Philosophes d'aujourd'hui 5
Qu’on la nomme métaphysique,
ontologique ou existentielle, la question majeure de la philosophie concerne
l’être. Non pas toutefois au sens d’une différence entre ontologique (l’être)
et ontique (l’étant), ni d’une différence entre essence (le quid) et existence (le quod). La première différence
significative dans le problème ontologique est celle qui sépare
le-pauvre-en-monde (règnes du minéral et du végétal, pour différer d’avec
Heidegger), l’être-en-milieu (l’animal) et le-faire-et-voir-monde (l’homme).
A l’intérieur de
cette différence, il s’en trouve une autre, qui ne concerne que l’homme, et qui
porte sur la différence entre les façons
de voir le monde. Si l’on reprend les formules leibniziennes qui ouvrent
toute métaphysique, demander « pourquoi il y a quelque chose plutôt que
rien » peut en effet se rapporter à la première différence (au sens :
« Comment fait-on un monde, que peut-on appeler monde ?») tandis que
demander « pourquoi les choses sont ainsi plutôt qu’ainsi » se
rapporte à la seconde différence (au sens : « quelle est la
différence, dans les façons fondamentales de voir le monde -- sans qu’il s’agisse de relativisme – qui fait
que les choses sont ainsi, ou toutes différentes ? »)
Si l’on demande ce
que signifie cette différence des façons de voir le monde, qui n’est pourtant
pas du relativisme, je dirais qu’il y en a deux exemples : « les
envois destinaux » de Heidegger (le thaumazein,
le souci), et plus clairement encore, ce que l’ethnologie restitue brillamment,
depuis plus d’un demi-siècle, sur les sociétés traditionnelles ou tribales,
l’économie généralisée du symbolique, les « sociétés contre l’Etat »,
la Weltanschauung des chasseurs-cueilleurs, le
paganisme, le shamanisme, le mythe Dogon ou les conceptions du rêve chez les
aborigènes australiens. Ces façons de faire-monde, ces « mondifications »
si l’on veut, ne posent pas le monde comme nous, ne le voient pas comme nous,
ne le traitent pas comme nous (« nous », voulant dire :
« la pensée rationnelle et rationaliste occidentale », avec travail,
valeurs, jugements discriminants, domination, accumulation, sacrifice, dieux et
Dieu, Lois et Droit, Etat etc., comme si tout cela allait de soi et avait
existé « depuis la fondation du monde »).
Au titre des
préalables, il n’est enfin pas exagéré de penser que les penseurs
présocratiques, pas encore gagnés à la cause d’un Logos rationnel, semblent pouvoir constituer une sorte de
prolongement (notamment sur l’interdit d’accumulation) de la pensée archaïque
et mythique. Outre que Jean-Pierre Vernant faisait l’hypothèse d’une filiation
entre mythe et pensée des Milésiens, Marcel Detienne établissait que le
caractère de « parèdres » qui joignait indissociablement Vérité (Alêtheia) et Mensonge (Apaté), par des intermédiaires comme Peithô et Parphasis, tenait chez Parménide à une pensée
« mythico-religieuse ».
Il faudrait
évidemment un travail considérable pour mettre en lumière de façon convaincante
ou irréfutable le lien fort, en Grèce autant qu’en Chine taoïste, entre la
pensée archaïque et certains aspects de la philosophie présocratique. Ce
pourrait faire l’objet d’une introduction ethnologique à la Philosophie
présocratique. Pour l’instant, nous pouvons mettre entre parenthèses cette conjecture
simplement probable, et tenir bon en revanche sur certains principes que ne
respectent pas toujours les traducteurs et commentateurs de Pythagore,
Héraclite, Parménide ou Empédocle.
Le plus important me
paraît celui de se garder de les interpréter à partir d’une lecture a
posteriori, « rétrograde » comme dit Bergson, qui en ferait des
précurseurs du « miracle » d’un Logos
occidental. Persuadés que la « ratio »
occidentale se niche, surtout si nous avons suivi une formation philosophique
complète, dans le moindre de nos mots, de nos phrases, de nos réflexes de
pensée et habitudes de représentation, faisons l’effort de
« laisser-être » une pensée radicalement
différente de la nôtre.
Il est temps que j’entre dans plus de détails
pour te donner une idée sommaire de la genèse d’une conception de la
philosophie que je développe depuis assez longtemps et qui doit te sembler
baroque et même abracadabrante. Je voudrais que nous dépassions ce qui pourrait
apparaître comme une sorte de fixation haineuse et phobique sur la figure de
Platon, dont nous plaisantons tous les deux, et qu’ainsi nous entrions dans une
discussion argumentée. Ainsi je me sentirais moins seul en pensant qu’au moins
un de mes amis comprend l’arrière-plan de mes étranges propositions, que l’on
pourrait interpréter comme agressives ou prétentieuses. J’exagère cependant
ici, car d’autres amis semblent assez bien comprendre, à ou en tous cas deviner
mon trajet, je pense à Georges-Arthur Goldschmidt, Gilbert Romeyer-Dherbey,
Marcel Detienne, Michel Deguy, Robert Redeker, José Gil, Alain Beaulieu, Marc
de Launay, entre autres.
Tu t’en souviens, nous étions
ensemble en préparation Ulm, en Lettres Classiques. Tu as bifurqué, j’ai
persévéré. Grec et latin jusqu’à l’Agrégation. Prédilection pour la traduction
grecque, et la poésie. Par jeu peut-être, mais surtout par besoin, j’ai
poursuivi parallèlement le cursus de philosophie. La grande différence entre ma
formation et celle des philosophes purs ne fut ni la science ni la logique,
mais l’approfondissement, pendant un an, de la philologie, et notamment, des
langues indo-européennes. Cela m’a donné une plate-forme tout à fait inédite,
non seulement sur les langues qui ont fabriqué l’Occident, mais sur la pensée
qui préside à ces langues. J’ai pu par exemple entrer dans le secret de ce cas
grammatical, conservé en sanskrit et en grec, mais disparu en latin : le « duel ».
Il traduit une pensée qui consiste, non pas à voir le « deux » de
façon classique (un plus un) mais à le penser comme unité indissociable, non
une somme mais une symbiose où les éléments, tout en restant distincts, entrent
dans une forme de gémellité, sans confusion et admettant la différence,
impliquant même l’altercation.
Par quelques mots d’une de ses
préfaces, le linguiste Gustave Guillaume m’a permis d’opérer une véritable métanoïa. Car, en découvrant
l’« en-pensée » de la langue, il livrait l’indice proprement
archéologique d’une attitude noétique, impliquant toute une conception du réel,
qui avait disparu purement et simplement à époque grecque classique, et n’avait
jamais été restituée, y compris dans une discipline dont la tâche, je le
croyais du moins, était de penser, et de penser la pensée. L’« en-pensée »
du duel n’a plus jamais été pensé, sinon par Von Humboldt dans ses textes sur
le Kavi, dont nul ne s’est soucié. Les
langues dites mortes abritaient donc, comme le Rift d’Olduvaï une somme
considérable de squelettes de dinosaures, ce que l’on peut considérer comme des
« fossiles de pensée ». Mais ces « fossiles » manifestaient
une rupture telle qu’il était impossible de les considérer comme ayant jamais
appartenu à la famille de pensée occidentale, qu’on ne voyait pas non plus
issue de leur filiation. Bref, j’étais placé devant une hétérogénéité de la
pensée, une in-évolution, impliquant lutte entre des pensées inconciliables,
radicalement opposées, avec, on pouvait dès lors l’imaginer, des luttes fortes,
des mensonges, des stratégies guerrières, toute une agonistique de la pensée.
Ma prédilection pour l’art, notamment la poésie et la peinture,
m’enseignait la même évidence : on ne pense pas de la même façon, on ne
vit pas dans le même monde, quand on est philosophe (ou logicien) et quand on
est artiste. Ce qui a l’air d’un truisme. Mais cela veut dire que la tentative
de la philosophie classique, de représenter toute pensée possible sous l’unité
d’un seul effort spirituel, pérenne, est d’emblée soit une naïveté conduisant à
l’échec, soit une contre-vérité. J’étais donc sensible, même si à cette époque
c’était plutôt par intuition que par conception, à la disparité, la fracture inconciliable
qui sépare les pensées, et je comparais cette hétérogénéité à celle que
présente un biologiste parmi les plus grands, Thure von Uexküll, faisant sentir
quels abîmes de différences séparent les « mondes » (en réalité, les
« milieux ») de la tique ou de la méduse, et celui de l’homme. Dès ce
moment, j’ai regroupé la
Finalité , l’obsession d’une formation (Bildung) et la reproduction de la « figure humaine » dans
une « forme » qui, à mon sens, engendrait la représentation
occidentale du « monde », en oubliant totalement d’autres
représentations où minéraux, végétaux, animaux, forces de la nature, esprits et
morts, tradition des ancêtres, venaient se mêler à la représentation humaine,
lui évitant de devenir « orgueilleuse », anthropocentriste,
hégémoniste.
Là-dessus se sont présentées trois
rencontres d’envergure, sur fond d’approfondissement patient, par les textes,
toujours tellement différents de leurs commentaires, du détail de l’histoire de
la philosophie auquel me contraignait l’enseignement sans programme en
hypokhâgne durant vingt ans, puis l’enseignement sur programme en khâgne pendant vingt autres années. La première
est celle de Parménide et d’Héraclite, auxquels il faut ajouter les Sophistes.
La seconde est une séquence qui vient de Goethe et Herder, passe par les
Romantiques allemands (surtout Novalis, Hölderlin, Friedrich Schlegel) et se
conclut chez Schopenhauer et Nietzsche. Nouvelle fracture qui déchire le tissu
philosophique et revient à la
Nature comme force de production, à l’abîme, tout en répartissant la pensée en Représentation et Volonté,
révolution dont apparemment certains philosophes, plus d’un siècle après,
continuent de ne pas comprendre la portée. La troisième rencontre, préparée par
les deux premières, est celle de l’œuvre foisonnante, incroyablement inventive,
de Deleuze.
Je dirais, tout en reconnaissant qu’alors mon travail était largement
plus intuitif et « poétique » que conceptuel, que ces années de
recherche ont été le prolongement logique de la découverte comme symptôme du
cas du « duel ». J’ai compris que le duel était lui-même une forme
locale d’un processus bien plus global, un
« fait social total », mythique, ethnographique, philosophique,
auquel, à la suite de Bataille et de son « échange symbolique », j’ai
attaché le nom de symbole, comme symbolon
et pas du tout comme « signe ». Ce modèle du symbole comme unité des
contraires, coïncidence des opposés, unitas
multiplex, m’a permis, dans des études notamment publiées dans les Cahiers de l’Herne, d’avancer beaucoup
dans la compréhension d’Eschyle et de Sophocle, d’Héraclite et de Parménide, de
Goethe, Novalis et Hölderlin, et plus récemment de Kafka, sans l’étendre à René
Char où le processus devenait un procédé un peu voyant.
Ma formation de philologue me donnait cet avantage de me permettre de
voir nettement la filiation de la pensée symbolique chez les auteurs cités,
avec le dilemme et les oxymores du texte d’Eschyle et de Sophocle. La notion de
symbole devenait peu à peu un levier incomparable pour entrer dans des pensées
fortes et en même temps, parce que notre logique occidentale est identitaire et
de tiers exclu, donc anti-symbolique, des pensées devenues mystérieuses. Ce
dont témoignait l’épithète d’Héraclite : ho skoteinos, l’obscur, alors que, décodée selon le modèle du
symbole, sa pensée, tout autant que celle des Taoïstes ou plus tard de Nicolas
de Cusa, est d’une clarté exemplaire.
Interrogée de très près, depuis le
point de vue d’une logique non-occidentale, comme j’ai tenté de le prouver dans
mes deux Parménide, le premier aux
éditions Hermann, le second aux éditions Sils-Maria, la réception de Parménide
dévoilait un paradoxe qui m’a retenu pendant des années. La philosophie
classique faisait de lui, de la façon la plus péremptoire, le premier des Logiciens
(l’inventeur du principe d’identité) et le plus grand des Métaphysiciens. Ce
qui donnait à la Philosophie
Occidentale une base inébranlable. Mais si en effet son être
touche à la transcendance je tiens que
celle-ci ne se sépare jamais de l’immanence, et que Parménide eût été du
côté des rieurs, devant la pièce d’Aristophane, Les Nuées, qui brocarde si sévèrement cette pensée éthérée et vide
que le dramaturge attribue au maître de Platon, Socrate. Bref, Parménide me paraît développer une
théorie de la transcendance immanente,
une synéchologie, où « l’être »
est ce qui tient en un, et ne peut
être séparé : l’Inséparé, l’inentamable. J’ai donc cherché à être en
contact, le plus tôt possible, non avec des commentaires, mais avec le texte
même, celui établi par Diels et Kranz suffisant pour l’essentiel. Et j’ai
essayé, des années durant, de lire ce texte sans y supposer, en filigrane, ce
que je savais, pour l’avoir lu ou entendu dire, de Parménide : qu’il ait
été un ontologue, un hénologue, un logicien, l’inverse strict d’Héraclite,
qu’il y ait deux voies, dichotomiquement opposées, que le fragment VIII fût le
seul réellement important, etc. J’ai donc pratiqué une véritable epokhé de ce texte, refaisant à ma façon
le mouvement que Husserl, dans les Conférences de Paris (Méditations cartésiennes), faisait avec Descartes : mettre ses
pas dans les siens, jusqu’au moment où il s’apercevrait d’une divergence
notable.
J’ai postulé que,
pour approcher correctement le texte sans qu’il s’agisse, comme le fait
Heidegger, de refuser la philologie classique ou d’inventer une sorte
d’ « aurore » de la pensée grecque, il suffisait de ne rien
supposer de sémantique, et de se concentrer au contraire sur le lexique et la
thématique. Ni la grammaire, avec sa morphologie, ni la stylistique, ni la
prosodie ne me paraissaient, en un premier temps, aptes à nous faire entrer
dans l’intention de pensée, dans ce
que je nommerais « la noétique » de Parménide, pour désigner le même
que le linguiste Guillaume nommait « en-pensée », ou de manière
nettement moins heureuse, « psycholinguistique ».
Sans préjugés, j’ai
donc observé le texte, de près. Je me suis rendu compte que c’était le texte
lui-même qui incitait à la prudence et demandait une épokhé. Car, 1) étant dit ontologue par la tradition la plus
ancienne, et plus précisément hénologue, Parménide n’utilise qu’une fois le
terme hen ; 2) étant dit le premier
logicien de la philosophie à énoncer le sacro-saint principe d’identité, on le
voit, à la fin du fragment VIII, dire sans ambiguïté son fait à cette manière
d’être « même que soi-même et autre qu’un autre ». Disons plus
clairement que cette logique d’identité-là, c’est justement celle que Parménide
dénonce comme « l’erreur des mortels », et qui les rend stupides.
J’en tirerais l’idée qu’il aurait détesté voir son nom attaché à l’invention et
la généralisation du principe susdit. Si nous interrogeons maintenant la thématique, nous voyons se développer
trois images : le char, la porte, les chaînes, qui peuvent certes passer,
dans une vision « poétique » du texte, comme des métaphores. Mais ce
qui étonne, c’est la façon précise et technique dont ces images sont décrites,
et la récurrence du modèle qu’elles illustrent : la contrariété de pièces
qui fonctionnent en s’appuyant sur leur opposition même.
Enfin, la lexicologie
nous apporte de précieux indices. Par contraste avec l’unique invocation du
terme hen, nous trouvons, et cela ne
peut être un hasard, environ quarante occurrences de termes qui se rattachent à
la famille du verbe echein, au sens
ancien de « tenir, retenir, maintenir, détenir », et non pas encore
au sens, plus récent, de « posséder ». En outre, le vocabulaire de
l’échange réciproque est significativement riche, de sorte qu’il n’est pas
étonnant de trouver dans le seul prologue dix-sept
couples d’opposition !
Le lexique permet
aussi de noter la répétition, qui a pourtant, semble-t-il, échappé à la plupart
des traducteurs, d’un couple : axôn
et syrinx, « l’axe et le moyeu à
travers lequel passe l’axe », dont l’examen oblige à reconsidérer la
traduction par « flûte », et conforte vite la prédominance du thème
de « faire-un par oppositions emboîtées », ainsi que la reprise, sur
trois fragments (VI, VI et VIII) du thème de « l’erreur des
mortels », non pas pour déblatérer sur les hommes en général ou les
vitupérer, mais pour parvenir à établir une essence ou une structure de l’erreur
foncière de l’homme.
Nantis d’une
véritable « inscience » sur ce que peut bien vouloir dire Parménide,
nous parvenons, par ces premiers balisages, à deux points critiques, où un
choix s’impose : 1) le sens des trois vers de la fin du fragment 1
(Prologue), sur la bi- ou la tripartition ; 2) l’interprétation
corrélative des Voies, par une relecture de la fin du fragment VIII, et la
réhabilitation inévitable ou la condamnation définitive des fragments IX à XIX.
Sur ces points
controversés, où l’on note le courage qu’il a fallu à Reinhardt pour proposer
une tripartition, et à Heidegger, pour cesser d’opposer Héraclite et Parménide,
ma lecture tient le plus grand compte des acquis de la lexicologie et de la
thématique, constitués en « faisceaux de faits ». Si l’on maintient
l’idée que l’enseignement du Poème,
comme on ne cesse de le répéter dans la tradition, serait le triomphe d’un Un
métaphysique et surplombant la désastreuse multiplicité, comment comprendre la
profusion de dualités affrontées, le vocabulaire de l’échange réciproque où
l’un et son opposé ont même valeur,
le couple central d’axe et moyeu insistant sur l’unité des opposés,
l’association immédiate de l’unique occurrence de hen à synéchès, « ce
qui tient en un tout », et les quarante termes d’une famille d’echein, au sens de « tenir bon
contre ce qui menace la tenue » ?
C’est alors, en
présence de ce synéchès qui me semble
détenir la leçon du Poème et qui vaut
pour un Zusammenhang diltheyen, que
la conjecture de Reinhardt sur la tripartition, reprise par Heidegger et
Beaufret, me semble inévitable. Bien plus : dire qu’il n’y aurait que deux
voies, dont l’une serait l’excellence, et l’autre rien du tout, deviendrait
immédiatement un énoncé anti-parménidien, l’exemple typique des erreurs des mortels (brotôn doxai) et précipiterait à l’échec
vingt-cinq siècles d’herméneutique parménidienne.
C’est ce qui offre
également une interprétation des vers 50 à 62 du fragment dit
« ontologique ». Si « tenir » veut dire « faire-un par
opposition de contraires emboîtés » (d’où l’importance de l’axe et du
moyeu, qui s’ajointe et se serrent, y compris sexuellement parlant – le titre
du Poème étant tout de même Physis, un des noms du sexe), alors les
oppositions dans le Poème ne peuvent
contenir le moindre soupçon d’infériorité ou de supériorité, bref de domination
de l’un sur l’autre, de sorte que tous les éléments de cette philosophie
proposent une vision aux antipodes de la nôtre, qui sommes si entichés de duels
où apparaisse un vainqueur, et le vaincu corrélatif.
Supprimons
mentalement ce type de vision du monde qui repose sur l’idée d’inégalité des
êtres en une domination, et nous comprendrons les allusions qui donnent même
valeur, c’est-à-dire même étance ou « être », à un coin et à une
agrafe, à une porte et à ce qui passe par la porte, aux Filles de la Nuit et aux Filles du Jour,
aux femmes, si présentes dans le Prologue, et aux hommes, au mâle et à la
femelle, à la flamme et à l’ombre, couple emblématique de la stupidité pure
d’une domination. A cette stupidité de tethêpotes,
à cet étonnement au sens étymologique (frappés par la foudre), Parménide
oppose cette vision originale, mais en réalité courante dans des temps plus
anciens, selon laquelle la lumière de la flamme n’a pas plus droit à la parole
(êpios) que son contraire,
l’obscurité, prétendue lourde et inexperte (nêpios,
« qui ne peut s’imposer dans une assemblée »). Voilà ce qu’enseigne
la fin du fragment VIII.
L’Un de Parménide
doit donc être lu comme l’expression d’une pensée très ancienne, où toutes
choses seraient respectables. Que nous n’en ayons plus idée ne signifie pas que
cette pensée n’ait pas existé ni fonctionné. On comprend mieux alors la
récurrence des termes pan et panta, dans leur équivalence à l’un (hen panta, comme le reprendront les
Romantiques), en tant qu’oxymore indiquant une égalité des deux façons de voir
le réel : parce qu’il est multiple, à condition d’écouter la déesse, on
saisira son unité. Hen n’indique pas
le refus de la multiplicité, mais son acceptation pleine, sous condition, qui vaut bien
l’intervention d’une déesse, de la « tenue » qui devient ontologique.
Que faire alors du
« ne pas être » ? Ce serait très logiquement l’attitude qui exclut, par le jeu de dichotomies
valorisantes et dévalorisantes, et dans le droit fil d’une domination hégémonique
qui devient, par la transformation inaperçue de noûs kratei, chez Anaxagore, « le principe discriminant
enveloppe et nourrit », comme traduit Clémence Ramnoux, en la formule
« la raison gouverne », le cri de ralliement de la Raison naissante. « Esti » voudrait donc
dire : « tout est, tout a droit à être, rien, hors la conception
dichotomique des hommes, ne représente la position du : ne pas
être ». L’univocité de Deleuze, bien remarquée par Badiou, mais en un sens
différent, serait donc, chez Parménide, l’égalité de valeur et de statut,
l’équi-valence de toutes choses. Et
toute valeur, comme « valeur de différence », et non
« différence de valeur », est fondée à « être », dans
l’immense entrecroisement des différences. Par cet échange réciproque que le
Poème nomme « amoibos », et
que l’ethnographie la plus récente (Hénaff 2002), atteste, les choses
s’emboîtent pour « faire-un », ne faire plus qu’un.
Alors, et seulement
alors, se lève la majesté inaltérable de l’ensemble divin des choses, nommé
« einai, esti, on ou eon ». Nietzsche avait donc
raison, selon une intuition que ne pouvait corroborer à son époque l’état peu
avancé de l’établissement des textes premiers de la philosophie grecque, de
glisser une touche d’humour incrédule en exagérant sa « prière de
Parménide », et montrant un Présocratique faisant l’inverse de ce qu’ils
font d’habitude, et demandant la « force de mépriser les prairies
diaprées » et la beauté du « sensible ».
Pour en terminer
avec cette interprétation, qui a servi à élaborer ma traduction et mon
commentaire, tout en se renforçant au fur et à mesure que j’avançais dans ce
projet, j’ajouterais cette idée que je propose à discussion : l’éclairage
métaphysico-logico-ontologique que nous donnons au texte de Parménide, et qui
l’opposerait point par point à l’unité des opposés d’Héraclite, n’est-il pas le
chef-d’œuvre (que Platon nomme lui-même « parricide », tout en en
déviant l’attentat sur un problème de logique) d’une mise en scène platonicienne, qui n’en est pas à une distorsion
près, si l’on considère ce qu’il a fait subir aux textes des Sophistes, comme en
atteste la recherche de Romeyer-Dherbey (Les Sophistes, Que sais-je ?)
Ce serait donc un
fantôme déguisé et grimé que Platon aurait installé en Statue du Commandeur, à
l’orée de la philosophie classique occidentale, réputant qu’une seule vision du
monde serait désormais possible et discutable, celle du rationalisme abrité
dans un arrière-monde. Cela, pour asseoir l’invention par lui-même, Platon, de
la transcendance, et « inventer la métaphysique » comme une discipline
dépourvue d’une once d’immanence. Je dirais aussi, en le proposant à
discussion, que les visions du monde fondées sur une logique de tiers inclus, si ouvertes et tolérantes,
qu’ont développées les Présocratiques, méritaient mieux que d’être confondues
avec un balbutiement obscurantiste ou mythiforme. Elles auraient, j’aimerais
qu’on me contredise sur ce point, si nous leur avions conservé notre estime et
les avions tenues comme la réserve de ce qu’il y avait de meilleur dans le
mythe et dans la pensée, évité une somme inouïe de maux, déferlant sur les
hommes, sur les choses et sur notre Terre, qui restent lamentablement tributaires,
au nom d’un Progrès idyllique, d’une vision des choses en mieux et moins bien,
inférieur et supérieur, dominant et dominé, maître et esclave.
La « trahison
des clercs », je la vois dans cette manie de la pensée, et de ce summum de
pensée que l’on nomme philosophie, qui consiste à « juger »,
cautionnant ainsi cet incurable esprit de domination que les hommes, à une
époque donnée, c’est du moins ma conviction, ont inventé, et dont l’ouvrage Les
Maîtres penseurs de Glucksmann, même s’il dépend beaucoup de l’esprit 68,
et s’il est partiellement contestable, reste le meilleur témoin, comme
« pavé dans la mare » sans lendemain. La suite de cette recherche
consistant évidemment à réexaminer à la lumière de ce proton pseudos et de la manière la plus critique, toute l’histoire
de la Philosophie en Occident.
Depuis lors, deux idées m’ont
conduit : on pourrait sans doute mettre de l’ordre et du sens dans la
philosophie présocratique, en posant que ces penseurs pensent toujours la totalité avant le fragment, la suture
avant la coupure mais non sans la coupure !), une philosophie holiste. D’autre part, les faits
conjoints d’un consensus présocratique sur la totalité indivise, et les
atteintes fortes de Platon et Aristote contre ce principe d’indivision,
pouvaient laisser penser que la pensée dichotomique, intolérante, exclusive,
séparatrice qui s’installe à l’époque de Platon sous le nom de Logos comme Raison, a pu, selon toute
vraisemblance tenter, pour introniser une pensée séparatrice, de discréditer
autant qu’il était possible la pensée précédente. De là à imaginer une grande lutte de la pensée ancienne contre les
Modernes, il n’y a qu’un pas, que j’ai franchi.
Il y eut alors un long temps où je
revenais en précision aux Présocratiques, sans oublier les Sophistes tels que
les restituait enfin comme penseurs à part entière l’étude de Gilbert
Romeyer-Dherbey (Les Sophistes, Que
sais-je ?) et soutenu par les belles réflexions de Detienne. Toute la
pensée présocratique s’ordonnait visiblement autour de quelques thèmes
récurrents, la physis comme nature
naturante et non naturée, le chaos
comme abîme à pleine vitesse où coexistent toutes les formes, la mêtis comme constellation de pensée
rapide, le symbolon, la « tenue
en un » que les termes tonos et hexis (surtout chez les Stoïciens)
accompagnent. Or, cette configuration présocratique caractérisait aussi les
Sophistes, les Cyniques, débordait largement au-delà de Platon et Aristote,
englobait les Stoïciens et un aspect des Néo-platoniciens.
En même temps, sur fond de cette permanence je voyais se dessiner et se
confirmer la fracture qui délimitait deux philosophies inconciliables,
inappariables. Cette fracture s’établit et se consomme dans le Phédon, 67 b et 97 c à 100 d, ainsi que
dans le Philèbe, lorsqu’il est
question de donner une limite-mesure au Trop. Chez Platon lui-même, on pouvait
distinguer deux lignes. La première poursuit la façon présocratique de
penser : ainsi lorsqu’il reprend des mythes, plus précisément dans le « Mythe
de l’Attelage ailé », dans le mythe de la « Colonne lumineuse »
de la
République , ou bien quand il dénonce l’écriture pour lui
préférer la mémoire, quand il fait la théorie de l’euharmostie dans l’éducation des gardiens, quand il use de mêtis, quand il donne à « poikilos », le « multiple
débridé », en général considéré comme sa bête noire, un sens absolument
positif, lorsque la multiplicité est « bien tenue » par des dieux ou
des hommes divins.
C’est pourtant un autre Platon qui, par des moyens souvent
répréhensibles, attaque, aussi violemment que le faisait Marx contre la
« Sainte Famille », des penseurs qui l’ont inspiré : Héraclite,
en lui donnant un « rhume d’univers », Pythagore, en ne conservant
que le nombre, Parménide, en le bloquant en position d’ontologue-logicien, les
Sophistes, en ridiculisant leur pensée et les mettant à terre, Anaxagore, en
détournant le sens de « noûs kratei ».
Entreprise de démolition et début de mise en place d’un « récriture de
l’Histoire » en philosophie. A cet effet, la lecture attentive, et
toujours dans le texte, du passage fondateur pour l’Occident de Phédon, 97 c à 100 d est inévitable. On
y voit tous les piliers de notre pensée « moderne » mis
progressivement en place, notamment le jugement d’exclusion, la conversion du
regard sur le monde, l’ascétisme, et la Finalité du Mieux. Ni Leibniz ni Hegel ne s’y
tromperont, qui le traduiront et le citeront.
Deux découvertes très importantes pour
moi viennent alors corroborer à mon sens cette impression de fracture. La
première est l’émergence sociétale de la notion d’individu ou de soi. On sait
que Platon la combat autant qu’il le peut, s’attirant les reproches de Hegel,
dans les Leçons sur Platon. Mais en
réalité, par le retrait de « l’inséparation du monde englobant »
qu’il impose, et par l’accent mis déjà par Socrate sur l’homme et ses qualités
morales, qu’il se contente d’amplifier, Platon coupe radicalement avec la
pensée inclusive et cosmique, et propulse aussi loin qu’il le peut une pensée
exclusivement humaine, le plus souvent hégémonique.
L’individu prend la place du cosmos et de tous les règnes, ce qui
s’est déjà réellement passé dans la plupart des modes de vie sociétaux connus,
de sorte que la philosophie reproduit cette évolution sociale et la
modification fondamentale de la pensée qui s’ensuit. Logos remplace chaos,
symbolon, physis, tisis (la dette cosmique), apeiron, hybris. Ces concepts très cohérents et formant une seule pensée,
perdent du terrain et finissent par disparaître au point qu’un spécialiste
anglais de la pensée présocratique, John Burnett, se permettra en 500 pages de Early Greek Philosophy de ne consacrer
qu’une demie page à physis. Bien que « vérité »,
au premier sens, signifie mémoire (non-oubli, alêthéia), on oublie le type de pensée qui a prévalu dans toute la
première philosophie grecque.
Je suis désolé de ce déluge de mots grecs, mais c’est à ce moment-là
que cela s’est passé. A tout prendre, si Spinoza occupe une place si admirée
mais si étrange dans la philosophie classique, c’est parce qu’il reprend
l’anti-finalité, l’anti-humanité, et la cosmicité inséparée des grands Anciens.
La deuxième découverte est en pleine
connivence avec la première. Il s’agit du rapport intime de la fracture dans la
pensée qu’on nomme « miracle grec » -- avec toutes les luttes dans la
pensée que j’en déduis, car enfin l’ancien mode de pensée et de conception du
monde ne s’est pas effacé en un jour ni sans résistance (tout le théâtre
tragique grec semble évoquer les divers aspects de cette lutte) – avec
l’évolution des sociétés et des cultures dont rend compte l’ethnologie
contemporaine.
On y remarque qu’un « impératif
de non-accumulation » ou d’absence de traces a longtemps interdit, dans les
sociétés traditionnelles, l’émergence du déséquilibre de l’individu qui rapporte
tout à lui et coupe les ponts avec le cosmos,
et du déséquilibre des productions sans cesse augmentées et accumulées, qui
rompent l’unité fragile de règnes. La pensée holiste ne permet pas le cumul ni
aucune forme de pensée et d’action linéaire. On le voit très bien, dans
l’ouvrage de Clastres, La société contre
l’Etat, avec l’exemple de Géronimo, qui cherche à imposer la guerre pour
briser l’unité de pensée des Sages, et veut à toute force se présenter comme
chef dominateur, et non pas « roi », dénué de richesses et d’honneurs,
simple récitant du mythe. Plus et moins, inférieur et supérieur, mieux et moins
bien, ne semblent pouvoir émerger que dans une société qui ne tient plus les
opposés en un tout et où chacune des résistances et des différences était
estimée (voir l’exogamie), et se met donc à éliminer au plus vite l’un d’entre
eux.
On remarque alors tout l’intérêt de la
pensée holiste : elle respectait jusqu’au détail les différences, et faisait
son unité des contrastes mêmes. La pensée qui débute à Socrate et s’amplifie
chez Platon jusqu’à couvrir le monde dans son ensemble de ses conceptions et de
ses productions (malgré l’opposition des pensées shamanique, chinoise,
africaine, polynésienne etc.), est celle qui préfère ignorer le respect de tous
les êtres et de toutes les choses, en leur différence, et la paix qui
résulterait de ce respect (qui n’exclut pas la lutte, même violente, à
condition qu’elle ne supprime pas l’un des opposés : c’est ce qu’Héraclite
entend par « polemos »,
c’est peut-être ce que le Christ entendait par « aimez-vous les uns les
autres », « le premier sera le dernier », ou « ne jugez
pas »).
Ce point de vue sur l’histoire du
monde, qui partage entre pensée de l’équilibre (non pas du consensus) et pensée
de l’accumulation linéaire qui aboutit forcément à la guerre d’élimination, au
nom du Mieux (ou de Dieu), est puissamment corroboré par la mentalité des
chasseurs-cueilleurs, restaurée par Hénaff et Hamayon, dans leur opposition
tranchée à celle des horticulteurs-éleveurs. On voit alors où j’en viens, après
ce « plutôt long détour, makrotera
periodos », tout à l’opposé de celui de Platon. En traduisant tout
autrement Parménide, je dis non seulement que c’est un très grand penseur, mais
qu’il porte et supporte une pensée que nous ne comprenons plus, de sorte que
nous devons changer de pensée sur l’homme et le monde pour le comprendre. Je
suis donc contraint de supposer une gigantomachie
entre ces deux pensées inconciliables, et toutes les menées subversives qui
gagnent la bataille par des moyens de propagande (le XVIIIe n’a été que cela, à
part Herder et Goethe. Et depuis Hobbes, que de portes ouvertes,
enfoncées dans cette grande ligne des progrès supposés triomphaux !).
Le pensée dominante, sécante, exclusive, voilà l’étape la plus récente
de mon travail, ne doit pas pour autant être minimisée ni discréditée à son
tour. Car couper, c’est fondamental pour rendre possible le concept, la
logique, la mathématiques, puis toutes les sciences (à condition de reconnaître
que l’on coupe et d’annoncer les dangers de cette fracture). Le caractère
enivrant de cette avancée, que rien ne peut permettre de rabaisser, dit la
faiblesse de la pensée holiste : elle ne peut faire avancer l’homme. Mais
l’holisme, ou, sous sa forme plus conciliante, l’égalité entre point de vue de
l’homme et point de vue du monde, a ceci que n’aura jamais la pensée
conceptuelle/scientifique : elle préserve toutes choses, et le tout. Elle
est mille fois plus écologique que nos écologies. Chacune de ces pensées a donc
à la fois tort et raison, chacune a
sa force et sa faiblesse. Cependant il faut noter que, la pensée ancienne ayant
pour principe de respecter toutes choses, elle s’accommoderait bien d’une sorte
de cohabitation avec la pensée moderne, tandis que l’inverse, et toute
l’histoire de la pensée le montre, étant seulement une sorte de tremplin pour
le triomphe absolu de la pensée « rationnelle » et humaine sur tout
au monde, ne sait qu’éliminer ses « adversaires » et donc faire comme
si aucune pensée digne de ce nom ne l’avait précédée. D’om la façon dont on
enseignait les fragments des Milésiens !
On voit aisément ce qui s’ensuit. D’abord,
éviter de donner l’impression désastreuse, et fausse, que je
« préfèrerais » la mentalité des sauvages, le symbole et sa pensée
holistique, que je voudrais me soumettre aux sarcasmes de Voltaire sur l’homme
broutant l’herbe. On a vu d’abord à quelles apories elle pouvait conduire, avec
la superstition et l’alchimie. On pourrait également soupçonner dans cette
« préférence » une contradiction, puisqu’on pratiquerait soi-même une
politique dichotomique d’exclusion, en ostracisant la pensée rationnelle. Il
s’agit en réalité de proposer une « tierce philosophie » qui, en tant
que « nouvelle définition de la philosophie », consisterait à
examiner par le détail les structures comparées des deux types de pensée et de
représentation du monde, et à faire l’histoire détaillée de ce combat de géants
qui ne caractérise pas seulement le Vème siècle grec mais toute la philosophie.
Ce qui demande bien plus de forces et de compétences que je n’en possède et
exige de former des équipes d collaborateurs scientifiques.
Car la première pensée ne cesse de
courir invisiblement sous la seconde, se permettant ici et là (on a parlé de
Spinoza, il faudrait parler de Leibniz) de susciter une résurgence, comme une
rivière qui a disparu dans une faille resurgit des kilomètres plus loin. En
même temps, cela permettrait d’analyser dans la philosophie classique, celle
qu’on apprend la plupart du temps au Lycée et à l’Université, à moins qu’on en
découvre la disparition pure dans la philosophie logique, dite
« analytique anglo-saxonne », les méthodes qui ont assuré, pendant si
longtemps, un règne sans partage à ce type spécial de propagande qui s’est
auto-intronisé comme « rationalité occidentale », sans demander à
« la pensée du Dehors » aucune aide pour façonner le monde.
Tout ce parcours ne peut que m’avoir conduit à Deleuze et son soupçon
sur les synthèses transcendantes, l’espace strié, l’image de la pensée qui
consiste à promouvoir l’homme et à le multiplier en effigie partout, le langage
comme dispensateur de mots d’ordre, la ligne de fuite, la dénonciation de la psychanalyse
familialiste et ainsi de suite. Ce qui m’intéresse en ce moment, et sur quoi je
travaille en vue d’une décade Deleuze que je compte organiser à Cerisy, est le
fait que Deleuze ait rejoint en un sens, par sa déterritorialisation, son plan
d’immanence, son pli, son univocité, ses multiplicités intensives, sa logique
de la sensation, la pensée récessive et résurgente que je suppose avant et sous
la pensée classique – bien que son chemin n’ait jamais emprunté la méthode
généalogique, la philologie, la pensée présocratique, l’ethnologie des sociétés
traditionnelles et son échange réciproque, sur lesquels j’ai bâti toute mon
avancée. Il faudrait donc ajouter comme non-contradictoire à l’holisme de cette
pensée ancienne une dimension divergente, fuyarde et fragmentaire, que j’ai
tendance à estimer comme l’apport propre de Deleuze à ce courant souterrain qui
dure depuis des millénaires.
Tu imagines que j’aie vraiment besoin que des philosophes très précis et
savants puissent discuter de ces points, sans préjugés, afin que je corrige et
améliore tout ce qui demande de l’être dans cet énorme projet qui me dépasse.
Ce qui est sûr, c’est que la place de la théologie pourrait être décisive en
tant qu’un entre-deux des pensées que je restitue, dans une philosophie qui
n’est plus unitaire-hégémonique, mais duelle-unitive. J’espère qu’on pourra y
consacrer quelques séances de discussions amicales, ou déjà correspondre sur
ces sujets, ou peut-être en commencer ce livre commun que nous projetons, sans
bien sûr que cela empiète sur la rédaction du livre que tu vas faire paraître
et qui, lui, est bien réel.
PS/ Tu comprendras mieux ainsi les
travaux et ouvrages qui sont issus de cette réflexion. Plus de cent cinquante
articles de Philosophie en revue ; une quinzaine de recueils de poèmes, la
plupart inédits ; une tragédie jusqu’à ce jour inédite : Œdipe au désert ; des traductions
du poète anglais Barnett et, en collaboration, du philosophe Whitehead (Processus et réalité, Gallimard), des
poètes allemands Peter Huchel, Serge Bobrowski, Erich Arendt (avec Maryse
Jacob ; trois recueils de Huchel sont parus aux éditions Atelier la
Feugraie). D’autre part, une série d’ouvrages : sur le maître des
disjonctions inclusives, Kafka et
l’ouverture de l’existant, Belin 1985, et un autre ouvrage, avec préface de
G. A. Goldschmidt, Kafka, l’homme en
chute libre, encore inédit ; sur Deleuze, La Guêpe et l’orchidée, Belin 1999 ; Le Vocabulaire de Deleuze, avec Robert Sasso, Noêsis/Vrin
2003 ; Logique de Deleuze,
Hermann 2012. Autour de l’idée de symbole et de philosophie double, Précis de philosophie nue, éditions
Nu(e) 2002 ; Petites Méditations
métaphysiques sur la vie et la mort, Hermann 2008 ; Court traité du rien, Hermann 2009. Sur
Parménide, Parménide et la dénomination,
traduction et commentaire, Hermann 2011, et Parménide
« en cinq concepts », éditions Sils-Maria, 2013. Suivent un ouvrage à
paraître dans la revue L’étrangère
: La Poésie, un pas au-delà de la
Phénoménologie (prévu pour 2015), et de multiples inédits : Danser la philosophie ; Le moment infini. Une autre définition de la
Philosophie ; La Raison des guerres ; Essais de métaphysique immanente ; et un Héraclite.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire