, logiquement constructible, ni sur aucune substance accessible à la raison humaine comme une forme a priori. L’esprit naît plutôt d’une chute, d’un processus de défaillance de l’essence dont seuls les caractères les plus «illogiques» montrent un rapport à l’existence. Les meilleurs candidats à l’exister ne sont pas les essences parfaites (comme chez Descartes où nous sommes seulement sûrs que la perfection existe nécessairement). C’est autrement qu’il faut envisager l’essence dans sa puissance de se manifester. Au point qu’on pourrait soutenir que c’est seulement les essences accidentelles, les incohérences notables dont on pourra attendre des effets surgissants ou surprenants capables pour cette raison d’engager une Histoire, monstrueuse du reste. C’est la question de Borges qui se demande comment rêver un homme, le faire passer de la logique à l’existence. Si vous voulez, je ne pense pas qu’on puisse considérer l’Histoire chez Hegel comme une histoire de la métaphysique. Ce sont d’autres dimensions que celles de la métaphysique qui vont nous entraîner au cœur de l’Histoire dont la fiction sera d'ailleurs une composante essentielle. C’est sans doute par là qu’il faut relire le statut même du mal dans la Phéno… (mon criminel n’étant pas un assassin, mais le paria, l’exclu logique autant qu’ontologique).

Donc l'« Esprit » ainsi fictionné n’est pas à entendre comme une espèce d’entendement de Dieu, ni comme la manifestation de la perfection humaine et, en ce sens, le mot « Dasein » pourrait nous aider à comprendre sa profonde « inhumanité », sachant que Heidegger refusera également de faire du Dasein la propriété de l’homme. Mais pour autant, si leDasein est l’expression d’un monde plus que de l’homme, il me semble que pour Heidegger ni la pierre, ni l’animal ne se montrent en rapport avec le Dasein tandis que chez Hegel on peut compter sur des formes inchoatives de l’Esprit, des formes dites-vous inorganiques (comme le caillou qui fait des ronds dans l’eau, le dolmen…). Le mot « esprit objectif » me paraît intéressant sous ce rapport. Et donc les bourgeons, les animaux, montrent des formations spirituelles au point d’ailleurs que Hegel va chercher par exemple dans les bourgeons une figure du mouvement, une force de dépassement (Aufhebung) que je refuse d’envisager comme une métaphore.

Et puis si on porte le regard du côté de la grandeur d’âme, les choses ne s’arrangent pas vraiment comme l’ont compris tous les mystiques. L’esprit n’est pas plus humain dans ses balbutiements animaux qu’il ne le sera dans son accès à l’éternité qui suppose la mort de l’homme. C’est l’exemple même du Christ qui meurt en entraînant dans sa chute l’homme autant que Dieu. Je pense que pour toutes ces raisons, on se place très loin de Heidegger pour qui la vérité n’est évidemment pas seulement logique, ni une affaire de raisonnement juste (apophantique), mais quelque chose qui se dissimule et qui est posé dans un retrait. Il y a chez Heidegger une vénération des présocratiques, une espèce de phantasme Archéologique vraiment muséal, une nostalgie qu’on ne trouve pas chez Hegel qui montre sans cesse que l’Egypte ou la Grèce ne possèdent aucune vérité qu’on aurait perdue et qu’il faudrait restaurer par les moyens de l’étymologie dont je dirais qu’elle est un des sommets des préoccupations humanistes. Et je rajouterais que, sous ce rapport, Heidegger et Nietzsche montrent des parentés philologiques, une préoccupation philologique qu’on n’a pas du tout chez Hegel dont le travail est rarement axé sur la langue, ni sur ses voiles métaphoriques ni sur ses éclaircies occultes. Si Hegel n’est pas Nietzschéen, c’est aussi en ce sens et par la manière accidentelle/fictive qu’il aura d’envisager le rapport de la Logique et de l’Existence.

L’inorganique pour moi veut dire ici deux choses. Il s’agit d’abord dans la « Logique » comprise à partir de la « Phénoménologie » d’un désir de recomposer les facultés sous un réagencement nouveau, incompris jusqu’alors, et qu’on peut nommer « Esprit ». Mais ce réagencement ne passe pas, chez Hegel, par une réflexion sur le discours ou sur des procédures de langage comme c’est le cas chez Heidegger et parfois chez Derrida. Il y a chez Hegel le refus d’en passer par la langue (dont il faut bien reconnaître qu’elle est la forme la plus aboutie de l’organisme et de l’organisation de ses corpus). Je trouve partout, en lisant Hegel, l’exemple, le jeu transversal de processus qui débordent fortement le fonctionnement de l’énonciation, les rapports discursifs, pour nous entrainer précisément dans d’autres logiques, celle d’un estomac qui digère, d’un animal qui dévore, d’une plante qui empoisonne, d’une araignée qui suce le sang de sa victime, d’une guillotine qui tranche les têtes. Et cela marche par des voies fictionnelles ou imageantes qui ne sont pas du tout celles de la signification –au point d’ailleurs de rendre Hegel illisible. Voilà : je crois qu’il y a des fonctions, des fonctionnements chez Hegel que nous n’avons pas sus voir sans doute à cause du primat donné à la langue depuis Nietzsche et de notre obstination à enfermer la Logique dans les carcans de la grammaire ou de la proposition (qu’une grammatologie se devrait justement de déconstruire). Et je suis sûr que c’est cette réduction appauvrissante à la grammaire que Hegel fait exploser lorsqu’il pense à la rédaction d’une «Logique» après l’achèvement de la «Phénoménologie». Quant à la question de l’art, il ne s’agit pas pour lui explicitement de Poésie et de Tragédie, mais de bien d’autres formes de visibilités où il sera question d’un Esprit qui n’est pas du tout filtré par les rets du langage et dont l’esthétique montre l’antihumanisme en déboulonnant le rapport de l’art à l’imitation ou à la beauté. Mais c’est là déjà un autre point qui risquerait de nous détourner de notre propos…




Constantin V. Boundas : Permettez-moi de vous citer une fois de plus : « Le livre de Hegel déploie deux plans dont la vitesse de composition n’est pas la même : la série déchaînée –conflictuelle- des ‘figures’ agissantes dont nous avons conscience à titre d’événements et celle qui reprend à chaque section un autre point de l’interprétation : une reprise que l’acteur de l’Histoire ne perçoit pas, ne sachant pas lire ce qu’il fait, ignorant le devenir qu’il ourdit. Cette ligne du sens passe ‘derrière son dos’ comme la série plus lente, plus ample des ‘moments’ dont l’historien-philosophe va reprendre le fil pacifié à l’envers, rétrospectivement» ( Martin 2010b, 130). Votre façon de vous référer à ces deux plans me conduit à penser que cette distinction préfigure celle de Deleuze entre devenir et Histoire. Une impression qui se confirme lorsque vous reprenez quelques paragraphes précédents les formules de Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie? : «Hegel a défini puissamment le concept par les Figures de sa création et les Moments de son autoposition ; les figures sont devenues des appartenances du concept, parce qu’elles constituent le côté sous lequel le concept est créé par et dans la conscience, à travers la succession des esprits, tandis que les moments dressent l’autre côté » (Deleuze, 1991, p. 16). Il me semble que la différence que Deleuze et Guattari postulent entre devenir et histoire recoupe essentiellement celle plus ancienne du virtuel et de l’actuel. Alors que voulez-vous dire quand vous dites de Hegel (p. 235) que « à l’époque de la Phénoménologie, les amarres de cet être amphibie sont loin d’être trouvées : la réconciliation entre les deux mondes que Hegel sent s’agiter en lui, le réel et le virtuel, s’avère fort éloignée » ? S’agit-il ici d’un lapsus et ne vouliez-vous pas parler plutôt de l’opposition du possible et du virtuel ? Pourriez-vous débrouiller un peu ce qui peut apparaître au lecteur comme un imbroglio conceptuel, sauf à supposer qu’il n’y ait comme vous dites « aucune logique capable d’en rendre compte sans nier précisément ce qui fait la ‘liberté’ de l’existence, à moins de réinventer une Logique et de lui donner un sens qui ne s’effraie point de l’absurde » (Martin 2010, p. 235)?




J-C Martin : Oui, vous avez tout à fait raison pour les deux plans évoqués qui n’adoptent pas le même rythme. J’avais à cœur de montrer que l’Histoire, au sens de Hegel, n’est pas seulement une succession de faits enchaînés selon la circulation ternaire de ce qu’on appelle la dialectique mais qu’il s’agit d’une histoire sérielle, très différente de celle des historiens de son temps. Sérielle et qualitative. Je voudrais tout de même attirer l’attention sur le fait suivant : le mot « dialectique » n’apparaît pour ainsi dire jamais dans le texte de la Phéno et, quand c’est le cas, c’est de façon extrêmement minimaliste, timide, comme pour décrire un mouvement immanent, un processus qui retourne sur soi, s’enroule sur soi. Rien à voir avec le sens du mot chez Platon, Aristote ou Kant qui en font un usage chaque fois spécifique. Qu’ont fait les commentateurs de Hegel? Et bien, ils ont vu de la dialectique partout, au point d’oublier tous les événements incroyables et extraordinaires dont parle Hegel dans la «Phénoménologie» et tout autant d’ailleurs dans la «Logique». Ils ont retenu la forme d’une ossature ternaire, se disant heureux et rassurés que la chose enfin s’éclaire, que le reste est purement décoratif. On comprendra donc que j’ai utilisé la procédure inverse.

On peut parfaitement oublier ce mot « dialectique » qui n’intervient que trois fois dans la Phéno, ou alors il faudrait l’expliquer un peu, expliquer pourquoi au niveau de la « Phénoménologie » on va se montrer «plus Hégélien que Hegel» mais si avare de justifications. Si la lecture de Hegel a été forcée, ce n’est sans doute pas par moi qui ai cherché à remonter vers ce penseur emblématique de manière amicale (sans d’ailleurs effacer mes griefs dans d’autres de mes livres ou l’abord n’est pas le même et dans lesquels les critiques avaient leur place et leur justification). Donc oui, il y a chez Hegel deux plans, le plan pacifié des moments et le plan déchaîné des figures qui se recoupent selon une méthode qu’on peut appeler "dialectique" si on y tient, mais sans oublier les vertus infernales de la dialectique dont je parlais en 3, la richesse des dialectes qui en émanent au point de rendre obscure l’exposition du système. Et j’ai évidement pensé à la phrase de Deleuze sur Spinoza qui distingue la chaîne volcanique des «scolies» de la ligne continue des «propositions» dans l’Ethique. Disons simplement que je n’ai pas pu résister au désir de lire Hegel comme Deleuze m’a appris à lire Spinoza. Et de noter une proximité dans l’accélération du dernier chapitre de la Phéno qui nous fait poser les pieds entièrement dans l’éternité, inaugurant une machine qui n’existait pas au préalable, une machine qui n’est ni «l’éternel retour», ni le «cône de Bergson» et que Hegel nomme le «Savoir absolu». Et croyez moi, elle tourne sur elle, cette machine, avec des efficaces qu’on n’observe sans doute pas ailleurs... Comment aborder une telle machine ? Il me faut bien reconnaître que c’est un total mystère et que le «Savoir Absolu» est si peu logique que personne jusqu’ici n’a été en mesure de nous dire de quoi il retourne, mises à part des déclarations d’intentions pour dire qu’il y a là «Science», «Système» etc… Ce qui est d’ailleurs assez comique si on oublie d’interroger ce que Hegel entend par «Science» ou «Système», ignorant que «la science de l’Esprit» ne doit rien du tout à ce que nous appelons science du côté de la matière et de la nature. Logique objective et logique subjective ne suffiraient pas d’ailleurs pour entrer dans l’émergence de la Logique absolue.

Alors, pour répondre à votre question, je placerais le « réel/actuel » du côté du temps, de la chaine du temps que nous offrent les moments tandis que le virtuel se trouve entièrement occupé de sauts, d’anachronismes, montrant le rythme affolé des figures qui interviennent dans plusieurs moments différents, à des endroits où, comme un démon, elles n’étaient pas attendues, désinvoltes et suprenantes, partageant une insistance que j’appellerais éternité. L'actuel et le virtuel, les moments et les figures tissent un entrelacs entre temps et éternité. Et comment se fait ce passage ? De manière logique ? Ma réponse est « oui », si l’on veut, mais à condition d’entendre cette logique autrement que sous le vocable habituel qui est réservé à ce mot qui n’est pas exempt d’absurdités comme j’essaie de l’expliquer dans la réponse 4 en montrant que « la perfection » ne mène à aucune existence, qu'elle est un simple possible qui ne saurait même prétendre à la virtualité. On me demandera de quelle nature est cette logique paradoxale, cette logique quantique ? Vous suggérez le mot sensation. Et c’est tout à fait exact ! Il s’agit en tout cas de quelque chose qui relève du statut de l’image (tableau), de la circulation des images devenues pour-soi, passant de l’en-soi au pour-soi, au point qu’elles n’ont plus besoin de notre cerveau pour survivre, entièrement libérées dans une forme de sensation pure, presque cinématographique… Bon là, ça devient évidemment difficile, mais c’est ce point qui fait la beauté monstrueuse de l’ensemble, un point de bascule auquel nous reviendrons sans doute tout à l’heure.




Constantin V. Boundas : Vous avez écrit de très beaux passages concernant Antigone, qui résonnent avec les belles pages que Hegel lui a dédiées. Vous abordez ainsi la nécessité de la famille dans l'acquisition de l'identité ; vous avez mis en avant la capacité de la famille à effacer le caractère contingent de la mort; et vous avez suivi Hegel dans sa désexualisation de l’amour sublimé dans la relation frère-soeur. Emouvantes encore sont ces pages que vous avez écrites sur le conflit entre les lois de la cité et celles de la famille ou sur le double aveuglement d'Antigone. Vous avez poursuivi l’analyse en désignant la relation entre frère et soeur comme « une relation immotivée et un véritable corps sans organes » (Martin 2010b : 137). Dans une note en bas de page sur cette désignation, vous avez prétendu que « ce concept de Gilles Deleuze colle incroyablement aux passages que Hegel dédie au concept d'une famille essentiellement non-œdipienne » (Martin 2010b: 137, n.19). En fait, vous suggériez que Freud et Lacan avaient échoué à lire Sophocle avec le soin caractéristique de la lecture que Hegel a su déployer. L'ont-ils fait ou non, ils ne pouvaient pas manquer de reconnaître les anticipations anti-œdipiennes et antipsychiatriques d'Anti/gone (Martin 2010b: 123). Je me demande, en ayant lu toutes ces affirmations, si vous réalisez la hardiesse de votre propre lecture et de vos conclusions. Vous savez bien que l'interprétation que Lacan fait d'Antigone a alimenté les débats parmi les lecteurs qui refusent vigoureusement toute vraisemblance aux désignations "non-Oedpiennes" de ce couple étrange et encore moins « façon corps sans organes ». La lecture lacanienne fait de l'appel à la loi divine d'Antigone une infraction non-viable de l'ordre symbolique (Lacan 1986). Et sans se laisser dépasser, Judith Butler peut contrer nombre d’arguments en découvrant dans cet appel « Le bouleversement et la perversion performatifs et scandaleux de l'ordre symbolique » (Butler 2010). Sur le rôle central d’Antigone dans la tragédie grecque, vous le savez très bien, les interprétations font légion : la suppléance voulue des lois de la cité et de la famille a été prêchée ; le refus d'Antigone d'assumer toute responsabilité a été accentué; l'affirmation selon laquelle le vrai affrontement tragique se produit entre la loi des dieux et leur interdiction de tuer quiconque -ou encore celle qui soumet le droit aux affaires de la cité elle-même- ont montré leur intérêt dans plusieurs lectures. Et toutes ces lectures vont contre la vôtre sans parler du fait que certaines d'entre elles ont inspiré de puissants programmes politiques. Pourriez-vous avoir l’opportunité d'exposer brièvement la valeur de votre approche?




J-C Martin : Je dois dire que ma lecture de Hegel s’est tenue en retrait de bien des croyances et notamment de ce que Lacan pouvait penser parfois avec justesse. En tout cas, pour le peu que j’en connaisse, il y a au moins deux choses fondamentales qui me paraissent différentes de Lacan dans la lecture complexe que je fais d’Antigone. D’une part une reconsidération de Créon dans son « devenir homme » échappant au père dont je ne crois pas qu’il incarne l’autorité, et d’autre part l’impression qu’on va enfin libérer la fille, la jeune femme, la femme -vers laquelle se propulse le devenir- du statut de mère. Créon n’adopte pas plus une attitude de père qu’Antigone endosserait le rôle d’une mère ! Ce que Hegel ne cesse de dire au fond c’est que dans cette distanciation vis-à-vis du couple « père/mère », le rapport « frère/sœur » perd son caractère familial comme j’essaie de le montrer à partir de ce que j’ai cru comprendre de la lecture de Derrida dans « Glas ». Du coup, c’est vrai que j’arrache la tragédie de Sophocle à l’économie de la maison et par conséquent à la psychanalyse pour renouer plutôt avec L’Anti-Œdipe hostile au roman familial. On savait depuis toujours que le complexe d’Œdipe ne marche pas bien pour la fille et Freud sera toujours en difficulté sur ce plan. Il me semble précisément qu’Antigone est une contre-épreuve d’Œdipe et que Freud omet de lire cette suite avant de conclure à sa complexion universelle et faire appel à la castration.

Je crois, au demeurant, que ma lecture tourne le dos à l’habitude qu’on a eu de naturaliser Antigone en tant que représentante d’un droit naturel (maternel par essence) et puis à cette autre tendance qui consiste à culpabiliser Créon, envisagé comme tyran paternaliste mettant en œuvre un droit arbitraire ou simplement positif issue de sa violence. Il n’y a pas dans le récit de Sophocle une véritable opposition droit naturel/droit positif. De même que le féminin et le masculin ont à se libérer de toute naturalisation trop factuelle, Créon a le mérite me semble-t-il de libérer le droit de la terreur des familles, de parier pour un Etat qui n’exerce pas le slogan d’une justice des pères qui viendrait légitimer les guerres saintes dans la défense d’un sol d’essence maternelle. Créon échappe à cette tentation du maternel, à la justice réclamée au nom de la mère. Partout, dans les cours pour jeunes gens au Lycée, on le présente comme un horrible bonhomme, symbole de la froideur de l’Etat, et on s’insurge de ce qu’il répudie le geste d’Antigone tellement plus proche du cœur et de la morale intime. Mais on oublie que l’amour qu’elle témoigne à son frère n’a rien à voir avec une filiation ou quelque chose de « génital/naturel », qu’il est comme extra-famillial en ce qu’il n’attend aucun débouché sexuel ou générique, seul amour pur de toute jouissance et pour ainsi dire placé au-delà du principe du plaisir en un sens nouveau. On est assez loin de la situation incestueuse d’Œdipe et je crois qu’on ne l’a pas assez noté. Ce texte ne marche ni avec les schémas de Freud ni avec Lacan puisque le complexe d’Œdipe ne fonctionne plus dans Antigone au moment où le frère comme la sœur sortent de toute considération incestueuse et même de l’interdit qu’on avait universalisé autour de son nom.

La faute d’Antigone néanmoins sera de se laisser sombrer un moment vers l’attraction d’un droit naturel, happée dans son devenir femme par une capture maternelle cherchant à sauver l’honneur de la famille au lieu de l’image, de l’imago désexualisée du frère qu’elle se devait d’incarner de manière si singulière. C’est d’ailleurs pour cette faute, pour ce destin avorté du « devenir femme » que selon Hegel la cité Grecque ne pouvait tenir ses promesses démocratiques et se laisser déterritorialiser des économies génétiques tandis que l’Empire romain saura mettre en place une amitié extra-familiale, extra-conjugale, pour des raisons nomades dans un Etat où la fonction l’emporte sur l’honneur du nom paternel ou maternel. César en effet n’est pas un nom de famille… Du coup il me semble que ma lecture envoie promener aussi bien l’anthropologie structurale que la psychanalyse pour qui sait lire entre les lignes.




Constantin V. Boundas : « Le cas du Christ implique que Dieu devienne homme seulement à condition que l'homme devienne un être supérieur, un ‘surhomme’, si l'on me permet d'avancer, d'une manière ultime, l'expression qui deviendra celle de Nietzsche lui même » (Martin 2010b: 193). Dieu sort des limites de Sa réclusion perpétuelle, comme Il se nie lui-même en tant qu'Un... « Dans une telle négation de Son retrait, l'approche que l’homme fait de Dieu se prolonge dans la vision que Dieu a de Lui-même. Lui-même, étant pris dans les ourlets de Sa propre dissipation et étant descendu au point où le mal commence à se répandre. Au point où l'oeil de l'homme et celui de Dieu sont tous les deux ouverts sur le même fond […] comme si, sans l'homme, Dieu ne pouvait être capable d'atteindre la connaissance de Lui-même, et, sans Dieu, l'homme ne saurait dépasser son humanité par trop humaine.” (Martin 2010b: 217-8). En d'autres termes, Hegel suggère que la kénose de Dieu est centrale dans la transformation de l'homme. Mais la mort du médiateur révèle que Dieu n'est pas le préalable qui nous extrait de notre détresse. Au lieu de cela, Hegel, regroupant Pâques et la Pentecôte, avance que la mort du médiateur devient la présence de l'Esprit. L'agonie qu'est celle de la prise de conscience que nous, êtres humains, soyons finis devient la prise de conscience de ce que la vie, vécue sur l'autre face de la mort de Dieu, est ce que l'on entend par vie de l'Esprit. Ce pourrait bien être un nouveau genre de vie, qui transcende notre existence préalable. Mais cela justifie-t-il le fait d'appliquer le terme de “surhomme” pour cette humanité nouvelle, conjointement à la rhétorique anti-humaniste que ce terme porte avec lui ? En plus, le double conditionnel qui unit la transformation de l'homme à la mort de Dieu me porte à m'interroger sur la place de la “grâce” dans le Système hégélien. La raison de mon interrogation est celle-ci : l'affirmation centrale de la chrétienté, je l'admets, est que, sotériologiquement parlant, l'homme ne peut s'élever vers la rédemption par ses propres moyens. Dès lors, quand je lis dans votre livre l'accomplissement de l'homme dépassé, j'ai besoin de savoir si la victoire est proclamée à la manière de Nietzsche ou si le Christ est, pour Hegel, celui dont la mort combine la singularité absolue de sa mort à l'universalité de l'Esprit en devenir. C'est là que je vois s'infiltrer tout de même quelque chose comme de la grâce. Qu'en pensez-vous ?




J.-C. Martin : C’est intéressant cette question sur la grâce. Il me semble que la grâce provient en effet du dehors. Je veux dire qu’elle n’est pas humaine, qu’elle s’indure dans des traits et une figure qui se placent au-delà de l’homme en même temps qu’en dehors de Dieu que le Christianisme avait d’ailleurs besoin d’assortir d’un «esprit saint» ou d’une lumière, d’un «fils», enfin d’une trinité très peu paternelle, au bord de l’hérésie. Je vais quitter un peu le plan hégélien –et théologique- pour me faire comprendre, échappant à votre question en me tournant vers mes ouvrages antérieurs sur l’érotisme. La grâce me paraît tenir dans le réseau des lignes qui viennent napper une figure (voir illustrations supra). Elle est une inversion de l’Aura. Elle n’est pas une expression mais plus une impression ou une empreinte, un nexus de courbes qui se rencontrent pour produire une intersection qu’on peut appeler un Sujet, le sujet comme ensemble de coordonnées. Par exemple un orateur romain. Il apprend des gestes, il se moule dans des gestes, une manière, comme un danseur dans une figure qui existe indépendamment de lui en incorporant des signes dont son corps reçoit la signification. Cela pourrait servir très bien à décrire l’extase qui nous met en situation de recevoir une place qui nous attendait, comme une cicatrice qu’on incarne. Je pense très franchement que c’est ainsi qu’il faut comprendre Deleuze lorsqu’il dit dans «Logique du sens» que la blessure nous attendait, que l’événement est un effet de surface que la cause ne peut que remplir d’une certaine façon.

Prenons pour le comprendre encore mieux les dessins de Giacometti. On y verra une multiplicité de traits qui s’entrelacent, une pelote, un entrelacs de fils qui viennent de partout et qui, dans le nœud réalisé, dessinent un portrait. D’où provient alors la figure ? Elle n’était pas préalable comme une substance, elle advient plutôt comme un événement incorporel qui s’incorpore dans une concrétisation, une concrescence singulière de volutes comme dans un ouragan où vient progressivement se dessiner un oeil. Ce n’est donc pas le visage qui rayonne, mais ce sont des lignes du paysage qui vont s’infléchir dans un visage. L’aura inversée ne fuse pas, n’émane pas, mais immane : c’est plutôt comme un effondrement gravitationnel de lignes dont la rencontre fera figure. On touche ainsi aux forces du dehors qui sont véritablement Esprit et qui, de si loin, se joignent dans le mouvement de la grâce.

Donc on voit bien que « Esprit » ne veut pas dire « Conscience » ou « Conscience de soi ». Ce sont au contraire les mouvements de la Conscience qui ont besoin de l’Esprit pour se concaténer. Et si tel est bien le cas, l’homme est effectivement ce qui doit être dépassé vers l’impersonnel qui en constitue la lumière lorsque Dieu lui-même se perd dans sa diffraction comme un univers en expansion ou un plurivers dont James eut quelque idée. Je trouve cela très proche de la photographie ou du cinéma qui sont des arts à capter les interférences de la grâce. Et je me demande si ce n’est pas ce que Hegel entend par la notion de «tableau» circulant dans le «royaume de l’Esprit». On y reviendra ! Mais il me semble que cette manière de faire se rencontrer l’homme et Dieu au milieu de cette lumière traçante qui les conserve et les efface est assez différente de ce que Nietzsche appelait «mort de Dieu» ou Foucault «mort de l’homme». Je dirais que Dieu meurt comme une ampoule qui claque pour libérer la lumière sous laquelle les hommes s’effraient, pris dans l’effraction du devenir, comme en attendant l’événement qui les précède. C’est curieux quand Hegel dit que le philosophe est un «oiseau de nuit». Je ne peux m’empêcher de penser aux yeux de l’Effraie -qui est le nom d’une race de hiboux en français en même temps que de la frayeur, qui est un frayage, c'est-à-dire une composition de rapports en même temps qu’une très grande peur. Oui, je ne peux pas m’empêcher de lire Hegel dans une espèce de bain deleuzien (un peu plus grave peut-être que Deleuze) où existent le cinéma, l’image, le photographique… … Est-ce forcer ce que Hegel dit réellement ? C’est possible et je dirais même que c’est plutôt bon signe. On ne lit un auteur que pour le renouveler au lieu de le répéter avec l’orthodoxie des amis qui l’ont muselé. C’est ma manière d’être ennemi de Hegel, de le réinventer en refusant les lectures qui l’ont béni et assagi jusqu’à la caricature. Mais en même temps, cette manière de comprendre la lumière est tout à fait dans l’époque de Hegel, notamment lorsqu’on sait qu’il est un lecteur du «Traité des couleurs» de Goethe et qu’avec Schelling il découvre les corps comme des phénomènes électriques. C’est une électrisation de la mort de Dieu en quelque sorte dans l’épanchement universel d’un Esprit révélateur. Même la révélation devient une révélation photographique. Mais pour le comprendre il faut parler sans doute d’abord de ce qu’est le concept pour Hegel...




Constantin V. Boundas : Votre chapitre sur le concept hégélien, tel qu'il émerge des pages de la Phénoménologie, aurait pu être écrit de façon tout aussi convaincante et sans aucun ajout ni soustraction à propos du concept Deleuzo-Guattarien tel qu'il apparaît dans les pages de «Qu'est-ce que la philosophie ? » Le concept hégélien n'est pas une notion (Martin 2010b: 23) ; ce n'est pas une abstraction qui retiendrait les caractéristiques générales d'un échantillonnage d'entités similaires (Martin 2010b: 24) ; il n'est pas placé au service de la classification (Martin 2010b: 25) ; il n'est pas le résultat d'une opération intellectuelle subjective (Martin2010b: 24). C'est un processus (Martin 2010b : 24) ; une opération du réel lui-même (Martin 2010b: 24); sa fonction ne sert pas à différencier un groupe d'entités d'un autre mais explique plutôt la constitution interne des choses et la capacité de différents processus à se pourvoir du même rythme (Martin 2010b: 25-6).

Depuis Hegel, vous déclarez que « le concept n'est pas une idéalisation externe aux choses. Il désigne plutôt la force de création et de destruction, une pulsation intime. » (Martin 2010b: 26). Quand on se retourne vers Deleuze, on trouve, répétée dans son travail, l'audacieuse équation entre concepts et événements avec la proclamation tout aussi hardie de l'eventum tantum – l'événement singulier, avec ses différenciations internes. A vous suivre on a le pressentiment tout de même que le virtuel et l’actuel se trouvent articulés déjà du côté du concept hégélien. Donc au final par où faut il faire passer la différence du concept entre Hegel et Deleuze ?





J-C Martin : Vous avez raison sur bien des points, mais je ne pense pas qu’on puisse dire que j’aurais pu écrire la même chose si je m’étais engagé dans une description du concept chez Deleuze. Chez Deleuze nous sommes dans une immanence radicale et c’est également le cas de Hegel. Cela est incontestable, c’est un « cas » de la philosophie, une forme de la philosophie comme système ! Donc on va retrouver chez l’un comme chez l’autre la nécessité d’élever le concept à partir de l’expérience. Il y a une insistance hégélienne sur l’idée d’expérience qui mériterait à elle seule une thèse. Mais ce ne sont sans doute pas les mêmes expériences ici et là. « L’empirisme transcendantal » de Deleuze requiert du virtuel, une forme de différenc/tiation qu’on ne trouve pas dans le mouvement de la différence hégélienne procédant par cycles de figures dans des moments. Mais pour bien faire, il faudrait relire ici Deleuze afin de clarifier la manière d’insister sur l’immanence et le dehors, deux concepts qu’on ne comprend pas toujours et qui peuvent sembler contradictoires. Avant même de lire "Qu’est-ce que la philosophie?" on saisira facilement que la matrice conceptuelle deleuzienne c’est la différenc/tiation dont le couple virtuel/actuel compose les deux ailes. Et donc on a chez Deleuze une idée de la réalité bien plus borgésienne, feuilletée si je puis dire, que chez Hegel. Il y a chez Deleuze plein de strates qui collent aux événements qui se sont actualisés. Je veux parler du double lignage de l’événement chez Deleuze ou le virtuel hante l’actuel mais sans se concrétiser, immense machine chaotique que Hegel ne saurait concevoir en ce qu’il ne connait pas le même dehors –et peut-être refuserait-il ce dehors. Il me semble que Hegel se sert de la négation, du néant tout autant, là où Deleuze découvre le dehors… Bon, mais si maintenant on passe le seuil de "Qu’est-ce que la philosophie?" le concept se montre plus comme une ossature, un ossuaire, un ensemble de fragments qui se combinent de manière constructiviste, une consolidation sèche que Hegel ne partagerait pas davantage lui qui est dans les galets bien ronds, les cercles de cercle, dans des intersections et des fusions plus que dans des ajointements ou des agencements d’extériorités entraînant Deleuze vers l’architecture (d’où par exemple l’importance du mur, de la maison dans «Qu’est-ce que la philosophie?» ou des personnages rythmiques dans "Mille Plateaux" relativement au béton armé). Cela mériterait des développements et une incursion également dans la "Logique" qui nous donnerait une meilleure idée de la chose, mais c’est un travail à faire...
Il y a pour moi beaucoup de choses qui diffèrent mais je peux provisoirement les placer dans un partage assez grossier qui concerne la distinction « Infini/Chaos ». Hegel ne sait rien du Chaos que Deleuze expérimente parce qu’il se place sur une autre échelle des temps. Et on dira la même chose de Spinoza que Deleuze admire. Ce n’est pas la même géographie mentale et par conséquent la teneur du concept ne serait pas de même nature. On oublie du reste qu’un concept chez Deleuze va devoir s’ajointer à des composantes qui ne sont pas de concept : des fonctions de la science et des compositions de l’art avec lesquels il tresse des singularités. Cela est vrai également chez Hegel mais de manière encyclopédique, c'est-à-dire par cycle, là où Deleuze fonctionne par une dramatisation qui repose sur la bifurcation et le réseau. Or ce point est essentiel. Même si j’explorais le côté des ressemblances, le fait pour le concept d’entrer dans des textures qui ne relèvent pas de la philosophie, l’aventure non-philosophique, le concept de multiplicité chez Deleuze va entrer en rapport avec les fonctions fractales de la mathématique et dans les agencements/dispositifs de l’art contemporain dont Hegel ignore tout. Ce ne sont pas les mêmes machines pour moi, mais en ayant essayé les deux, il y a parfois l’envie chez-moi d’accélérer sur l’une de la même manière que sur l’autre, de négocier les virages en passant les mêmes rapports. Cela est inévitable ! C’est une manière de conduite ou pis, la joie de tracter dans le jardin Hégélien des pousses deleuziennes qui vont croître par le milieu et faire trembler un peu les orbites de la Phéno. Chose du reste assez excitante pour celui qui tient les commandes et retrouve une vieille machine avec laquelle faire le fou.
Je reviens pour finir sur un autre point qui me paraît l’invention de Hegel. Le concept est pour lui «Begriff». Il y a là comme une griffure, quelque chose de haptique : ce n’est pas seulement mettre la main sur la chose même pour la saisir, mais c’est plutôt en prendre le relevé, les empreintes, en mémoriser les striures. J’ai fait un travail sur de telles striures dans une livre qui se nomme « Le corps de l’empreinte ». C’est sur le photographique. Et je crois que la relève Hégélienne est un processus photographique, une captation des ombres et des lumières que le Savoir Absolu va détremper, absorber comme un siphon. Voilà déjà une certaine idée, une certaine image de la machine criminelle que Hegel nomme Savoir Absolu, l’Absolu étant également une "solution" en laquelle les événements se détachent pour y laisser des empreintes que le concept va intérioriser. Mais là, on passe d’emblée sur un autre cercle dont la vitesse devient infinie (comme une suite de clins d’œil…).




Constantin V. Boundas : Vous attribuez au Concept hégelien la capacité d'anticiper la vision de l'éternel retour de Nietzsche – cette facture absolument nouvelle du mouvement vous l'appelez « un mouvement mental»(Martin 2010b: 231). A la page suivante de votre livre, vous introduisez alors la notion d' «automate spirituel» par ces mots :«Toute la préface de la Phénoménologie de L'esprit célèbre cet automate spirituel et confère à l'image l'apparence d’un reportage – un report de nos silhouettes, mortes à jamais mais capables de se projeter, de se maintenir sur un support absolu, inaltérable, clair comme une coupe dont ‘écumera notre infinité’».

La notion d' « automate spirituel » provient de Leibniz et Spinoza qui, comme vous le savez parfaitement, joue un rôle important dans la tentative propre à Deleuze d’arracher le mouvement de l’idée à tout idéalisme pour contrer le subjectivisme autant que l’humanisme. Raison pour laquelle on peut comprendre que l'ordo geometricus de l'Ethique de Spinoza n'est pas un choix saugrenu, une insignifiante devise pedagogique choisie pour impressionner les personnes mentalement indisciplinées. C'est la démonstration faite que les lois de la physique (le corps) et les lois de la logique (l'esprit) travaillent de concert ; en d'autres termes, que l'être et la pensée sont identiques dans l'incessante réalisation du virtuel. Vous avez avancé à plusieurs endroits de votre livre que le devenir de Hegel laisse largement place à la contingence. Et nous savons que la présence de l'automate spirituel dans la philosophie de Deleuze permet également de donner à la contingence une place de choix au point de recourir à la "vice diction" au lieu de s'abandonner à la "prédiction". Auriez-vous l'amabilité d'expliquer ici comment l'automate spirituel peut laisser place à la contingence chez Hegel, ou chez Deleuze au travers de cet étrange mouvement?





J-C Martin : Je réponds en bloc : l’Absolu est pour moi un processus qui requiert une espèce de «physique de la pensée», une mécanique qui tourne sur elle-même pour créer néanmoins une puissante vie non-organique qui -dépassé un certain régime- montrera un dynamisme, issu de la contingence mais pour valoir de manière absolument nécessaire (une espèce de coup de dés inverse à Mallarmé ou comme vous dites un processus de vice-diction). Ecrire un livre de philosophie pour moi, ce n’est pas se demander si on en deviendra célèbre, si quelqu’un va vous lire, si la photo est belle, si cela va déboucher sur un destin universitaire, etc. C’est plutôt créer les conditions d’une espèce de grâce dans laquelle on sent monter du fond de la pensée quelque chose qui ne provient pas de nous, ou en tout cas, s’il s’agit d’une idée qui vient de soi, elle communique pourtant avec autre chose qui nous meut et nous fait entrer dans une mécanique folle. C’est là l’aspect contemplatif de la philosophie. Le philosophe n’est pas marchand de livres : il fabrique une sonde, un lemme lunaire capable de poser les pieds dans une région sauvage, se demandant si d’autres vont pouvoir embarquer dans le même vaisseau, s’il existe des machines mieux huilées pour le faire. Je pense que «l’éternel retour» de Nietzsche, «le cône» de Bergson, le «conatus» de Spinoza (1) en forment des exemples et on pourrait en trouver d’autres. C’est à coup sûr ce qui intéressait Deleuze dans la notion de «Corps sans organes». Bergson lui-même dans Les deux sources de la morale dira que « l’univers est une machine à fabriquer des Dieux ». Formule très curieuse en vérité ! Et je pense que Hegel, en nous parlant de «Savoir Absolu» ne veut pas dire qu’il est un homme de Science et que sa lecture nous apprendra quelque chose. Le Savoir Absolu n’est pas un positivisme. Il ne donne la certitude d’aucun fait. Il n’est qu’un sentier, une porte étroite qui s’ouvre sur une vie dont on voit bien qu’elle provient de l’animal, du désir, mais qu’elle va se nicher dans des régions qui ne sont plus seulement organiques. Ce n’est pas simplement de la sublimation des instincts dans un processus secondaire, mais une construction assez directe dans laquelle l’instinct se déverse dans l’éternel (comme la sexualité pointe l’éternité de l’espèce) quitte à entrainer dans la mort celui qui s’y porte et s’agite selon la mécanique capable d’y aller voir. S’ouvrir à la coupe de l’infini sur laquelle s’achève la Phéno, ce n’est pas une mince affaire. Et en y buvant, la question de prouver si nous sommes éternels n’est pas vraiment importante aux yeux du philosophe qui n’est pas un théologien, l’important serait plutôt de vivre dès maintenant en sentant que nous le sommes d’une manière ou d’une autre, faisant l’expérience à même le corps qu’une ligne d’univers vient d’être franchie, comme s’il nous incombait de suivre l’automate spirituel qui sera capable de la créer.

Je pense que cela pourrait entrer en résonance avec des thèmes de William James sur la croyance et le pragmatisme. C’est une question de régime. L’automate spirituel en sous-régime laisse entendre tous les craquements de sa mécanique. Comme une association d’idées qui se ferait au ralenti avec tous les ratés que cela suppose. Et chez Spinoza également il faut trouver la bonne vitesse pour enchaîner les idées. Le 1er genre de connaissance est un raté où les roues dentées s’entrechoquent et grincent. Le 2e genre se porte mieux déjà mais ne cesse de tousser et c’est seulement quand la machine tourne au bon régime que l’automatisme devient créateur d’un nouveau genre de vie. Ce sont des leviers de vitesse, mais pour lancer la mécanique au-delà d’elle-même. Il me semble que chez Hegel, cette mécanique ne suit pas comme chez Spinoza les rouages de l’enchaînement des idées, parallèles aux perceptions dans l’ordre des corps. Au lieu d’usiner l’automatisme de l’idée en se détournant de l’imagination monstrueuse, il y a chez les allemands un renouvellement de Spinoza pratiqué entièrement du coté de l’image, notamment avec Goethe, Hölderlin et Schelling. Pour faire vite, je dirais que Goethe est le premier à construire non pas seulement du mouvement dans l’idée, mais du mouvement dans l’image. L’image s’anime, les disques se colorent et il découvre le jeu des couleurs, leur fusion dans l’œil. Il fabrique des petites machines qui produisent du blanc ou du noir par rotation sur leur axe. Voici donc que l’image se met en mouvement. Cela se produit en même temps que Hegel se met à écrire. Et puis à peine quelque années après la rédaction de la Phéno, Plateau, puis Faraday, inventent la roue, un calice spirituel, qui en faisant alterner des bandes noires et blanches donne lieu à des effets incorporels, virtuels, des mouvements qu’on va exploiter pour faire danser les chevaux ou voler des oiseaux, espèces de lanternes magiques. Voilà, c’est cela le Savoir Absolu, une circulation de tableaux qui vont enregistrer et mettre en mouvement les rayures, les balayures du monde dans une coupe où il se reflète. Ce n’est même pas du cinéma, c’est plutôt le cinéma qui devient possible à partir de là, ce que le cinéma permet de servir et d’actualiser, la machine intellectuelle qui explique pourquoi on s’est mis à faire du cinéma. Du coup quand on a lu les livres de Deleuze sur le cinéma, la chose devient très excitante et on a envie de pousser un peu plus loin les transformations du mouvement et du temps. Je réponds d’une traite à vrai dire sans décomposer votre question, pour ne pas perdre le nerf. Ce qui est sûr, c’est que j’ai lu le chapitre sur le « Savoir Absolu » comme un ensemble photogrammatique capable de dérouler une histoire comme ferait un film muet, en noir et blanc. C’était tout à fait passionnant et inattendu…

Constantin V. Boundas / J-Cl. Martin
(Traduction: Jean-Gauthier Martin)

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