mercredi 22 janvier 2014

Principe de contradiction / Questions Meillassouxiennes

Philosophes d'aujourd'hui 2 bis




La surprise des thèses de Quentin Meillassoux sur la contingence est comme le reconnait Mehdi Belhaj Kacem difficilement contestable. Il s’agit d’un fort moment de philosophie spéculative qui porte le principe de contradiction vers son ultime Bataille. Une bataille pour ressusciter la non-contradiction des cendres contemporaines où elle s’était avachie dans l'« univoque clameur » disait Badiou où tout coexiste avec tout. La contingence apparaît alors paradoxalement comme principe d’une distinction. Une distinction qui en tout cas refuserait le relativisme démocratique contemporain. Tout ne peut valoir pour tout, le fait ontologique étant lui-même différent des factualités ontiques. La beauté d’une telle thèse que Mehdi restitue avec beaucoup de brio nous donne à sentir comme un avion qui s’arrache d’une piste de décollage. Mais cela réclame pour le moins une discussion, celle qu’il engage déjà avec Meillassoux et à laquelle je voudrais associer encore quelques notes critiques:

1/ Le principe de raison est énoncé par Leibniz comme principe suffisant. Raison qui se suffit à elle-même et qui ne s’appuie sur aucune extériorité. Cette raison fondée sur soi (comme la « causa sui » Spinoziste) ne réclame aucune justification, aucune explicitation capable d’en rendre compte de l’extérieur. Il s’agit du principe métaphysique par excellence en ce qu’il fonde l’étant sans ne se soumettre lui-même à aucune fondation. De ce qu’il y ait quelque chose, la chose elle-même ne saurait en produire les titres tant cela est redevable d’une raison qui elle-même enfin ne repose sur rien, fond qui fonde tout mais sans avoir besoin de se tenir sur autre chose, fond sans fond auquel d’une certaine manière Meillassoux fait tenir le rôle d’un nouvel axiome : celui de la contingence donnée en dernière instance comme soustraite au régime qu’elle fonde. Le principe de contingence tient donc exactement la place du principe de raison dans le cercle métaphysique qui fait tourner le « réalisme spéculatif » de Quentin Meillassoux. Que la contingence, comme principe, ne soit pas un fait de plus dans l’ensemble incertain des étants, cela n’annule pas me semble-t-il la logique fondative de l’Etre pensée comme raison. La « raison suffisante » leibnizienne n’avait pas d’autre sens que de contingenter l’étant, se posant elle-même comme un infondable, soustraite à l’hypothétique des mondes,  nécessaire donc en tant que ne tenant sur rien. C’est là l’arbitraire possible du Dieu qui revient miraculeusement sur toute chose sauf sur sa propre certitude. Tout dans la nature est miraculeux, contingent, à condition d’en excepter le principe des principes, nécessaire en tant que son existence n’enveloppe aucune contradiction. Rien de plus remarquable que la mise en tension par Leibniz des deux principes…  Le principe de raison infondé quant à son origine est essentiellement non-contradictoire dans sa fin, conçue comme la meilleure, pour faire valoir dans le meilleur le miracle des contingences. Et ce faisant, il ne tient à rien, ne se qualifie ni ne ressemble en rien à la sphère de l’étant, tournée vers lui, exprimant sa raison devenue hypothétique sans jamais redevenir suffisante, toujours suspendue à une extériorité qui  la rend insuffisante. Dans la somme des étants, Dieu ne constitue pas le fait de plus, mais exprime la suffisance de la raison qui se nomme identité (premier des principes). Mais de se placer au bord du vide, dans l'identité première on reconnait déjà le Dieu que Schelling lui-même place à  la frontière du chaos avec lequel seule la raison -qui pourrait peut-être suffire (mais c'est pas sûr comme pour un coup de poker)- croise le fer par une espèce de choc, de liberté, d’indépendance qui pose la nécessite de la contingence au cœur de l’Etre dans un conflit dramatique, conflit avec la nuit qui menace l’extinction contradictoire du tout. Appeler ce principe de raison « contingence » ou encore comme on voudra, ce sera me semble-t-il la même chose...


2/ Alors dans ces visions de la métaphysique délirante, la critique de Kant nous avait libérés du principe de raison tout en s’attaquant à la contingence naturelle au nom de la liberté morale. Rien de plus rigoureusement nécessaire que l’univers Kantien. Mort du principe de raison, telle est la devise de la « Critique de la raison pure ». Critique de la raison pure veut dire que la raison dans sa pureté, c’est fini ! Critique de la raison pure veut dire encore que la raison ne suffit plus, ne suffit pas, n’est pas une raison suffisante et qu’elle est essentiellement impure, que l’existence adopte une autre nécessité, nécessairement phénoménale avant d’être hypothétique. Comme Quentin Meillassoux, Kant dira que la raison doit être critiquée en tant que principe et que la seule chose qui nous importe sera… le principe de non-contradiction ! Puisque la seule certitude est celle de la contingence des « univers îles » qui font l’étant, puisque rien n’est fondé en raison, la seule manière de tenir un monde c’est le second principe Aristotélicien, principe de non-contradiction, le  pnc pour reprendre l’expression de Mehdi. Et ce principe est obtenu au nom d’un tour de magie propre au Kantisme en proie à la fièvre d’une métaphysique en plein délire. La fièvre montée en flèche de la métaphysique commence justement lorsqu’il n’y a plus de raison, lorsque le "cinabre pourrait être tantôt bleu et tantôt rouge", le cinabre étant précisément le liquide dans un thermomètre. La température fait monter le cinabre mais le cinabre ne change pas de couleur comme je le retrouve longuement dans mes Variations sur Deleuze. Qu’est-ce que ça veut dire ? Sans doute d’abord que le principe de raison suffisante ne suffisant pas à rendre compte de la contingence, Kant se raccroche au principe de contradiction qu’il induit de la stabilité apparente des phénomènes. C’est la grande distinction que Kant établit entre le cours du temps et l’ordre du temps. S’il n’y avait qu’un cours, alors ça pourrait couler dans tous les sens. Le cours du temps en lui-même ne donne aucun ordre, il pourrait se mettre à fluer dans l’autre sens et se spiraler. Si tel était le cas le monde serait définitivement "peau du caméléon" qui change sans cesse d’apparence. Phénoménalité éclatée contre laquelle Kant fait appel au principe de contradiction, grand principe de tous les principes pour réguler le cours du temps par un ordre. Il ne suffit plus de la succession (cours). La succession peut laisser se succéder le plus divers et le plus disparate d’une diversité de divers. Il faut de l’ordre, et cet ordre consiste à régler la succession par le temps fléché de la causalité, une catégorie ultime qui nous permet de nous affranchir du principe de la « raison pure ». Et cette schématisation en diamant se nomme causalité. Dans la contingence des phénomènes, il suffit pour Kant que la succession folle se mesure au temps réorienté par la causalité. Principe de la file indienne, principe de la ligne… la cause est passée lorsque l’effet en résulte comme un avenir nécessaire relativement à un ordre local, celui de l’île kantienne. Ailleurs, rien n’est sûr. C’est du reste contre ce réel épuré que s’insurge Hegel qui, lui, veut ouvrir le verrou de la finitude vers une logique tout autre, celle de l’infini dans le fini.


3/ Ultimement Hegel est celui qui ouvre la philosophie à une pensée de la contradiction. Mais avec le talent monstrueux de soutenir que la contradiction est dialectique sans être n’importe quoi. Elle est une logique du pire et non celle du meilleur qu’avait subodoré le principe Leibnizien de l’harmonie d’une raison suffisante. Rien chez Hegel n’est harmonieux parce qu’il n’y a pas de Tout chez Hegel : que des cycles de cycles ouverts au pire, c'est-à-dire à la négation, au négatif. Nous ne sommes plus dans l’eau pacifié du cours Kantien, mais dans un tumulte sans raison -et contradictoire par essence. Bien avant Meillassoux, l’inexistence divine est patente chez Hegel. Le Dieu hégélien, pire que celui de Schelling qui ramait dès le début, advient à la fin, mais cette fin n’est pas une finalité, ni une figure datable dans le champ de l’histoire. Elle est le risque que ça finisse pour de bon, la figure la plus pauvre de la raison qui n'est sûre de rien. Hegel en effet réinvente une nouvelle raison, une raison née de la folie, une raison dont l’absolu est un résultat absolument contradictoire, lacéré dans un mouvement chaotique comme une écume persistante sur la mer, annonce d'un Dieu spermatique. Seul un être contradictoire et sans suffisance peut avec raison devenir un Dieu, au point que sa grandeur naît de son impossibilité. Comme je le dis à la fin de mon Hegel, ce n’est pas le plus certain qui se montre le plus réel. Il ne saurait y avoir de Dieu qui se suffirait, s’il n’y avait aucun étant pour lui montrer le chemin de l’incertitude, l’expérience de la contingence qui arrive en boitant et qui n’est pas toujours déjà là. S’il fallait chercher seulement un idéal, une raison suffisante pour admettre le passage à l’existence (existence nécessaire en raison de sa perfection ontologique), l’Histoire serait avortée avant de se voir advenir, figée sous la fixité de sa conception immaculée. Rien de nouveau sous le soleil des grands principes, s’appelleraient-ils principe de contingence suffisante… L’absolu pour Hegel résulte bien mieux de l’imperfection de l’étant dans une absolution qui n’est pas Etre mais résultat (et le coup de dé n’est pas loin de résulter). Alors Le candidat le plus approprié à l’existence Hégélienne de l’Absolu, c’est l’étant le plus imparfait, le plus contradictoire, le plus riche en possibles. Il faut donc la violence de la rencontre, de ce qui n’est pas A sans être non A, il fallait la folie traversée pour que naisse l’Absolu. Seul le contradictoire extrême peut prétendre à la réalité et la différence s’imposer au monde. L’Absolu est donc ultimement la figure d’un naufrage.


4/ Si l’Absolu c’est le naufrage, alors on comprend le poème de Mallarmé, dans sa bifurcation essentielle, patente, hétérogène dans sa typographie aux règles immunes défaillantes. De quoi s’agit-il ? Peut-on supposer que surnage la formule d’une ontologie stellaire, une constellation exceptée au chaos de l’étant ? Le coup de dés de Mallarmé n’est un compte total en formation que par la formation, une formation par l’instabilité d’un résultat qui comme chez Hegel recommence à la fin. Comme je le montre dans mon Deleuze et autrement dans mon Derrida, le résultat du nombre porte avec lui la contingence de tous les fragments combinatoires par lesquels il passe, perdant à la fois le cours du temps et l’ordre du temps pour le triomphe d’un Dieu vacant. Jetez les dés, quel qu’en soit le nombre de faces, cela ne saurait aboutir à la sommation d’un Tout qui puisse se fermer sur le compte. C’est en ce qu’il traverse le champ des contradictoires qu’il tisse un "Tout", mais c’est un tout en lequel renaît la chance qui le relance. Ce n’est pas seulement comme le pense Meillassoux qu’il faille s’étonner, dans un monde absurde, qu’on puisse seulement reprendre la partie, relancer les dés une autre fois sans qu’ils aient changé et sans que les lois de la chute se soient entre temps modifiées. En vérité, c’est dans l'unique coup que tous les nombres changent, que la métrique de leur trajet, de leur courbe s’infléchit, absolument contradictoires (typographies superposées). Il s’agit d’une trajectoire astronomique qui ne se divise pas sans changer de figure à chaque Section de la division, comme sur des feuillets de Riemann. Par exemple à S1, les trois dés aux n faces réalisent une combinaison, mais à S2, ce n’est plus la même et à S3 encore une autre de sorte que le nombre de séquences, de tranches devenues infinies, rend possible une suite irrationnelle et astronomique de combinaisons dont l’arc électrique survole le nombre actuel obtenu au point aléatoire de la chute. Alors depuis ce compte total en formation, on peut reparcourir tous les embranchements qui s’y suspendent comme les lois périodiques de sa réalisation. Aucun résultat, le plus fatal n’abolira l’aléatoire des lois constructibles, mises en jeu pour telle période, à nulle autre pareille. Cela se nomme variation et il n’y a que cela, je ne vois nulle réplication à l’identique dans les lois de la physique si ce n’est au seuil et au degré arbitraire à partir duquel la raison les constelle. Principe de raison insuffisante, principe de contradiction fractionné, principe d’un tiers inclus, telle me paraît la logique défaillante capable de donner à chaque événement la chance divinement monstrueuse de l’incertain.

J.-Cl. Martin

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