"Si James admet dans son univers les relations, ce n'est pas du tout pour le rendre plus ordonné, c'est simplement pour le rendre plus conforme à la réalité, et la réalité est touffue, chaotique. Si bien que l'univers de James est plus touffu et plus chaotique que celui des anciens empiristes. Ces relations, ces connections s'embrouillent, s'effilochent, se nouent, se dénouent. On pourrait comparer, nous dit James, l'univers de l'empiriste radical à un de ces crânes humains desséchés, parures des huttes de Bornéo: « Le crâne forme une sorte de noyau solide, mais d'innombrables ficelles, des cordes, des grains, des appendices de toutes sortes, accrochés, flottent autour de lui et ont l'air de n'avoir rien à faire les uns avec les autres, sauf qu'ils sont suspendus à ce crâne, qu'ils ont leurs terminaisons en ce crâne» (Journal of philosophy p. 543)
La plupart du temps les relations ne semblent avoir entre elles rien de commun, sauf le fait qu'elles se trouvent ensemble. Sans doute il y a de grands réceptacles généraux, le temps, l'espace, le moi. Mais l'espace, en même temps qu'il unit, ne divise-t-il pas? Puis chaque esprit apporte avec lui, selon l'expression de James, sa propre édition de l'espace. L'unité, la continuité à l'intérieur du moi paraissent parfaites, mais entre chaque conscience n'y a-t-il pas un abîme ? N'est-ce pas là le plus irréductible pluralisme, la plus parfaite insulation que nous puissions concevoir ? Partout le chemin vers l'unité est obstrué par des choses ou des idées spécifiques « Les parties de l'univers sont comme tirées d'un pistolet - à bout portant; chacune s'affirme elle-même comme un simple fait que les autres faits n'ont pas le moins du monde appelé, qui pour autant que nous pouvons voir formerait sans eux un bien meilleur système. » Arbitraire, cahoté, discontinu, grouillant, embrouillé, bourbeux, pénible, fragmentaire, ce sont quelques-uns des adjectifs par lesquels James essaye de qualifier son univers". (1)
La logique des relations n'est donc pas celle des termes. Pour autant elle ne suffit pas à caractériser la formation des ensembles et les opérations de collecte, de collection. L’énumération de James autour du crâne qu’il prend en exemple, cette multiplicité des ficelles qu’il évoque n’est pas sans me rappeler un texte de l’époque d’Ossuaires qui, sans connaître encore l’œuvre de James, s’évertuait à la constitution d'une ontologie relationnelle :
« Tant d'objets futiles, et pourtant vénérés, constituent une étrange reliquaire, ampoules de verre, boîtes ciselées, cylindres clos, étuis transparents: un ensemble d'éléments dont les permutations et les groupes ne sont pas immédiatement palpables, comparables en cela au bestiaire invraisemblable de cette encyclopédie chinoise que Foucault, à la suite de Borges, exploite en direction d'une hétéropie. Cette énumération vient non seulement compromettre la numération d'un compte clos sur son unité mais, de plus, ne peut que ruiner l'espace commun des rencontres avec le sens commun capable de l'actualiser dans le système des facultés. L'excès des parties par rapport aux éléments est tel que cette collection ne peut se poser en aucun site sans le démembrer ou le faire éclater. Ce qui prouve bien, par ailleurs, qu'elle n'appartient pas à la situation qui s'en trouve malmenée. Là, en ce creux cryptique de l'inclusion, c'est le partage en classes, en catégories, en genres, qui se trouve compromis. Plongée dans l'obscurité la plus aveuglante, l'inclusion chaotique suivant laquelle se construit cette exposition de fragments reste extrêmement problématique. En effet, si l'espace commun des voisinages, l'idée de support ou de situation reste, en son euphorie, le socle familier de l'épistémè occidentale, espace des « similitudes », table des jugements analogiques, des catégories, des multiplications, horizon synoptique capable d'étayer le jeu des ressemblances, une telle énumération insolite vient, au contraire, secouer la pensée du support, en déstabilisant la puissance des identités au profit d'une explosion radicale du collectif, voire de toute collection « comptée-pour-une » - une façon de rendre visible la fêlure qui traverse le sol de nos savoirs et pouvoirs, de rendre la lumière au vide sur lequel nos énoncés se rassemblent, en perpétuel état de rupture, d'instabilité, mais par là, au seuil de leur entre-expression, promesses d'événements, réserves de possibles soudains et imprévisibles.
C'est dire qu'il n'y a pas, derrière le feuilletage de nos énoncés, une table opératoire sur laquelle pouvoir les discerner, pas plus d'ailleurs que nos sens ne supposent un sens commun capable de les réunir et de les articuler selon un ordre de voisinages déterminé.Ce que cette collection laisse transparaître, ce qu'elle délivre en sa visibilité pleine, c'est le trou, le horta irrémédiable qui grève nos énoncés à chaque soufflet qui les fibre, en même temps que nos facultés à chaque franchissement qui les désaccorde. C'est dire encore, avec Michel Foucault, qu'il n'y a pas, visiblement, derrière ce qui se donne à voir, un sens caché à exhumer de son retrait fondateur. Pas plus qu'il n'y a un état préalable des situations susceptible de disposer l'ordre des convergences et des congruences sur le socle de son unité originaire, il ne saurait y avoir davantage, au-dessus des rencontres et des compositions de rapports, quelque chose comme une totalité finale en mesure de clore la collection autour d'un fil directeur ou d'une intention significative achevée. Au contraire, cette suite hétéroclite de reliques, avec sa distribution aléatoire de fragments, ne manque strictement de rien. Visiblement, ce qui éclate au grand jour, c'est qu'il n'y a rien en dessous et rien au-dessus mais, au milieu des reliques, le horla, qui les sépare et les disloque, non sans créer des chemins capables de les renchaîner, de les nouer, de proche en proche, d'après une puissance de raccordement très différente de celle, trop euphorique, du support ou de sa relève triomphale.
À l'euphorie du fondamental ce plan cryptique oppose la légèreté fractale de l'humour. À la capacité de porter, de soutenir d'étayer, se superpose une pure surface sans épaisseur, surface des rencontres, des heurts et des faux raccords, de faculté en faculté, d'énoncé en énoncé, prolongeables morceau par morceau sans devoir se soumettre au programme d'une unité sous-jacente - un domaine d'événements que nous qualifierons de cryptique et qui ne se décrypte pas, surface aléatoire sans origine décryptable. Aussi, ce que l'humour porte dans sa crypte, dans son origine ou jusque dans l'origine, c'est la disparité, la surprise des rencontres, des faux raccords entre plans hétérogènes. Quelque chose comme la zébrure d'un éclat de rire, la hachure discontinue des éclats de rire, entrecoupés de vides, de petits vides qui les disloquent et les font éclater un peu plus - humour du désert, sourire de steppe dont chaque principe se trouve pourfendu, écartelé en une collection de vertèbres -, disjonction d'osselets aux distances recomposables, modulables.
(…) En effet, entre tissus, or, bijoux et autres objets, cette description tisse une diagonale qui les fait consister sans les réduire à une collection véritable, à une unité catégoriale. Et c'est cela, au fond, un ossuaire! S'il n'y a pas de principe caché qu'il faudrait retrouver derrière cette litanie comme une règle de production du discours, c'est parce qu'elle passe entre des ordres hétérogènes qui la font trébucher, bégayer, buter sur des structures disparates, des classes d'objets irréductibles à une simple collection, énumération portée à l'infini des sous-multiples qui s'y incluent sans y être à la manière de quelque chose qui appartient, en excès irrémédiable sur toute situation donnée. » (2)
JCM
(1) Jean Wahl Les philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2005, p. 174-178
(2) J-C. Martin, Ossuaires, Payot, 1995, p. 172-175
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