dimanche 5 janvier 2014

Qu'appelle-t-on penser, aujourd'hui?


Nous avons de toujours surévalué la tragédie. Mais il n’est pas exclu que notre époque se définisse par la forme la plus comique de la comédie. Or, dire cela de façon ironique, ce serait oublier que la comédie s’adosse elle-même d’une certaine manière à la tragédie et ce depuis Aristote dont nous avons perdu le second volet de La poétique qui, dans le sillage de la tragédie, portait plutôt sur le comique. Depuis lors, seul Hegel est revenu de façon métaphysique à un tel concept notamment dans La Phénoménologie de l’Esprit dont je rappellerai quelques traits essentiels à la compréhension de notre époque où ne sont admirés encore et toujours que les acteurs.

L’acteur au théâtre se présente comme offrande : il offre son corps vivant à un Autre, à un Dieu, à un Héros trouvant par là un médium, une médiation capable de produire l’incarnation vivante d’une divinité. Des Héros, comme Achille ou Hector, ne sont pas seulement illustrés sur une page, posés à distance. Ils sont là, dans l’art de les rendre vivants dont témoigne l’acteur. C’est le langage, la mobilité fluide de sa profération convaincante qui nous mettent devant le demi-dieu que désigne le héros. L’acteur, à la différence de la statue possède un soi, manifeste une intériorité que le spectateur verra se produire en un caractère, une personnalité effective, un moi affirmé et non seulement un pantin qui nous rappelle faussement un étranger. Mais faisant cela, le corps de l’acteur, sa voix, doivent perdre l’individualité de celui qui joue.

L’acteur, pour laisser place à son personnage et au masque qu’il porte n'est rien. Il s’efface en tant qu’individu, en tant que soi. Comme le savait également Diderot dans Le paradoxe du comédien, il doit n’être personne pour pouvoir recevoir et présenter un autre que lui. S’il ne s’oubliait pas au moment où il parle, comment pourrait-il incarner une personnalité différente de la sienne propre ? Il se dépersonnalise peut-être au point de n’avoir plus d’identité, restant ouvert à l’Autre qui le possède et qu’il incarne. Pour prêter sa voix à un Dieu, à une force cosmique, il faut s’anéantir, se vider de soi. C’est là la grande distraction de l’artiste qui veut que plus on est talentueux et moins il faut présenter de traits personnels. C’est la folie qui habite les acteurs de tout temps dans un étrange nihilisme que nous affichons tous dans le désir de valoir par une marques de chaussures ou de casquettes, voire des sacs à main tout à fait absurdes.

Bien sur l’aède, le chanteur, ne sont pas des proclamations emblématiques de Nike ou de Vuitton. Mais déjà, on voit qu'ils disparaissent dans le contenu de leur chant. Ce ne sont pas leurs propos, leurs propres idées qui comptent, ni même l’organe vocal. Celui-ci s’efface et se nie lui-même dans une contorsion, une élévation d’intensité que montre encore aujourd’hui le chanteur d’opéra comme Nietzsche le comprendra dans La naissance de la tragédie dédiée à Wagner (en se retournant plus tard contre lui). Ce sont des chants qui portent au-delà de la capacité de l’organe. Excessifs et sans doute exagérés, leur proximité avec le ridicule est très étroite, et le talent consiste à ne jamais lui céder. S’y expriment en tout cas des aigus ou des graves portés hors la voix, comme quelque chose d’inhumain et par conséquent de divin, de sorte que la voix chantée cesse même d’être narrative tant elle est hors tout entendement. C’est le cas des voix féminines poussées à la limite pour rejoindre la vertu qu’elles incarnent, à la manière d’Antigone qui laisse véritablement parole à la loi divine.

C’est dans cette distorsion que se joue sans doute le point de bascule qui mène la tragédie à la comédie. Le comique habite la tragédie de l’intérieur. C’est par ses propres difficultés à se distendre -dans la captation du « soi » d’un autre et la conquête de son masque- que l’acteur se déforme et mène au comique. Le comique marque la conscience de la distance infranchissable entre l’acteur et ce qui le dépasse, entre la grimace et le Dieu. Elle est une déchirure de soi sous la forme du rire. Il ne s’agit pas d’un rire très gai, d’un gai savoir, mais de la mise en scène d’une dispersion entre celui qui joue et les forces décousues qu’il incarne, une espèce de lacération qui fragmenterait plutôt la figure d’Apollon (le beau et le bien) au lieu de la manifester en elle-même. La comédie correspond à ce moment où tombent le masque et la certitude d’avoir été mu par l’essence divine. Dès lors que disparaît « l’individualité superficielle que la représentation confère aux essentialités divines, elles n’ont plus sous leur côté naturel que la nudité de leur existence immédiate, elles sont, tout comme ces représentations, des nuées, un brouillard évanescent »[1]. Dans la vision du masque tombé, disparaît l’illusion qui nous avait fait croire entendre le beau et le bien en direct, de sorte que leur existence se retire et nous laisse devant le vide.

Alors l’acteur est seul sur scène, nu, vu en tant que lui-même, un homme ordinaire, ayant perdu son idéal, n’ayant rien à montrer que son propre rire, surpris de se retrouver isolé sur scène à jouer son anéantissement, à constater par cette farce que « Dieu lui-même est mort ». Ne comptent plus dès lors que la salle, les réactions du public mais non pas l’Esprit que l’acteur se devait d’incarner. Le rire, contagieux, peut, du coup, sortir de la scène n’ayant plus de Dieux à incarner au théâtre. Ce n’est plus seulement l’acteur qui est comique, mais les spectateurs qui forcent le rire, qui applaudissent tout et rien. Sortant du théâtre, repris par les vitrines et les journaux, le rire s’empare de la société entière qui montre les valeurs finies, les préoccupations inessentielles comme des moments essentiels. L’argent, les insignes et médailles (Marx parlera bientôt de fétiches), les honneurs et distinctions apparaissent, là, sous la forme de véritables emblèmes, de faux absolus, tandis que les mots vides de « bien » et de « beau » se laisseront remplir par n’importe quel contenu, n’importe quel folklore devenant l’insigne de la Culture au moment où chacun se prend pour le moi absolu. Et c’est là sans doute notre époque riche en simulacres, parcourue de personnalités faibles qui nous parlent d’elles comme d’un univers de marques (1).

Cette phase comique de la modernité, la démocratisation des Dieux incarnés en chaque nouille, la philosophie ne saurait en faire son beurre. Elle renoue me semble-t-il autour de quelques noms avec un tragique qui, s’étant accompli dans le comique, le délaisse, préférant entrer dans l’enfer de l’ombre, dans l’expérience cruelle de l’exclusion, comme pour endosser la figure d’un Alien ou d’un Belzebuth qui reconnaîtraient en Dante et Shakespeare quelque précurseur de la fin de l’homme. Il nous appartient aujourd’hui de repenser l'alternative de ce que "être ou ne pas être" veulent dire dans la solitude où nous laisse le Dieu mort de Hegel. Alors, dans le rire, on entendra sortir « le temps hors de ses gonds ». La plus mauvaise dialectique serait sans doute de remettre le temps dans ses gonds. Ce que la philosophie que j’expérimente depuis « Variations » ou « Ossuaires » assume, c’est que loin de restaurer la grandeur d’une totalité perdue, la tâche absolue du philosophie sera de laisser le temps hors de ses gonds. De le suivre dans la chute en laquelle il se brise en morceaux de morceaux. 

Cette passion philosophique, cette passivité de l’abandon à la chute ne réclame nulle synthèse, nulle refiguration mimétique - belle répétition que nous apprenons d'Aristote- quand la scène redonne au monde sa cohérence, ficelant l'intrigue sous l'autorité d'un temps linéaire, temps ordonné à la loi des causes et des effets (Ricoeur). L’exténuation démocratique de la culture, le comique des individualités qui se réclament chacune de l’absolu nous laisse tomber hors tout jugement de goût imaginant pouvoir discerner le bien du mal, ou encore ajointer par le récit la mise en intrigue des événements. Le temps contemporain est un temps lacéré et anachronique. Mais dans la fadeur de cette ultime conviction où chacun se voit comme un Dieu, dans la "starisation" de chaque image élevée à la gloire du téléphone 4G, crêve tout de même une espèce de suaire sur lequel dansent des fantômes, des revenants qui emmêlent l'ordre du temps en une fissure qui fait l'essence irrationnelle de vies héroïques, passionnantes et incomparables.

La philosophie ne rêve plus à restaurer les formes brisées de la comédie humaine. La scène, au lieu de valoir comme représentation et mise en ordre de la chronologie, vaut désormais en un espace de répétition où se mêlent tous les spectres dans un déjointement que Kierkegaard va relancer par toute son oeuvre, véritable expérience de la reprise que désigne ce qu’il nomme le chevalier de la foi. "Les vaisseaux sont brûlés, la voie du retour est interdite, il faut aller de l'avant, vers un avenir inconnu et toujours terrible". Ce stade qui n’est plus du tout esthétique ni moral nous entraîne dans le souterrain du temps sans pitié, vers ce que j'ai appelé pour mon compte l' Enfer de la philosophie. L'enfer est une répétition qui ne saurait revenir en arrière mais au contraire fait remonter les morts vivants, les nouveaux amis et complices du passé non sans les appeler de l’avenir tout autant -et par la vertu de toutes les sciences fictions capables de doubler le Mal d'un Bien incomparable (2). 

Ces horreurs de la science fiction qui n’est ni tragique ni comique ouvrent dans la philosophie une stase inesthétique, stase qui porte jusqu'à la syncope tout l'enchaînement des causes et des effets, inversant le cours de la durée dans une lacération dont témoigne déjà la lecture de Deleuze. Voilà qu'il nous faut en tout cas renoncer à toute mise en intrigue, à toute réparation par les voies de la représentation morale. Il est inutile d’en appeler désormais au philosophe pour tenter de ressouder les chaînons brisés ni faire entrer le temps dans l'ornière d'où il s'est échappé. Nous n’avons nul besoin de ces "cafés (pseudo) philosophiques" brillant sous le soleil moralisant d’Onfray ou de Jollien. Dans un tragique usé par le comique, la pensée n’existe plus que dans le vertige et la Chute vers ce qu'il y a de plus noir, doublure spectrale de la joie et du pardon. L'homme souterrain ne peut que se laisser briser en morceaux selon des reliques qui ouvrent la pensée à l'infini du tremblement créateur. La re/présentation ne représente que ce qui est déjà présent. Elle ne peut comprendre la naissance. Elle n'entend rien à ce qui naît en-dehors de tout ce qui est connu et reconnu dans le drame de l'inaccompli qui appelle la technique comme l'art à déployer ses raisons souverainement prothétiques, artificielles.

C'est par exemple l’irréversibilité du temps qu’un Chestov nous invite à transgresser au travers du Tragique obscur de Shakespeare comme pour réinventer le passé et le réengager sur d'autres rails. Achevé par le comique, le tragique laisse place à une passion de la bifurcation, celle des mutants, des greffés du temps, libérés par l'effondrement des tables de la loi. "Effondrement", "effondement" qui permettent de reconsidérer toute chose à partir de l’avenir, au bord de la fiction, au bord d’une faille placée ex nihilo. Et pour nous, ce mouvement critique qui,  du sous-sol, remonte à l’anticipation fictive, ce mouvement à l'envers, ce boomerang témoigne d'un geste absolu en tant que pensée de l’événement découvrant le bien du diable ou la vertu de ce que nous appelons le mal en raison de son incompréhension. L'Histoire n'est vraiment pas finie, elle commence à peine hors d'une ontologie qui ne nous serait d'aucun secours, dans cette néantologie pour laquelle ce qui "est" déjà usé ne nous donnera aucune image anticipée de l'avenir. 

Jean-Clet Martin

(1) J'ai traité tous ces points dans mon livre sur Hegel, Une intrigue criminelle de la philosophie, Ed. La découverte, p. 211-214.
(2) J'ai développé ce motif tout au long de "Enfer de la philosophie", Ed. Léo Scheer.

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