I
La jeune fille de Hegel nous présente les fruits détachés des arbres désormais stériles de la religion esthétique. Privés de la sève que leur était la vie des dieux, ces fruits ne sont plus que des œuvres de l’art. Ils nous sont présentés dans l’enceinte d’un temple qui porte le nom de divinités anciennes, mais n’abrite plus leur présence. Le Musée n’est pas seulement le conservatoire des œuvres : il est d’abord celui des Muses. C’est leur divinité qu’il conserve. Mais le divin en général est toujours conservé : il est toujours gardé dans l’écart et dans la réserve qui ne sont rien moins que sa nature même.
La jeune fille est la Muse. Elle est la Muse autant que le Musée. Elle est la vérité de l’art – son inspiration, son souffle, sa respiration – autant qu’elle est ce que d’abord elle paraît : figure, représentation, allégorie dont l’allure gracieuse rend plaisante la rencontre de ce qui risque de se limiter à cette seule grâce décorative et de laisser dans l’ombre la révélation de l’Esprit dégagé de toutes les représentations.
Hegel veut le croire, mais il sait, plus secrètement que nous ne l’imaginons, combien l’Esprit en sa pureté n’est rien sans venir près de nous, sans se laisser exposer à nous – en nous. Et c’est en vérité l’Esprit que la jeune fille révèle.
Elle est la vérité divine de l’art, qui n’est pas l’art lui-même mais sa présentation, en effet, sa tenue au devant de nous – qui le tient à l’écart et nous l’offre d’un même geste. Qui nous offre donc son écart. Qui ne nous offre l’œuvre – la peinture, la sculpture, la musique – que pour nous offrir son écart. Nous offrant cet écart, elle nous ouvre à lui. Ou bien elle l’ouvre en nous.
Non la figure, mais son offrande, et par l’offrande tendue vers nous l’au-delà de la figure. Son au-delà ou son en-deçà qui n’est ni une autre figure, ni une absence de figure, mais le geste de l’offrande. La jeune fille est toute dans son geste, qui est le geste de la Muse et du Musée. C’est un geste qui montre sans désigner, qui offre sans destiner, qui propose sans imposer, qui expose sans déposer. Cela, précisément, est le divin. Ou bien, si l’on préfère, le très simple et très mince intervalle par lequel se révèle l’infini : que rien n’est proprement fini. Que tout au contraire commence. Que tout se lève et rien ne s’achève.
II
Tel est le poids de la pensée : grave en levée, en enlèvement, en élan. Grave – comme on disait jadis « les graves », pour parler des corps pesants – en train de retenir son poids pour peser le plus délicatement possible, et ainsi toucher juste.
Cette gravité est celle que Colette Deblé donne à la peinture. Elle met une forme – une grande forme classique, de préférence, c’est-à-dire chargée de tout le poids de la tradition et des honneurs – en soustraction de ce qui la formait au sein de la peinture, de ce qui la conformait à un dessein d’exécution accomplie, de ce qui l’informait d’intentions (récit, scène, signification, allégorie ou symbole). Ce qui se trouve soustrait au sens du tableau, au sens de l’histoire et à la satisfaction de la vision compréhensive se trouve rejoué, relancé, corps détaché – non plus solidaire d’un système de gravitation et de lois de la pesanteur, mais livré à une apesanteur qui lui restitue sa densité et son mouvement les plus propres qui se trouvent aussi, sans doute, être les moins familiers, les plus étrangers à ce qu’appelait l’univers des histoires et des représentations.
Que ces corps soient corps de femmes ne peut surprendre. La féminité du corps – quel que soit son sexe catégoriel : sa féminité existentiale, ou essentielle, celle que les « femmes » proposent sans exclusivité simple – n’est pas autre chose qu’une incorporation tendancielle de la pesanteur. Le masculin des corps pèse au dehors, sur le sol, contre les parois, dans l’appui, la pression et la tension, dans l’ajustement des poussées et des résistances. Le féminin se définit par une pesée au-dedans, qui se soustrait aux lois des graves pour laisser monter en lui le poids lui-même, la densité levée en intensité, la masse mise en suspension.
Suspens – c’est le mot de cette peinture. Elle suspend la pesanteur des représentations tant à l’égard des espaces représentés qu’à l’égard du sens qui voulait s’y produire. Elle ne la suspend pas à quelque dispositif de retenue, ni par quelque artifice d’appui sur l’air. Elle tient le corps en suspens en surprenant sa pesanteur au lieu de sa vérité. C’est le lieu d’un désir. Tout corps est pesant d’une pesanteur qui ne doit pas tout à des lois physiques. Celles-ci ne sont même, en dernière analyse, que les conséquences du désir qui fait les corps pesants : désireux de se joindre entre eux.
Aristote pensait la chute comme mouvement animé par le désir du lieu naturel qu’est le centre, l’intime de la terre. Cette méta-physique dit la vérité dont la mécanique des Modernes donne les algorithmes. Le centre de la terre est le point – sans lieu, hors lieu, insitué – d’où procède l’expansion d’un désir de monde. Une attraction, en effet, comme le pensait Newton, une courbure comme le pensait Einstein, mais toujours un rapport, un l’un-vers-l’autre par lequel seulement l’un-et-l’autre peuvent valoir.
L’un-vers-l’autre indique le vers, le versus, l’inclinaison qui se tourne et se porte à la rencontre ou à l’encontre, le clinamen qui à travers le vide originel hasarde chocs, conjonctions, écarts et combinaisons. Le vers demeure tel jusqu’au contact, mais dans le contact il persiste et prolonge sans fin le rapport affinant la touche, la pesée, la caresse ou le frôlement, l’inquiétude ou l’émoi de l’approche. Ainsi le vers de la cadence poétique frôle sans s’y poser la conclusion d’une période ou d’un discours. Tout art est poétique, sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
III
Ainsi la jeune Muse de Hegel est-elle devenue, entre bien d’autres, cette jeune porteuse de fruits du Titien. Ici les fruits eux-mêmes disparaissent. Ils font place au titre d’un livre qui s’affiche comme Le poids d’une pensée. Les mains, détachées du corps et dessinées par les bords d’une coupe elle aussi dissoute dans l’air, portent ce titre, ce poids de pensée si léger qu’on pressent que sans le geste il perdrait jusqu’aux mots qui l’annoncent.
Mais en même temps, la fille, la femme lance ces mots en l’air, leur donne envol, essor, les laissant fuir au loin, loin de leurs sens possibles. Elle se tait, cette femme dont tout le corps, passées la tête et les épaules, se résout en constellation d’atomes ou d’étoiles, de gouttes de peinture dispersées, dissémination généreuse de la couleur – qui tient la substance en suspens, car nous admettrons, avec Hegel, que le gris, la teinte incolorée de la pure pensée, donne la teinte de la pensée, de la substance pensante. Mais ce teint pâle et presque privé de vie n’appartient qu’à la face du concept. Il est une autre face, qui est celle de la jeune fille, pourpre, amarante et violine, qui se détourne du concept et nous regarde, lèvres tendues vers nos yeux.
Au revers du concept il y a cela qui, sans le nier, se détourne de lui et déjoue sa grisaille, qui relève sa mine de plomb et d’un dessin suspendu retenant une flaque irisée nous laisse surprendre un recommencement sans fin : la vraie pesée d’une pensée.
Jean-Luc Nancy, août 2007 ( in El peso de un pensiamento, Ellago editiones, Castellon, Espagne)
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