vendredi 24 janvier 2014

La ligne de flottaison / Tristan Garcia

Philosophes d'aujourd'hui 3 (bis)



Au risque de paraître quelque peu scolastique, j’essaierai de répondre à votre critique en trois temps, pour défendre A/ que la platitude évoquée dans Forme et objet n’est pas essentiellement euclidienne et qu’elle n’est pas conçue comme un principe transcendantal de découpe ou d’abstraction des choses, B/ que le but de cette platitude est de permettre une pensée à la hauteur ou à la mesure des choses, plutôt que la pensée des « choses mêmes » (que ce soit la Chose du début de la Phénoménologie de l’Esprit ou « die Sache » des Ideen), C/ que cette platitude n’est pas le slogan publicitaire d’une nouvelle philosophie ascétique, mais une opération destinée à retrouver le sens des différences et des intensités au sein de l’empilement des objets les uns dans les autres.
A/ L’idée de platitude occupe l’introduction et le premier tiers de l’ouvrage. Elle peut donner l’impression que le but du livre est de proposer une sorte de topologie transcendantale, de modèle d’espace qui serait la condition de pensabilité des choses distinctes les unes des autres et que cet espace aurait pour qualité essentielle d’être plat – ce qui marquerait une régression certaine par rapport aux géométries modernes, du XIXe et du XXe siècle.
Pourtant, Forme et objet 1/ n’accorde pas d’abord à ce terme de « platitude » une signification spatialisante, 2/ ne propose pas de concevoir la platitude du monde comme une condition transcendantale de la constitution des choses et des objets, mais plutôt comme un dispositif qui permettrait de s’assurer de l’être des choses et de leur égalité, avant de retrouver le sens de leurs différences, de leurs déterminations.
Le livre est finalement dualiste : il propose formellement un monde plat, où chaque chose est seule, dé-déterminée au maximum, et objectivement un univers étendu et intensif, où les choses, qui sont alors des objets, sont les unes dans les autres, les unes par rapport aux autres. À aucun moment n’est pensée la supériorité du formel (qui est « plat ») sur l’objectif (étendu et intensif), ou inversement.
1/ La platitude a d’autres sens pour moi que la seule référence à la métrique homogène d’Euclide.
C’est d’abord la « platitude » dans le langage, ce qui n’est ni « vide de sens » ni « dénué de sens », mais plat, commun, sans particularité.
C’est ensuite la platitude du monde comme symptôme de la dépression : une manière de réaliser le spectre de la déflation, dans la crise moderne de la métaphysique. La première partie du livre propose donc une traversée de la platitude ontologique comme on traverse la dépression : la représentation cohérente et consistante d’un modèle où rien ne vaut jamais plus qu’autre chose, ce qui est, je crois, l’épreuve la plus difficile pour la philosophie. Forme et objet n’est pas un livre qui se mure dans le château fort de la mélancolie, dont parlait Kierkegaard, mais qui accepte de passer à travers la possibilité d’une dépression de la pensée : que rien ne soit plus ou moins que quoi que ce soit. Ce n’est pas un livre triste, c’est un livre qui fait l’épreuve d’une tristesse de la pensée qui hantent la phénoménologie, l’analytique, la dialectique, la pensée critique ou le pragmatisme, mais qu’aucune de ces positions n’ont poussée à bout.
Or, cette possibilité que rien ne vaille ni ne soit plus que quoi que ce soit, qui aboutit à la dé-détermination des choses, mais pas à leur désingularisation, ne produit pas un espace euclidien, un plan universel abstrait, indifférent. En effet, le « monde plat » produit par la dé-détermination opérée au début du livre ne peut recevoir qu’une chose à la fois : une chose étant une chose en tant qu’elle est seule chose, et non telle chose ou une chose. Formellement, dans le monde plat les choses ne sont pas comparables, elles ne sont même pas juxtaposables – le monde plat est aussi bien inextensif qu’inintensif, il est donc loin d’être un espace. Le but d’une telle opération d’appauvrissement est paradoxalement d’autoriser une ontologie ultra libérale (sans connotation économique ou politique), ou plutôt « ultra accueillante ». Elle marque une réaction à la fois contre toute pensée analytique et contre toute pensée dialectique. De fait, elle consiste à défendre qu’aucune chose n’est réductible à rien ni à autre chose – et que c’est sa solitude au monde, égale à celle de n’importe autre chose, qui nous en assure. Ainsi, cet ouvrage cherche à protéger chaque chose – réelle, imaginaire, inconsistante, contradictoire – à la fois contre le rasoir d’Ockham et contre l’Aufhebung ou le procès dialectique. Toute entité, même si elle est non-nécessaire, doit être préservée dans sa « chance » : une pensée qui ne parvient pas à nommer ou à qualifier ce par quoi une chose inexistante ou contradictoire a de l’être est condamnée à se construire une grammaire de plus en plus ad hoc, qui la garantira contre les paradoxes de l’être et du non-être, du Parménide au barbier de Russell. Or, dès qu’on pense ce par quoi une chose non-réelle est aussi, on découvre ce en quoi les choses réelles et non-réelles sont également. Cette égalité en deçà de leurs déterminations, c’est la platitude. Et cette platitude, qui n’est pas un plan spatial commun, c’est l’égale solitude de chaque chose en tant que chose, c’est-à-dire son mode d’existence parmi l’indifférenciation de tout ce qui n’est pas elle.
La platitude ne vaut pas en soi, mais comme possibilité de construire un opérateur d’irréductibilité et d’égalité (non d’équivalence) des choses. Latour parle en un sens proche d’« irréductions ». Dans Forme et objet, chaque chose est égale à n’importe quelle autre en tant que chaque chose est seule au monde, dès lors que toutes les autres choses ne sont plus des choses. Le mot « chaise » est quelque chose du moment que rien d’autre ne l’est et que tout le reste – ordinateur, bouche, pensée – est indifférencié. C’est en tant que rien d’autre n’est différencié que la chose acquiert sa détermination minimale : la solitude. Évidemment, quand tout le reste est indifférencié, le mot « chaise » est quelque chose, mais il n’est plus un mot, il n’est plus ce mot, il n’est même plus un. C’est pourquoi Forme et objet soutient la co-implication de ces différentes opérations : définir la chose, dé-déterminer au maximum chaque chose, égaliser ontologiquement les choses, aboutir à la solitude de chaque chose. La chose ainsi obtenue est un dispositif : elle est sans qualité (autre que la solitude au monde) et permet simplement de s’assurer que n’importe quoi peut être dépouillé de ses déterminations pour être quelque chose, ce qui nous ouvre un plan ontologique d’égalité entre le représentant et le représenté, entre le tout et la partie, entre le bon et le mauvais, entre le vrai et le faux. L’originalité de ce plan est de ne pas être un espace : les choses n’y sont pas comparables, toute chose n’y apparaissant que seule, à l’exclusion de toutes les autres.
2/ Ce plan n’est pas un espace transcendantal qui fonderait la possibilité des choses, et sur lequel on aurait tout loisir de reconstruire l’univers comme un château de sable sur une table de verre.
Le plan formel est un dispositif de pensée, trouvé dans les choses, qui permet de qualifier l’égalité possible entre le plus intense et le moins intense, entre le plus étendu et le moins étendu, entre le tout et la partie. Cette égalité est obtenue par défaut : je sais qu’il existe un moyen de penser que le doigt n’est pas moins que la main qui contient ce doigt, que l’idée de chaise n’est pas plus, pas moins que la chaise ni que le son « chaise », etc. Et ce moyen, c’est la chose : la chose est ce qu’on ne peut être ni plus ni moins – donc qu’on considère par défaut comme étant égal. La platitude est l’effet de l’opération produite par la choséité. Cette opération ne vaut pas pour elle-même : elle n’est pas objet de contemplation, elle n’est pas découverte extatique du fond du monde. C’est le moyen de disposer d’une ligne de jauge ontologique, afin de retrouver des extensions, des intensités, qui sont objectives – dès que les choses sont les unes dans les autres (un objet étant une chose dans une autre chose, donc une chose qui n’est plus seule).
Autrement dit, Forme et objet défend un modèle de répartition des entités qui ne revient pas à l’organisation d’un cosmos hiérarchisé en attributs et en substances (unique comme chez Spinoza, double comme chez Descartes, multiples comme chez Leibniz), mais pas non plus à la conception d’un plan d’immanence. Le modèle proposé prend son sens à la croisée d’une opération « horizontale » – où chaque chose est chose, ni plus ni moins, ce qui permet de s’assurer d’une égalité ontologique, d’un découpage non hiérarchique de toutes les entités possibles ou impossibles – et d’une opération « verticale » – où l’objet en comprend d’autres et se trouve compris par un autre. Objectivement, rien ne peut être égal, chaque objet est plus qu’un autre, moins qu’un autre – en extension, en intensité.
Le modèle du livre consiste donc à découpler le régime de l’égal et celui du plus ou moins, considérant que le rapport entre identité et différence n’est pensable que par la disjonction de l’égalité, qui est strictement formelle, et du plus ou moins, qui est strictement objectif. Ce que je conteste, c’est qu’il soit possible de produire un modèle où à la fois toutes les choses sont préservées en tant que choses et il y a un ordre du plus et du moins, des parties, des séries, des relations, des déterminations, des valeurs, des intensités, des propriétés, des appartenances.
Donc, l’aplatissement en tant qu’égalisation formelle est une opération ontologique indispensable selon moi, le moment où toute pensée construit ce par quoi toutes les entités qu’elle reconnaît sont autant les unes que les autres : ce peut être le transcendantal kantien, la place de variable dans la proposition wittgensteinienne, etc. L’originalité du projet que je défends, qui renoue avec des intuitions meinongiennes, plus qu’avec l’ontologie de Duns Scot, c’est d’essayer de produire une opération ontologique d’égalisation la moins contraignante possible – faire en sorte que n’importe quoi puisse être quelque chose et donner un nom à cette contrainte ontologique minimale (Meinong l’appelait l’« absistence »).
B/ En fait, il y a selon moi une fonction inverse qui relie ce qu’on peut faire entrer dans la chose et le degré de détermination qu’on impose à la chose : plus on veut faire accéder d’entités au statut de chose, moins la chose sera déterminée.
La platitude ontologique consiste à essayer de dé-déterminer la chose, afin que n’importe quoi puisse être quelque chose. Sans cette opération, impossible pour moi de penser les choses pleinement et les choses seulement. Ou bien on produit une contrainte ontologique trop forte et des entités un peu trop compactes, en engageant un retour vers des substances ou « quasi substances » (selon un terme qu’emploie parfois Francis Wolff), ou du moins des « dispositions » réelles, dont le bon dernier ouvrage de Claudine Tiercelin sur le « ciment des choses », serait un exemple conséquent. Ou bien la pensée est amenée à « undermine » (« miner par en dessous ») les choses, comme l’explique Graham Harman dans L’objet quadruple : il y a en réalité des relations ou peut-être un procès, un devenir, peut-être l’océan de puissance des écrits posthumes de Nietzsche, mais les choses ne sont que des effets secondaires de la réalité.
Tout le but de Forme et objet est de montrer qu’il est possible de penser à la hauteur, à la mesure des choses, ni par au dessus ni par en dessous – être à niveau d’un découpage en choses, c’est cela la platitude ontologique, ni élévation ni réduction, ni Aufhebung ni travail nietzschéen dans les profondeurs. Cette exigence ne signe pas un retour à un plan euclidien, mais une exigence de mise à niveau de la pensée – si la pensée n’est pas capable de remettre le monde à plat, nous ne serons plus à même de penser ni de sentir du plus et du moins, les reliefs et les intensités variables de l’univers, ne disposant plus de « ligne de flottaison » du réel.
L’idée n’est pas de penser les « choses mêmes » : bien au contraire le soi est ce qui s’avère être inaccessible à chaque chose – tout ce qui est en soi est considéré dans le livre comme « compact ». Refusant toute compacité, Forme et objet essaie de penser un modèle de chose inscrite dans le monde, qui ne serait pas substantielle, pas en soi, mais qui ne serait pas non plus un pur effet émergeant sur fond de processualité. La ligne que j’essaie de tenir est donc la suivante : concevoir la chose non pas en elle-même, mais hors d’elle-même et la désubstantialiser sans la dissoudre.
Pour ne pas abandonner la chose et la dissoudre dans un océan de relations ou de devenirs ? À mon goût, une pensée immédiatement livrée à des jeux de force s’interdit peu à peu de distinguer les choses en jeu et se perd dans un émiettement progressif des grandes catégories classificatoires – espèce, genre, âge, modalités du temps – comme si la modernité se confondait avec la décomposition de ces concepts tenus pour périmés. Toute pensée continue de classer les choses, donc d’user de ces catégories – le tout est de les penser à hauteur de choses. Le but du livre, dans sa seconde partie, est bien de reprocéder à un découpage de l’univers, des objets cosmologiques, des espèces vivantes, des espèces animales, de l’humanité, des représentations, mais aussi des valeurs, des classes, des genres ou des âges – sans réordonner un cosmos de substances, sans non plus projeter en deçà des choses un univers de pure puissance, une physis créatrice sur le fond duquel les choses classées, « espécées » (si je puis dire) ou genrées, ne seraient que des effets moirés, miroitants.
La platitude autorise de remettre à plat les choses, de disposer d’un moyen d’égaliser tout ce qui existe, n’existe pas, tout ce qui est ou n’est pas, n’importe quoi, afin de distinguer ensuite leurs ordres et leurs reliefs. C’est moins une topologie transcendantale « réactionnaire », qui opérerait une retraite en deçà de Riemann, qu’un dispositif d’égalisation, de neutralisation, de désintensification des choses, qui permettrait de disposer d’une tabula rasa non plus de l’expérience sensible, mais de l’expérience de la pensée.
C/ Donc l’usage qui est fait dans les premières pages du livre du concept de platitude ne doit pas être considéré comme l’appel grandiloquent à quelque ralliement à un étendard ou un slogan.
Il n’est pas question de rêver vivre dans le Flatland d’Edwin Abbott, ce célèbre livre de science-fiction écrit en 1884, dont le héros est un carré, enfermé dans les limites de son monde plat, et qui découvre, comme s’il sortait de la caverne platonicienne, qu’il existe une dimension de l’espace qui lui échappait. Qu’on ne pense pas non plus que je propose quelque manifeste rigoriste, délirant et tristounet pour l’arasement des reliefs, des intensités, des valeurs, des hauts et des bas de l’existence. Bien au contraire, je défends qu’il faut en passer par la platitude, entendue comme opération d’égalisation ontologique, pour définir ce que c’est qu’une chose – afin d’en retrouver les déterminations et les intensités objectives. J’essaie de prendre en compte l’actualité des ontologies centrées sur l’objet (la démocratie des choses de Lévi Bryant, l’écologie sans nature de Ian Bogost, la quadripartition de l’objet par Graham Harman) ou le travail d’un Bruno Latour. Mais je tente de pousser à bout les propositions de ce courant de pensée, afin de retrouver des différences, qui n’ont pour moi de sens que par rapport à la construction d’un plan d’égalité ontologique. Et l’exploration de ces différences, des espèces, des classes, des genres, des âges, des modalités du temps occupent la majeure partie de l’ouvrage – la seconde, qui est l’horizon de tout le projet.
Tristan Garcia

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