Philosophes d'aujourd'hui 2
Deleuze disait qu’on pouvait peser l’importance d’un philosophe par des « chiffres magiques », chacun correspondant à la création d’un concept fondamental. A cette aune, il est très facile de dire en quoi Meillassoux appartient d’ores et déjà à l’histoire de la philosophie : il a mis à jour l’impensé secret de notre modernité, un synonyme plus convaincant qu’aucun autre de la fameuse « mort de Dieu », un principe an-archique qui nous domine de plus haut qu’aucun autre concept produit par aucun autre philosophe, fût-ce justement l’an-archie de Schurmann (l’absence de tout principe normatif comme principe de notre temps, ou « déssaisie »), ou la différence de Deleuze ou Derrida, ou le vide comme « effondement » du multiple de Badiou. Ce principe s’énonce comme suit : il n’existe plus aucune nécessité, sinon celle de la contingence. C’est notre nouvel absolu. Rien n’est nécessaire, tout est contingent. Mais que rien ne soit nécessaire n’infère pas, comme par exemple chez Badiou, que seul le rien soit nécessaire[1], mais bien que seule la contingence soit nécessaire.
Le sous-titre d' Après la finitude est de fait : « essai sur la nécessité de la contingence ». C’est dans ce livre, devenu une sorte de classique instantané, archi-commenté, que la démonstration de la nécessité de la contingence est délivrée. Mais à vrai dire, cette démonstration était déjà contenue, et, je crois, à une tout autre profondeur, dans L’inexistence divine. Dans ce dernier livre inédit, là où Après la finitude insistera sur un « matérialisme spéculatif », Quentin Meillassoux parle encore d’« ontologie factuale ». Et « ontologie factuale » dit mieux et plus profondément de quoi il retourne que « matérialisme spéculatif ». Pourquoi « ontologie factuale » plutôt que « matérialisme spéculatif » ? Et sur quoi Après la Finitude, simple concaténation stratégique de thèses entièrement contenues dans Inexistence Divine, fait-il porter tout l’accent ? Sur le principe des principes, l’absolue nécessité de la contingence selon laquelle les Lois de la Nature n’ont aucune raison d’être telles qu’elles sont plutôt qu’autrement. Elles peuvent donc changer à tout instant. C’est cela que Quentin Meillassoux -que je noterais désormais QM- appelle le « super-chaos ». Et c’est sur cette question que va reposer la démonstration « cartésienne » de QM, (comme me le disait ailleurs Martin Fortier) : car une des questions les plus profondes de la modernité philosophique depuis Kant, qui a donné toutes les ontologies de la Différence du vingtième siècle (Wittgenstein et Heidegger, Deleuze et Derrida), c’est : pourquoi, puisque les Lois de la Nature peuvent changer à tout instant, ne changent-elles justement pas à tout instant ? C’est cette seule et unique question, qui concentre toute la philosophie de QM, que nous examinerons dans la présente partie.
Mais avant d’entrer dans la question proprement dite, et à la réponse révolutionnaire que lui donne QM, nous voyons d’emblée pourquoi l’appellation d’ontologie factuale a notre préférence, par rapport à celle de « matérialisme spéculatif ». Elle est plus exhaustive, plus « profonde ». En effet, elle pointe que la philosophie de QM ne fait rien de moins que de refonder entièrement la question de la différence ontologique mise à l’honneur par Heidegger. Quel est le seul et unique « principe » anti-principiel de cette philosophie ? L’universelle nécessité de la seule contingence de toute chose. Entendons : de toute étant. C’est-à-dire : de toute facticité. La seule chose qui ne soit pas un fait, c’est l’être de la contingence elle-même. La seule chose qui s’excepte de l’être-contingent de toute chose (le fait que tout étant puisse être, aurait pu être, tout autre qu’il n’est, ou ne pas être du tout), c’est cet être même.
La différence ontologique selon QM, la différence de l’être et de l’étant, s’énonce donc : tout est contingent, seul le « fait » que tout soit contingent n’est pas un fait qui s’ajoute à tous les faits contingents. Seul le « fait » non factice de l’universelle contingence de la facticité, et universelle facticité de la contingence, n’est pas un fait de plus, mais l’être même de toute facticité contingente. Et seul cet être est absolument nécessaire. Il n’y aucune nécessité réelle à ce que quelque chose soit tel plutôt que pas, ou plutôt qu’autre que ce qu’il est ; cette nécessité n’est donc pas un étant, elle est l’être nécessairement contingent de tout ce qui existe.
Ce qui se dit encore : ce qui n’est pas l’être nécessairement contingent de l’étant ne peut être l’être-nécessaire de tout étant. Par là, comme en bien d’autres points, la reprise par QM des « fondamentaux » de Heidegger révolutionne profondément ceux-ci.
Et tel est bien le factual, et la raison pour laquelle ontologie factuale a notre préférence. Le factual désigne l’être non-étant de la seule contingence factice, indépendamment de la contingence nécessaire de tout étant. Ontologie factuale, parce que la factualité désigne l’être non-étant de toute facticité ontique, la seule nécessité ontologique, celle de la contingence radicale de toute facticité. Le factual désigne l’ontologique de toute facticité ontique. Ce très puissant concept de factualité désigne la non-facticité de l’universelle facticité, comme, chez Heidegger l’être désignait le tout-autre de tout étant, la non-étantité de l’être en radicale exception de tout étant, dont cet être est l’être. Il « désigne l’impossibilité de redoubler la facticité, c’est-à-dire d’attribuer la facticité à la facticité elle-même »[2].
« Etre, c’est être factuel: c’est donc exister ou inexister. Ce qui ne peut exister, ce qui est impossible, ne peut en conséquence être dit « inexistant » : ce qui ne peut exister n'est pas. Si nous montrons que la contradiction est incompatible avec la contingence de l’étant, il faudra dire que la contradiction est en dehors et de l’existence et de l’inexistence- non pas que la contradiction n’existe pas, mais qu’elle n’est pas. »[3]
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L’universelle contingence de la facticité est un non-fait, un non-étant. On verra que, par exemple, les deux invocations principales de la philosophie du vingtième siècle, Heidegger et Wittgenstein, ont commis quant à eux l’erreur de considérer que cette contingence universelle était un fait de plus, ce qui ouvrait dans les deux cas, selon QM, à la tentation du théologique et du mystique ; nous verrons pourquoi en son lieu, mais nous verrons aussi sur quel mode QM en vient plus qu’à son tour à proposer une « théologie » pour notre temps, quoiqu’il la revendique comme « non-métaphysique ».
Pourquoi « non-métaphysique » ? C’est ce que nous examinerons dans ce chapitre même. La métaphysique, depuis Heidegger, se définit par un seul principe : celui de Raison. Tout a une raison, tout est nécessaire ; ou alors, il y a au moins un étant nécessaire[4]. Seule la destruction absolue du principe de Raison permet de sortir de la métaphysique : seule la démonstration, administrée par l’ontologie factuale, de la seule nécessité de la contingence de tout étant, qui n’est pas elle-même un étant, est non-métaphysique. Rien n’est nécessaire, que le rien de tout étant contingent, que la contingence de tout étant. Ontologie factuale veut donc dire : seule l’universelle contingence de la facticité est reconnue comme absolument nécessaire, mais elle n’est elle-même rien d’étant. Et telle est la factualité, le « fait » que la nécessité de la contingence ne soit pas un fait de plus, puisqu’elle nie la nécessité réelle de quelque étant que ce soit, c’est-à-dire le principe de Raison, au fondement de toute métaphysique, comme nous le savons depuis Heidegger.
Or, curieusement, mais avec une force qu’on ne peut qualifier d’autrement que de géniale, QM va s’appuyer sur l’autre grand principe de la métaphysique pour sortir définitivement de celle-ci. Ce principe est celui de la non-contradiction. Par exemple, c’est parce qu’ils ont désabsolutisé aussi bien ce principe que celui de Raison, que Heidegger et Wittgenstein sont retombés, contre toute attente, dans la métaphysique, et plus exactement dans le péché originaire de la métaphysique, qui est son prêter-le-flanc à la théologie. En effet, si vous dites que le principe de non-contradiction n’est pas un absolu universalisable, alors vous dites que « tout est possible » : qu’un étant contradictoire peut advenir, quelque chose qui soit à la fois tout et son contraire.
Avec une force implacable et « césarienne » d’entrée d’un philosophe dans l’Histoire, QM prouve bien que le principe non-métaphysique de la nécessité de la contingence est la même chose que l’universelle vérité du principe de non-contradiction. Dans Après la Finitude, le dernier mot de l’ontologie factuale est dit : « c’est parce que le principe de Raison est absolument faux que le principe de non-contradiction est absolument vrai ». Mais la preuve en était déjà administrée dans L’Inexistence Divine. Après la Finitude ne fait qu’essorer, épurer, concentrer avec la plus grande densité « chimique » la démonstration, en attaquant ses bases arrières métaphysiques les plus « dures », comme nous allons voir : Leibniz, Hume, Kant.
« Un étant contradictoire, en effet, ne pourrait cesser d’être ce qu’il est, puisqu’il serait aussi bien ce qu’il n’est pas, et il serait aussi bien en tant qu’il n’est pas : un tel Etant capable de briser les lois de la pensée se révélerait éternel parce que contradictoire. Nous parlons donc d’une contradiction telle qu’elle se disséminerait en toutes choses jusqu’à les rendre proprement indifférenciables, et telle qu’elle constituerait la propriété d’une entité comprenant en elle-même ce qu'elle est comme ce qu’elle n’est pas. » (ID)
Après la finitude ne fera que paraphraser :
« Supposons, en effet, que l’étant contradictoire existe : que pourrait-il bien lui arriver ? Pourrait-il passer dans le non-être ? Mais il est contradictoire : s’il lui arrivait de n’être pas, il continuerait d’être en tant même qu’il n’est pas, puisqu’il se conformerait de la sorte à son « essence » paradoxale. (…) il appartiendrait à cet étant de continuer à être lors même qu’il lui arriverait de ne pas être. Donc, si cet étant existait, il serait impossible qu’il cesse tout bonnement d’exister : impavide, il incorporerait plutôt à son être le fait de ne pas exister. Cet Etant serait donc –comme être réellement contradictoire- parfaitement éternel. »
On nous rétorquera, par exemple, que l’absolutisation du principe de contradiction n’est pas une nouveauté particulièrement émouvante de l’histoire de la métaphysique. Mais c’est exactement ce qu’il faut saisir de l’inouïe nouveauté de QM dans l’histoire de la philosophie, -et l’inouïe « sortie » qu’il revendique de la métaphysique, quand bien y « retomberait-il », si nous parvenions à le démontrer plus tard-. Cette originalité absolue, c’est d’expérimenter sans relâche, allant jusqu’au bout des résultats positifs de la décision comme de ses apories[5], une conjonction unique dans cette Histoire : celle de l’absolue validité du principe de non contradiction que j’écrirai pnc[6] avec l’absolue invalidité du Principe de Raison. L’absolutisation du pnc est toujours, de Platon et Aristote à Leibniz, allée imprescriptiblement de pair avec l’autre principe, le principe de raison suffisante. Rien n’est sans raison peut vouloir dire : tout est nécessaire (Leibniz, Spinoza…), ou : il y a au moins un étant nécessaire (la théologie sous toutes ses formes). Et c’est là qu’on voit déjà comme l’absolutisation du principe de non-contradiction est la même chose que la destruction du « principe de raison », c’est-à-dire la nécessité de la seule contingence.
L’erreur de la philosophie « anti-métaphysique » du vingtième siècle, comme le démontre implacablement QM, c’est précisément d’avoir cru qu’il fallait attaquer ses deux principes comme une muleta : c’est vrai de Heidegger et Wittgenstein, mais aussi, on le verra, de Deleuze et Derrida.
Hegel, par exemple, absolutisera le principe de raison (tout est nécessaire) en désabsolutisant le PNC : rien n’est ultimement contradictoire, et la dialectique est l’art de « relever » toutes les contradictions apparentes de l’étant, pour les résorber toutes dans un seul « être » suprême où elles se compossibilisent toutes[7]. Autant dire que l’ontologie factuale est l’exact « négatif » photographique, au moins en ses fondements, du Système hégélien. Le vingtième siècle, lui, en désabsolutisant et le pnc et le principe de raison, aboutit soit à la tentation mystique ou théologique de Wittgenstein et Heidegger (puisque l’être peut l’étant contradictoire, il y a quelque chose qui peut absolument n’importe quoi, et qui échappe à notre raison : le pnc n’est, comme chez Aristote qui le fonda, qu’une règle de notre pensée), soit, comme chez Deleuze, à l’assomption explicite de l’être comme étant contradictoire[8].
On verra très vite comme cette dernière considération jouera un rôle déterminant dans notre disputatio avec QM.
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Il est maintenant temps d’aborder la démonstration la plus célèbre de QM, administrée dans Après la Finitude.
Récapitulons d’abord. Nous assistons bien, avec l’ontologie factuale, et pour la première fois avec cette force depuis toute la philosophie « anti-métaphysique » du vingtième siècle, à la fondation non-métaphysique d’une ontologie : la différence de l’être et de l’étant, c’est la différence de la nécessité et de la contingence, c’est-à-dire du non-redoublement de l’universelle facticité en un fait de plus. Que l’étant soit universellement contingent, ce n’est pas un fait de plus, c’est l’unique nécessité ontologique : la différence ontologique de l’ontologie factuale, c’est la différence de la facticité (toute étant est contingent) et de la factualité (une seule chose est nécessaire, c’est cette contingence de l’étant).
Fortier, dans une discussion que je reproduis ailleurs, a donc parfaitement raison de comparer la « dynamique » de la spéculation factuale (qui préfère donc désormais s’appeler, dans Après la finidude, « matérialisme spéculatif ») à celle de la découverte du cogito cartésien. Mais c’est un cogito d’après Hume, d’après le contre-cogito de Hume, que QM reprend à sa racine, pour lui donner une solution toute différente de celle que lui a donnée historiquement Kant, avec les effets que l’on sait, et qui amènera QM à désigner en Kant son ennemi préféré.
Quel fut le problème de Hume, qui allait accoucher de Kant, c’est-à-dire d’un séisme philosophique dont nous ne nous sommes toujours pas remis ? L’impossibilité de démontrer que les Lois « causales » de la Nature sont nécessaires. Je ne peux en aucune matière prouver que le soleil doit se lever demain. La solution que trouve notoirement Hume à l’aporie, qui a reçu, à juste titre, le nom d’« empirisme sceptique » dans l’Histoire de la philosophie, c’est que nous confondons la contraction de l’habitude que nous prenons, c’est-à-dire de l’expérience répétée du fait que le soleil se lève, avec une nécessité naturelle à ce que le soleil se lève : on sait que c’est sur cette base, et nous le revisiterons ici, que par des détours tors Kant en conclura à l’inaccessibilité des choses-en-soi. Cette nécessité existe peut-être, nous dit Hume, mais elle est absolument hors d’accès de notre faible raison. C’est de cette solution « forte » que QM se sentira le plus proche, même si on verra que tout son tour de force sera la manière dont il réussira à s’en séparer, et qui différera entièrement de celle de Kant.
Car les deux autres solutions répertoriées au problème de Hume, dont toutes les autres sont dérivées, sont, d’un côté, la métaphysique, celle de Leibniz, et la criticiste, celle de Kant. En amont métaphysique, celle de Leibniz s’énonce comme suit, et ne prête plus qu’à rire[9] depuis Hume et Kant : il est nécessaire que le soleil se lève, car un Dieu transcendant, horloger de l’Univers, l’a voulu. Position dont Hume, puis Kant, furent la destruction. Mais la solution de Kant se démarquera de celle de l’empirisme sceptique (et Kant prétendra, tout en reconnaissant à Hume de l’avoir « réveillé de son sommeil dogmatique », que le concéder à Hume, c’est proscrire toute possibilité même de philosopher) en « démontrant » que s’il n’y avait pas, derrière le phénomène répété du lever de soleil, c’est-à-dire de toute loi physique en général, une nécessité réelle, quoique cachée, alors ces lois changeraient en effet tout le temps. Et, en somme, nous ne serions même pas là pour constater que le soleil se lève, puisque toute fréquence des lois ferait défaut et pour que notre conscience prenne consistance pour en témoigner, et pour que quelque soleil, c’est-à-dire quelque phénomène physique que ce soit, soit lui-même assez consistant pour parvenir à notre conscience : il y aurait justement, comme l’accentue QM dans l’anachronicité propre à la philosophie, le règne éternel de l’étant contradictoire où tout passe incessamment dans son contraire, et où il n’y aurait même justement ni mêmeté ni contraire, ni identité ni différence. Il y aurait « rien », au sens où l’entends la métaphysique elle-même : « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », question à laquelle QM apportera aussi une réponse originale, un autre de ses « chiffres magiques ».
Que la nécessité réelle soit inaccessible à notre raison, Kant le concède sans peine à Hume : c’est même dans l’inconditionnalité de sa concession que s’est déterminé l’ensemble de la destinée philosophique jusqu’à nous. Mais qu’elle existe réellement, et non indécidablement comme chez Hume, voilà comment historiquement le criticisme a, selon les mots mêmes de Kant, « sauvé la rationalité » et l’a emporté sur l’adversaire sceptique. La force de l’argument kantien tenant à ce qu’on doit logiquement déduire, de la simple faticité de notre représentation, la nécessité des lois ; quoique par là, cette nécessité se condamne à nous rester à jamais cachée, dans l’imprenable en-soi créé par Kant à cet effet avec la fortune qu’on sait. Kant créé par là la modernité philosophique en établissant avec force une sorte de platonisme protestant, qui est le platonisme moderne même : c’est-à-dire un platonisme intériorisé. Il y a bien un monde suprasensible, mais pour l’essentiel inaccessible, sauf par maigres lambeaux (les catégories pures, et vides), à la Raison pure et finie, dont il convient dès lors d’établir la rationnelle « critique », savoir l’architectonique législative de ce à quoi elle peut prétendre, et ce à quoi elle doit à jamais renoncer (la remettant, bien entendu, à l’en-soi terminal, et terminalement inaccessible, qu’est Dieu, dont la nécessité, pour la première fois de l’histoire de la métaphysique, est soustraite à toute prise intelligible : elle devient hypothétique, c’est-à-dire que nous entrons dans l’ère de l’agnosticisme rationnel obligatoire, ce qu’au fond QM appellera « corrélationnisme »). La stabilité des Lois de la Nature s’infère déductivement, si l’on peut dire, de la stabilité (de l’éternité finie) des Lois que nous pouvons connaître, celles de notre représentation, concaténées dans la fameuse « table des catégories » de la première Critique, qui dessinent l’orbe concave des conditions ultimes de notre expérience possible.
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Le cogito de QM va consister à renvoyer les trois positions dos à dos. Nous savons désormais, notamment grâce à la physique mathématisée et à la cosmologie, que les lois physiques n’ont rien de nécessaires, fût-ce dans quelque imprenable en-soi. QM pointe avec la simplicité de l’eurêka que l’erreur commune des trois positions, c’est tout simplement la prémisse, savoir ne pouvoir s’empêcher de considérer, de façon chaque fois différente, la stabilité des lois de la Nature comme nécessaire. C’est cette erreur qui maintient encore, malgré qu’ils en aient et malgré leurs solutions qui ont « cassé en deux l’histoire de la pensée », Hume et Kant dans l’espace de la métaphysique dogmatique, comme va le montrer implacablement QM.
C’est le fil de cette démonstration qui, à ce jour, à le plus forcé l’admiration des lecteurs de QM, et lui a valu la plus sismographique réputation dans les Universités du monde entier –en France, nul n’est plus prophète en son pays qu’ailleurs-. Exposons-là liminairement.
Quel est le point commun sous-jacent à cette croyance en la nécessité des Lois, dans les trois positions, et notamment la sceptique et la criticiste, la métaphysique étant par trop absurde pour être retenue (car QM, et c’est tout à son honneur, ne remet à aucun moment en cause la destruction de la métaphysique historiquement opérée par Kant[10])? C’est celle du raisonnement probabiliste. Sans une ontologie probabilitaire de l’être-contingent des Lois, nous dit QM, il est impossible de tenir bon sur la nécessité des Lois de la Nature, « évidente » comme chez le métaphysicien, ou dérobée mais certaine chez le sceptique et le criticiste. Qu’est-ce à dire ?
C’est ici qu’une des influences prédominantes, et une des seules contemporaines (si ce n’est la seule), de QM, va intervenir. Nous aurons bien sûr nommé Alain Badiou. Plus exactement : c’est à la littéralisation mathématique de Cantor, telle qu’élucidée métaphysiquement de façon décisive par Badiou, qu’a recours QM pour répondre à la Très Redoutable Colle qu’en bon « paranoïaque »[11], QM s’attend d’avance à ce qu’on la lui pose, -lui qui est le premier philosophe à poser avec une telle radicalité le « super-chaos » comme fonds de son ontologie, savoir : la nécessité absolue de la contingence de toute Loi, donc la possibilité à toute instant que les Lois de la Nature changent du Tout au Tout-. Et en effet : comment se fait-il, puisque le Chaos peut à ce point changer les Lois non seulement naturelles, mais, dit même QM quelque part[12], les Lois logiques, que celles-ci ne changent pas effectivement à tout instant ? Le « spéculateur », voire le métaphysicien naturel en nous tous, pressent tout de suite qu’il y a là quelque chose de si statistiquement improbable, que nous réagissons spontanément et comme le métaphysicien, et comme le sceptique, et comme le criticiste, sans même le savoir.
Rappelons leurs trois positions primordiales : 1-la réponse métaphysique, à la Leibniz (ce sera aussi, au vingtième siècle, celle de Whitehead) : puisque les lois ne changent pas, c’est qu’il y a une volonté divine derrière, un horloger de l’Univers, qui veut qu’il en soit ainsi ; 2-la réponse sceptique de Hume : on ne peut démontrer la nécessité de la Loi causale, c’est seulement l’habitude qui nous fait croire à cette nécessité. Habitués à ce que le soleil se lève chaque matin, nous faisons de cette habitude une foi en la nécessité naturelle ; 3-la réponse de Kant, qui « relève » celle de Hume : même si nous ne savons pas quelle nécessité réelle se cache derrière chaque répétition nouvelle du coucher de soleil, cette répétition elle-même a eu lieu un nombre si infini de fois, aussi loin que remonte l’archive humaine, qu’il est statistiquement impossible qu’il n’y ait pas de nécessité réelle là-derrière, et qui ne doive donc rigoureusement rien au hasard, malgré ce qu’en peut faire accroire la faiblesse de notre raison finie. En effet, la facticité même de notre entendement, sur laquelle nous avons mieux prise que sur autre chose, est elle-même un ensemble de Lois comprises dans la Nature (à la seule exception, dira Kant seulement plus tard, de nos Lois morales). Or, celles-ci sont parfaitement répétables aussi, aussi loin que remonte l’archive humaine, la Critique le prouve, qui dresse la cartographie de ces Lois de manière quasiment scientifique. Et donc là aussi, puisque ces Lois sont des Lois de la Nature parmi d’autres, toutes les Lois de la Nature sont consistantes, et si elles le sont, c’est qu’elles ne peuvent être autres : leur contingence impliquerait statistiquement qu’elles n’aient jamais le Temps, sous le règne de l’étant contradictoire, de se stabiliser aussi peu que ce soit, de consister.
D’où une déduction cruciale de Kant, décisive pour la spéculation de QM dont tout l’effort consistera à la retourner, pour ainsi dire, comme une crêpe : nous ne savons presque rien de l’en-soi des choses, seulement leurs Lois phénoménales, telles qu’elles nous apparaissent. Mais nous en savons au moins une : la chose-en-soi ne peut être contradictoire, sinon nous ne serions pas même pas là pour parler de la nécessité ou de la contingence des Lois. C’est donc que celles-ci sont nécessaires. Toute l’originalité de l’ontologie factuale consistant dans le fait d’admettre, en plus de la radicalité sceptico-criticiste, la « trouvaille » de Kant quant à la non-contradiction de l’en-soi –l’absolutisation nouménale, et donc ontologique, du pnc-. Mais c’est pour rejeter l’inférence nécessairiste, et contresigner par là sa pleine singularité philosophique.
Dans un premier temps, QM se contente comme presque toujours d’opposer toujours le même argument : « le point commun des trois arguments [est de considérer] comme un point acquis la vérité de la nécessité causale. » Or, bien entendu, le matérialiste spéculatif (autre nom, donc, pour le philosophe de l’ontologie factuale) « sait » que ces lois n’ont aucune nécessité. Mais c’est ici que QM va nous jouer son tour « pendable » : c’est qu’il va réfuter l’argument qui sous-tend toutes ces positions, savoir : si les Lois étaient effectivement contingentes, si le Chaos pouvait incessamment les changer, alors, statistiquement, il y aurait une probabilité absolument minuscule, et même super-infinitésimale, pour que ces Lois soient stables. C’est donc qu’il y a une nécessité cachée à la stabilité de ces Lois : pour le métaphysicien, c’est Dieu, pour le sceptique, elle nous est inaccessible, pour le criticiste, elle nous est inaccessible aussi mais elle est démontrée indirectement, par le simple fait de notre représentation. Pourquoi dis-je alors « pendable » ?
Car l’argument de Meillassoux, on va le voir, est fort curieux : il se prétend non-métaphysique, et il a d’excellentes raisons de le faire[13]. Mais on va voir qu’à la fin sa « solution » peut aussi bien être qualifiée d’hyper-métaphysique. Il nous dit : ce que présupposent tous ces gens, c’est la métaphore du billard qu’utilise Hume qui l’illustre. Pour un même coup de billard, cent, mille et même une infinité de coups différents peuvent résulter. A même cause, une infinité d’effets possibles. Pourtant il n’y en a toujours qu’un et un seul qui en résulte. Mais l’argument de la nécessité causale sous-tendant la stabilité des lois naturelles va en réalité plus loin : et c’est la métaphore du dé qui s’impose. Nous aurions un dé non pas à six faces, mais à un million ; ce dé à un million de faces, ça fait aussi bien des millions d’années qu’on le jette ; or, c’est toujours la même face, depuis toujours (depuis, disons, la relative stabilité des lois terrestres), qui tombe sur le tapis. La conclusion s’impose : le dé est pipé. Ce qui veut dire : quelqu’un, derrière, contrôle le jeu, veut la stabilité des Lois, et c’est donc dans les trois positions énoncés ci-dessus (sauf peut-être pour le sceptique), Dieu.
Mais justement QM rectifie. Cette « implication fréquentielle », comme il dit, présuppose ce qu’il faut démontrer (c’est-à-dire réfuter, pour QM), savoir la « cause » de la nécessité des lois. Dit autrement, les trois « adversaires » confondent hasard (chance statistique) et contingence : cette dernière étant une notion bien plus radicale que celle de hasard, qui fausse à sa racine le raisonnement du métaphysicien, du sceptique comme du criticiste. En effet, la contingence des lois, le super-chaos, ne veut pas dire que ces lois soient déjà données : billard sphérique, table, queue, etc., ou alors dé d’une certaine forme, fût-elle la plus baroque (un million de faces), etc. La métaphore présuppose donc ce qu’il s’agit de démontrer, la stabilité des lois : or, le super-Chaos signifie justement « un univers où le choc des boules de billard, au lieu d’obéir aux lois qui régissent notre propre univers, les fait s’envoler l’une et l’autre, les fusionne, les transforme en cavales immaculées mais plutôt boudeuses, en lys rouge-argent mais plutôt affables, etc. »[14].
J’ouvre une parenthèse, qui concerne en anticipant quelque peu le statut des Figures, c’est-à-dire de ce que l’ontologie factuale parvient à « arracher » de Lois logiques, voire mathématiques, « éternelles », comme le pnc. C’est qu’aussi « fou » que paraisse le monde « lewis carrollien » décrit par Meillassoux, celui-ci ne déroge par ailleurs à aucune des Lois de la logique formelle : qui ne décrit que le jeu universel de conjonctions/disjonctions possibles des identités et des différences, sans parvenir jamais ni à une identité absolue ni à une différence absolue (c’est-à-dire : à aucun étant contradictoire[15]). Car on verra tout du long de notre livre que là se trouve sans doute l’aporie la plus féconde de la spéculation factuale : la possible disparition des lois physiques régissant notre monde ou un autre ne signifie en aucune façon la possible disparition des lois logiques de ce monde ou de tout autre. Comme l’ont du reste très bien compris les philosophes analytiques anglo-saxons, et notamment les représentants du « réalisme modal » comme David Lewis, qui démontrent, sans s’embarrasser comme QM (mais c’est à l’honneur de ce dernier) de la question des Lois physiques, que tout monde, y compris pour nous le plus improbable, est possible en droit, du moment qu’il ne déroge pas aux Lois de la logique pure. Les Lois logiques sont effectivement « figurales », au sens de QM, c’est-à-dire parfaitement éternelles. Autant dire que nous remarquons d’emblée une… contradiction performative de l’ontologie qui nie toute existence de la contradiction : elle prétend à la fois absolutiser les Lois logiques comme Figures, en même temps qu’elle maintient que ces Lois pourraient à tout instant s’effondrer[16]. La seule Loi logique qui s’élève concrètement au rang de Figure dans le travail publié à ce jour par QM, c’est le pnc. Cette remarque aura toute son importance dans notre polémos, tant QM semble fréquemment changer de position par rapport à cette question des Figures : tantôt il élève à celles-ci les lois logiques comme « éternelles », tantôt il tient que le super-Chaos peut abolir aussi les Lois logiques, à l’exception du pnc.
Fermons la parenthèse, pour aller cette fois-ci sans aparté jusqu’au bout de la démonstration d’ores et déjà fameuse de QM.
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Comment QM réfute-t-il ses trois « adversaires » sur les bases jetées jusqu’ici ? Il va avoir, comme annoncé, recours à l’assomption métaphysique faite par Badiou des trouvailles de Cantor. Tous ces gens présupposent un Tout des univers possibles, des effets possibles pour une même cause, par exemple un jet de dés, ou un coup de billard : « si les lois pouvaient effectivement se modifier sans raison, il serait « infiniment » improbable qu’elles ne se modifient pas fréquemment –pour ne pas dire de façon effrénée » (AF). Et puisque, dans un tel Tout des cas possibles, appliqué aux Lois de la nature telles que nous les connaissons, la probabilité qu’elles soient stables plutôt qu’incessamment changeantes est en-deçà même de l’infinitésimal, la conclusion s’impose : il faut bien qu’une Nécessité supérieure, fût-elle à nous inconnue, détermine que ce soit cette probabilité qui s’actualise et pas une autre. Et, notamment, pas l’univers « fou » que nous décrit QM (les « lys affables », etc.). Sous ce rapport, et quoique QM lui-même soit d’évidence plus proche du criticiste et du sceptique que du métaphysicien, c’est ce dernier qui risque d’avoir gain de cause contre ses deux « destructeurs » : puisque si on suppose la Nécessité sous-jacente des lois de la Nature, une nécessité de la nécessité en quelque sorte (qui ne serait, dirait QM, qu’un pendant du redoublement de la contingence en contingence seconde), alors autant aller jusqu’au bout et admettre une Volonté en effet Supérieure qui tire les ficelles et décide de la Nécessité absolue des Lois naturelles, et de leur stabilité, plutôt que de leur précarité, comme nous décidons quotidiennement de telle ou telle activité à accomplir plutôt que d’une infinité de telles autres possibles –Dieu étant comme on sait à l’image de l’homme, et ce dernier étant, d’être l’animal métaphysique, l’être téléologique par excellence, Dieu ne peut qu’être de même.
Or, telle est la nature de l’erreur commune aux trois adversaires : il abordent la question de la contingence des Lois à l’image de ce qui nous en est empiriquement accessible, croient-ils, à savoir du hasard ; ils « métaphorisent » la question de la contingence des lois par un monde, le nôtre, où les lois se sont déjà suffisamment stabilisées pour qu’un jeu de hasard, aussi aléatoire soit-il, soit soutenu par d’invariables règles physiques (table, tapis, dés, etc.) qui permettent de jouer. Le Super-chaos, lui, est la pré-supposition d’une inexistence radicale de toute Loi stable, déjà-donnée. La question étant : comment est-il possible qu’un univers, le nôtre, régi par des lois stables et quotidiennement identiques à elles-mêmes, a-t-il pu surgir d’un « fonds » ontologique où rien ne peut garantir cette stabilité. Et l’erreur des trois adversaires est d’interroger un tel monde avec les critères du nôtre, qui ne fait que découler de celui qu’il s’agit d’interroger : avec les critères de la probabilité, laquelle suppose déjà un « corps » empirique et immanent de Lois stables déjà données. Ils ne peuvent donc répondre à la question de savoir comment, d’un « fonds » ontologique aussi in-sensé que le super-Chaos, cette stabilité peut se mettre bas.
La force de la méditation historiale de QM, c’est que c’est bien ce qui est arrivé : en concédant la logique d’une très probable nécessité sous-jacente des Lois de la nature, prouvée par la facticité de leur être-stable, sceptique et criticiste rendent au métaphysicien ce qu’ils lui avaient enlevé. Et l’histoire du vingtième siècle, sous couvert de « critique de la métaphysique », consiste en réalité en une victoire secrète de ce qui avait censé être détruit par le criticisme : savoir la Thèse de la Nécessité absolue. C’est ce dont témoignent, comme le montre tout le début d’Après la Finitude, Heidegger comme Wittgenstein : puisque rien, dans ce qui est accessible à notre Raison, ne peut légitimer la Thèse d’une nécessité réelle, « seul un dieu peut encore nous sauver », entendons : seule une « pensée » qui excède les limites de la Raison, théologie ou mystique, peut justifier la nécessité des Lois, c’est-à-dire le « miracle » de la stabilité des Lois de la Nature. Et tel est le « corrélationnisme » du vingtième siècle, que pour la première fois détruit l’ontologie factuale, en démontrant que la seule nécessité n’est pas de l’ordre de la nécessité réelle, mais bien du non-redoublement modal de la facticité de la contingence, et de la contingence de toute facticité.
Or, Cantor, en démontrant la co-implication de l’absence de Tout et de l’infini[17], court-circuite aussi bien l’inférence probabilitaire des trois « adversaires ». Puisqu’il n’y a pas de Tout des probabilités inscrites dans l’Univers, puisque l’infini virtuel du non-Tout cantorien interdit la possibilité même de « l’implication fréquentielle », l’erreur des adversaires consiste à « étendre le raisonnement probabiliste que le joueur applique à un événement interne à notre univers (le jet de dés et son résultat) à notre univers lui-même. » Ce qui est un autre lemme très fort de l’ontologie factuale : la différence ontologique ne se présente plus seulement comme différence de la nécessité (factuale) et de la contingence (factice), mais bien comme la différence entre possibilité de considérer un étant comme une sorte de « Tout » (par exemple : un Rubik’s cub composé d’un nombre fini de faces, un corps biologique considéré dans sa cohésion organique, etc.), mais pas « l’être de l’entièreté de l’étant » lui-même, comme aurait dit Heidegger, puisque l’infini implique qu’il n’y ait pas d’entièreté du tout –ou de Tout de l’entièreté-. Partant de là, les trois « adversaires » confondent la question radicale de la contingence avec la question seulement dérivée du hasard.
« On répondra de même à l’objection probabiliste (…) que notre monde, en sa structure hautement ordonnée, peut être le résultat d’un nombre gigantesque d’émergences chaotiques, ayant fini par se stabiliser pour configurer notre univers. Nous ne pouvons pourtant nous satisfaire de cette réponse à l’argument nécessetariste, et cela pour une raison simple : à savoir que cette réponse présuppose elle-même la nécessité des lois physiques. Il faut bien saisir, en effet, que la notion même de hasard n’est pensable que sous la condition de lois physiques inaltérables. C’est ce que montre bien l’exemple paradigmatique du lancer de dé : une suite aléatoire ne peut se constituer qu’à la condition que le dé conserve sa structure d’un lancer à l’autre, et que les lois qui permettent au lancer de s’effectuer ne se modifient pas d’un coup sur l’autre. Si le dé implosait, devenait sphérique ou plat, multipliait ses faces par mille, etc., d’un lancer à l’autre ; ou si la gravitation cessait d’agir et si le dé s’envolait, ou au contraire était projeté sous le sol, etc., d’un lancer à l’autre : alors, aucune suite aléatoire, aucun calcul des probabilités ne pourrait s’effectuer. Le hasard suppose donc toujours une forme de constance physique : loin de permettre de penser la contingence des lois physiques, il n’est lui-même qu’un certain type de loi physique, une loi dite indéterministe. »
Bref : il n’y a pas de Tout des cas possibles d’un univers physique régi par telles ou telles Lois, des possibilités aléatoires de tel ou tel jet de dés, parce que, dans la question bien comprise, il n’y a même pas de dé préalable, de tapis où le jeter, etc. : de stabilité préalable des lois physiques sur « fonds » de quoi on pourrait spéculer sur les chances statistiques qu’ont ces mêmes lois de se stabiliser.
Autant dire que, décidément, le super-chaos de QM ressemble à s’y méprendre à celui de Deleuze, savoir :
« [un] vide qui n’est pas un néant mais un virtuel, contenant toutes les particules possibles et tirant toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt, sans consistance ni référence, sans conséquence. C’est une vitesse infinie de naissance et d’évanouissement. Or la philosophie demande comment garder les vitesses infinies tout en gagnant de la consistance, en donnant une consistance propre au virtuel»[18].
La même question, en somme, que celle de QM. Mais celle de cette dernière est plus radicale : Deleuze demandait comment le philosophe, en quelque sorte, ayant intuitivement accès au « fonds » des choses qu’est le super-chaos virtuel, pouvait « intentionnellement » donner à ce chaos une consistance. La question de QM va plus loin, puisqu’il demande : comment est-ce que l’étant lui-même, tandis que le fonds ontologique des choses est, d’évidence, le super-chaos, parvient-il à se stabiliser en lois relativement durables : par exemple, pour notre univers terrestre, sur des millions d’années, à commencer par exemple par les mêmes lois gravitationnelles. Qu’elles puissent disparaître du jour au lendemain, non seulement ce n’est pas douteux, mais c’est évidemment une certitude, et c’était la question même de Hume, philosophe « héritier » des césures de Galilée et Newton. Il ne faut pas confondre la question de Hume, à laquelle on ne peut répondre, ce qui donna le criticisme (pourquoi les Lois sont-elles stables ?), avec celle qui demande comment, à partir du super-chaos qui est la seule réponse contemporaine censée à la première, les Lois en viennent-elles à se stabiliser. Comment, en faisant nôtre le vocabulaire deleuzien, tandis même que la nécessité de la seule contingence est l’unique « Loi éternelle » de toute chose, l’universelle contingence de la facticité parvient-elle à être parfaitement consistante, c’est-à-dire à « grignoter » sur l’infinie vitesse du virtuel une constance législative somme toute placide et fort durable ?
Nous l’avons dit : la réponse de QM, quoique admirable, a quelque chose d’un « tour pendable » : de décevant. Et pour une raison très simple : nous allons voir qu’elle n’existe pas vraiment. C’est une victoire à la Pyrrhus. Qu’est-ce qui éblouit les lecteurs de QM dans toute cette démonstration ? La manière dont il parvient, avec une radicalité qui en remontre même au virtuel de Deleuze ou à l’an-archie de Heidegger, à nous faire « toucher du doigt » le fonds super-chaotique des choses, la non-nécessité de quelque Loi que ce soit, et donc la réfutation d’un problème philosophique qui « couvait » sourdement depuis Hume et Kant, faute d’avoir reçu une réponse réellement satisfaisante de leur part (au point que l’ampleur de la « révolution » QM, c’est de considérer que leurs solutions ont entraîné deux siècles de philosophie sur autant de fausses pistes : la philosophie de QM ressemblant à bien des égards à un immense détournement de Boeing 707…). Déficit qui commandera sourdement le destin de toute l’histoire de la philosophie jusqu’à nous.
Mehdi Belhaj Kacem
[1] Je montrerai même que c’est de ce profond différend que s’ensuivent tous les autres : l’appropriation du rien, qui qualifie la singularité humaine au sein du cosmos et de la vie terrestre, est quelque chose de contingent par excellence. Badiou, par l’équivalence être=vide mathématisé, enchaîne bille en tête, comme si ce vide avait toujours été donné : qu’il était nécessaire.
[2] ID.
[3] Ibid.
[4] Enumérer AF : volonté de puissance, etc.
[5] Et tel est un grand philosophe : même ses apories sont novatrices, et peut-être surtout elles –nous nous ferons un tel plaisir de les explorer dans ce livre.
[6] C’est ainsi désormais, comme les initiales du philosophe étudié et les deux titres de ses principaux livres, que j’écrirai le principe de non-contradiction.
[7] AF : « La contradiction réelle ne s’identifie donc en rien à la thèse d’un devenir universel : car dans le devenir, les choses sont ceci, puis autres que ceci. Il ne s’y trouve donc aucune contradiction, puisque l’étant n’est jamais en même temps ceci et son contraire, existant et non existant. (…) Ce n’est donc pas par hasard si le plus grand penseur de la contradiction –à savoir Hegel- fut un penseur non du devenir souverain, mais au contraire de l’identité absolue, de l’identité de l’identité et de la différence. Car ce que Hegel avait puissamment perçu, c’est que l’Etant nécessaire par excellence ne pouvait être que l’Etant qui n’aurait rien d’extérieur à lui –qui ne serait limité par aucune altérité. L’Etant suprême ne pouvait donc être que l’Etant qui n’aurait rien d’extérieur à lui –qui ne serait limité par aucune altérité. L’Etant suprême ne pouvait donc être que celui qui demeurait en lui-même, lors même qu’il passait dans son autre : l’Etant qui contenait en lui-même la contradiction comme un moment de son développement –l’Etant qui rendrait vraie la contradiction suprême de ne devenir en rien, lors même qu’il devenait autre. Être suprême, reposant éternellement en lui-même, parce que absorbant en son identité supérieure la différence comme le devenir. Être supérieurement éternel, parce qu’aussi bien temporel qu’éternel, aussi bien processuel qu’immuable. »
[8] Je me permets de renvoyer ici à L’être=l’événement chez Deleuze, dans Être et sexuation, Paris, 2013. Ce texte sera une référence constante du présent livre, pour des raisons qui apparaitront tout naturellement. Mais même sans le lire, contentons-nous de dire que j’y démontre ce qui est le « fonds » de l’ontologie deleuzienne : l’Un-Tout chaotique-virtuel, dernier mot de l’être chez lui, est exactement ce que QM décrit comme l’étant contradictoire, quand il le « décrit ».
[9] D’éventuelles exceptions pourraient se trouver dans la philosophie analytique anglo-saxonne, notamment Whitehead. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
[10] Entendons cartes sur table, puisque, ne pouvant y couper, nous allons vite y arriver : contrairement à Badiou, qui se flatte au contraire de n’avoir tenu aucun compte de la coupure kantienne dans son livre sur Deleuze (La clameur de l’être, Paris, Hachette, 1996). Ce qui revient à dire –même si Badiou lui-même ne l’aperçoit pas- que sa philosophie est une philosophie de l’être-nécessaire, et c’est ce qui lui permet de se flatter d’avoir « sauvé » la métaphysique. Je ne dénie aucune seconde ce fait –je dirais que là est au contraire tout le problème- ; mais nous verrons comment Badiou est parvenu à « ressusciter » une philosophie de l’être-nécessaire de toute chose. Ce que QM, dans un entretien, appelle « l’hyper-facticité » des catégories de Badiou. QM a pourtant beau constater cette hyper-facticité, il ne pose pas la question qui s’imposerait : qu’est-ce qui, dans cette philosophie, autorise l’hyper-nécessité de ses constructions ? On verra que la question est de toute première importance pour comprendre la « tension » centrale de l’ontologie factuale elle-même.
[11] Ce constat de « paranoïa », qui selon Freud s’applique à tout grand philosophe, a frappé tous les lecteurs sérieux de Meillassoux. Il « sublime » le dialogue platonicien en incorporant sans cesse le plus grands nombres de positions philosophiques antinomiques, pour les réfuter à l’avance. Comme le dit opportunément Harman, il semble susceptible d’imaginer des décennies à l’avance un « type » d’opposant… L’extrême réserve mondaine et le compte-goutte éditorial de QM ne sont qu’effets collatéraux de cette extrême exigence systématique.
[12] « Tout peut très réellement s’effondrer –les arbres comme les astres, les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques. » AF.
[13] Sous ce rapport, Meillassoux est un philosophe plus élégamment profond que Badiou, du fait que son traitement de la différence ontologique procède d’une réelle lecture serrée de Heidegger ; il est le premier à avoir compris le problème de la métaphysique au diapason de la compréhension de celui-ci, c’est-à-dire qu’il l’a mieux compris que Heidegger lui-même. C’est grâce à lui que nous comprenons le problème de la métaphysique au-delà de Heidegger ; ce dernier est pour la première fois situé historiquement par Meillassoux. Mais c’est que ce dernier a –et ce n’est pas du tout, on le voit, un autre problème- compris la différence ontologique de ce dernier à une tout autre profondeur que Badiou. J’expliquerai pourquoi.
[14] Comme je l’ai laissé entendre, cette description correspond parfaitement à l’Un-Tout-Virtuel-Chaotique de Deleuze : il n’est pas anodin que l’auteur qui serve le plus à illustrer, dans Logique du sens, cette ontologie, soit Lewis Carroll –dont rétroactivement nous voyons qu’aussi bien la description « folle » que fait QM est très proche aussi-. Référence qu’oblitère QM trop systématiquement pour que ce soit honnête, tant son ontologie est une sorte d’hyper-radicalisation de l’ontologie du virtuel. On verra que cette oblitération ne sera pas sans conséquences sur les décisions cruciales de l’ontologie factuale.
[15] C’est le mérite, pour le coup, éminent des Logiques des mondes de Badiou que de l’avoir établi.
[16] « Tout peut très réellement s’effondrer –les arbres comme les astres, les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques. » J’ai souligné le dernier segment.
[17] Soit derechef dit en passant : QM utilise à un moment l’expression : « que cette totalité soit finie ou infinie », ce qui est commettre le même type d’erreur qu’il reproche à ses adversaires. C’est-à-dire présupposer ce qu’il s’agit de démontrer : et ce que nous a justement démontré Cantor, c’est que l’Idée de Tout et l’Idée d’Infini sont mutuellement exclusifs. Nous « radicalisons » donc, en quelque sorte, le propos de QM, qui, quant à lui, dit trop prudemment dans AF qu’il est fort possible qu’on puisse considérer l’univers des cas possibles (de l’univers connu : de la stabilité des Lois), comme un Tout. Mais non, on ne peut en effet plus considérer l’Univers probabilitaire lui-même, appliqué à l’Univers, comme un Tout de cas possibles, mais bien comme l’infinité pléonastique du non-Tout, « effondé » à perte de tout entendement, où aucune clôture ne peut venir chiffrer l’entropie illimitée de l’univers physique, et donc les potentialités « finies » dont il serait ipso facto susceptible. Le concept de virtuel selon QM est précisément la négation par l’infini d’un Tout des cas possibles, c’est-à-dire d’une « clôture » des potentiels. C’était précisément l’erreur de Deleuze que de vouloir rendre compatibles virtuel-chaotique et Un-Tout. Et c’est bien pourquoi son ontologie est, ultimement, dans Logique du Sens, celui d’une « étance » contradictoire ou tout passe virtuellement dans son contraire. Mais précisément tout l’enjeu est de déterminer, en exacte fidélité au « pas » de QM, en quoi l’absence absolue de nécessité réelle, qui est le réel de l’infini virtuel du non-Tout, est inchoativement l’impossibilité absolue qu’advienne un étant contradictoire, même à l’état de « fantôme », comme chez Deleuze. C’est-à-dire la question ici posée, qui engage aussi bien l’enjeu de l’ensemble de ce livre : pourquoi cette « sur-immensité du virtuel chaotique », comme le dit QM, se solde par cette facticité toujours non-contradictoire, et en l’occurrence par la stabilité des Lois de la Nature, et non, précisément, par une « étance contradictoire » où tout passe incessamment dans tout, et donc où il ne se passe rien.
[18] Qu’est-ce que la philosophie ? en collaboration avec Félix Guattari, Paris, Minuit, 1992.
Oh c'est du méga-lourd là quand même ! bravo MBK !
RépondreSupprimerUn commentaire peu complaisant sur Meillassoux: https://www.academia.edu/19673224/Recension_Q._Meillassoux_Apr%C3%A8s_la_finitude_Essai_sur_la_n%C3%A9cessit%C3%A9_de_la_contingence_Paris_Seuil_2006
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