vendredi 31 janvier 2014

"Matérialisme et vitalisme" / Un entretien avec "Culture en mouvement"



Cultures en mouvement: Comment vous situez-vous au sein de la philosophie contemporaine ? ... En tant qu'ami de Gilles Deleuze ?

J-Cl Martin: J'ai fait un livre sur Deleuze et nous nous sommes vus souvent. Une amitié de cette nature modifie considérablement les perspectives et vous force à adopter des notions communes qui débordent largement celles qu'on a coutume de penser seul. Cette amitié profonde m'interdit de me considérer comme disciple, qui indiquerait la voie d'une orthodoxie deleuzienne. Si Deleuze m'a fait confiance c'est parce que, dès le départ, il y avait entre nous autre chose qu'un rapport de maître à disciple, de sorte que je n'ai suivi aucun de ses cours là où, de son côté, il s'interdisait d'intervenir dans le champ de mes préoccupations qui me portaient, à l'époque déjà, vers le Moyen Âge, vers une nouvelle historiographie événementielle qu'on peut lire dans mon ouvrage Ossuaires. Je partage avec Deleuze, l'idée d'un type d'événement qui ne se réduit pas à la majesté des faits de l'actualité. Si le structuralisme nous a permis de nous débarrasser de la chronique des faits et de la considération des actions illustres, s'il réduit à néant l'idée d'un Sujet qui gouvernerait les strates de l'histoire, si donc le recours aux structures insiste sur la position nécessairement dérivée des intentions qui en résultent, une telle histoire devait nécessairement considérer son développement sur de longues durées aux mutations lentes, presque immobiles et par conséquent hostiles à l'idée même d'événement.
Le structuralisme, en même temps qu'il nous débarrassait du sujet de l'histoire, rendait impensable l'advenue d'une forme d'individuation, d'une consistance sociale qui soit événementielle. Ce qui m'intéresse maintenant serait de penser à des formes particulières qui viendraient informer le champ social, des entéléchies qui travailleraient notre histoire, des événements singuliers mais impersonnels qui ne seraient pas imputables à l'action d'un sujet, mais qui en partageraient pourtant l'individualité, un peu comme l'ouragan qui reçoit un nom propre lorsqu'on sent qu'il se fait menaçant sans qu'on puisse dire que cette troisième personne invoquée ressemble à quelque chose de personnel. Aussi devais-je me laisser déporter du côté d'Aristote, vers l'individuation des corps et des choses dans l'ordre de la physique avant de trouver des applications dans le domaine social que je cherche actuellement à mieux évaluer sous l'influence d'un sociologue méconnu: Gabriel Tarde !


Vous semblez établir une filiation entre les œuvres de Platon, Descartes, Kant d'une part et de l'autre celle d'Aristote, Héraclite, Spinoza, Nietzsche... Pourriez-vous situer ces auteurs au regard de leur conception du monde ?

Pour moi, tout gravite autour du concept de Nature. Aussi, la rencontre avec Aristote était-elle inévitable dans la mesure où c'est lui qui produit le concept de Physis : un mouvement qui trouve son principe en lui-même et que j'appelle univers. Cette analyse du mouvement qui verse en soi provient de l'intuition d'un éternel retour qu'Aristote emprunte à Héraclite. Du coup, Nietzsche n'est pas très loin, lui qui dans ses textes de jeunesse parle d'un Zoroastre perdu, imputable à l'œuvre ésotérique d'Aristote, et dont Ainsi Parlait Zarathoustra se présentera comme un écho tardif. Alors, évidemment, Spinoza n’est pas trop éloigné non plus, lui pour qui Dieu est Nature, s'inscrivant dans le sillage d'une Ethique dont, là encore, nous devons le concept à Aristote. C'est très différent du lignage Platon-Descartes-Kant pour lesquels le mouvement ne possède pas en lui-même sa finalité, pas plus que la nature ne verse en soi, ne s'universe.


S'agit-il au fond d'une opposition entre des philosophes qui distinguent un monde intelligible et un monde sensible, une conception mécaniste de la nature et ceux qui, à l'instar d'Aristote, situent « l'immanence d'une âme » qui fait vibrer un monde unique ?

Il y a deux façons de tuer le concept d'âme, soit en l'envoyant balader trop haut dans le ciel pur de l'idée, ce par quoi se reconnaît le geste de la philosophie platonicienne, soit en considérant qu'il y a un mécanisme de la nature, que cette mécanique est dépourvue de mouvement propre, qu'elle se caractérise par un mouvement d'emprunt et se contente de transmettre ce qu'elle reçoit du dehors sous la forme d'une impulsion initiale que Descartes attribuait à Dieu et dont le rôle revient aujourd'hui à ce que nous appelons "Big Bang". Dans cette hypothèse, d'inspiration cartésienne, s'est engouffrée toute la mécanique classique, considérant la nature comme une chose inerte, élevant l'inertie au rang de principe. J'ai cherché dans la physique moderne, les points de résistance à cette inertie et la réintroduction d'un principe vivant au sein de l'espace que j'appelle, avec Aristote, "l'âme du monde". J'en profite au passage pour démolir l'idée selon laquelle Aristote serait responsable de l'obscurantisme qui aurait dû nuire aux développements des sciences et j'effleure ainsi des filiations qui vont du Stagirite à la topologie de Riemann, sans oublier l'idée de "pur espace" par laquelle Faraday redonne une âme au monde. Ce qui m'intéresse, dès lors, c'est d'indiquer que si l'espace se déploie sous l'injonction d'un choc initial, ce déploiement longe une courbure qui le fera revenir sur soi sous la forme de ce qu'on appellerait une bulle d’univers dans le jargon de l' astrophysique contemporaine, une intuition qui renoue avec l'idée héraclitéenne d'éternel retour et qui nous force à réintroduire la finalité au sein de la nature, ne serait-ce que par le mode très aléatoire des "attracteurs étranges".


Pour Aristote, c'est la forme, la structure, l’entéléchie qui compte plus que l'inertie matérielle ? Comment définissez vous cette « âme du monde » ?

J'essaye de répondre au matérialisme mécanique par un matérialisme vital où il devient impossible de distinguer matière et forme, de les répartir sur deux mondes, l'un qui serait intelligible, l’autre sensible et comme débile. La matière, les quatre éléments que reconnaît Aristote, se croisent et se mélangent en se soumettant à un « bassin attracteur » qu’Aristote appelle Entéléchie. Une attraction s'exerce qui est immanente à la matière et qui trouve en elle-même son télos, sa finalité (en-téléchie). C'est en fin de compte l'idée de lieu qui permet à Aristote de décrire ce rapport de la forme et de la matière dont j’ai l’impression que la topologie redécouvre aujourd'hui la vitalité avec le travail de René Thom. Il y a des lieux qui naissent d'après certaines pentes, certains rebroussements, certaines catastrophes que la matière va longer, sur lesquels elle dévale et s'organise de façon chaque fois singulière et qui expliquent peut-être jusqu'aux formations sociales - cette âme collective que j'aimerais, un jour, mettre en relief en m'aidant de Gabriel Tarde et de la bio-politique que Zola parfois me donne à penser. Ces lieux propres communiquent de façon attractive avec ce qu'Aristote appelle le "lieu commun" qui est la sphère en laquelle tourne le monde, l'âme du monde, le manteau drapé du cosmos sur lequel se répartissent les astres autant que les sociétés, un manteau dont les fronces réalisent ce que j'appelle, depuis mon livre sur Deleuze, des événements.


Cultures en mouvement : Vous écrivez; " La divinité d'Aristote se déploie dans la Nature comme une vie artiste ". Cet "animisme " rejoint-il les vibrations du monde qu'exprime l'œuvre de Van Gogh ?

Jean-Clet Martin : Van Gogh rend visibles les lieux dans lesquels les éléments et les formes vivantes subsistent. Une fleur, comme le tournesol, manifeste un ensemble de tensions qui constituent les véritables axes de développement de la plante. Un coquelicot se trouve d'abord replié en un lieu et la fleur, lorsqu'elle tombe hors de ses plis, ne fait qu'épouser le lieu que lui confèrent ses lignes de développement, ses directions de déploiement qu'elle va remplir comme l'eau remplit un vase préalable, selon certaines catastrophes dont le peintre introduit la tourmente à même la toile. C'est cette force de germination du lieu que Van Gogh peint avec ses couleurs. Le traitement de la peinture s'inscrit, avec lui, dans la dynamique des lieux qui s'exprime à travers l'affrontement des couleurs complémentaires et la rupture continue des tons. D'où la déformation de l'étendue, de la perspective qui se bombe en touchant à la courbure du "pur espace". Quelque chose qu'il qualifie de sublime et qui me paraît en rapport avec un mysticisme, un spiritualisme pourtant matérialiste...


Le tableau "Les mangeurs de pommes de terre" illustre-t-il un tel processus ?

Il l'amorce au mieux par la déformation des contours qu'il induit en soumettant le dessin à la couleur. C'est la couleur qui doit dire où s'arrête telle ou telle figure et non le dessin qui imposerait de son trait une limite à la répartition d'ensemble. Il y a tout une tension entre le vert et la couleur pomme de terre qui annonce et signe l'ensemble de sa création future. Mais ce tableau est encore trop soumis au ton, à la nécessité de donner le ton, de décliner autour de cette tonalité les valeurs attachées à la lumière. Il faudra attendre que Van Gogh s'engage dans les tons rompus pour que se manifeste ce frémissement de la nature en lequel on verra fondre les montagnes et pousser l'herbe, comme si la masse minérale devenait liquide et nous donnait à voir l'entéléchie qui l'anime, l'âme qui en commande les tourbillons, chose que, dans des conditions naturelles de perception, il faudrait quelques milliers d'années pour la rendre visible, une espèce d'accélération fulgurante de l'image que Van Gogh appelle patience. Je pense en particulier aux Oliviers avec Alpilles où la montagne se comporte un peu comme une vague, avec des remous qui donnent à voir le lieu vers lequel elle aspire et se tend - une lutte entre éléments qui nous ramène aux torsions du sublunaire chez Aristote que Vincent connaissait, sans le savoir, par sa lecture assidue de Michelet. C'est ainsi la puissance qui passe à l'acte de manière devenue sensible…


La puissance se concentre comme " l'oiseau pose son nid en un lieu propre", d'après une localisation idéale ?

Oui, le nid se place à la jointure des éléments, assez près du vent pour que l'oiseau prenne son envol, sous la protection de la terre que l'arbre dispose en feuillage, à l'abri du soleil qui lui propose sa chaleur, et de la pluie à laquelle il reste ouvert, mais pas trop : équilibre incertain… qui fait le choix du lieu, le bon endroit ! L'oiseau s'y dispose comme à quelque chose qu'il porte avec lui, dans l'effort de la nidification, avant même que le nid ne soit construit. . . une espèce d'image virtuelle que j'ai analysée dans le livre qui porte ce titre et qui s'inscrit sous le signe de l'éternel retour, même s'il est vrai aussi, comme le dit Aristote "qu'une hirondelle ne fait pas le printemps". . .

L'éternel retour; l'attrait d'Aristote pour le mouvement circulaire et parfait renverrait à une conception du bonheur : S'agirait-il de "devenir ce que l'on est" (Nietzsche) et d'occuper ainsi le lieu qui nous serait dévolu ?

Le saumon remonte le fleuve où il est né comme s'il lui fallait renouer avec son lieu propre dans l'exigence de la procréation, l'araignée tisse sa toile selon une proie idéale qui correspond à l'insecte qu'il va capturer un jour ou l’autre. Quelles sont nos propres images virtuelles et qui reviennent selon un temps placé en amont de ce que nous vivons ? - ce sont des questions curieuses dont Jung avait perçu toute l'importance. Mais dans le cas de l'âme humaine, le problème du lieu propre se trouve considérablement déplacé eu égard à l'éthologie animale et "devenir ce que l’on est" prend une signification nouvelle qu'Aristote appelle "éthique", un art d'occuper le plus parfaitement son ethos propre qui prend le nom de bonheur. Une posture particulière lorsque le corps, à la décharge de la cité, n'est plus pris dans les contraintes du travail et de la prudence, une posture qui ne dépend plus du tout de la nécessité de survivre, de consommer et qui fait passer la vie sur un nouveau plan: la contemplation, la contemplation de la roue du cosmos dont chaque instant se dresse vers l'éternité de son retour. Trouver sa place dans ce cas, ce n'est pas se nourrir ou vaquer à sa conservation, c'est trouver pour le désir un chemin capable de satisfaire la part de l'âme qui plonge dans "l'âme du monde" et qui renoue avec des préoccupations vitales quant à l'Intellect, cette faculté par laquelle la pensée revient sur elle-même, verse en soi selon un cercle induisant des percepts particuliers. C'est un autre cercle que celui du saumon qui revient à son lieu... Il s'agit de la vision de son retour, de la vision, en nous, de tout ce qui revient et qui prend ainsi un éclat très puissant. Alors, dans le retour de l'hirondelle nous sommes heureux de contempler le retour comme tel. Ce sont ces percepts spéciaux, mystiques, que je réactive du côté de la peinture de Van Gogh là où le tableau donne à saisir un instant qui a valeur d'éternité, un sourire qui flotte dans la puissance de "toutes les fois en une seule" et qu'il éponge même si la terre devait, un jour, s'écrouler !


Le Kairos, le juste milieu, mènerait-il à l'amitié universelle et par-là à préférer le monde à l'individu crispé sur lui-même ?

En effet, la question est de savoir où nous nous plaçons, nous les hommes! Quel est notre nid à nous ? Et cette localisation idéale peut-elle se satisfaire du lieu propre, de ce lieu en lequel nous nous crispons frileusement sur nous--mêmes ? Je crois, pour ma part, que le Kairos, s'il s'enracine d'abord dans les exigences de la survie, s'il trouve son origine dans la prudence et le calcul, est, une fois libéré de cette contrainte très individuelle, une capacité de se placer en un "lieu commun", celui qui convient du point de vue de l’Intellect, le juste milieu qui passe entre deux pentes vertigineuses, voire entre une infinité de points de fuite au sein desquels se dégage un sentier, une échappée commune à tous, un serpentement qui est amour et qui éveille en nous quelque chose de divin, de surhumain - une amitié non seulement de ceux qui nous ressemblent le plus, une amitié politique certes indispensable, mais une amitié aussi pour les molécules, une amitié pour les astres et les orbes du monde dont on aimerait jusqu’aux couleurs et aux saisons. D'où cette passion universelle pour tout ce qui vit dont témoigne l'amplitude extraordinaire de l'œuvre d'Aristote qui passe de la météorologie à l'oiseau et de l’oiseau aux mouvements célestes de la physique, sans oublier les promenades intellectives de la métaphysique qui viennent peut-¬être après toutes les autres sciences mais sans se placer au-dessus d'elles. Même la théologie nous semble ici redevable à un Dieu qui se confond avec la Nature et dans lequel nous plongeons tous dès lors que nous nous disposons aux vertus de la vie contemplative. En ce sens le philosophe, le physicien et l’artiste se rejoignent dans une unique contemplation, une vision du monde qui nous entraîne, comme vous le dites, à devenir ce que nous sommes, à vouloir revenir à ce que nous sommes, un retour à soi qui nous donne l'impression de revenir pour toujours et de renouer dès maintenant avec tous les printemps qui nous caractérisent déjà dans l'ordre de l'éternel retour. C'est bien cela une pensée qui se pense elle-même… non ?
Propos recueillis par Armand Touati et Thierry Lepage en 1999

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