Philosophes d'aujourd'hui 3
Tristan Garcia publie aux PUF « Forme et objet –un traité des choses » dont on reconnaîtra le caractère magistral, au point de le voir assigné par certains critiques à quelque chose de comparable en importance à « l’Etre et l’événement » de Badiou, du moins pour son volume sinon pour son geste de refondation de la philosophie. En revenir aux choses, nous le savons tous, relève d’une opération que les philosophes n’ont cessé de porter à leur actif et j’en veux pour preuve non pas tant la préoccupation de Husserl pour les choses plutôt que celle de « la chose même » chez Hegel qui n’est pas comparable, par sa radicalité, à l’approche transcendantale de Husserl où l’intentionnalité et la force subjective menacent d’effacer constamment ce mouvement du concret. D’où la farouche détermination avec laquelle Tristan Garcia cherche à dépouiller le propos de toute hiérarchie, réintroduisant dans l’être la platitude de toute chose, une pauvreté ontologique essentielle capable de contourner leur mise à sac, ou encore leur "mise sous la main" dont Heidegger devait dire tant de regrets dans son très beau livre « Qu’est-ce qu’une chose ? » -par opposition à l’objet mis à la disposition de l’homme et de son arraisonnement. Du coup, on pourra s’étonner qu’il y ait si peu de références à Heidegger, nous laissant sur un étrange silence de ce que ce dernier devait repenser la chose dans sa quadruple réinscription élémentaire nommée "Physis".
Mais de ce manquement, on ne tiendra pas rigueur à cette tentative si fraîche et si jeune. Il y a d’une certaine manière une autre préoccupation qui n’est pas frontale et qui tient à une remarque très latérale. Le concept de platitude a une histoire extrêmement chargée et ne brille pas par son originalité. Le recours à la platitude n’est pas seulement une image (dépoussiérée de tout usage et qui n’aurait connu aucune détermination dans le mode de penser occidental). Et si nous tenons d'un peu plus près cette image de la pensée pour l’envisager en son innocence sans relief, voire selon sa propre platitude, on ne saurait pas ne pas y reconnaître une thèse extrêmement classique : celle qui s’est imposée à la géométrie comme une évidence absolue et qui prend pour nom «le plan». Pour Euclide l’espace est essentiellement «plat» et, sous la forme de ce plan, déploie une métrique homogène, universelle, incapable de reconnaître à une chose les singularités de sa transformation, la déformation topologique dont la physique moderne a eu beaucoup de mal à suivre la complexité, la pluralité de niveaux. Cela mérite d’être signalé dans le mesure ou Tristan Garcia fait référence aux mappes, aux superpositions capables d’empiler les choses pour en faire des objets. Or du point de vue de la topologie, on sait que l’espace est avant tout courbe et que les recouvrements sont eux-mêmes inscrits dans des déformations capables de rendre à une chose son contour. La platitude est pour moi un régime d’évidence dont Kant avait reconnu qu’il ne s’agit surtout pas de « choses », mais de phénomènes : un idéalisme transcendantal fort différent du réalisme transcendantal qui fonde la thèse de Tristan Garcia. Et c’est une thèse qui s’exprime précisément comme Euclide qui ne peut s’en sortir que par des principes (des princes tout autant), et du coup par décrets ou propositions axiomatiques selon un ordre de pouvoir dont il faudrait comprendre la nature élémentaire ( je veux parler de la discipline des Eléments d’Euclide). Il me semble donc qu’il y a un ton Euclidien, non thématisé comme tel, dans les propositions lemmatiques de ce livre (par ex. p. 72) qui traite bien de « Forme et objet » et dont on dirait que les principes ne sont pas tout à fait exclus (le compact, la résistance etc.). Pour Euclide chaque lieu se présente sans nulle courbure et par conséquent n’imprimera à son voisinage aucune inflexion pour aboutir finalement à ce régime d’empilement que d’une certaine manière Tristan Garcia va revendiquer. Pouvons-nous alors vraiment croire que, sous ce pas en arrière, la platitude soit redevenue un plan de répartition pertinent dans l’étoffe équanime des choses ?
Ces questions ne sont sans doute pas directement nouées à l’économie du livre de Garcia qui traite d’ontologie et de sa pauvreté absolue renouant avec une espèce de « pauvre art » en philosophie. Or à prendre platement les choses, on pourrait dire avec Guéroult que ce genre d’opération, ce genre de système ne se décline pas à l’infini. Il me semble bien, en effet, que Duns Scot ne tente rien d’autre qu’une reformulation grise de l’ontologie, reformulation qui, en prenant ses distances avec la division des catégories d’Aristote comme avec les principes d’Euclide, affirme l’Etre plutôt comme un univoque et, par conséquent, dans toute sa platitude la plus unanime, extrême, dénuée. Ce que Duns Scot tente dans sa considération des choses, c’est qu’il n’y a plus aucun privilège ni « principe » de sorte que toute ontologie sera comprise dans le registre d’une platitude inconditionnelle, ne souffrant d’aucune exception, pas même Dieu qui ne vaut pas plus que ce clou, ce cendrier ou ce livre posé sur la table. Il y a un commun propre à chaque chose dont l’être est le même que celui du chapeau que je viens d’enlever et qui se nomme platitude. Un être parmi les autres, sans privilèges, conduit ainsi à une espèce de rumeur ou « clameur » que Badiou avait, semble-t-il, repérée chez Deleuze. Raison pour laquelle le philosophe scotiste s’intéresse si fortement à la distinction ou à la différence, à un nouveau genre d’individuation capable de marbrer la platitude ontologique distribuée en choses massifiées. Or sur ce fond, sur un tel clapotement des choses, il n’y a pas trente-six mille solutions. La distinction ne peut que se faire, elle doit se passer, arriver en quelque sorte selon un processus que Duns Scot nomme « intensité » ou « haecceitas » pour dire la forme, la découpe ou encore l’individu dans son affirmation potentielle. Sortir de la rumeur, du suintement clapotant des étants, cela n’adviendra que par une tension qui suppose un certain degré, d’où par exemple les pages remarquables de Duns Scot sur la blancheur, en elle-même triste et équanime. Et il me semble qu’ainsi va la tristesse de Tristan, sans intensités, sans singularités, sauf une résistance à la joie Scotiste et Spinoziste. Une tristesse sur laquelle, on l’aura notée, s’achève le livre de Tristan Garcia quand l’individuation est issue d’un compactage, d’un empilement anonyme de sorte que, aujourd’hui, les formes emballées, les emballages, «c’est tout ce qui nous reste » (p.477), si ce n'est la mort pour nous sauver de la platitude de l’Etre décompacté dans le flat world de l'infographie.
J-C Martin
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire